lundi 7 mars 2011

Le fantasme nazi chez les adolescents

Couple petit-bourgeois devant un ado pro-nazi : Toute la Vérité (T.V.A.)


LE FANTASME NAZI CHEZ LES ADOLESCENTS


La littérature téléromanesque est généralement peu intéressante, bien que je considère que la production québécoise surclasse celle des pays autrement mieux équipés que la belle province pour faire de la télé. Aux États-Unis, on y va avec les effets spéciaux. Les cadavres, qu’il y a vingt ans la série Quincy se refusait à nous montrer, même si le personnage principal ne cessait de nous répéter qu’un cadavre avait mille choses à nous raconter, on ne les «entendaient» jamais. Aujourd’hui, avec les C.S.I. de Las Vegas, de Manhattan et de Miami, les cadavres sont plus bavards que jamais. On nous les montre sous toutes les coutures et dans toutes les positions possibles. Les tueurs en série, une proportion infime de la population psychopathe, font l’objet de plusieurs Dexter et autres Criminal Minds. C’est toujours amusant de courir après un quelconque émule de Jack l’Éventreur, mais depuis plus d’un demi-siècle, ils sont insaisissables. Depuis les temps du noir-et-blanc, de Naked City et The Untouchables, le méchant se fait toujours attraper à la fin de chaque épisode, mais il revient au début du suivant, toujours aussi méchant et toujours plus cruel. Le Mal, ses bienfaits (saint Augustin disait «du mal peut naître le bien», ce que ces protestants anglo-saxons «blancs» ont bien compris à travers leur rigorisme et leur fatalisme imbus de prédestination) et ses culpabilités, demeure l’élément obsessionnel qu’on retrouve, même dans les variétés parfois les plus idiots. If you think you can dance, par exemple, ne nous épargne aucun «pocheton» avant de nous présenter les candidats les plus doués. Pourquoi? Pour l’éthique du travail, le Beruf de Max Weber sans doute, qui seul, dans le rêve américain, mérite le succès. Mais c’est la même culture, le même rêve, qui nous dit que «le crime ne paie pas», alors que…

À part quelques séries adaptées des grands romans - et même là encore, la réadaptation des Rois maudits, il y a quelques années, réalisées dans un Moyen Âge surréaliste, nous faisait réaliser qu’une adaptation théâtrale devant des décors de cartons avait un charme indépassable par la technique -, la télévision française m’apparaît soporifique aussi bien qu’intoxiquée par un bavardage incorrigible de journalistes, d’intellos, de vedettes à l’esprit vide. Reste l’anglaise qui sait encore produire de grandes séries, et même si le pulpeux jeune irlandais qui joue le rôle du roi Henry VIII dans Les Tudors ressemble le plus loin possible aux célèbres tableaux du roi peints par Holbein, on se prend à y croire. Et je ne me lasse jamais de la somptuosité des décors Art Déco des Poirot.

La télé québécoise a longtemps souffert d’un hyperréalisme à prétention scolaire ou didactique, atteint du syndrome «Jeannette Bertrand», où chaque épisode doit nous présenter une thématique où problème et solution sont donnés dans la dramatique. Aujourd’hui, le progrès des téléséries consiste davantage à présenter une thématique à décortiquer afin d’exercer notre jugement tout en conservant un aspect ludique que n’avaient pas ces vieilles séries. Certes, on joue encore trop souvent devant des décors de carton, mais petits budgets obligent. D’ailleurs un trop gros budget risquerait d’affaiblir la qualité dramatique des scénari pour s’en tenir aux effets, comme le montre l’évolution de la télé américaine. Je ne m’en plains donc pas. L’évolution du traitement des problématiques mérite aussi qu’on s’y arrête.

