mardi 16 novembre 2010

Quousque tandem abutere, Clotairus, patientia nostra?



L'enquête «policière» des journalistes sur Clotaire Rapaille a vite fait de le rembarquer dans l'avion qui l'a reconduit vers la France. En faisant ainsi, on mettait fin à une escroquerie, mais malheureusement, on en profitait pour jeter le bébé avec l'eau du bain. Ma modeste contribution à cette aventure collective consiste à faire (gratuitement) ce que le M. Rapaille avait été engagé pour faire à fort salaire. Dans un article envoyé au quotidien Le Devoir, jamais publié tant qu'il ne respectait pas la composition unidimensionnelle des articles de journaux, visait à analyser une dimension du comportement collectif des Québécois (non seulement ceux de la ville, mais de l'ensemble du Québec). Voici donc, porté au public, pour la première fois:



QUOUSQUE TANDEM ABUTERE, CLOTAIRUS, PATIENTIA NOSTRA?


Jean-Paul CoupaL
Ph D. Histoire
Université Concordia

Ce Catilina, tel qu’on nous le dépeint: visage blême, regard étrange et inquiétant, démarche tantôt pressée, tantôt lente, l’éloquent consul l’a donc heureusement chassé de la ville.

Herbert Eulenberg. Cicéron, 1935.


On croirait rêver! Ce psychanalyste, conseiller des princes et des maires, sortis tout droit d’un vaudeville de Labiche, vient faire l’analyse des habitants de la ville de Québec. Ses déclarations scéniques ont fait rire jusqu’à présent sans semer la consternation qu’elles méritaient. Les conseillers municipaux de la ville de Québec - la cour du maire Labeaume -, ont dû moins rire lorsqu’ils sont passés du Wow! de l’analyste au diagnostic de sado-masochisme que le grand spécialiste de la question a osé proférer au cours d’une conférence devant la Société des communicateurs. N’ayant aucune attache avec la ville de Québec, c’est en tant qu’historien et philosophe de l’histoire, usant précisément de la méthode analytique pour interroger la conscience historique, que je dénonce cette opération de marketing menée au coût de 250 000 $ et conduite de manière non-professionnelle et dommageable. Mon argumentaire tiendra en trois accusations:

J’accuse M. Rapaille d’incompétence dans son domaine.
J’accuse M. Rapaille d’ignorance des antécédents de son «patient».
J’accuse M. Rapaille de fausse représentation auprès des «clients» qui sont venus le chercher à grand frais pour épater le bourgeois.

J’accuse M. Rapaille d’incompétence.

Comme tout analyste, M. Rapaille n’est pas sans savoir que l’analyse suppose une symptomatologie et une enquête dans le passé du patient afin de retracer l’origine des empreintes laissées par des événements traumatiques qui créent les névroses, psychoses, schizophrénies ou autres dysfonctions psychiques. De plus, l’analyste ne peut ignorer les conditions sociales, politiques et surtout économiques qui ont modelé le type d’éducation par lequel se sont transmis les savoirs, les comportements, les valeurs, les jugements et les actions de son patient.

