jeudi 10 novembre 2011

La sortie du placard comme stratégie de l'aveu

Ouverture The Twilight Zone
LA SORTIE DU PLACARD COMME STRATÉGIE DE L’AVEU


«Oui, je l’avoue. Je l’affirme. J’en fais serment. Je suis gai. Homosexuel, Homofun, Homophobe… Tout ce que vous voudrez! Je fume aussi… Je bois… Et je parle… Sur ce plan, je suis intarissable…» Sur un ton légèrement sarcastique et fortement caricatural, on appelle ceci, «sortir du placard». Et pour des vedettes du spectacle et surtout du sport, faire une telle sortie est considérée comme nécessaire et secourable pour aider les adolescents pris dans cette situation à mieux s’assumer socialement et à cultiver leur estime de soi. De plus, la vedette en question passera pour courageuse. Car si dans le monde des arts et du spectacle, l’homosexualité est considérée généralement comme un secret de Polichinelle, dans le milieu sportif, le tabou d’une hypervirilité résiste à toutes les offensives «roses». Pourtant, il y a belles lurettes que des reportages sur l’homosexualité dans le vestiaire des joueurs de football américain défraient la chronique. Il faut être en Iran pour voir, coup sur coup, un joueur de soccer rentrer sa main ou ses doigts dans le cul de son partenaire pour ensuite entendre qu’ils ont été condamnés à recevoir des coups de fouet. Plus l’interdit est fort, plus la transgression est extrême, et la sentence exemplaire.

Ce mécanisme est de toutes les époques et de toutes les civilisations. De toujours, l’homosexualité est refoulée dans un espace social restreint: celui des prêtres (d’Isis à la Vierge Marie); du milieu des tréteaux où les travestis ont longtemps été les seuls tolérés puisque les femmes en étaient exclues pour cause de mauvaises réputations des lieux; dans certaines cérémonies d’initiation de corps d’armée, depuis les temps de la kryptie crétoise et des mœurs germaniques. Ailleurs, les pratiques homosexuelles subissaient les foudres de la condamnation, religion et justice unies pouvant punir de la peine de mort les déviants. Il est vrai que certaines pratiques de castration (dans le milieu choral ou dans les gardes prétoriens «orientaux») conduisaient parfois à la mort des victimes. Deschauffours, le dernier Français a être brûlé en public, en Place de Grève en 1726 pour cause de sodomie, était surtout un criminel qui avait procédé à des enlèvements, à des viols et à au moins une castration. De plus, tout le milieu savait qui il était et que ses crimes étaient dits «contre-nature».

En fait, la première perspective discordante que nous avons avec le placard, c’est que nous passons pour la première époque permissive de la société où l’homosexuel peut s’afficher et traîner ses persécuteurs en justice criminelle. La honte passe de son camp à celui adverse, celui des «homophobes», catégorie qui se définit seulement par les quolibets ou la violence haineuse qu’elle peut déployer contre les gays. Or les milieux homosexuels, les ribauds du temps de François Villon aux bougres du capitaine Haddock, sont connus depuis leurs temps. Les autorités religieuses et judiciaires ne les ignoraient pas. Tant qu’ils restaient dans leur cercle (leur ghetto, leur «village»), elles n’allaient pas les déranger. Souvent même, ces «pêcheurs» profitaient de la protection d’un noble ou d’un prince, quand ce n’était pas d’un roi. Le roi d’Angleterre, Edward II, a payé de sa vie (un fer rouge enfoncé dans l’anus à travers une canne de bambou) ses complaisances pour son ministre Gaveston, puis les Despencer, père et fils; le duc d’Orléans, frère puîné de Louis XIV désespérait le Roi-Soleil qui lui fit épouser une grosse Allemande, la princesse Palatine; Cambacérès, lui-même «adepte de la manchette», l’auteur du Code Civil de Napoléon, ignora le crime de sodomie pour mieux étoffer la loi sur le divorce que lui avait commandée l’Empereur et rabaisser les femmes au niveau des fous, des bandits et des mineurs.

