samedi 11 juin 2011

Je me fous de Claude Léveillé


JE ME FOUS DE CLAUDE LÉVEILLÉ

Il n’y a pas une semaine où le Gouvernement de la Province de Québec ne fait un geste pour sombrer dans l’indignité et la veulerie au nom de la sacro-sainte «économie» qui, comme chacun sait, est un terme accolé à une coquille vide à la fois de sens et de contenu matériel. Lorsque le gouvernement libéral de Jean Charest parlait avec pompes et kitsch de son merveilleux «Plan Nord», je pensais au temps où Duplessis nous avait fait la même farce, qu’on appelait à l’époque le Nouveau-Québec, mais avec moins de pompes. Il est vrai que Duplessis n’avait pas le sens des gadjets techniques et que l’infographie n’existait pas en son temps. Duplessis jouait de la corruption pour remplir les coffres du Québec, fonds avec lesquels nous nous sommes payés la Révolution tranquille, ses polyvalentes zoologiques et ses hôpitaux ante-mortem; maintenant la corruption consiste à vider les coffres du Québec afin de remplir les poches de ces si précieux «hommes d’affaires», dont les seules affaires c’est de se faire faire des pipes par les danseuses de Chez Paré tout en vidant les fonds de pension des naïfs qui les leurs ont confiés en vue de se payer une fin de vie douillette parmi les alligators des Everglades.

Si ce n’était que de cette fraude, nous pourrions en rigoler et nous dire, voilà encore un sapin qu’on vient de nous passer! Quelle largeur a le trou de cul d’un Québecois? Assez pour y rentrer une forêt d’épinettes au grand complet. Telle est la seule leçon que nous pouvons tirer du «Plan Nord». Au moins les Autochtones l’ont-ils encore plus large, puisqu’ils vont travailler eux-mêmes à la dépossession de leurs propres territoires. Qu’en est-il pour eux de ces si précieux territoires de chasse et de pêche lorsque money talks? Un compte en banque bien nourri pour se payer hummers à pétarade et quantité de flots d’alcool. Stéréotypes racistes, m’accuseront les bonnes âmes imbéciles! Alors, pourquoi l’argent versé en compensation pour la Baie James n’a-t-il pas servi à améliorer les conditions de vie des peuples autochtones? Pourquoi faut-il toujours les entretenir alors que leurs chefs ne cessent de nous accuser de vouloir les assimiler et les déposséder? Où sont les écoles, les hôpitaux, qu’ils voulaient, crees ou inous, et qui auraient dû être l’affirmation de leur souveraineté? C’est la mafia autochtone la fautive! D’accord, mais qui la mandate cette mafia autochtone? Toujours l’éternelle sournoiserie du colonialisme québécois? Il est vrai que les natures sont faites pour s’attirer et les bandits pour s’entendre entre eux, par-dessus les appartenances ethniques, et profiter des affaires faites pour leurs intérêts personnels. Je reconnais, toutefois, que je ne suis pas en état de leur lancer la pierre, considérant comment nous nous laissons fourguer par nos propres mafieux. Mais qu’on ne me parle plus du stéréotype raciste.

Cette semaine - était-ce parce que c’était la clôture de la session parlementaire? -. l’ignoble atteignit le fond des abysses de l’indignité. D’abord la cheftaine de l’Opposition officielle qui va jusqu’à demander au gouvernement d’imposer le bâillon à ses propres troupes si jamais certains membres parmi elles se lèveraient contre un projet de loi sensé protéger de toutes poursuites judiciaires une entente douteuse qui engagerait les fonds des citoyens de la ville de Québec, rendus hystériques par la promesse m(y)t(h)euse d’une équipe de hockey à rabais. Mais surtout, et pour moi c’est la goutte qui fait déborder la vase, le refus d’accorder des funérailles d’État à un homme qui a plus contribué pour le Québec que tous les Fat-Tony Accurso qui invitent leurs p'tits n'amis des partis politiques à venir se branler sur son yacht avec des pitounes, comme dans le film Réjeanne Padovani de Denys Arcand. Refuser des funérailles d’État à Claude Léveillé, ce grand poète de nos tripes et de nos désertions, c’est la France de la République refusant les funérailles d’État à Victor Hugo.

