mardi 21 février 2012

Si la mort vous intéresse!

Publicité de l'Armée canadienne, en quête d'artilleurs

SI LA MORT VOUS INTÉRESSE!

L’un de mes amis me disait qu’il ne pouvait plus supporter les publicités de recrutement de l’armée canadienne que l’on présente au cinéma, avant le représentation filmique. Comme je ne vais plus au cinéma, que je regarde peu la télévision, je n’avais pas vu encore ces publicités. Maintenant, c’est chose faite. J’avais en mémoire la publicité bon enfant du temps des Libéraux fédéraux, vous vous souvenez : «Si la vie vous intéresse!»? Le recrutement militaire était présenté comme la suite d’un scoutisme serviable et avait tout des épreuves de La course autour du monde. Une bonne façon de faire exsuder le trop plein d’adrénaline et d’endorphine d’une jeunesse violente. Eh puis, lorsqu’on a vu «nos p’tits gars» se filmer tout nu, en train de manger leur vomissure et leur merde, dans le courant des années 90, on s’est dit: «Quand même, la vie, ce n’est pas exactement ça!» Mais, comme ça se faisait dans toutes les armées du monde - en tous cas dans la plus puissante de toutes, celle des États-Unis -, on a vite fait de classer - c’est-à-dire d’oublier - l’affaire. Mais depuis que les Conservateurs ont contaminé le pouvoir, le retour en force des publicités de recrutement donne ce que j’ai vu, une pub de 2010 qui m'a fort agressé

Sur un bruit assourdissant - je comprend l’effet de perce-tympans en dolby stereo au cinéma -, une voix-off de femme militaire (que l'on nous associera à Ona Valdivia montrée jouant aux dards, jeux d'adresse considéré comme essentiellement masculin) nous dit:
Moi, c’est la description de tâches qui m’a convaincue.
En gros, ça disait, travail en des conditions extrêmes, peu de repos, stress, bruit intense.
Ça parlait de haute technologie et puis d’efforts physiques et mentals (sic!) considérables.
C’était pas mal clair.
La seule chose que ça disait pas, c’est que l’esprit d’équipe aussi est considérable.
Si par bonheur, vous avez échappé à cette publicité, vous pouvez, par goût de sensations fortes et de platitude, la regarder à l’adresse électronique suivante: http://www.youtube.com/watch?v=kLKPIlTycEA&feature=related. C’est là où j’ai copié ce beau morceau d’anthologie publicitaire.

Bien sûr, toutes les publicités de l’armée sont fausses, celle-ci, concernant l'artillerie, tout autant que les autres. Si du temps où les Libéraux fédéraux pouvaient vanter l’armée comme un scoutisme adulte, la publicité conservatrice, peu subtile certes, est encore plus profondément vicieuse.  Si l’armée n’est pas du scoutisme, elle n’est pas, non plus un emploi avec description de tâches comme chez un Brault & Martineau ou une épicerie Métro. L’armée, c’est un dernier recours pour les cervelles vides, sans imagination ni projets d’avenir, qui pensent être payées pour étudier sur des jouets apparentés aux transformers (artillerie, aéronautique, aérospatial, aviation) Lorsqu’on sait cela, on a envie de reprendre le discours de la publicité et nous efforcer de voir ce qu’elle implique.

D’abord, il s’agit de passer vite sur la composition du message et surtout, la faute d’orthographe : - l’adjectif mental, accordé avec le nom «efforts» qui est de genre masculin et de nombre pluriel, aurait dû se dire mentaux! Si le nom avait été de genre féminin, mentales eut été la bonne formulation. Moi, à qui on faisait croire que les filles étaient meilleures en français que les gars, ça me laisse perplexe sur la main qui a rédigé cette niaiserie. Enfin. Passons aux choses sérieuses.