Au XIXe siècle, tous les pays se dotèrent de lois répressives. Mais celles-ci ne furent appliquées que dans les cas de menus fretins. L’article 175 du code pénal allemand, si sévère dans sa répression de l’homosexualité, n’empêcha pas les proches de l’Empereur Guillaume II de se prêter à des exhibitions de travestis (l’un d’eux, obèse, s’effondra à la suite d’une crise cardiaque après avoir dansé un ballet en tutu!), ni à l’éclatement de l’affaire Eulenberg qui compromit toute la cour. L’un des dirigeants Krupp - le père de la grosse Bertha, si je ne me trompe - se suicida après s’être fait exiler d’Italie, plus précisément de l’île de Capri, si inscrite dans la mémoire pour les séjours de l’empereur Tibère qui s’y faisait sucer, dans sa piscine, par «ses petits poissons» (si l'on en croit cette méchante langue de Suétone). En Angleterre, où la loi était tout aussi sévère, il y eut le célèbre procès d’Oscar Wilde. Mais là encore, personne n’ignorait les mœurs particulières de l’auteur de Dorian Gray. Cet homme marié et bon père de famille, batifolait avec un jeune amant de l’aristocratie dont le père n’appréciait nullement les fréquentations. Insultant publiquement Wilde, ce dernier le poursuivit pour diffamation, mais en audience, Wilde ne put que reconnaître la nature de ses relations avec le jeune Douglas. Il fut condamné et emprisonné. «L’amour qui ne dit pas son nom», c’est précisément cela: vivez-le mais n’en parlez jamais.

Cela valait également pour la France. Durant l’Entre-deux-Guerres, le gay Paris avait un rayonnement international. Seule Berlin pouvait lui être comparée pour ses cafés, ses scènes de «burlesques» où l’homosexualité s’y livrait à une licence sans pudeur. On comprend assez vite, à la suite des théories médicales de la dégénérescence, que les «anti-nature» furent accusés de vider de sa substance virile les nations européennes et ainsi ouvrir la porte à l’invasion étrangère et en particulier des communistes. Même sous l’austère État français du maréchal Pétain; même en zone occupée par les Allemands, les Parisiens ne cessèrent de fréquenter les milieux homosexuels de la capitale. Jamais un Jean Cocteau ou un Henry de Montherlant n’eurent à sortir du placard. Même le ministre de la Jeunesse et de l’Éducation du Maréchal, Abel Bonnard, que Pétain appelait (affectueusement?) Gestapette, était connu pour son maniérisme et ses mœurs. Au moment de la débâcle devant les forces alliées, il se réfugia en Allemagne, puis de là, pris un avion qui l’emmena en Espagne où il finit par couler des jours paisibles. Pour les Résistants, pour les agents de la Libération, homosexualité et collaboration devinrent quasi synonymes.

En Angleterre certains milieux universitaires furent célèbres pour rassembler des intellectuels y célébrant Ganymède plutôt que Hébée. Là aussi, certains des plus brillants intellectuels, tel l’historien de l’art Anthony Blunt, espionnèrent leur gouvernement longtemps pour l’Union soviétique en pleine Guerre Froide et furent obligés d’aller finir leur jour dans le Paradis du socialisme en construction, une fois dévoilés par les services du contre-espionnage. Le mythe de l’homosexuel comme traître était consolidé. Ennemi de la nature, il l’était aussi de la nation, de la patrie. C’est là, dans ce contexte d’années de guerres, chaudes ou froides, que les ébénistes bien-pensants érigèrent le «placard».

Qu’est-ce qu’un placard? D’abord c’est un endroit de rangement à même les murs: «Armoire pratiquée dans un enfoncement de mur»; ensuite, dérivant de cette première définition, il y a « un meuble ou petite pièce, fermé par une porte et destiné au rangement. Une seconde généalogie étymologique nous dit que placard, c’est «ce qu’on plaque, ce qui est plaqué», d’où un «écrit, imprimé qu’on affiche dans les rues». La fameuse affaire des placards, lorsque le roi François Ier de France vit, sur sa porte même, affichés des «placards» protestants, illustre cette seconde définition. Surtout que les placards sont rarement de bons tons: «Écrits injurieux ou séditieux, qu’on rend public en l’affichant ou en le distribuant». C’est ici que la seconde généalogie commence à rencontrer la première, où le placard est une prison: «Par analogie avec le meuble où l’on remise les choses pour une longue période pour parfois les y oublier, purgatoire, mise à l’écart, le plus souvent professionnelle». L’association à l’idée de démotion, de rejet, d’abjection fait du placard à la fois une prison sociale et morale et un lieu d’exclusion, de purgation: une oubliette. «Le squelette dans le placard» en procède: «Par analogie avec le meuble où sont précieusement stockées des archives qui ne voient jamais le jour, lourd secret, chose secrète». Et cette chose secrète, maintenant, c’est l’orientation sexuelle minoritaire; en général l’homosexualité, mais on pourrait l’appliquer pour toutes les autres formes dites de perversion: fétichisme, sado-masochisme, transsexualisme, etc.