Quand M. Rapaille déclare des habitants de la région de Québec souffrir de sado-masochisme, il désigne une symptomatologie. Est-elle juste? Est-elle erronée? Il faut voir sur quoi repose son diagnostic et ce qu’il implique. Entre autres éléments, il s’est attardé sur les phénomènes de radio-poubelle, des vieilles rengaines genre nés pour un p’tit pain et la «rivalité» Montréal-Québec que je retiendrai ici. Ce ne sont là que des traces, des empreintes a-t-il raison de préciser, laissées par des événements traumatiques qui, dans le passé de la communauté, de la collectivité, répètent - selon les observations de Freud - une compulsion du trauma et de la première réaction de défense du patient. Enfin, qu’est le sado-masochisme? Une névrose? Une psychose? Une schizophrénie? Rien de tout cela. Le sado-masochisme est ce que dans le jargon analytique nous appelons une pulsion partielle liée à la petite enfance. Il relève des pulsions de mort - de Thanatos - qui motivent l’agressivité, la rancœur, les ressentiments (au sens nietzschéen du terme). Si nous passons de la psychologie de l’individu à la psychologie collective, il faut remonter dans le passé historique pour dégager l’événement traumatique qui est cause de la répétition. En termes clairs, l’agression subie par une collectivité entraîne une réaction défensive qu’elle répètera inlassablement comme solution magique aux angoisses suscitées par l’activité refoulante de la conscience historique devant l’inconnu de l’avenir. C’est à ce compte-là, et à ce compte-là seulement que le terme de névrose peut s’appliquer à une collectivité. C’est donc dire qu’il n’y a aucune collectivité qui ne soit pas, d’une manière ou d’une autre, un tant soit peu névrosée.

Il en va ainsi des fameuses radio-poubelles, aux gueuleurs dotés d’une voix agressante, qui dénigrent les plus humbles comme les plus puissants, évitant toute analyse critique et ne proposant aucune solution réaliste, ciblant tantôt les immigrants, tantôt les assistés sociaux, tantôt les députés, tantôt les hommes d’affaires. Ces voix expriment l’agressivité sadique tournée vers un blank dans lequel n’importe qui peut tenir le rôle de cible à la vindicte populaire. Rappelons, à titre d’exemple, que le très célèbre Louis-Ferdinand Céline, auquel on a reproché ses brûlots antisémites, a fini par les retourner …contre les Chinois! Le né pour un p’tit pain et autres j’connais mon rang, j’connais ma classe, appartiennent aux remords masochistes d’une population longtemps exclue des postes de décisions dans son propre État. On pensera alors à la Conquête, sans doute plus douloureuse pour la mémoire collective des habitants de la ville de Québec, ville qui fut soumise durant plusieurs mois à un bombardement intensif cause de la destruction de ses bâtiments et de la mort de ses habitants, tandis que pour les Montréalais, dont la ville s’est rendue sans réelle résistance, la Conquête a été l’occasion d’étendre leur marché d’affaires à l’ouest du Canada. La vieille «rivalité» Montréal-Québec commencerait dès la fondation de la Compagnie du Nord-Ouest par l’establishment anglo-écossais qui a placé Montréal au cœur de ce que l’historien Creighton appelait l’empire du Saint-Laurent. Québec restait le centre d’une Nouvelle-France regrettée, alors que Montréal prenait les allures du centre économique de l’Empire britannique en Amérique du Nord. La distance géographique entre les deux villes a accentué la rivalité que les compétitions sportives - surtout le hockey consacré sport national - entretiennent sur le mode ludique.

J’accuse M. Rapaille d’ignorance.

 
Or ce saut que nous venons de faire dans le temps, je doute que M. Rapaille l’ait fait. Il s’est contenté de reconnaître un symptôme (le sado-masochisme), le réduisant à des lieux communs, des empreintes - radio-poubelle, né pour un p’tit pain, «rivalité Montréal-Québec» -, sans pouvoir aller au-delà du constat. En termes de «découvreur» Champlain, La Salle et La Vérendrye avaient fait beaucoup mieux, et nous pouvons nous attendre à ce que le fameux «code Rapaille» devienne une version rapaillée du «code Da Vinci». L’objectif du code de Québec est déjà prévisible, comme un scénario de mauvais soap télé: fournir aux élus le soin de justifier les traitements publicitaires qui redonneront de la fierté aux gens de Québec; entreprise dont on connaît déjà la faillite puisque ce n’est pas dans le fantasme que se résolvent les traumas.