Notre militaire féminin ouvre ainsi le propos : «Moi, c’est la description de tâches qui m’a convaincue». Il faut s’entendre. La vie militaire est toute autre chose qu’un emploi de bureau, voire même un corps de police. La «description de tâche» n’est pas selon les goûts des apprentis, mais suit les besoins du corps armé. La jeune fille qui s’inscrirait dans l’armée ne commencerait pas immédiatement à s’exercer à une tâche. Car l’armée, et mon père y a goûté dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, c’est d’abord «casser un caractère». Ça commence comme une cure en désintox ou un traitement pour les prisonniers récalcitrants, les fortes têtes. C’est le réveil à cinq heures du matin, avec la visite d’un supérieur tatillon qui vient visiter le dortoir, inspecter si les lits sont bien faits, sans une ondulation sous les couvertures, les taies d’oreiller bien taponnées, les uniformes impeccables, le moindre des boutons astiqué et les bottes cirées. Ici, pas question de plaisanter ou de faire copain-copain avec l’autorité. On apprend des rengaines qu’on répète en chœur, comme en troupeau, et l’armée, malgré ses discours et ses parades, n’est rien de plus qu’un troupeau. La discipline commence par la perte de la liberté de conscience individuelle et la soumission à l’esprit de corps, dont la tête restera toujours le commandement. Après une semaine de compulsions, il est normal que le week-end se termine en saoûlerie dans une brasserie du coin, avec bataille de rue avec les civils de l’endroit et «fourrage à couilles rabattues» dans un petit coin sombre. Venant de Saint-Jean-sur-Richelieu, où est établi le premier des trois collèges militaires (Saint-Jean (Qué.), Victoria (B.C.), Kingston (Ont.)), je sais très bien de quoi il s’agit. Le «repos du guerrier» n’est pas exactement ce que les jarheads américains peuvent s’imaginer. En ce qui concerne la description de tâche, on repassera!

Arrive le second vers: «En gros, ça disait, travail en des conditions extrêmes, peu de repos, stress, bruit intense». C’est ici que le poétique de notre message se révèle bien étrange. D’abord, il déroge à la «loi» des communications publicitaires qui dit qu’on attirera pas des mouches avec du vinaigre. Une bonne publicité cherche à éveiller l’intérêt pour un produit (en autant que l’armée peut être considérée comme un produit!), le présentant de façon à faire saliver, à le faire désirer, envier. Or, ici, le concepteur fait parler une femme qui dit - mannes aux préjugés qui veut que les filles soient matures plus précocement que les garçons -, que non seulement c’est «la description de tâches» qui l’a attirée dans l’armée, mais que ce sont là tâches accomplies dans des conditions extrêmes, avec peu de repos, supportant un stress dans une ambiance de bruit intense. Et le fond sonore de la bande annonce suffit à nous persuader que le bruit, c’est bien là la seule vérité de la pub. Il est vrai que l'artillerie, ce ne sont pas les services secrets! C’est donc par le répulsif que la publicité essaie de recruter ses postulants et non, comme il conviendrait, par l’attractif, contrairement au vieux slogan Si la vie vous intéresse. Alors que les travaux scolaires sont perçus par une grande part d’élèves comme des exigences «extrêmes», qui rongent les heures de repos …devant l’ordinateur ou le téléviseur, que la vie scolaire crée un stress chez les enfants qui angoisse les parents, il ne reste plus que le «bruit intense» (et ne parlons pas ici des alertes aux décibels censés affaiblir nos oreilles internes par l’entremise des téléphones cellulaires et des i-pods). C'est décidément par un appel inquiétant que l’armée envoie ses recrues.

En fait, le terme central, pivot de tout le message est celui de stress. C’est lui qui conditionne la vie militaire offerte aux éventuelles recrues. Le mot, comme on le sait au pays du docteur Hans Selye, est d’origine anglaise et provient du latin stringere qui veut dire «étreindre, serrer, resserrer». Il signifie une tension, une contrainte. Ce n’est pas une action, mais une réaction biologique adaptative de l’organisme à des agents agresseurs, physiques ou psychiques. Ce que ne disait pas la publicité de si la vie vous intéresse est clairement indiquée ici : la vie militaire, c’est une vie centrée sur l’agressivité. À la base, le stress est un phénomène naturel permettant à l’individu de s’adapter à des situations changeantes. L’enseignement militaire consiste à développer les réactions stressantes en vue d’adaptations à des conditions extrêmes. Il s’agit de développer ces mécanismes homéostasiques afin de permettre au soldat de répondre à toute irruption d’une contrainte, agressive ou non. Le bon soldat est celui qui maintient une constante physiologique en toutes situations imprévues. Un soldat qui prend panique est une impossibilité militaire (théorique).

