FRANÇOIS AVARD ET LA POURSUITE DU BONHEUR
Chaque soir que Dieu fait je
regarde avec délectation un épisode ou deux de la série Le Bonheur avec les
textes signés François Avard. Il faut remercier le culot de
Fabienne Larouche et Michel Trudeau, les producteurs,
pour oser défier les codes de la bien-pensance qui étouffent
présentement la morale québécoise. Poussant la vulgarité des
humoristes jusqu'à son point de rupture, ils la détournent de son
insignifiance pour lui faire porter une critique cyniquement acerbe
de notre monde actuel.
Joyeusement,
la plume de Avard déverse du fiel. Elle est sa marque de commerce
depuis le succès des Bougon.
On a subi ses dommages aussi dans d'autres séries, comme Les
Beaux Malaises de
Martin Matte. Mais avec la série Le
Bonheur, diffusée
sur TVA, ce fiel atteint un niveau d'acidité inégalable. Qui, des
p'tits vieux comme moi en regardant la série n'a pas reconnu le
sit-com
américain des années 1960, Les
Arpents verts (Green
Acres, 1965-1971).
L'idée de départ est semblable sans être identique. Dans la série
américaine, un riche avocat de New York, Oliver Wendell Douglas, quittait
sa toge de plaideur pour revêtir le costume trois-pièces (de
Jacques Parizeau) pour se faire fermier. Son premier geste était
d'acheter une fermette délabrée à Hooterville et y traîner son
épouse hongroise friande du shooping
dans Times Square. Évidemment, Douglas devenait vite victime des
machinations de M. Haney, maître ès combines dans l'art d'escroquer le naïf qui
lui revient toujours de toutes façons.
Le
héros de Avard, François Plante, lui, après une crise dépressive
en pleine classe, devant des élèves médusés qui le voient flipper
son
bureau et le filment (sans son consentement!), renonce à l'enseignement et achète une fermette dont le
délabrement est moins évident que celui de la série américaine,
mais dont les vices apparaissent au fur et à mesure à chaque
épisode. Là où Plante (et Douglas) pensaient enfin accéder au
bonheur, ils se voient replongés dans les aberrations du monde réel
qu"ils s'efforçaient à l'origine de fuir. Dans le
Bonheur,
M. Haney change de sexe et devient l'agent d'immeuble, Karoll-Ann
Lapoynte-St-Jacques.
Comme son pendant américain, François Plante suit le rêve tracé par Thomas Jefferson : ce rêve qui veut que la vie urbaine soit moins saine que celle du fermier qui s'enrichit de son travail sur sa petite propriété, son petit lopin, pour jouir pleinement de la vie authentique parce que naturelle. S'établir en campagne est présenté comme une promesse de bonheur. Non pas tant à l'instar du retour à la terre, comme le voulaient les granoles des années 70 - Plante ne vient pas en campagne d'abord pour cultiver la terre, comme Oliver Douglas, mais pour y écrire son fameux roman -, qu'afin d'y trouver un havre de paix et de béatitude. Entre cette vocation littéraire (artistique et intellectuelle) et la sinistrose qui le harcelait en tant que professeur de français dans une polyvalente déjantée, les déboires et les désappointements se succéderont à chaque semaine.
François Avard n'est pas le seul
auteur québécois dont les œuvres sont particulièrement marquées
par le cynisme. Le cinéaste Denys Arcand, surtout depuis Le
Déclin de l'Empire américain, a signé des scénarios où
jaillissent bien des pointes amères. Pierre Falardeau, surtout avec
son Elvis Gratton, insistait pour nous rappeler que la liberté
était plus qu'une marque de Yogourt. Mais chez Arcand comme chez
Falardeau, le cynisme n'était jamais complètement fermé sur
lui-même. Il y avait toujours une voie qui ouvrait sur un espoir
quelconque. Dans le cas de Falardeau, c'était l'indépendance
nationale des Québécois; chez Arcand, la possibilité que l'amour
puisse venir faire une brèche dans l'enfermement dans notre
indifférence bourgeoise. Chez Avard, nulle échappée possible.
Reprenant Dante, il aurait pu afficher la terrible phrase qui
accueille les damnés : Vous qui entrez ici, abandonnez tout
espoir.
Mais François Plante n'entre pas
en Enfer comme Dante. Il n'est pas
un regard étranger porté sur l'aberration du monde dans lequel il se
verrait plongé. Il en fait intrinsèquement parti. Dès le premier
épisode, lorsqu'on le voit séduit par une mise en scène visant à
lui faire acheter la fermette, il se bouche le nez (il ne sent pas le
purin déversé par la porcherie voisine), se ferme les yeux (il
signe l'acte d'achat sans inspection préalable) et ne veut entendre
que le chant de la sirène qui use d'euphémismes pour désigner les
vices du «domaine». Lui, qui avait jeté ses antidépresseurs après
avoir signé l'acte d'achat, finira bientôt par fouiller la
poubelle où il les y avait jetés! Le cynisme ouvre sur une tragédie
qui n'était pas dans l'idée des concepteurs des Green Acres.