Il n’y a pas encore si longtemps, lorsqu’on abordait le thème des adolescents, on ne pouvait échapper aux drames habituels, des boutons d’acné au premier joint de pot; des premières étreintes amoureuses à la blonde enceinte. Longtemps, ce furent là les thèmes ressassés des «émissions jeunesses». L’acceptation de l’agressivité et de la violence, qui était impensable dans des séries telles que Quelle famille! au début des années 70, ont fait entrer les ados dans l’univers des junkies, des brutes, des violeurs et d’une réalité moins rose que celle de l’époque où «Jeannette voulait tout savoir mais n’apprenait rien puisqu’elle savait déjà tout». À la limite, nous sommes rendus à l’inceste, alors que Criminal Minds a franchi ce stade pour entrer dans le tabou du cannibalisme. Les derniers interdits de la civilisation sont maintenant en voie de «domestication» et nous osons aborder de face cette triste réalité que derrière nos petites personnalités bien toilettées, polies, aimables, se cachent des secrets, des fantasmes, des gestes mêmes, indicibles.

L’un de ces fantasmes est apparu dans un épisode récent de la série diffusée à T.V.A., Toute la vérité. On y voit des ados, non des pauvres ados, junkies ou brutalisés par leurs parents, mais fils de petits-bourgeois, avocats de la défense et de la couronne, fréquentant l’école privée, tout rose et tout bien coiffé, se faire tatouer des symboles nazis sur le corps et aller commettre du vandalisme dans un cimetière juif. Le fils de l’un des héros de la série ment effrontément à son père, dégustant la haine ethnique et homophobe avec un suprême contentement devant son ordi. Il en redemande et j’avoue que je ne peux prévoir où les scénaristes mèneront l’intrigue, sinon qu’à l’inévitable passage par l’enfer et la toute aussi inévitable rédemption de la brebis galeuse. C’est une voie incontournable dans notre regard que nous portons sur nous-mêmes, puisque notre bon vieux fonds catholique s’est reconverti en morale laïque des «bons sentiments». Or, l’intérêt de cet épisode, c’est que l’ado n’est mu que par de «mauvais sentiments». La problématique n’en est que plus sérieuse. Bien plus que d’être surpris à fumer un joint, comme dans Quelle famille! l’ado revendique son droit à sa liberté d’opinion et que, dit-il, de toute façon, il me se rallie pas à tout ce qui est dit sur les sites qu’il visite. De plus son père lui met sous le nez un livre sur la Fraternité Blanche, ce qui montre que son adhésion va bien plus loin qu’un simple jeu où le fantasme n’a pas de prise sur la réalité. Pourquoi, en effet, un certain nombre d’adolescents, des garçons exclusivement, sont-ils tant séduits par les rites et les monstruosités du nazisme?

Lorsque j’étais adolescent, la plupart des garçons de mon âge qui pouvaient avoir un certain intérêt pour le passé, étaient déjà séduits par les parades nazies, la personnalité d’Adolf Hitler, la chasse aux Juifs menés par la Hitlerjungend, les horreurs sans noms des camps d’extermination. Ce n’étaient là qu’une séduction morbide, comme moi j’étais séduits par les excès de la Révolution française. Il est vrai, toutefois, qu’il y avait beaucoup plus de films de guerre que de films sur la Révolution française! Les dix années qui suivirent la fin du second conflit mondial furent abreuvées de films américains, britanniques et français, célébrant les héros de la résistance, la monstruosité des collaborateurs, la lâcheté et la bravoure des combattants. Mais, ce n’était que du cinéma, une façon de panser les plaies de ceux qui étaient revenus de l’enfer. Une catharsis à l’image de la tragédie grecque par rapport aux guerres médiques. Mais personne n’avait de petits fours crématoires-jouets où y faire brûler des juifs miniatures en plastiques jaunes, rouges, bleus ou verts. Le seul Juif que je connaissais était le tailleur de la rue Richelieu, à Saint-Jean, où mes parents venaient faire ajuster mes habits. C’était un vieil homme sympathique et bon. D’un autre côté, notre médecin de famille était d’origine allemande. Il avait été capturé par les troupes alliées et envoyé au Canada, où il avait décidé finalement de s’installer après la guerre. C’était un type grand, costaud, médecin de guerre pratiquant maintenant dans un petit coin tranquille du Québec. La réalité est si loin des rêves que nous fantasmons tirés de l’Histoire. Pourquoi prendre au tragique et faire une intrigue de jeunes ados séduits par le nazisme, alors que nous, qui vivions à peine à vingt ans de distance des événements, n’y avons vu rien de plus qu’un jeu comme celui des cow-boys et des Indiens. Pourtant, l’un comme l’autre, ces jeux mettaient en scène la rivalité du bien et du mal où ceux tenus pour le mal devaient être abattus. À tout cela, nous restions inconscients, parce qu’il n’y avait pas de «vrais» Juifs, ni de vrais «Indiens» dans notre entourage. Pas plus que de vrais «cow-boys» ni de «vrais» Allemands nazis. Aujourd’hui, les bons et les méchants sont projetés dans de lointaines galaxies, à des années-lumières devant nous, que personne ne survivra pour pouvoir dire si les choses se passeront bien ainsi.