Il y a un bon côté du stress, celui de maintenir un équilibre vital entre le corps et l’esprit, la raison et les émotions. Il sert également de défi, de stimulant. Mais il devient pathologique dès qu’il apparaît chronique. Le seuil de tolérance dépassé, il déstructure l’individu; les réponses de son organisme ne font plus les distinctions entre le stress qui stimule et celui qui s’investit d’éléments anxiogènes. Ce qui marque l’essentiel de la formation militaire peut se transformer en son contraire, ce qui se voit souvent chez les anciens combattants. La paranoïa devient une «option» qui ne figurait sûrement pas dans «la description de tâches». En ce sens, il est permis de conclure que présentée telle quelle, cette publicité excite la destrudo des individus, c’est-à-dire les pulsions de mort et non celles de vie, qui étaient encore le message inconscient du temps où la vie nous intéressait.

Bien entendu, après avoir mis le spectateur devant les efforts physiques et mentaux, il faut bien lui donner une gratification : le jeu. «Ça parlait de haute technologie et puis d’efforts physiques et mentals (sic!) considérables». Bref, une récréation constante puisque «haute technologie» signifie plus qu'il ne veut dire des tanks, des avions, des sous-marins des mieux équipés côté électronique; le travail avec des satellites-espions, la miniaturisation qui demande une dextérité de chirurgien… Et le tout, équilibré par des séances d’efforts physiques et mentaux, de sports, de gymnastiques. Bref, tout ce que l’armée de Frédéric de Prusse ne cessait de cultiver et qui sera maintenue dans toutes les armées européennes jusqu’à nos jours. Ce sacro-saint culte de la gymnastique a rarement donné un esprit zen. C’est dire que la destrudo suscitée chez les individus ne vise plus à les envoyer se faire tuer sur des champs de bataille comme fantassins, cavaliers ou même artilleurs, mais à miner un équilibre physiologique et mental par des opérations technologiques majeures qui assureront la victoire des armées de demain. C’est l’équivalent de la roulette russe dont le barillet est rempli de douilles de perfectionnements mécaniques, de manipulations électroniques et informatiques, mais aussi d’une balle paranoïaque, tous jouets qui n’ont de fin qu’en eux-mêmes.

Puis, après un silence de satisfaction, la voix-off nous dit: «C’était pas mal clair». Eh bien non, ce n’est pas clair du tout. L’armée vise généralement le recrutement en usant du sens patriotique ou de la serviabilité; elle fait appel à ce qu’il y a de meilleur en l’homme, autrefois son courage, sa vaillance, son esprit de sacrifice et de don de soi devant l’adversité; aujourd’hui ses compétences techniques, son endurance physique et mentale à soutenir une supériorité technologique sur les armées étrangères. Dans les sociétés civiles et démocratiques comme les nôtres - ou à prétention telles -, la société militaire est complémentaire et non supérieure à la société civile. Elle est tenue loin du pouvoir, même si elle reste le bras armé de l’État de la minorité dominante. En aucun cas, surtout depuis les totalitarismes, elle ne doit se substituer au pouvoir civil à la tête de l’État. Une société de droit ne peut être une société militaire, et en un tel cas, c’est une dictature de généraux, un système bonapartiste comme celui qui a succédé à la Révolution française de 1789 puis à celle de 1848. Une société en constant état d’anomie, c’est-à-dire elle-même stressée par des changements techniques et économiques continuels, une démocratie incomplète perdue dans ses repères, fragilisée par la corruption de ses institutions au vu et au su de tous, cherche l’ordre et l’autorité dans l’armée. Voilà pourquoi, de Platon à Popper en passant par Machiavel, les démocraties déboucheraient toujours sur des dictatures. Par sa fonction même, une armée ne peut être démocratique. Elle est une réification de l’individu à son degré zéro d’Être-là, celle de l’instrumentation. D’où que les soldats peuvent tuer les membres de leur famille si on leur en donne l’ordre au nom de la sécurité nationale. Les jouets de haute technologie ne sont pas marqués de l’infamie diabolique, mais ils peuvent servir aussi bien le mal que le bien, et il n’est pas sûr que cette distinction fasse partie de la formation morale des recrues. Ce qui est clair dans la phrase publicitaire, c’est précisément le «clair-mal» qui s’avoue sous l’inversion inconsciente de la formulation «innocente».