Sortir du placard, c’est donc révéler le secret caché, ouvrir la porte de sa prison morale ou sociale, révéler le secret au vu et au su de tout le monde, enlever le panneau porté autour du cou condamnant à la réclusion, comme jadis les lépreux, enfin s’étaler au grand jour, sans honte ni culpabilité morbides pour un fait d’être et non de geste. Sortir de la gêne, sortir de la honte, sortir de la condamnation sociale. Tout cela aurait demandé un courage extraordinaire il y a plus d’un demi-siècle, lorsque la conscience morale des Québécois et des Occidentaux était encore au rejet, à l’abjection et à l’interdit. Aujourd’hui, alors que le courant roule dans le sens contraire, le mérite ne s’attribue qu’à ceux qui sortent véritablement dans un environnement où leur tête est mise sur le billot. Sortir du placard en Iran ou à Cuba, c’est fort différent de sortir du placard à Radio-Canada. L’état d’homosexualité - pas plus que celui d’hétérosexualité - ne donne de mérite. Les mérites arrivent avec ce que nous faisons de notre état. Si l’orientation sexuelle caractérise les individus et relève de l’Être, il est aussi un Être-là, un dasein qui veut qu’une relation homosexuelle ne fait pas nécessairement d’un individu un homosexuel. Les Êtres sont toujours en transition dans leur vie, ils peuvent, durant une longue période de leur existence, pratiquer un mode de rapports sexuels; puis en changer complètement, régresser où se révéler «autre» à eux-mêmes. Ces crises de conscience sont d’abord d’ordre intérieur. Se révéler «autre à soi-même», c’est dire l’ampleur de l’aliénation à laquelle on s’était dénaturé. L’éducation, la gêne, la réprobation parentale, puis institutionnelle, la honte des comportements valorisés et monolithiques, finissent par opérer un refoulement tellement profond qu’on se perd de vue soi-même. Le mérite consiste précisément à confronter cette «révélation» à l’«aliénation» antérieure. Ce choc peut être fatal. Ce n’est pourtant pas cela qu’on applaudit le plus lorsqu’un individu accepte de «sortir du placard».

Lorsque David Testo, ex-joueur de soccer de l’Impact de Montréal «sort du placard» en déboulant d’un micro l’autre, c’est l’effet médiatique plus que la pesanteur de la révélation qu’il suscite. L’entraîneur de l’équipe avoue lui-même qu’il savait que Testo était homosexuel et que s’il avait manifesté des comportements douteux dans la chambre des joueurs, il l’aurait sûrement convoqué pour une «remontrance». C’est donc dire que Testo était sous surveillance et que le moindre écart de conduite de sa part l’aurait sans doute relégué dans la chambre des joueuses! Ses parents, ses co-équipiers savaient que Testo est homosexuel? Cet «amour qui ne dit pas son nom» ne passe jamais inaperçu. Testo a moins à perdre qu’on ne le pense. Il s’assure même désormais d’une certaine protection, renversant le sentiment de culpabilité et de honte refoulée de l’homosexuel aux homophobes, voire même à certains hétérosexuels «incertains». La moindre farce mal placée pourrait mener à une plainte pour cause de discours haineux. Sortir du placard appartient à ce nouveau totalitarisme moral qui, de la lèpre à la reconnaissance de la différence, maintient l’individu «intouchable».

La pratique de la sortie du placard appartient en fait à une longue tradition judiciaire occidentale: la torture et l’aveu. La torture existe toujours, elle demeure inscrite dans notre conscience. Est torturé l’homosexuel qui n’ose avoué le nom de son amour. Ce refus de sortir du placard en fait un lâche, un faux-frère, un menteur social. En cultivant la sortie du placard, si certains homosexuels sentent le besoin de crier leur état à tous vents, tant mieux; que l’impératif «Sors du placard ou pends-toi!» s’adresse à tous, sans jugement ni évaluation des conséquences, cela devient une mise en accusation, une «culpabilité» confirmée par la négative: ne pas avouer, c'est se condamner. Cela appartient au nouveau totalitarisme moral dans la mesure où la représentation agit de façon à exprimer la toute-puissance du consensus social autour de la question homosexuelle: il faut avouer pour être considéré comme un homosexuel pleinement intégré à sa société; le cacher, c’est défier la toute-puissance du consensus, aujourd’hui positif, face à la question homosexuelle; mais dans cinq ans, dans dix ans? C’est oublier que les Allemands, qui vivaient ouvertement leur homosexualité entre 1920 et 1930, se sont retrouvés quelques années plus tard étampés d’un triangle rose, dans quelques camps de concentrations. Il en a été de même en Union soviétique.