Une fois de plus, nous voyons l’incapacité du gouvernement du Québec à reconnaître ce qu’est la culture, non pas au sens du terme allemand Bildung, la langue maternelle, qui ne sert plus qu'à mobiliser les foules en temps de crise vue son pitoyable enseignement, mais au sens même du mot Kultur, c’est-à-dire l’essence de l’identité d’un peuple. Non seulement les paroles des chansons de Léveillé nourrissent-elles la beauté de ce que peut donner la langue française (Bildung) lorsque saisie par les mains d’un poète créateur, vivace et spontané, mais ce qu’elles disent de lui, ce qu’elles racontent de nous, portent jusqu’au cœur de notre identité (Kultur). De Frédéric au Cheval blanc, les chansons écrites par Léveillé et mises en partition par André Gagnon sont une contribution aussi importante que les chansons de Félix Leclerc. S’il n’en a pas la stature colossale, ses créations sont d’une aussi grande valeur pour notre mémoire collective, ce que le gouvernement du Québec de Jean Charest - ce mauvais produit standardisé des polyvalentes -, et les marionnettes de son parti ne comprennent, ni par le contenu ni dans la portée. Il est déplorable que Madame Christine Saint-Pierre, ministre de la culture, pour qui j’avais du respect en tant que journaliste, ait été incapable de le faire réaliser à ses collègues de son cabinet de moutons bêlant derrière leur Panurge frisé : économiiie, économiiie, économiiie…

Comédien, Léveillé fut fondateur des Bozos avec Raymond Lévesque, Clémence Desrochers et Jean-Pierre Ferland; on pense, bien sûr, à Bozo-les-culottes de Lévesque. Ce Bozo qui prend conscience de son aliénation et réplique par la violence. C'était bien avant que Félix Leclerc s'éveille à la conscience nationale. Derrière le calme et la bonhommie se cachait donc une véritable tempête de ressentiments constructifs. C’était l’anticipation de ce que serait octobre 70 puis novembre 76. Co-fondateur également du Théâtre de Quatre-Sous avec Paul Buisonneau, Yvon Deschamps et autres, Léveillé fut de ceux qui pratiquèrent la maïeutique du Québec contemporain. Sans lui et ses proches, le théâtre québécois aurait produit encore beaucoup de raciniens-Toupins avec ses imitations ennuyeuses des pièces de Racine. Ou nous serions complètement moisis avec ce théâtre de boulevard, inspiré moins du vaudeville (spirituel) français que des troupes itinérantes américaines, où le vulgaire (dans tous les sens du mot) rimait, comme aujourd’hui, avec «divertissement». Pour le temps où l’identité québécoise fut autre chose qu’une assimilation à des schèmes étrangers, pour ce temps où l’identité s’est authentiquement cherchée dans son Être profond, Léveillé aura été l’un de ceux dont la prise de conscience restera pour toujours marquante.

Il faut s’arrêter aux paroles des chansons de Léveillé pour bien comprendre en quoi elles ont traduite ce passage de l’enfance à l’âge adulte, avec ses grandeurs et ses misères. Écoutons-là. Entendons les mots, ce qu’ils disent, car comme le chantait le meilleur Charlebois: les mots, les mots sont tout-puissants.