Pour confirmer le tout, notre aspirante officier renonce à parents et amis lorsqu’elle confirme qu’elle s’est faite une nouvelle famille dans le corps armé : «La seule chose que ça disait pas, c’est que l’esprit d’équipe aussi est considérable». Ce n’est plus l’esprit domestique qui organise la vie de la recrue, mais l’esprit d’équipe, comme dans le sport ou la religion. L’armée extirpe l’individu de son milieu civil pour le transporter dans un milieu entièrement formé de militaires, un milieu d’exception, où les règles sont différentes de celles qui régissent la société de droit. Les janissaires ottomans du passé qui «recrutaient» en enlevant les enfants chrétiens des pays conquis pour les convertir à l’Islam et les mettre au service du Sultan; les Samouraï et les ronins au service du Daimyo japonais; les cosaques russes, sont autant d’exemples bruts de ce processus de déracinement psychologique et social. Oh! certes, il y a un droit militaire, une cour martiale, mais celle-ci est extérieure au droit civil, et le droit criminel y est adapté aux principes de l’autorité exclusive. C’est un droit qui fonctionne sur des mesures d’exception qui peuvent permettre des décimations en temps de guerre (exécution pour l’exemple, de mutins triés par hasard au nombre de dix). Comme le droit canon est spécifique à l’Église romaine, le droit militaire est spécifique à l’armée. Lorsque nous sommes en période de paix, ce droit ressemble comme un frère au droit criminel, comme nous l’avons vu dans la pénible histoire du colonel Russell Williams, violeur et assassin en série dont l’une des victimes fut la caporale Marie-France Comeau, à Trenton. La même année où fut filmée la publicité retenue ici - comme le hasard fait bien les choses! En Occident, l’armée et l’Église sont les refuges fossilisés de l’esprit féodal et absolutiste d’Ancien Régime.

C’est en période de conflits que le tribunal militaire fonctionne à pleins rendements : contre les déserteurs, les mutins ou les décisions douteuses prises sur le front. C’est là que son besoin d’exhiber son autorité absolue le conduit à des sentences qui sont rien moins que la mort. Si Roméo Dallaire avait contredit les ordres donnés aux Casques bleus au Rwanda et avait ordonné à ses hommes d’ouvrir le feu sur les massacreurs de femmes et d’enfants, il aurait été passible de la cour martiale pour désobéissance. L’armée ne raisonne pas en dehors de ses règles; la notion de «circonstances atténuantes» n’existe pas pour elle. Depuis, il vit avec une culpabilité qu’il ne parvient pas à s’extirper, il se culpabilise des actes atroces qui ont été commis en sa présence, sous ses yeux, placé dans un état d’impuissance inouï. Voilà un exemple «des efforts physiques et mentals» omis dans la «description de tâches» L’échec de ses tentatives de suicide, le besoin d’écrire et de discourir sur son expérience, montrent ce qui arrive à un officier le moindrement consciencieux lorsque le stress franchit l’étape 1 à l’étape 2. Ça non plus ne faisait pas partie de la «définition de tâches» présentée à la recrue Dallaire.