Il convient ici de citer un passage de Michel de Certeau, jésuite, historien de la mystique, pratiquant de la psychanalyse, disciple de Michel Foucault, lorsqu’il parle de la torture: «La torture, en effet, cherche à produire l’acceptation d’un discours d’État, par l’aveu d’une pourriture. Ce que le bourreau veut finalement obtenir de sa victime en la torturant, c’est la réduire à n’être que ça, une pourriture, à savoir ce que le bourreau est lui-même et ce qu’il sait qu’il est, mais sans l’avouer. La victime doit être la voix de cette saloperie, partout déniée, qui partout soutient la représentation de la “toute-puissance” du régime, c’est-à-dire en fait l’“image glorieuse” d’eux-mêmes que ce régime fournit à ses adhérents par le fait de les reconnaître. Il lui faut donc assumer la position du sujet sur laquelle fonctionne le théâtre de la puissance significative». (1) Étant lui-même homosexuel, de Certeau savait de quoi il parlait. Certes, la torture décrite ici, était celle utilisée dans les démarches d’induction pratiquée par l’Inquisition catholique. La stratégie de l’aveu consistait à obtenir de la torture la concordance d’une parole à une vérité objective. Or, parole et vérité désignent le rejet social, la faute, le péché, l’aberration, la perversion. Comme le bouc émissaire, l’homosexuel dit, en sortant du placard, ce que tout le monde est: «un pervers», c’est-à-dire quelqu’un qui déroge à la conduite morale pour satisfaire ses pulsions vers l’interdit. Les modifications de la loi, apportées depuis plus de trente ans, légalisant l’homosexualité dans les pays occidentaux, ne l’ont pas réhabilitée pour autant. Sinon, le discours de l’«aveu» ne serait plus nécessaire. On ne se poserait plus, obsessionnellement, cette question à savoir «s’il en est ou pas»… Plus il y aura de sortie du placard, plus le fait homosexuel devrait être inscrit dans les normes du comportements et ne plus être tenu pour une conduite déviante. Or elle est reconnue comme conduite déviante seulement parce que tout le monde pratique des conduites déviantes et que c’est le refoulé collectif qui s'entend par l’aveu du placardé qui s’auto-libère. Dans la mesure où la séparation du sexe, à la fois de la reproduction et de l'amour, chacun veut s'adonner à ses perversions refoulées, se guérir des névroses qui pèsent encore trop lourdement sur son sentiment de culpabilité. En sortant du placard, l'homosexuel permet à tous ceux qui l'entendent, à ces juges qui l'exonéreront de sa déviance, l'autorisation, eux aussi, tout en restant soigneusement piéger dans leurs placards sordides, l'acceptation de leurs perversions personnelles.

