dimanche 19 février 2012

Les jetons gagnants de Kateri Tekakwitha

Claude Chauchetière, Kateri Tekakwitha.

LES JETONS GAGNANTS DE KATERI TEKAKWITHA 

Nous savons, depuis un demi-siècle, que du Vatican il ne peut venir que deux choses : des encycliques inappropriées, généralement en matière de cul (l’euphémisme romain du mot «famille»), et une promotion qui permet de renouveler la vision féodalo-absolutiste du Royaume des Cieux. Je l’ai déjà écrit ailleurs : Dieu est un suzerain médiéval (avec une ou trois faces, peu importe), autour de lui il y a ses suzerains, les anges, les saints et les saintes, bienheureux et vénérables. Enfin, il y a les âmes, vivantes et mortes, autant de serfs qui sont là à le prier, l’honorer, l’adorer et obtenir ses «faveurs» en servant d'intercesseurs auprès des malheureux que nous sommes. Cette vision, très européocentrique, serait probablement différente si l’Église chrétienne était née à Pékin ou à Kinshasa, mais l’aliénation consisterait à placer Dieu comme Empereur céleste ou Grand Roi tribal. Le Ciel est une projection humaine, il reproduit le monde terrestre dans l’idéal des minorités dominantes et non dans l’espérance des foules de découvrir un paternalisme généreux et libre à la fois.

L’annonce de l’une de ces dernières promotions vient flatter les Autochtones d’Amérique du Nord avec la canonisation de Kateri Tekakwitha. Après celle du Frère-la-Pudeur - le Frère André - qui depuis des décennies attire tant de catholiques d’Amérique du Nord - et faut-il mettre cet engouement sur le fait que le premier saint, plutôt la première sainte
Une Kateri vraiment autochton
américaine, Elizabeth Ann Seton (1774-1921), n’ait été canonisée que le 14 septembre 1975? -, a ramassé plus que son poids d’or aux Frères de Sainte-Croix qui s’en servaient comme portier, non seulement pour construire une cathédrale kitsch prétentieuse, agréablement ornementée et de bon goût avec ces scénettes reconstituées par des dummies de cire illustrant l’humble vie du Frère, son cœur embaumé, qui s’était fait voler de son bocal en mars 1973 et pour lequel les chiches Frères n’ont pas voulu débourser un centime pour le récupérer et ne fut retrouvé qu’en décembre 1974 dans un casier postal, enfin les «trophées» du thaumaturge constitués de béquilles, cannes, marchettes et autres prothèses de miraculés, c’est au tour de la petite Kateri Tekakwitha, le lys des Mohawks (±1656-1680), d'être célébrée à Rome. Celle que les Français rebaptisèrent Catherine, le 25 mars 1679, un an avant sa mort. Thierry Lelièvre, dans ses 100 nouveaux saints et bienheureux de 1963 à 1984, termine sa référence biographique ainsi: «Ses derniers mots, simples et sublimes, chuchotés au moment de la mort, résument, comme un hymne plein de noblesse, une vie de la plus pure charité : “Jésus I love you… Jésus, je t’aime”» (Paris, Téqui, 1983, p. 165). Cette phrase trudeauesque, l’a-t-elle dite en anglais (les Iroquois étant alliés des Anglais dans les guerres coloniales) ou en français (langue dans laquelle elle a été convertie), ou, tout simplement, l’a-t-elle dite?


Passons outre cette niaiserie pieuse. Ma rencontre avec Kateri remonte à l’âge de six ans, lorsque mon institutrice nous lisait les pages du premier album d’Histoire du Canada de Laviolette. Cette véritable bande dessinée racontait, en phrases laconiques, les dures étapes d'une conversion catholique : «Une bonne petite fille indienne» (car il y en avait qui devaient avoir le diable au corps pour délurer les Étienne Brûlé et autres Jean Nicolet); «La maman de Catherine meurt»; «Catherine a bien mal aux yeux», «Elle travaille quand même beaucoup», «Elle se fait baptiser», «Elle aime à prier souvent»; «Grand-Loup (c’est qui ça?) se montre cruel pour Catherine»; «Catherine s’enfuit» (premier cas de fugue enregistré dès la Nouvelle-France!); «Elle fait sa première communion»; «À vingt ans, elle pense à devenir religieuse», enfin, comme toute bonne histoire à une fin, «Les anges viennent chercher Catherine». Fin de l’histoire. Je n’en ai plus jamais entendu parler.