Cette publicité tonitruante nous montre l’esprit dans lequel le gouvernement conservateur entend maintenir l’appareil militaire. Il le tient à la fois pour servir à la défense du pactole que représentera l’Arctique canadien lorsque l’océan sera navigable à l’année, mais aussi à maintenir l’ordre, manu militari s'il le faut, contre les Canadiens eux-mêmes s’il s’avérait qu’ils entendent résister à l’expansion de la richesse albertaine. C’est une armée tournée d’abord contre ses citoyens, puis contre d’éventuelles menaces extérieures, qui nécessite de la part des recrues d’adhérer au nouvel «esprit d’équipe considérable». L’angoisse paranoïde extrême qui particularise les groupes républicains conservateurs américains et canadiens comporte une terreur aveugle, sans discernement, idéologique et fanatique. Sa structure psychotique dépend de sa crainte petite-bourgeoise de déstabilisation du système capitaliste créant une éventuelle déchéance - disons clairement, la pauvreté honnie -; une fièvre obsidionale doublée de trahisons internes l’anime depuis l’irruption du communisme, relayé depuis par l’hystérie islamiste, écologique et autres, enfin et surtout la culpabilité devant son illégitimité d’action qui se couvre d’une légalité douteuse telle qu’elle se manifeste dans les différentes lois votées par les parlements. Pour faire une publicité honnête des pulsions qui animent le gouvernement canadien face à son interprétation du rôle de l’armée, il eut mieux valu sortir les vieilles bandes vidéos des années 90, lorsque les jeunes soldats se filmaient à poil, en train de manger leur vomi et leurs excréments. Ce sont là, en dernière instance, les «efforts physiques et mentals» qui leur seront demandés. Si la marde vous intéresse?

Depuis la crise financière de 2008, il ne faut plus se le cacher, la civilisation occidentale roule sur un mode panique, c’est-à-dire un effet centrifuge des liens interpersonnels aussi bien que des relations sociales. Ses valeurs fondamentales se déchirent sous la rapidité avec laquelle la technologie déstabilise les fondements du droit et des services publiques. Le rêve d’un retour à un capitalisme sauvage qui, dans les faits, n’a existé que fort peu de temps (dix ans dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle; une trentaine d’années dans l’Amérique de la fin du XIXe), est associé à la régression psychologique collective qui risque de faire passer la société de consommation issue des années cinquante, de la phase sadique-orale à une phase sadique-utérine qui serait l’équivalent du passage à l’envers du col de l’utérus et, par le fait même, l’asphyxie dans le «ventre» maternel. Bref, la mort. Telle est l’alternative à la dissolution dans une civilisation mondiale métissée où les paramètres socio-économiques seraient forcés de se transformer. Hors, c’est précisément ce contre quoi s’obstinent les forces conservatrices, ce qui les rendent si dangereuses et suicidaires. Nul besoin du fantôme de Lénine ou de celui de l’Ayatollah Khomeiny, ni des pirates aériens du 11 septembre pour justifier les politiques militaires actuelles nord-américaines. Tout se joue dans la «tête» des minorités dominantes, dans les discours, dans les pulsions destrudinales qui ont déjà asservi les pulsions érotiques à des jeux de destruction massive; c’est «la haute technologie» vantée par la publicité. Comme dans la Grèce du temps de la guerre du Péloponnèse (Ve siècle av. J.-C.) et les embrigadements de jeunesses : Komsomol soviétique, Balilla fasciste ou Hitlerjugend nazie, nous sommes en présence de ce que Clément d’Alexandrie appelait la pédophtorie, ou la prédation d’enfants. L’importance émotionnelle que nous accordons à ce que nous appelons la pédophilie, les abus physiques et sexuels commis par des adultes sur les enfants, n’est qu’une projection sur des cas individuels d’une angoisse sociétale, un stresseur réparateur qui nous informerait, inconsciemment, du danger auquel nous conduisent les discours politiques actuels, y compris, mais peut-être mis en sourdine par les hauts cris des environnementalistes, le discours militaire.