La réponse que font généralement les psycho-sociologues est de dire que le fantasme nazi appelle au besoin des adolescents de vivre dans des groupes d’âge où s’inscrirait l’initiation à la vie et à la mort, la quête de la virilité, du courage, de l’aventure en groupes. Finalement, la Hitlerjungend n’était qu’une déformation perverse du scoutisme. En fait, ce n’était qu’un scoutisme mené à ses voies déformées les plus extrêmes. Il vaudrait mieux la comparer à la kryptie crétoise ou grecque, où les adolescents, comme à Sparte, pouvaient se permettre de tuer les hilotes, des esclaves, vaincus de guerre, astreints à cultiver les champs pour nourrir les nobles guerriers spartiates. Cette réponse de la psycho-sociologie classique échoue à nous rendre la vraie portée de ce besoin, en le présentant comme une étape obligée de la maturité des jeunes hommes. Or, au niveau de la psychologie collective, le phénomène se présente d’une manière tout à fait différente. Il inverse le processus de fraternisation inauguré par la démocratie pour le ramené à celui d’une portée de louve qui apprend à chasser le gibier ensemble. Il s’agit d’une régression infantile, sous le tutelle du Führerprinzip qui finit toujours par établir l’un des membres de la portée, généralement le plus violent, le plus rusé, le plus menteur, le plus séducteur aussi, à l’ancienne position paternelle. Comme il n’est pas le «vrai» père mais un père substitut, il pourra toujours être évincé par un concurrent, le jour où son rapport de force faiblira (comme dans le cas de Mussolini en 1943) ou qu’il perdra sa force charismatique à l’origine du comportement conditionné de la meute (ce qui arrive présentement à Khadafi). Les ados séduits par le régime hitlérien sont donc des ados attirés par le chant des sirènes qui les rappellent à revenir à la caverne maternelle, à régresser dans l’utérus racial où le monde extérieur cesse d’exister et dans laquelle ils peuvent exercer tous leurs pouvoirs illimités. C'est ce qu'avait déjà compris le général russe Boldine lorsqu'en juin 1941, les bombardiers allemands se jetaient sur la Russie : «À travers le pare-brise, je pus voir 15 bombardiers allemands venant de l’ouest. Ils volaient bas, avec une insolence provocatrice, comme si le ciel leur eût appartenu. Sur leur fuselage je pouvais distinguer nettement les araignées de la svastika nazie» (Alexandre Werth. La Russie en guerre, t. 1: la patrie en danger, 1941-1942, Paris, Tallandier, Col. Texto, 2010, p. 232). Cet avatar du fantasme de la femme-araignée, figure de la Mère archaïque, dévoreuse et côté sombre de la Nation et surtout du nationalisme extrémiste comme le fut le nazisme, ne s'avoue plus d'une manière aussi patente que le fait le général Boldine, mais il survit, inconsciemment, en nous et les tatouages auxquels se livrent les ado de Toute la vérité sont des réminiscences du signifiant régressif maternel à travers des signifiés de ralliement. Le retour dans le labyrinthe matriciel se déplacera vers les remords de conscience, comme il était prévisible bien avant que l'intrigue ne nous le révèle. D’ailleurs, après la confrontation de l’ado et du père, dans la série, le jeune proto-nazi se réfugie finalement …chez sa mère (même si celle-ci vit avec «Buritos», un untermensch mexicain!)