Une Kateri plutôt négroïde
Du moins pendant près six ans. Un chanoine qui résidait près de chez nous me prêtait des livres. Parmi eux, il y avait la biographie de Kateri faite par un jésuite, Henri Béchard, Kateri Tekakwitha (Montréal, Fidès, 1967), présentée en tant que «l’héroïque indienne». Tout en étant une hagiographie, la biographie du P. Béchard portait une certaine érudition. Déclarée vénérable en 1943 par Pie XII avant d’être béatifiée par Jean-Paul II en 1982, les récits de sa vie avaient circulé partout dans le monde, grâce aux écrits du Père Chauchetière qui furent diffusées dans toutes les missions jésuites, en commençant par celles du Mexique dès le XVIIe siècle. Kateri était l’exemple de ce que Serge Gruzinski appelle aujourd’hui le métissage culturel. Un métissage «réussi» puisque l’Amérindienne s’était convertie à la culture occidentale, représentée à l’époque par la religion catholique. Il apparaissait donc possible de convertir ces sauvages, ces païens, surtout si on les catéchisait jeunes. Il n’y avait pas de précédent (Rose de Lima était d’origine espagnole).

Le livre du père Béchard n’est pas exempt de niaiseries pieuses. Ainsi, parlant de la jeunesse de Kateri, il écrit: «Son premier biographe, le Père Claude Chauchetière, nous indique, il est vrai, une ombre légère qui, par contraste, en fait valoir la luminosité. Il écrit, sans doute trop sévèrement : “L’inclination naturelle que les filles ont de paraître, leur fait estimer beaucoup ce qui peut orner le corps; c’est pour cela que les jeunes Indiennes de sept à huit ans sont folles et ont une attache très grande pour la porcelaine. Les mères, qui sont plus folles qu’elles, passent quelquefois bien du temps à peigner, à tresser les cheveux de leurs filles; elles ont soin que leurs oreilles soient bien percées et commencent à [les] leur percer dès le berceau; elles leur mettent de la peinture au visage et elles les couvrent toutes de porcelaines, surtout quand il leur faut qu’elles aillent danser”» (ibid. pp. 17-18) Comme on le constate, sur ce point, rien n’a absolument changé, et on a pas besoin d'être amérindien pour faire le noce les fins de semaine! Puis, pour effacer cette ombre, Béchard s’empresse d’écrire : «On obligeait la petite Tekakwitha à porter des parures. Elle ne réussit pas à dire non aux siens et pour leur complaire, usa de ces ornements. Plus tard, elle s’en fit un crime». Rien de moins!

D’un autre côté, que reste-t-il des phrases édifiantes de Laviolette? «Pendant ses quatre premières années, les soins affectueux de sa mère ont marqué heureusement la petite. À quatre ans, elle devint orpheline. La variole lui gâta le visage, auparavant fort beau, et faillit lui faire perdre la vue au point qu’elle ne pouvait plus souffrir une vive lumière. Pas de verres fumés à portée de main. Au grand soleil, elle devait se tenir la tête enveloppée d’une couverture - ce qui favorisait son désir naissant de vivre inconnue. Si elle avait eu bonne mine, les jeunes gens l’auraient recherchée davantage et elle aurait peut-être cédé à leurs avances. Quelques années plus tard, elle remerciait souvent Dieu de cette grâce déguisée en incommodité» (ibid. p. 34). On aura tout de suite compris que c’est avant l’âge de quatre ans que la mère perça les oreilles de Kateri et l’enroba de porcelaine. Est-il anormal alors qu’une enfant se soit comportée comme une enfant? Ce qui importe pour le P. Béchard, comme il l’écrit page 36 : «Tekakwitha restait toujours assez indifférente à l’égard de la sexualité». Enfin, il faut préciser que le livre de Béchard suit sans critique les récits des PP. Chauchetière et Cholenec; Béchard nous livre un discours hagiographique où s’entremêlent les références littéraires et liturgiques enrobant le récit traditionnel. Nous n’y retrouvons ni Grand-Loup, ni la phrase bilingue rapportée par Lelièvre.