Car «cette voix sera aussi étouffée dans l’ombre des cachots, reprend de Certeau, rejetée dans les nuits du supplice, au moment où elle confesse du sujet ce qui rend possible l’épiphanie du pouvoir. C’est un aveu désavoué. La voix ne peut être que l’autre, l’ennemi. Elle doit être à la fois entendue et refoulée: entendue parce qu’à dire la pourriture du sujet, elle garantit ou rétablit une “appartenance” - mais cela en secret, pour ne pas compromettre l’image d’où l’institution tient son pouvoir d’assurer à ses adhérents le privilège d’être reconnus. Elle sera exigée, mais pour être chuchotée dans les couloirs intimes de l’institution. Cri murmuré, obtenu par un supplice qui doit faire peur sans faire scandale, légitimer le système sans l’ébranler». (2) La sortie du placard comme stratégie de l’aveu est faite et célébrée parce que c’est l’ensemble de la population qu’elle libère, beaucoup plus que l’auto-libéré lui-même. Après le silence (la prison intérieure), l’homosexuel se proclame enfin tel qu’il est, et ce pourquoi on/il le/se maintenait jusqu’alors dans le silence. Sa libération proclame l’innocence de la société. «Je n’ai pas voulu ça», aurait dit le Kaiser Guillaume II en voyant les tranchées et les milliers de morts de la Grande Guerre. On n’a pas voulu, non plus, ce qui est arrivé à ce jeune homme, Matthew Sheppard, que deux brutes ont martyrisé dans une clôture barbelée au Wyoming; on n’a pas voulu, non plus, les suicides de Jamie Hubley à Ottawa et Jamey Rodemeyer à New York, tous deux âgés de quinze ans; et encore moins la disparition angoissante du jeune David Fortin… Leur silence nous replonge dans notre sentiment de culpabilité, et nous rappelle notre [pourriture. Si seulement ils étaient sortis du placard avant! Même murmurés, comme la fin du monde le serait selon le vers de T. S. Eliot, au moins… L’aveu du placardé devient la reconnaissance de la légitimité de la pourriture de notre société. Reconnaître l’homosexuel égal à l’hétéro, ce n’est pas tant le libérer de sa pourriture que de l’intégrer à la nôtre, de le normaliser dans nos processus psychologiques déficients et de socialisation. La ségrégation est abolie, virtuellement, et la loi viendra taper sur les doigts des réfractaires. Désormais, comme chante la chanson: «Il est des nôtres, il a levé son verre comme tous les autres». L’aveu de l’homosexuel entraîne la sortie de la société du placard. «À cette prétention de reconstruire l’ordre de l’histoire à partir d’une parole “contestatrice”, la torture oppose la loi de l’institution, qui affecte à la parole le rôle inverse de n’être qu’une confession emboîtée sur une adhésion». (3)

La stratégie de l’aveu se doublait généralement du pardon: à la sortie du placard, le pardon devient acceptation, ce qui ne change en rien la nature profonde du résultat. Il y a abolition de la tension dressée entre l’accusation, ou plutôt la suspicion, et la reconnaissance du sujet désireux d’entrer dans la claire conscience de lui-même et l’accueil de la société ouverte à son ennemi. Finalement, il ne s’agit pas de savoir si le sujet vaut mieux que ses comportements, mais comment il est possible d’intégrer ces comportements dans le rapport de force qui partagera la culpabilité entre l’accusateur et l’accusé. Qui avoue récupère sa part du rapport de force - ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il sera accepté mieux qu’avant. C’est sur l’homosexuel qui résiste à la sortie du placard que retomberont les règles inquisitrices du temps d’Eymerich, l’auteur des procédures d’aveu. «Les conditions telles qu’Eymerich les expose dans son Directorium, sont: a) L’inconsistance des réponses de l’accusé sur des points de détail tandis qu’il niait le fait principal; b) L’existence d’une demi-preuve de son crime. Cette demi-preuve était considérée comme imminente: a) Lorsqu’un accusé était “réputé” pour hérétique et qu’il n’y avait contre lui qu’un seul témoin pouvait déposer l’avoir vu ou entendu faire ou dire ce qui était contraire à la foi (la loi exigeait deux témoins pour établir la culpabilité); b) Lorsque, à défaut de témoins, il y avait lieu à suspicion véhémente ou violente; c) Lorsque l’accusé n’était pas entaché de mauvaise “réputation”, mais quand il avait un témoin contre lui et des motifs pour une suspicion véhémente ou violente, c’est-à-dire non pas la suspicion véritable, mais des indications, comme une suspicion de suspicion». (4) Pas étonnant donc que de l’aveu, on passe si rapidement à la loghorrée!