Le fantasme nazi du jeune bourgeois de la série Toute la vérité serait-il différent de celui de mon jeune temps? Certes. Pourquoi? D’abord, parce qu’entre 1970 et 2010, une immigration massive d’étrangers, vite surnommés les néo-québécois, souvent mal intégrés, mal préparés à s’intégrer, eux-mêmes désorientés par les mœurs de la société d’accueil, a créé une situation mal évaluée par les dirigeants politiques et administratifs. Ensuite, il faut dire que les Québécois d’aujourd’hui vacillent dans leur identité, entre être des Québécois dits «de souches», immigrants de la première heure sur les navires vermoulus de Louis XIV et l’entité Canadienne-française, qui fait d’eux une minorité menacée dans la mer anglophone de l’Amérique du Nord. Le paradoxe de la situation est de mettre face à face deux types de communautés incertaines: les premiers immigrants de neuf générations et les nouveaux arrivants, hétérogènes tant dans leurs provenances que dans leurs cultures. Comme la haine est instinctive et l’amour mesuré, de part et d’autres se créent des sentiments viscéraux qui, aux yeux de certains, mijotent lentement en attendant d’exploser. Enfin, il y a l’incapacité des Québécois à trouver, dans leur histoire, une démonstration de haine agressive tournée vers l’extérieur, ce qui oblige la jeunesse à chercher dans une histoire «autre» (l’américaine avec ses cow-boys et ses indiens; l’Allemande avec ses nazis et ses Juifs), un modèle où extérioriser ce qui est jusque-là inhibé par l’éducation: la saine agressivité envers les obstacles. L’oubli de l’histoire de la Nouvelle-France, censurée dans le processus de réhabilitation des Amérindiens, a effacé les seules traces de haine de l’autre que nous ayons expérimentées, voilà trois siècles. Cette opération de «nettoyage ethnique» a relayé notre ancien masochisme catholique dans le retournement de la haine contre soi. Ainsi, quelques émissions de télé plus tôt, la série de Radio-Canada Les Parents nous présentait un vieux couple formé par les acteurs Louise Turcot et Marcel Sabourin, expliquer à un jeune couple d’ados, qu’«en leur temps», les bals de graduation étaient organisés par les sœurs et les frères enseignants, que les écoles n’étaient pas mixtes, que des chaperons surveillaient les diplômés afin qu’ils ne se touchent pas trop et surtout ne s’embrassent pas, et que si le malheur venait qu’une jeune fille tombe enceinte d’un garçon, elle se voyait forcée de marier un homme qu’elle haïrait toute sa vie. Les ados conviennent finalement que leur époque a des avantages qu’aucun romantisme de l’ancien temps ne réussit à battre. Voilà ce que j’entends par un comportement portant sur la haine de soi: la police des mœurs, l’interdit sexuel, le mariage obligatoire, la honte de l’acte sexuel, la culpabilité et la condamnation de soi, dans tout ce que nous pouvons faire, et même dans tout ce que nous pensons même pouvoir faire, bref un ressentiment perpétuel et éternel envers la vie. Une agressivité intériorisée au point de nous frapper nous-mêmes jusqu’à la mort s’il le faut, pour sauver un idéal de soi qui n’a rien de naturel (ni même de normal, dirais-je) dans le comportement humain, mais tout d’un surpoids écrasant de la morale, du pouvoir et du consensus social.