Plus récemment est paru un livre d’une autre encre de l’historien Allan Greer. Catherine Tekakwitha et les Jésuites (Montréal, Boréal, 2007). Greer aussi commence par suivre les témoignages de Chauchetière et Cholenec, mais il se fait plus critique des contextes et des circonstances qui ont amené ces hommes en terre de missions. Ce qui intéresse tout autant que la vie de Kateri chez Greer, ce sont les mœurs amérindiennes de Gandaouagué, où résident les Agniers, tribu dont fait partie Kateri. C’est l’époque où les Iroquois sont armés par les Hollandais puis les Anglais d’Albany, l’époque où Ville-Marie est établie à quelques kilomètres de la Gandaouagué, l’époque où des missionnaires jésuites tombent sous la hache des renégats, l’époque où le commerce des fourrures est l’enjeu qui sème la zizanie au sein même de la tribu. C’est dans ce contexte que se vit l’enfance de Kateri. Plus tard, les hagiographies étireront les rodomontades dont elle fut victime jusqu’à l’équivalence de la persécution indispensable au genre hagiographique. Greer nous brosse un portrait moins sadique que le Grand Loup de Laviolette : «Comme elle est restée derrière tandis que d’autres quittaient le village, Catherine est la cible du ressentiment accumulé de son entourage. Avec les autres membres de la petite minorité catholique présente à Gandaouagué, elle finit par représenter, pour la faction opposée, les nombreux villageois qui sont partis et la douleur du conflit et de la séparation. “Sa cabane commença à la persécuter, écrit Chauchetière, disant que depuis qu’elle était chrétienne elle était devenue paresseuse parce qu’elle n’allait pas travailler aux champs les dimanches, ils la reprenaient de cette négligence prétendue et ensuite la maltraitaient en diverses façons”. Le biographe mentionne seulement deux exemples spécifiques de ces “mauvais traitements” : des gens de sa maison lui prennent son chapelet et ils ne lui laissent rien à manger quand ils partent travailler le dimanche. De plus, Catherine a “à souffrir des railleurs, des sorciers et des ivrognes et de tous les ennemis de la prière”. Les enfants la montrent du doigt, “on l’appelle par le nom de chrétienne en dérision, comme qui aurait voulu dire une chienne”. Ces moqueries sont sans doute désagréables, en particulier pour une jeune fille sensible comme Tekakwitha, mais elle les supporte courageusement et continue à prier régulièrement. Une seule allusion au danger figure dans le récit de Chauchetière, là où il parle d’une “feinte” pour “épouvanter” Catherine au point de lui faire abandonner toute intention de partir vers l’établissement chrétien de Kahnawake. Son oncle et quelques autres discutent de l’idée d’envoyer un jeune homme armée d’une hache pour menacer de lui casser la tête. Cependant, il est clair que personne n’a l’intention de lui infliger de blessures physiques, et la formulation de la phrase laisse entendre que cette comédie ne sera même jamais jouée. Le premier récit de la Vie de Catherine par Pierre Cholenec ne fait mention d’aucune de ces “persécutions”, et le père Lamberville, seul témoin oculaire de cette période de la vie de Tekakwitha qui en ait laissé un compte rendu écrit, dit seulement qu’elle se plaignait du “déplaisir” manifesté par les gens de sa maison longue» (ibid. p. 94).