D'épisode en épisode, souvent en
rétrospectives, nous suivons François Plante errer entre les
aberrations du milieu scolaire et cet immense anus de la Terre
(comme le désigne Stéphane son ami psychologue) qu'est
Saint-Bernard-du-Lac. François se fait régulièrement rattraper par
la ténacité de Serge, le directeur d'école, personnage débonnaire
qui cherche à éteindre les feux qui s'allument sous l'effondrement
du système scolaire.
Commençons avec le premier cercle
de cette faune imparable. Son épouse d'abord, Mélanie (Mel),
infirmière recyclée en thérapeute naturaliste puis en joueuse de
banjo, et son fils, Étienne, grand flanc mou de 22 ans qui passe
pour un adolescent atavique et vit en osmose, non avec sa mère mais
avec son téléphone cellulaire. L'incapacité de saisir les ondes
dans la «cuvette» (lieu où est située la ferme) lui fait vivre à
la campagne un véritable calvaire. On y retrouve ensuite la
belle-mère de François, Carole, héritée des Green Acres elle
aussi. Le fait qu'elle a avancé l'argent de la fermette la ramène
toutes les semaines harceler son gendre qu'elle présente à sa fille comme un
raté afin de susciter son divorce. Elle est
accompagnée de son ineffable concubin, Jocelyn, conspirationniste
avéré qui sort une sottise de son chapeau à la minute.
Au-delà de ce premier cercle de
l'Enfer, il y a les habitants du village Saint-Bernard-du-Lac qui n'a
rien à envier à Hooterville. D'abord le maire, Justin Lafleur, (qui
ne ressemble en rien au maire Drucker), incolore et opportuniste,
véritable sangsue; le gars de l'Hydro, assis tous les matins sur le
bol de toilette, il rend compte de la servitude d'Hydro); Nancy,
qui tient le magasin général du village; Germain, le policier
embusqué qui ne sort jamais de son véhicule et sert de relais
téléphonique entre Serge et François. Il y a aussi le
couple de voisins baptisés les Parfaits, personnages
insipides de lieux communs. Au cours de la deuxième saison bien
d'autres personnages se sont ajoutés, des personnages en particulier issus des
média.
Après la famille puis le village,
le troisième cercle de l'Enfer de François Plante est son ancien
milieu. Le monde scolaire y est présenté rempli d'enseignants
châtrés régulièrement victimes d'élèves chahuteurs, wokes
absurdes, mani-
Ces enseignants, en effet, ne
méritent guère d'éloges. Abandonnés par le système scolaire
(le Ministère), méprisés par les parents (l'un d'eux envoie un
douchebag casser la gueule à François Plante), perdant le contrôle de la
gestion de classe, ils sont
gouvernés par Serge, le directeur sans épine dorsale. On retrouve, entre autres,
Éric, le professeur des métiers, alcoolique divorcé aux tendances
meurtrières réprimées; Judith, le professeur d'économie, qui se fait
donner des leçons de fraude fiscale par ses élèves; Monique, le
professeur d'anglais qui cache son ignorance de la langue en
faisant parler les élèves à sa place, mais surtout Daniel, le
pathétique professeur d'histoire.
Poussant la caricature, Avard enrichi son personnage de situations hebdomadaires qui le prend en tenaille entre les exigences de la réforme du ministère en matière d'enseignement et son aptitude à se déguiser afin d'intéresser les élèves à l'histoire. À chaque semaine, évidemment, sa marotte se retourne contre lui, au point qu'on le retrouve en camisole de force dans le dernier épisode de la seconde saison, donnant de sa cellule en psychiatrie son cours à distance afin de palier au manque de personnel de remplacement.
La persistance avec laquelle Avard
ramène ce personnage étranglé dans les contradictions du système confirme la fermeture sur lui-même du cynisme. Aucune option politique n'est offerte à
François Plante pour espérer une société meilleure, pas même une
sortie de crise! Condamnée dans sa médiocrité et ses mensonges, la
société ne peut que maquiller le passé afin de se donner une
légitimité. Face à Jocelyn, le beau-père de François qui
l'assaisonne d'intraterrestres, d'intramerestres, de terre plate et
autres sornettes, le ministère de l'éducation
impose à Daniel un programme assaisonné de wokismes tout
aussi aberrants. C'est l'option idéologique d'Avard, renvoyer dos à
dos conspirationnistes et wokes tant ils appartiennent à la
même dérive culturelle.