Or, l’ado de Toute la vérité ne souffre d’aucun de ces renversements d’agressivité. Lui, c’est bien l’«autre» qu’il hait. Et il manifeste son agressivité, quitte à mentir même à son moraliste de père qui ne comprend rien à son comportement. Nous n’avons jamais connu au Québec de pogroms antisémites. Des manifestations, des discours, oui; du vandalisme sur la rue Saint-Laurent dans les années 30, oui; mais l’affaire Jean-Louis Roux a été une tempête dans un verre d’eau. Le masochisme de l’acteur, devenu lieutenant-gouverneur du Québec, l’a conduit à s’auto-flageller à souhait, pour la honte du Québec tout entier. Il n’en était pas d’ailleurs à sa première séance d’auto-flagellation si on considère les énormités haineuses qu’il a lancées contre les siens lors de la campagne référendaire de 1995. Mais ceux qui se prendraient à vouloir comparer les manifestations antisémites, autant anglophones que francophones, dans le Québec des années 30 avec la Reichkristallnacht de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, feraient mieux de bien se documenter avant d’avancer une telle énormité.
La haine de l’autre est un fruit qui se goûte froid. Il fait appel à un ressentiment longtemps ressassé mais rarement exprimé, souvent masqué par une figure ouverte et bienveillante de civilité. Les horreurs de la période nazie se sont longuement préparées d’avance, en France, en Russie, en Angleterre, en Amérique avant de passer en Allemagne, et cela plus d’un demi-siècle avant la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Des événements ponctuels ont fait craquer le masque à partir de 1860: la guerre de Sécession aux États-Unis devait, malgré la victoire nordiste, donner naissance au Ku Klux Klan, d’abord anti-nègres avant de devenir antisémite, anticatholique et homophobe. La guerre de 1870 entre l’Allemagne et la France a fait naître, en France, le complot juif dissimulé derrière la démocratie: les Rothschild distribuant des chèques aux politiciens pour financer le canal de Panama, un projet sans suite et dont l’Affaire Dreyfus fut l’explosion de rancœurs qui divisa profondément la population en deux camps nettement hostiles pour les quarante prochaines années. Les futurs partisans du Maréchal Pétain et du gouvernement de Vichy s’y formèrent dans la bagarre avec les Camelots du Roi de l’Action Française affrontant les partisans de la Ligue des droits de l’homme. Les Anglais, avec Darwin et son école, diffusèrent à travers l’impérialisme «l’échelle des races»: les Hindoux avec la guerre des Cipayes au milieu du XIXe siècle, la guerre au Soudan contre le Mahadi, les guerres de l’Opium en Chine, la guerre des Boers enfin, dressaient devant «le fardeau de l’homme blanc» dont parlait Kipling, des races aux peaux de toutes les couleurs, aussi sournois que menaçants les uns les autres. L’un des membres d’une illustre famille d’impérialistes, Houston Stuart Chamberlain, émigra en Allemagne, devint gendre de Wagner et publia des traités antisémites qui devaient, plusieurs années plus tard, influencer l’esprit bouillonnant d’un médiocre artiste, soldat délirant et fanatique de l’armée du Kaiser, Adolf Hitler. La défaite allemande de 1918 devait donner l’élan haineux à ce qui deviendrait l’antisémitisme nazi. Enfin, la Russie était une habituée des pogroms, mais lors des grandes famines des années 1890, le tsar Nicolas II n’eut d’autres recours qu’encourager, via ses policiers qui répandaient dans toute l’Europe ce navet pour végétariens que furent les Protocoles des Sages de Sion, pour rejeter la responsabilité de l’incurie de son administration sur le dos des complots juifs. La vague de pogroms meurtriers fut si grande qu’elle souleva l’inquiétude parmi les gouvernements occidentaux (y compris le gouvernement allemand) qui, dans cette dernière décennie du siècle, n’étaient pas encore convaincus du danger sémite! Oui, la haine peut envahir toute une culture nationale comme elle peut, sautant d’une culture à l’autre, infecter toute une civilisation. C’est ce qui s’est passé entre 1860 et 1945, et une fois devenue exsangue, la civilisation occidentale s’est promise «plus jamais ça». Pourtant…

Dans les années 1980, j’ai pondu une étude comparative de récits de la Saint-Barthélemy au cours des années 1950-1980. De l’essai de Mme Janine Garrisson, je notais l’angoisse manifestée par une éventuelle «Saint-Barthélemy des Arabes», considérant les propagandes haineuses du Front National de Le Pen et des manifestations anti-immigrantes de certaines classes de poujadistes français. Heureusement, cette Saint-Barthélemy ne s’est pas produite, mais la culture de la haine, même minoritaire, même contenue, s’est maintenue et les émeutes des banlieues au cours des années Chirac et Sarkozy ont montré que l’agressivité et la violence inter-ethnique sommeillait commeun volcan fumant.