Lorsque Kateri aménage à Kahnawake, réserve catholique peuplée d'Iroquois, sa vie subit des transformations dues au métissage culturel sans doute, mais aussi à la condition particulière des baptisées. Elle y rencontre Marie-Thérèse Tegaiaguenta, «une jeune veuve de la nation onneioute. Elle a été baptisée par un missionnaire jésuite dans son village natal
Jean-Jacques Le Queu. Et nous qui serons mère
et a par la suite déménagé à La Prairie avec son mari non chrétien. Sa vie de chrétienne a été plutôt mouvementée, avec des hauts et des bas, des périodes de consommation d’alcool et d’autres “péchés” non spécifiés. Marie-Thérèse est une personne énergique et exubérante, plus portée à l’enthousiasme et à des revirements soudains que Catherine, calme et constante. De plus, elle a vécu une expérience horrible : un voyage de chasse funeste en amont de la rivière des Outaouais, au cours duquel le gibier a disparu, les provisions se sont épuisées et, un à un, les chasseurs - dont le mari de Marie-Thérèse - sont morts de faim. Elle-même a des raisons particulières d’éprouver la “culpabilité du survivant”, car les survivants ont été obligés de manger la chair des morts. Rien ne permet de savoir exactement quand ces événements épouvantables se sont produits, mais, de toute évidence, lorsque Tekakwitha fait la connaissance de Marie-Thérèse, celle-ci est encore désespérée et très susceptible de céder à l’attrait des pratiques pénitentielles et de la promesse d’une renaissance personnelle» (ibid. p. 202). Cette Marie-Thérèse initie Kateri à l’autoflagellation, ce masochisme chrétien fort acceptée par la réaction de la Contre-Réforme. Plusieurs Jésuites s’y adonnaient afin de discipliner leur corps. «À propos de Catherine, en particulier, Pierre Cholenec ajoute que ses “sanglantes disciplines” comportent de 1 000 à 1 200 coups par séance”. Il est difficile de décrire ce rituel à l’intention de lecteurs modernes sans paraître scabreux, sans avoir l’air de supposer une sexualité un peu spéciale. Le fait est que Catherine et Marie-Thérèse s’aiment - les textes hagiographiques sont tout à fait clairs là-dessus - et bien qu’il n’existe aucune raison de penser qu’elles sont “amantes” au sens charnel, leur relation a des dimensions fortement émotives, physiques et spirituelles. L’intimité qu’elles partagent semble alimenter leur poursuite conjointe du sacré” (ibid. p. 203). Évidemment, Greer marche ici sur la pointe de pieds afin de ne heurter la pudeur de ses lecteurs. Pourtant, il insiste: «L’attachement étroit qui lie Tekakwitha et Marie-Thérèse Tegaiaguenta semble sans doute normal aux yeux des autres villageois, car dans les sociétés iroquoiennes de l’époque, l’amitié profonde entre des individus du même sexe et presque du même âge revêt une grande importance. Les hagiographes jésuites comprennent leur relation comme “une amitié spirituelle”, une forme d’intimité chaste par laquelle les partenaires s’aident mutuellement à atteindre des états de dévotion plus élevés. L’idéal de sainteté du catholicisme européen exige un amour plus diffus, tourné vers le ciel, à l’opposé des “affections particulières”.
Dessin de George Catlin
Toutefois, Catherine a tendance à se spécialiser dans les amitiés intimes entre femmes - outre Tegaiaguenta et la maternelle Anastasie, une autre femme, plus jeune, assumera le rôle d’amie de cœur au cours des derniers mois de la vie de Tekakwitha - et à développer sa spiritualité unique à travers ces amitiés» (ibid. pp. 203-204). Les Amérindiens reconnaissent eux-mêmes aujourd’hui que l’homosexualité n’était pas une pratique interdite dans leurs mœurs. Chez les Autochtones de la mésoamérique, chez les Aztèques par exemple, les pratiques homosexuelles se teintaient d’un réel sadisme. Des cérémonies pratiquées par les tribus des plaines (les Sioux, les Lakotas), dont la célèbre Sun Dance où les guerriers étaient suspendus à l'aide de piercings insérés dans la poitrine ou le dos à un arbre sacré (cérémonie interdite par le Canada en 1895 et aux États-Unis en 1904; le rituel a repris, allégé toutefois de ses séances de torture, au Canada en 1951 et aux États-Unis en 1978), joignaient la spiritualité à des exercices de souffrance fort compatibles avec les pratiques masochistes du catholicisme. La pratique de l’homosexualité, masculine ou féminine, ne se limite pas au coït. D’autre part, Judith C. Brown a étudié le cas de la nonne toscane Benedetta Carlini, à peine postérieure de quelques années à Kateri, et qui bénéficiaire de visions, de célestes faveurs et de luttes contre le démon n’en filait pas moins une liaison amoureuse avec une autre nonne (Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne, Paris, Galllimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1987). Le cas de Kateri n’est donc pas unique même s’il peut apparaître hors norme.

Catherine, comme le Frère André plus tard, entreprit une «carrière» de thaumaturge. Du soin aux malades à Kahnawake et à La Prairie, elle devint guérisseuse, intercesseur auprès des forces divines. Sa réputation se répandit même assez vite et les Amérindiens venant de toutes les réserves du pays se firent soigner par elle. Sa mort prématurée ne permettra pas de lancer une grande promotion semblable à celle que les Frères de Sainte-Croix ont faite à partir «des miracles» du Frère André. Tout ce qui reste aujourd’hui, ce sont les calumets de paix made in Taïwan, les chapeaux à plumes synthétiques, les peaux tirés des maîtres fourreurs, enfin l’encens acheté à la boutique Ésotérique qui seront donnés à Benoît XVI afin d'ajouter une touche authentiquement autochtone à la cérémonie d’octobre prochain. Kateri aura donc tiré les bons jetons au casino d'Akwesasne pour se payer une canonisation digne de ce nom! Trente ans après la béatification octroyée par Jean-Paul II, la canonisation de Kateri «arrive» juste à point, au moment où les Amérindiens réclament des dédommagements pour les abus sexuels commis à leur endroit dans les pensionnats catholiques jusqu’à la fin du XXe siècle. Catharsis ecclésiastique de la part du Saint-Siège afin de soulager la culpabilité d’une institution toute-puissante qui se sera permise des abus sur des enfants chétifs? Tentative de détourner les poursuites au criminel devant les tribunaux nationaux et ainsi éviter les recours collectifs que l’on peut certes éterniser par des entraves légales, mais que l’on sera forcé un jour ou l’autre de négocier avec les plaignants? Bref, l’Église a autant de raisons de prier sainte Kateri Tekakwitha que les Autochtones, non pour un miracle thaumaturgique, mais pour éloigner ce fléau démoniaque que sont les avocats⌛

Montréal
19 février 2012

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