Or comment pouvons-nous définir la pédophtorie et la façon dont elle tend à se présenter maintenant, en ce début de XXIe siècle? Le terme semble apparaître dans un traité, Le Pédagogue, de Clément d’Alexandrie (159-215 apr. J.-C.), un Grec converti au christianisme, et qui utilisait ce mot de pédophtorie qui signifierait souiller les enfants, ce que nous appelons, non sans contre-sens aujourd’hui, pédophilie. Du geste individuel, dans une société parallèle qui, tout récemment encore, était considérée comme strictement réservée aux mâles, l’Armée est une serre chaude où s’enferment la Figure du Père et celle de l’Enfant, plus précisément du Fils. Le conflit œdipien prend alors la forme du complexe de Ganymède : le Père tient à posséder le Fils et à le dominer. En retour, le Fils cherche à séduire le Père, accepte sa soumission et, selon le schéma imparfait de l’Œdipe négatif freudien, se laisse entièrement «manipuler» par le Père. Au processus d’identification, qui demeure important, s’ajoute l’investissement objectal du Père par le Fils, et aussi l’inverse (l’officier qui parle de sa troupe comme «Mes p’tits gars», «My boys», etc.). L’humiliation du Fils amplifie la possession paternelle; la violence du Père accroît l’investissement érotique du Fils. C’est ce que nous appelions «casser le caractère». Ce procédé n’est pas évolutif et n’a que l’apparence de l’Éros homosexuel. En fait, c’est une perversion des pulsions homosexuelles pour les détourner vers des buts qui ne sont pas la satisfaction sexuelle mais la destruction. D’où ce besoin des recrues et des soldats de trouver des femmes lors des week-ends afin de les ramener à leur sexualité, et même explique les cas de viols qui accompagnent généralement les «percées militaires» en terrain de combats.

Expérimenté avec conscience dans la Grèce ancienne, le complexe de Ganymède a suscité un théorème militaire toujours en vigueur : je l’appelle «théorème de Théognis» parce qu’on le trouve clairement énoncé par Théognis de Mégare (±550 av. J.-C.) : il est honteux de voir un vieillard mourir de ses blessures sur le champ de bataille, mais que les blessures et la mort vont bien aux jeunes gens. Ce théorème était la transcription philosophique d’un chant militaire du célèbre poète Tyrtée (VIIe siècle av. J.-C.) qui disait:
Mais le garçon qui meurt, jeune et beau, dans sa fleur,
Aimé de tous, désiré par les femmes,
Reste envié, percé par le fer qui l’abat,
Et son beau corps resplendit dans la mort.
Théognis pouvait s’extasier devant cette intrication érotico-destrudinale de son théorème, il n’en ignorait pas toutefois les dangers: J’ai atteint à la course, comme un lion sûr de sa force, le jeune faon encore à la mamelle, mais je n’ai pas bu son sang; j’ai escaladé les remparts élevés, mais je n’ai pas saccagé la ville. C’était sonner l’alerte de la pédophtorie. Le défi lancé par le complexe d’Œdipe consiste à le sublimer afin de créer la communauté plutôt que de s’engager dans une névrose qui finira par conduire à la destruction de la Psyché; il en va exactement de même pour le complexe de Ganymède. Si les soldats ne deviennent pas homosexuels, c’est précisément parce que la sublimation finit par dépasser le stade primitif du désir de possession et de soumission. «L’esprit d’équipe» met un holà au désir érotique. Or le seul qui peut disposer aussi bien d’Œdipe que de Ganymède, dans toutes sociétés, c’est l’État; comme lui seul à la monopole de la vengeance et de la mise à mort des condamnés, lui seul à le monopole de la transgression œdipienne et ganymédienne, et peut imposer l’anathème de culpabilité sur les populations civiles pour des millions de «soldats inconnus».