Je me fous du monde entier quand Frédéric
Me rappelle les amours de nos vingt ans,
Nos chagrins, notre chez-soi, sans oublier
Les copains des perrons aujourd'hui dispersés aux quatre vents,

Celui qu’Édith Piaf avait enlevé au Québec et pour qui il écrivit ses dernières chansons, peut-être moins populaires mais plus profondes, y berce sa nostalgie. La nostalgie de la vie avant la France; de la vie familiale avant la solitude d’un Paris tout entier voué à sa suffisance pour ne regarder vers le Québec autrement qu'avec mépris colonialiste. Qui n’a pas vécu ces amours de ses vingt ans et les chagrins de leurs fins souvent abruptes; ce besoin de revenir chez soi afin de ne pas oublier les copains désormais balayés par la vie. On pense à Rutebeuf: «Que sont mes amis devenus Eux que j’avais de si près tenus Et tant aimés? Je crois qu’ils sont trop clairsemés…» Il y a une complainte qui sommeille dans Frédéric et qui ne se révèle que dans les vers suivants:

On n'était pas des poètes, ni curés, ni malins,
Mais papa nous aimait bien,
Tu t'rappelles le dimanche,
Autour de la table, ça riait, discutait,
Pendant que maman nous servait. Mais après.

Bien sûr, la fraternité de l’enfance autour de la tablée familiale appartient aux mêmes souvenirs que ceux racontés par Leclerc, dans Pieds nus dans l’aube. C’était au temps encore où il y avait peu de différence entre vivre à La Tuque et vivre à Montréal. La petite ville reculée de la Mauricie et la grande ville du Saint-Laurent baignaient encore dans un milieu culturel identique (Kultur) et la langue maternelle (Bildung), malgré ses accents des terroirs, restait compréhensible pour tous ceux qui partageaient cette origine commune de la France d’avant la Révolution, du temps du Régime Français issu de l’Ancien Régime des provinces et non des départements. Mais, mieux encore, même si nous n’étions pas «poètes, curés ni malins», c’est-à-dire si nous étions socialement, mondainement, «rien», papa nous aimait bien. La valeur de chacun ne résidait pas dans sa fonction sociale, sa reconnaissance professionnelle, ses attributs mensongers et racoleurs de tout Socius, mais dans le fait même d’être ce qu’on est. L’identité est non monnayable. Ce fut là, probablement, la grande déception de Léveillé à Paris et la raison de son retour, rappelé par la dignité de son enfance. «Mais après». Et c’est là que le contraste entre les souvenirs de l’enfance et l’appréhension de la complainte se manifeste:

Après la vie t'a bouffé comme elle bouffe tout le monde Aujourd'hui ou plus tard et moi j'ai suivi
Depuis l'temps qu'on rêvait de quitter les vieux meubles
Depuis l'temps qu'on rêvait de se retrouver enfin seul
T'as oublié Chopin, moi j'ai fait de mon mieux
Aujourd'hui tu bois du vin, ça fait plus sérieux
Le père prend des coups d'vieux, et tout ça fait des vieux

Tout l’esprit des années d’après-guerre se retrouve dans ce vœux de quitter le giron familial, de retrouver non plus une France communautaire mais une France individuelle, celle des meubles Art Déco qui contrastaient avec les meubles lourds, de chênes et de merisiers, des foyers québécois. La déception parisienne fut à la hauteur de l'attente du jeune Montréalais. La vie nous bouffe, sans retour; mais elle nous bouffe quand même moins que la course du temps qui efface le passé ou nous le rend lourd sur nos épaules: la vieillesse des enfants s’enchaîne avec celle du père.

Après ce fut la fête, la plus belle des fêtes,
La fête des amants ne dura qu'un printemps,
Puis l'automne revint, cet automne de la vie.
Adieu bel arlequin, tu vois qu'on t'a menti: Ecroulés les châteaux, adieu nos clairs de lune,
Après tout faut c'qui faut, il faut s'en tailler une.
Une vie sans argument. une vie de bon vivant.
LA la la. Tu te rappelles..Frédéric..Allez.. Au revoir

Et la vie passe. D’une fête à l’autre, du printemps jusqu’à l’automne. Autant de fêtes d’amants qui ne durent qu’une saison. Nos espoirs, nos rêves, nos châteaux en Espagne et nos clairs de lune romantiques; tout ce bazar de la Kultur nord-américaine qui fait une vie dénuée de sens pour se limiter à une existence ready to wear, propre à celle que les Québécois se taillèrent après leur grande aventure. Là commencent tous les malheurs. Là commence le moment où la Kultur nord-américaine met en péril la Bildung québécoise même, la forme culturelle anglicisant, américanisant la langue maternelle - le message, c'est le médium -; seule véritable stratégie menaçante et dont nous constatons, en ce début de millénaire, les effets délétères dans une ville comme Montréal.