J’accuse M. Rapaille d’ignorance, aussi, parce qu’il n’a pas tenu compte du trauma le plus récent souffert par les gens de la ville de Québec. Au XIXe et au XXe siècles, la ville de Québec était une ville multifonctionnelle. C’est-à-dire qu’on y trouvait tout ce que l’on trouve dans toutes grandes cités: commerces (en gros et au détail), entrepôts ferroviaires et maritimes, industries en briques rouges sales et puantes et une fonction publique liée au Parlement provincial. On y trouvait déjà un secteur touristique fournissant de bonnes rentrées d’argent. Puis, Québec, après l’ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent, au cours des années 1950, a perdu cet aspect multifonctionnel: les industries ont quitté la région progressivement, les entrepôts se sont vus désertés au profit de ceux de Montréal et de Toronto, le tourisme s’est maintenu mais en célébrant Québec comme une ville vieillotte, quasi obscurantiste (C’est dans ce cadre qu’Hitchcock vint y tourner son célèbre I Confess). La fonction publique, finalement, en est venue à occuper quasiment l’essentiel de l’emploi dans la population de Québec. Québec, comme Ottawa, n’est plus qu’une ville de fonctionnaires et de travailleurs du secteur tertiaire. Une agglomération unidimensionnelle avec une périphérie dortoire. Ce dernier trauma est sans doute le plus douloureux, car il donne à la capitale nationale l’impression d’être une ville léthargique. Plus le titre est ronflant, plus la fonction est accessoire. Consacrée par l’UNESCO comme faisant partie du patrimoine mondial, la ville de Québec est devenue contemporaine des Pyramides d’Égypte. Là gît une frustration intolérable pour des gens dont la fierté est sans cesse rehaussée par des amplifications compensatrices mais illusoires. On a beau ne pas vouloir voir le réel, il y a toujours un retour du refoulé que l’inconscient collectif ramène à la figure des négateurs.

On voit combien l’ignorance du passé ancien et récent de la ville de Québec mine l’expertise que l’on était en droit d’attendre de notre Lacan de service. Dire que les gens de Québec souffrent de sado-masochisme, c’est une généralité qui s’applique à peu près à tous les peuples de la terre. Pourquoi? Parce que toutes les sociétés, depuis l’aube de l’histoire, vivent dans des structures hiérarchiques où la grande majorité de leurs membres est méprisée par une minorité dominante - comme l’appelait Toynbee -, et qu’elle les réduit soit à l’état d’objets (esclaves, serfs et serviteurs, salariés), soit à l’état de sujet (non au sens ontologique du terme, mais au sens purement de vassalité monarchique). Si l’égalité des droits est aujourd’hui garantie par des textes de fiction que sont les constitutions et les codes de loi (civils ou criminels), la pratique de ces droits dépend généralement de la richesse et des pouvoirs dont disposent les individus face aux institutions conventionnelles. Bref, le diagnostic de M. Rapaille n’a pas plus de pertinence qu’un diagnostic du docteur Diafoirus.

Et c’est ici que l’on peut s’interroger sur un cas de transfert inconscient fait par M. Rapaille de son passé d’Européen et de Français sur son analyse du cas québécois. Car qui, sinon que les Français, ont su déployer autant de haine fratricide tout au long de leur histoire? Armagnacs et Bourguignons au cœur de la Guerre de Cent Ans aux XIVe-XVe siècles; Catholiques et Réformés sous les Valois et les Bourbon; Révolutionnaires et Contre-révolutionnaires tout au long du XIXe siècle; Collabos et Résistants et encore aujourd’hui, le trauma de 1940-1945 perdure dans le célèbre syndrôme de Vichy. Ce sont là des guerres civiles franco-françaises plus aiguës qu’aucune «rivalité Montréal-Québec» ! Le sang et les cadavres - ces dé-chiés - que nous rappelait Julia Kristeva dans ses Pouvoirs de l’horreur, ont de quoi cultiver dans les manuels scolaires des petits Français suffisamment d’angoisses et d’agressivité pour le reste de leur vie. Bref, jusqu’à quel point M. Rapaille n’aurait-il pas effectué un transfert de ses propres pulsions partielles dans celles manifestées par le
patient dont on lui a confié la charge d’analyse? Il n’a tout simplement pas suivi la prescription à laquelle tenait tant Freud: psychanalyste, fais toi psychanalyser le premier.