Il y a, effectivement, une pédophtorie d’État, et c’est celle que nous retrouvons par-delà l’armée. Des sociétés militaristes, comme Sparte et la Prusse, ont toujours eu des cérémonies religio-militaires qui visaient à transformer en spectacles les «efforts physiques et mentals» des jeunes combattants : «À ce que rapportent Pline et Dioscoride, le huákinthos avait justement de bien intéressantes propriétés; il permettait de retarder la puberté, et les marchands d’esclaves l’utilisaient lorsqu’ils faisaient commerce d’adolescents. Ainsi le huákinthos connote l’essence de la puberté. Alors s’explique le mythe; avec le sang des héros - on rappellera que l’initiation et la formation militaire spartiate occasionnaient d’authentiques blessures, avec un bien réel écoulement de sang - c’est son adolescence, plus exactement le principe mythique qui caractérise l’état d’adolescent, qui le quitte» (B. Sergent. L’homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1984, p. 107). L’expérience du genre la mieux réussie est celle du Bataillon sacré de Thèbes où se révèle jusqu’au bout la machiavélisation de l’Éros au service de la défense de la cité : «Le Bataillon sacré fut, dit-on créé par Gorgidas. Il y fit entrer trois cents hommes d’élite, dont l’État assurait la formation et l’entretien, et qui étaient campés dans la Kadméia. C’est pour cela qu’on l’appelait le Bataillon de la ville, car en ce temps-là on donnait couramment aux acropoles le nom de villes. Quelques-uns prétendent que cette unité était composée d’érastes et d’éromènes: “Le Nestôr d’Homère, disait-il, est un médiocre tacticien, quand il engage les Grecs à se grouper au combat 'par tribus et par clans':
Ainsi le clan pourra s’appuyer sur le clan
Et la tribu porter secours à la tribu".
alors qu’il fallait ranger l’éraste près de l’éromène. Car, dans les périls, on ne se soucie guère des gens de sa tribu ou de sa phratrie, tandis qu’une troupe formée de gens qui s’aiment d’amour possède une cohésion impossible à rompre et à briser. Là, la tendresse pour l’éromène et la crainte de se montrer indignes de l’érastes les font rester fermes dans les dangers pour se défendre les uns les autres. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner, s’il est vrai qu’on respecte plus l’ami, même absent, que les autres présents» (Plutarque, cité in B. Sergent. L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1986, pp. 45 à 47). Cet esprit conduisit le Bataillon victorieux à être complètement anéanti par l’armée de Philippe de Macédoine à Chéronée. Cette liaison homoérotique  qui structure toute armée a été maintenue jusqu’à nos jours. Marshall McLuhan rappelle, dans les années 50-60 du XXe siècle, que «l’aviation canadienne choisit les deux pilotes de chacun de ses chasseurs à réaction avec un soin d’agence matrimoniale. Après nombre de tests et une longue période d’essai, les deux hommes sont officiellement [mariés par leur commandement “jusqu’à ce que la mort les sépare”. Et je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas ici d’une plaisanterie…» (M. McLuhan. Pour comprendre les média, Montréal, HMH, Col. Constantes, #13, 1964, p. 298).

Les systèmes totalitaires du XXe siècle ont poussé la pédophtorie d’État à un point sans précédent. Le recrutement des Balillas se faisait dès l’enfance. La propagande de la Hitlerjugend présentait des films  tel le fameux Hitlerjuge Quex de Hans Steinhoff (1933) qui décrivait le martyre d’un jeune hitlérien assassiné par les communistes. Le film Hans Wesmar, de Franz Wenzler (1933), montrait aussi comment un jeune nazi, athlétique et blond, trouvait dans une mort héroïque l’accomplissement de sa destinée. Tout cela, sept ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui faisait dire à Jean Genet, dans Pompes funèbres, que « le Führer envoyait à la mort ses hommes les plus beaux. C’était la seule façon qu’il eut de les posséder tous. Combien de fois n’ai-je pas désiré tuer tous ces beaux gosses qui me gênaient puisque je n’avais pas assez de bites pour les enfiler tous et ensemble, pas assez de sperme pour les gaver!» (Cité in Alexandrian. Histoire de la littérature érotique, Paris, Seghers, 1989, p. 329). Tout cela est pathologique, j’en conviens, mais la pathologie prend des allures de cataclysme lorsqu’elle se hisse au niveau des collectivités et de leur État. Nous qui accusons l’Église pour ne pas avoir veiller aux soins des enfants confiés à des prêtres pervers, pouvons-nous laisser un État faire de la propagande au nom de la sécurité nationale ou du service à la collectivité quand les intentions sont clairement énoncés de créer un stresseur, une tension poussée à la limite de l’insoutenable pour défendre des intérêts corporatistes? C'est le cynisme le plus dégradant qui soit. Là réside toute la question morale posée par de telles publicités qui vendent la carrière militaire par des appels de la destrudo. L’armée canadienne, sous les Conservateurs, oui, si la mort vous intéresse

Montréal
21 février 2012

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