Ainsi, successivement, verra-t-on
Daniel costumé en Hélène Boulé, «puisqu'on fait plus
l'histoire de Champlain, on fait celle de sa femme» (à moins de
se rappeler que le rôle historique d'Hélène Boulé, avant de
disparaître dans un cloître, fut d'apporter sa dote à Champlain
pour poursuivre ses explorations, on ne verra pas l'ironie méchante
de l'allusion); puis en Iroquois amical, puisque dans le nouveau
programme, «Français et Iroquois sont amis et les scalps sont
justes une forme de rite initiatique»; selon le même programme;
la déportation de 1755 devient «une grande vacance, une croisière
payée aux Acadiens par les Anglais»; la pendaison des Patriotes de
1839, qu'un malentendu lié à une pendaison de crémaillère (Pauvre
Falardeau!). Plus cruel lorsque Daniel se déguise en Rigolocauste,
un juif revêtu de l'uniforme des camps
de concentration avec un
masque de clown afin de «ne pas traumatiser les jeunes en leur
exposant la réalité de façon trop crue. Tu sais nos jeunes sont
sensibles et facilement offusqué de nos jours». Ce qui lui
vaudra d'être arrêté par la police et suspendu pendant deux jours
: «L'association Amitié canado-allemande s'est dite outrée
qu'on ressasse sans cesse ses crimes précisant que les Allemands
d'aujourd'hui n'ont cesse de faire amende honorable et n'ont plus a
subir l'opprobre des crimes commis il y a près de cent ans bientôt».
Vers la fin de la première saison, on le verra effacer la cigarette
de René Lévesque, puis la flèche du ventre d'un castor, enfin modifier la corde de pendu de Louis Riel en cravate.
À la seconde saison, le rythme des
déformations historiques perd de sa constance. Daniel apparaît au
second épisode déguisé en John Lennon et se fait poignarder par un
élève; puis en coureur des bois qui aime les castors et finit par
les convaincre de lui donner leurs fourrures «par le dialogue et
la persuasion». «Le consentement éclairé pour le
dépiautage de l'animal, c'est la base d'une relation saine. ...c'est
moins choquant pour eux autres (les élèves)», ce à quoi Éric,
le professeur des métiers, rétorque : «À journée longue, les
jeunes jouent à des jeux vidéos où ils tuent des putes à coups de
battes de baseball...» «Faut croire que les animaux attirent
plus de sympathie que les putes», conclut Daniel. Dans l'épisode
suivant, il arrive portant le chef de René Lévesque avec un
poignard sanglant dans le dos, évocation du rapatriement de
la constitution. Il apparaît aussi revêtu du «costume traditionnel de
Mohawk» (l'habit kaki de Lasagne) pour le cours sur la crise d'Oka.
Il se place la tête dans une guillotine en carton pour enseigner la Terreur. Dépressif à son tour, Daniel prend la classe en otage après avoir
enseigné l'histoire du véganisme au temps de la colonisation. «Un
végane est arrivé en Nouvelle-France en 1664, pas de viande, pas de
cuir, pas
de fourrure pas de lait, en plein hiver. Il est mort au
bout de 2 jours. Un élève a trouvé ça trop violent et a menacé
de porter plainte». Dans les deux derniers épisodes, d'abord,
il est présenté en pleine psychose dans une boîte aux lettres dans
laquelle le FLQ glissait ses engins explosifs, parce que dans le nouveau
programme, «faut enseigner le point de vue de la boîte aux
lettres»; enfin, il arrive déguisée en prostituée poignardée
par Jack l'Éventreur... Le cynisme de Avard achève de monter une épouvantable mécanique aux
grincements des plus violents.
Durant
la deuxième saison, Avard pousse la transgression dans toutes les
directions. On le croirait appliquer la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing tout
au long des épisodes. On y retrouve la pédophilie quasi magnifiée
par un prêtre sorti de prison (le thème revient avec le chauffeur
d'autobus scolaire); le fétichisme (un client du bed &
breakfeast arrive avec sa poupée gonflable dont il fait l'éloge au détriment des femmes); les
Parfaits suggèrent de
pratiquer l'échangisme; l'exhibitionnisme (le sourcier qui, étendu
nu, copule avec la terre); la coprophagie (Mel déguste des chocolats
à la selle qu'elle offrira à son mari, parodie de la tentation d'Adam); le cannibalisme (François et Jocelyn, participant à
un groupe de survivalistes, sont invités à
manger la jambe d'un
itinérant mort puis a pratiquer la sodomie). Sans compter le sadisme et le masochisme récurrents, il
reste encore la bestialité, la gérontophilie et bien d'autres
petites perversions à explorer. Quant au suicide, le précédent
propriétaire de la fermette, (un double de François), s'est suicidé
et son fantôme hante la maison. Côté homicide, les femmes du
Cercle des Fermières reconnaissent implicitement avoir tué leurs
maris afin de trouver le bonheur.
Personne,
et Avard le premier, ne tiendrait les caricatures du Bonheur
pour
un portrait fidèle des Québecois, de leurs enfants et de leurs
enseignants. Pourtant, le succès est au rendez-vous et dans
l'ensemble des émissions de TVA, qui sont purgées par la haute
direction de Québécor, le
Bonheur semble
appelé à attirer suffisamment de commanditaires pour obtenir le soutien de la boîte de production pour
une troisième saison. Plutôt que de présenter la tradition-
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