J’accuse M Rapaille de fausse représentation.

 
L’affaire est assez claire depuis qu’Infoman a diffusé la déclaration de M. Rapaille sur ses souvenirs des chansons de Félix Leclerc qu’il aurait entendu dans son enfance et qu’il identifie aux temps de l’Occupation et de la Libération de la France (1944-1945), souvenirs anachroniques comme l’a parfaitement exposés une biographe du chansonnier-auteur. Tout cela c’est faisandé, bien sûr. Si M. Rapaille fait de la condensation de ses souvenirs (i.e. fusionne deux souvenirs dans une seule réminiscence), il a besoin d’une thérapie au plus vite pour débrouiller les traumas enchevêtrés dans sa mémoire. Je ne lui prête donc pas des intentions malhonnêtes puisqu’il s’agit d’un grand malade, d’où, en conclusion, le besoin d’un recours à une thérapie de toute urgence. De toute façon, l’orientation du Conseil de Ville est déjà toute tracée. La solution envisagée par Sa Majesté Labeaume en vue de conforter ses sujets consiste à recourir au Sauveur au Kodak, ou plus exactement, le salut par le tourisme. Alors, pourquoi, depuis quelques semaines, voyons-nous Maître-corbeau Labeaume, sur sa branche perchée, se laisser flatter et flagorner par ce renard à lunette noire, qui a compris qu’on pouvait tout dire de mesquin et de méchant aux Québécois à condition de terminer en lançant un: mais je vous aime tous, quand même! C’est que le narcissisme du psy ne fait que refléter la mégalomanie du maire et de sa cour: des coûteux et impossibles jeux olympiques pour 2022 aux tournois casse-gueules Red Bull, autant de fridolineries devant servir de justifications aptes à dépasser les étiquettes des partis politiques. Pour ceux qui ont vu la déchéance des villes régionales du Québec depuis près de trente ans, tout le monde sait que les spectacles et les activités touristiques sont le dernier souffle des cités appelées à se pétrifier dans leur Être-au-monde, solutions euphoriques sans doute, mais aux résultats éphémères. Voilà ce que le code de Québec, pondu par l’impayable M. Rapaille, a pour but de justifier. Voilà pourquoi un recours-collectif des gens de la ville de Québec envers leurs conseillers municipaux et leur maire s’impose. Ils ont fait payer à cette population, pour leur satisfaction personnelle de promotteurs, les avis d’un expert dont les compétences sont nettement surfaites et dont la déontologie professionnelle est plus que douteuse. Et c’est le moins que l’on puisse dire. C’est le moindre que l’on puisse faire⌛

1 commentaire:

  1. Marc Collin a dit…

    Il faut admettre que «sa majesté Lebaume» n'a pas été seul à succomber aux charmes de M. Rapaille, qui est extrêmement populaire auprès des grands dirigeants d'entreprise (et je serais curieux de voir dans quelle mesure cette popularité aura été ébranlée par l'affaire de Québec). Cette popularité est-elle même un phénomène assez intéressant du point de vue de la psychologie collective, et n'est pas sans rappeler le cas de cet homme de science naïf à qui un faussaire avait réussi à vendre une lettre de Jésus Christ écrite en vieux français. Par ailleurs, cela confirme ce que j'ai toujours pensé des publicitaires et spécialistes du marketing, soit qu'ils consacrent autant d'énergie à vendre leur salade à leurs clients qu'à vendre les produits de leurs clients au public... tout comme dans les grandes organisations publiques, la part de l'irrationalité n'est pas négligeable ici.
    28 mai 2010 08:17

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