Là aussi ont commencé tous les malheurs de Léveillé. Sa carrière n’avait rien perdu de son génie de poète à l’oreille musicale. C’était un chansonnier et non un brouteur de chansonnettes yé-yé adaptées des tunes américaines à succès. Le résultat fut cette pauvreté qui commença à le ronger. La chance lui donna un succès commercial dans les années 1970: L’Étoile d’Amérique.

Je la vois, je la vois déjà,
Cette étoile dans la nuit.
Je l'entends, je l'entends déjà,
Cette voix qui me poursuit.
Elle me dit: "Viens cueillir la vie;
Je suis femme, musique et amour.
Viens!"
Oui, mais comment, comment vous le dire?
Nous, de la terre, on ne sait pas
Car maison, travail savent nous retenir.
Alors comment vous appartenir?
Mais…
Mais l'Amérique, l'Amérique, l'Amérique
Peut bien crouler, mon amour.
Ne me laisse pas la main;
Depuis l'temps qu'on se cherchait

Comment «venir cueillir la vie» dans un monde où la quotidienneté, domestique et professionnelle, ronge chacun d’entre nous jusqu’à sa racine? Ce n’est plus là un problème de la nostalgie de l’enfance, comme dans Frédéric, mais bien d'un monde différent: celui issu de la Révolution tranquille, de celle à laquelle il avait contribué à l'accouchement. Le schème (Kultur) change, mais la langue (Bildung) reste encore la même, du moins pour un temps, ce qui fait prendre bien des vessies pour des lanternes. Encore peut-elle exprimer la poésie du poète, mais exprime-t-elle toujours l’identité de la collectivité qui a été sa source? Est-ce la fin de la longue attente?

Je la vois, je la vois déjà,
Cette étoile dans la nuit.
Je l'entends, je l'entends déjà,
Cette voix qui me poursuit.
Elle me dit: "Viens cueillir la rose;
Je suis poème, source et chanson.
Viens!"
Oui, mais comment, comment vous le dire?
Nous, de la terre, on ne sait pas
Car finance et guerre savent nous retenir,
Alors, comment, comment vous suivre?
Mais...
Mais l'Amérique, l'Amérique, l'Amérique
Peut bien crouler, mon amour.
Ne me laisse pas la main;
Depuis l'temps qu'on se cherchait
Mais l'Amérique, l'Amérique, l'Amérique
Peut bien crouler, mon amour, mon amour.
Ne me laisse pas demain;
Depuis l'temps qu'on s'appelait

Mais l'Amérique, l'Amérique, l'Amérique
Peut bien crouler, mon amour, mon amour.
Ne me laisse pas demain;
Depuis l'temps qu'on s'attendait,
Qu'on se cherchait,
Qu'on s'appelait....

Ne cherchons pas plus loin, le coût de la modernisation du Québec, de l’«américanisation» amorcée dans les années 1950, c'est le fardeau du travail, de la finance et de la guerre. Aux lendemains de la guerre du Vietnam, alors que des conflits meurtriers déchirent l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie; qu’on ne pense pas encore que les Balkans vivront leur quatrième ou cinquième guerre - au point où nous en sommes, on ne les compte plus -, l’Amérique - c’est-à-dire le rêve américain -, peut bien crouler - Charlebois, dans sa chanson dédiée à Mouffe, se demandait «si l’Amérique flotte encore» -, car là n’est pas l’amour. Pas plus qu’il n’était en France. L’amour était dans la rose… Rrose Scélavy ou la rose du Petit Prince? Plutôt celle de Piaf, une dernière chanson va nous le confirmer. L’amour, pour douloureux qu’il soit, restera toujours préférable à l’économiiie. Cela a coûté les funérailles nationales à Claude Léveillé.