C’est un peu cette même hantise que je soupçonne derrière la problématique soulevé par les scénaristes de Toute la vérité. L’antisémitisme nazi n’est connu que de manière superficielle, tant par les néo-nazis que par les «cosmopolites» anti-racistes. On accroche aux colifichets. On ne scrute pas le niveau de malaise individuel et collectif qu’il suppose. Que des Allemands, des Américains ou des Britanniques, peuples dont le profil est celui de peuples extravertis, agressifs, volontaires et ne reculant pas devant les moyens brutaux pour s’approprier l’espace et les individus, fantasment néo-nazis, c’est dans la logique des choses. Ces peuples ont, derrière eux, un passé violent où le récit de génocides de peuples autochtones, étrangers, exclus de l’«humanité», se retransmet à travers les manuels scolaires, le cinéma et le folklore. Les Allemands, les Américains ou les Britanniques n’en sont pas moins de bonnes personnes, mais ils doivent assumer leur passé et leur culture indissociables de leur identité collective, et dans la mesure où ils en sont conscients, ils peuvent rectifier, par l’éducation, la conscientisation, l’auto-critique collective, une orientation qui n’a rien de fatal ni de déterminé.

Que des Québécois fantasment nazis, là il y a un problème d’une autre nature. Les Québécois ne sont pas, collectivement, extravertis, agressifs, volontaires. Ils ont su reculer devant les risques d’assimilation à la grande république américaine (en refusant de participer à la Révolution de 1776, a posteriori, le cas de la Louisiane leur donne raison); ils ont su, également, écarter les risques d’un génocide ethnique (en auto-avortant les Rébellions de 1837-1838 devant la puissance militaire coloniale), enfin, en se repliant piteusement sur eux-mêmes, érigeant la religion comme mur protecteur de leur identité, ils se sont protégés contre les séductions venues de l’extérieur qui auraient pu les diviser de l’intérieur. Introvertis, profils bas, retournant l’agressivité contre soi-même afin de maintenir leurs acquis, velléitaires dans leurs revendications politiques et sociales, les Québécois restent, toutefois, un peuple incapable de manifester une haine viscérale de l’«autre». Ce qui est facile, à des immigrants venant de pays plus extravertis, agressifs et volontaires de s’apercevoir. D’où la tentation de l’intimidation, du chantage affectif, et de la culpabilité morale.

Les lobbies juifs ont très bien su articuler l’intimidation avec des porte-paroles comme l'impayable Mordechaï Richler qui savait trouver les mots justes pour mépriser les francophones du Québec, ou encore ces B’nai Brith qui voulaient débaptiser la station de métro montréalaise Lionel-Groulx (accusé d’être un antisémite) pour lui donner le nom d’Yitzhak Rabin, le premier ministre israélien assassiné en 1995 par l’un des siens, le jugeant pas assez à droite à son goût. Je me demande d’ailleurs où la Compagnie de Transport a trouvé assez de courage pour ne pas accommoder leur revendication? En ce qui a trait au chantage affectif, les Québécois «de souche» comme les nouveaux arrivants se sont livrés un match nul d'hystérie collective à travers les pénibles séances de la Commission Bouchard-Taylor où l’on en appelait, d’un côté, à protéger l’héritage national et religieux (lequel on ne respecte plus que pour l’intégrer dans une cérémonie baroque de mariage, de baptême ou de décès), alors que de l’autre on en appelait à la tradition de tolérance (et je me demande où ils ont été la chercher dans le passé québécois?), de liberté et de respect pour revendiquer des voiles sur le visage des femmes ou des rituels, des interdits, ou le port de colifichets au nom des droits (laïques) de l’homme. Dans un cas comme dans l’autre, nous sortions perdant - d’où le match nul - puisque nous ne pouvons refuser des «accommodements raisonnables» à ceux que nous accueillons pour faire les sales jobs sous-payés à notre place, ni de protéger les acquis d’une longue tradition québécoise, dont la tolérance remonte pas plus loin que 1960 (et avec un bémol). L’intimidation, je l’ai rencontré un soir, en descendant la rue Rachel, le long du Parc Lafontaine, lorsque l’un de ces nouveaux arrivants, un Algérien à ce qu’il me semble, me salua. Je répondis à son salut comme tout individu poli, et se mettre alors à me crier des injures homophobes. J’ai fait bla-bla-bla pour lui signifier qu’il pouvait délirer autant qu’il voulait, c’est alors qu’il m’est tombé dessus, continuant à m’insulter pour finir par me cracher à la figure. Il provoquait et j’ai répondu, alors que j’aurais dû, normalement, me taire et le laisser faire. Ce qui aurait été profondément québécois. Lorsque l’ado de Toute la vérité, déclare à son père que les étrangers arrivent au Québec, viennent s’y installer pour finir par nous mépriser, je comprends sincèrement ce qu’il veut dire.