Et peut-être les funérailles nationales ne sont-elles pas pour des hommes comme Léveillé. Un Maurice Richard, dans la mesure où il assumait ce rôle de gladiateur qui vient à bout physiquement des Anglo-Saxons, les méritait-il puisqu’il avait livré la marchandise: tout ressentiment demande vengeance brutale, virile, obscène. Léveillé était un être féminin. Sa détresse économique l’a réduit à jouer à la putain lorsqu’il vendit les droits de Frédéric à McDonald pour une publicité de son fast food. Beaucoup d'idéalistes ne lui ont pas pardonné. La virilité de Léveillé est ailleurs. Elle est tout entière dans sa fable du Cheval blanc:

Sur un cheval blanc je t'emmènerai
Défiant le soleil et l'immensité
Dans des marais inconnus des Dieux
Loin de la ville
Uniquement nous deux
Et des milliers de chevaux sauvages
Feront un cercle pour nous isoler
N'entends-tu pas toutes les guitares
Criant de joie dans la chevauchée
Sur un cheval blanc je t'emmènerai
Défiant le soleil et l'immensité
Dans les marais inconnus des Dieux
Loin de la ville
Uniquement nous deux
Pourtant je sais que ce n'est qu'un rêve
Pourquoi faut-il que ce ne sois qu'un rêve
Mais l'hymne à l'amour je l'entends déjà
J'entends déjà son alléluia
Alléluia

Léveillé, le romantique, ne pouvait pas oublier Chopin car son esprit en était tout imbu, et l'hymne à l'amour, le succès incontournable de Piaf, tout le monde le savait, le confirmait dans son romantisme de grand adolescent. Aussi, malheur aux romantiques qui osent revendiquer un symbole de virilité et de puissance! À la télévision, il s’est prêté au jeu de Scoop, une série à succès où il jouait un magnat tout-puissant de la Presse. Mais Léveillé, n’étant ni Desmarais ni Péladeau qui eux, auront probablement droits à des funérailles d’État considérant combien ils auront contribué au développement du Québec et à son économiiie - encore faudrait-il qu’ils aient la décence de nous libérer de leur présence! - auraient coûté trop cher à l'État québécois. Et le sinistre Charest? Ses funérailles d’État sont déjà programmées puisqu’elles sont attribuées automatiquement à tout premier-ministre de la Province.

Je m’en voudrais d’arrêter là ce texte qui oppose l’authenticité à la fumisterie, la dignité à l’abject, ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’identité québécoise. J’ai fait référence à Victor Hugo pour les funérailles d’État qui ont été refusées à Claude Léveillé. Peut-être est-ce à l’auteur des Misérables qu’il faudrait mendier un hommage sincère au poète qui vient de s’absenter, puisqu’aucun de nous n’a la profondeur suffisante, ni respect de sa Bildung, ni estime de sa Kultur, afin de pouvoir lui attribuer sa juste palme de lauriers.

La Fonction de poète

Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères:
Je retourne dans le désert!
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité!
Honte au penseur qui se mutile
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité!
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir!
Il voit, quand les peuples végètent!
Ses rêves, toujours pleins d'amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu'importe! il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas!

Peuples! écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré!
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
prend le passé pour racine,
A pour feuillage l'avenir.
Il rayonne! il jette sa flamme
Sur l'éternelle vérité!
Il la fait resplendir pour l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs;
A tous d'en haut il la dévoile;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Victor Hugo, Les Rayons et les ombres⌛

Montréal,
11 juin 2011

1 commentaire:

  1. Merci. Je n'ai rien d'autre à dire, qu'un grand merci.
    Stéphanie Grimard

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