Notre grand handicap dans la situation présente, c’est notre manque d’expérience de l’Histoire. L’Histoire est faite de chair et de sang, et ce sont ces expériences douloureuses et tragiques qui consolident aussi bien les liens affectifs que les rancunes haineuses. Il y a peu de peuples qui ont été aussi épargné que le peuple Québécois des horreurs de l’Histoire. Nous n’avons pas connu les destructions massives de notre patrimoine comme l’ont connu les Européens, les Chinois, les Vietnamiens, les Russes, les Africains… Lorsque notre patrimoine a été saccagé, il le fut par nous-mêmes, comme à Saint-Jean-sur-Richelieu, qui en moins de quinze ans a su faire disparaître tous les édifices, tous les bâtiments qui rappelaient la grandeur du passé d’une ville au développement exceptionnel, pour faire de son centre-ville un ghosttown où venir tourner des séquences de la série américaine Lassie …et s’en montrer fiers comme cocus-contents! La haine de l’autre, nous ne l’avons expérimentée qu’à travers notre haine de soi, les deux faces d’une même monnaie. Qui sait, à quel point, les soldats canadiens étaient la terreur des Allemands en 1945 quand, héritant d’une vieille tradition amérindienne, les soldats, la figure barbouillée de terre, se précipitaient en hurlant sur les bunkers de Normandie? Déjà, dans les canoë qui les emmenaient vers la côte normande, nous les voyons sur les photographies, avec cette allure hirsute, prêts à déchaîner deux siècles de violence contenue. Mais tout cela se passait très loin du Québec, et une fois la guerre terminée, comme ce n’était sûrement pas là une attitude héroïque et «civilisée» de se faire tuer, on préféra taire ce comportement plus que «barbare» et montrer au théâtre des soldats bâtards (Ti-Coq, de Gratien Gélinas) ou vaurien pleurnichard (Un simple soldat, de Dubé).

Le fait d’un individu n’est pas toute la culture d’un peuple. Il est possible d’être un peuple ouvert, accueillant, bienveillant sans être pour autant faible, intimidable, passif. La reconnaissance de la dignité va dans les deux sens. Si pour certains groupes la collectivité l’emporte sur l’individualité, il faut les mettre devant l’évidence. C’est à prendre ou à laisser. Nous ne les retiendrons pas. Car telle est la liberté. Si l’on nous demande de distinguer qui des néo-québécois est amical de qui est hostile et se met hors-la-loi, c’est bien pour qu’ils s’intègrent à nos lois et à nos mœurs, et non qu’ils perpétuent chez nous les moyens violents et ilicitent qui leurs servaient de système D ou de protection dans leurs pays d’origine, souvent violents et dominés par des dictateurs sanguinaires. Ils doivent accepter, pour leur part, le fait que la personnalité de chacun mérite d’être respecté et si certains Québécois «de souche» se montrent agressifs, hostiles et hors-la-loi par la pratique haineuse de la ségrégation, alors il y a des lois et leur application doit être sans compromis. À défaut de bien enregistrer le message, par lâcheté politique ou par mensonge collectif, comme nous l’avons si souvent fait par le passé, nous en paierons tous les conséquences, le jour où surviendra un quelconque 11 septembre québécois⌛

Montréal
8 mars 2011

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