La procédure d’Eymerich était celle des dominicains inquisiteurs. Le détective de fiction, Columbo est probablement le dernier spécimen de la torture inquisitoriale, c’est-à-dire la méthode par induction. Avec son imperméable beige, il rappelle moins Maigret qu'un Dominicain enveloppé dans sa bure. Comme la mouche du coche, Columbo harcelle celui ou celle qu’il soupçonne du crime jusqu’à le coincer entre un point de détail et l’alibi principal. Au contraire, Perry Mason fonctionnait par déduction: il accumulait les preuves jusqu’à ce que l’axiome désigne le coupable. Dans le fait d’en appeler à sortir du placard, il s’agit de libérer des gens qui affirment le contraire de leur vérité, ou gardent silence et qui finiront par se laisser prendre par un point de détail qui ne concorde pas avec leur personnalité affichée. C’est le cas des homosexuels mariés qui ont des «panes» dans le devoir conjugal. De ceux qui se tiennent dans les milieux gays aux bras de leurs «blondes». De ceux qui se cachent derrière leur famille pour se retrouver à lever de jeunes prostitués. Il y a aussi les couples de convenance, un gay et une lesbienne courent les mondanités, se font voir, se font photographier, et évitent ainsi de se faire harceler. Mais la vérité finit toujours par percer. C’est le fameux syndrome du Corbeau, d'après le titre du célèbre film d'Henri-Paul Clouzot, les lettres de chantage, les «j’t’ai vu avec un tel qui est tapette…»: le Diable se cache dans les détails; la sortie du placard devient donc un soulagement effectif pour tout le monde, mais le prix sera reporté sur les épaules des placardés, sur lesquelles s’ajoutent allusions, suspicions, demi-vérités. La lourdeur des suspicions devient telle que, finalement, l’aveu vaut mieux que la terreur.

Mais tout ça n’est que fausse libération, que fausse affirmation de soi. Lisons de Certeau encore: «Ce que la procédure de l’aveu a de pervers, c’est que, de toute façon, elle est sûre de toucher juste. […] le torturé est privé de garanties collectives qui assurent la “normalité”, livré à l’outillage qui défait son corps et s’acharne à lui prouver sa trahison, sa lâcheté, sa merde. Il perd l’alibi d’appartenances politiques, idéologiques ou sociales qui le protégeaient contre ce que le nom insultant lui apprend de lui-même. Cette nomination n’est-elle pas, en effet, la voix de ce qu’il est? […] Cette bouche ouvre sur ce qu’il y a de pourri sous le royaume des relations sociales ou militantes. Cette chose prononcée et reçue a rapport avec la révélation, dure à entendre, dont la dénudation mystique et l’élucidation analytique font, sur des modes inverses mais dans la même solitude, le commencement ou le principe d’un autre voyage. Il faut s’interroger sur les effets de cet aveu, sur ce qu’il permet à l’initié et sur le profit qu’une institution tire d’une pareille énucléation». (5) Celui qui sort du placard, souvent, est reconnu pour y sortir régulièrement avant d’y retourner. Dans le cas Testo, parents, amis, coéquipiers connaissaient sa condition. Il ne s’agit donc là que d’une sortie «spectaculaire», le modèle qui s'offre aux jeunes gays afin de surmonter les cruautés de leur milieu. Cette sortie ne surprend en fait personne, sauf les non initiés du grand public. Rester dans la sécurité du placard, comme je l’ai dit plus haut, entraîne la réprobation de ceux qui en seront sortis. Devenus les associés de la normalité légitime du groupe social, ils risquent d'obtenir l'effet contraire, car l'héroïsme n'est pas une vertu donné à tout le monde. À partir de ce moment, le placardé doit se taire, n’en pas parler, ne pas vivre une condition existentielle sans subir la remarque: «l’es-tu ou pas?» Et lorsqu’il répond oui, il se confirme comme lâche, comme peureux, comme pourriture s’il ne veut pas s’afficher publiquement. parce que le milieu ne s'y prête pas, résiste, s'avoue ouvertement homophobe. En définitive, l’aveu ne fait pas la paix avec soi-même mais avec le milieu public de qui on attend promesse de reconnaissance égalitaire. Ce sont les institutions sociales qui y gagnent. Malgré un monde soi-disant ouvert à la question homosexuelle, tous ces jeunes gens cités plus haut ont subi les effets de l’homophobie et de la haine de l’orientation sexuelle. Pourquoi faut-il alors constamment pelleter des Alexandre les Grand, Léonard de Vinci, Marcel Proust, André Gide, Pier Paolo Pasolini, Colette, et combien d’autres «génies», pour justifier l'égalité de l'apport des homosexuels avec leurs vis-à-vis hétéro à la civilisation?

Sortir du placard correspond donc à une stratégie moderne de l’aveu. Contrairement à ce qu'il paraît à première vue, il ne l’inverse pas, mais l’adapte à une société démocratique où la volonté de la majorité triomphe sur les doutes de la minorité. Si la majorité finit par accepter les homosexuels, la lutte à l’homophobie sera à moitié gagnée. Mais nous en restons-là à un niveau purement sociologique, purement idéologique. Au niveau symbolique, les suspicions demeureront. Moins insistantes en temps de paix et d’ennui collectif, rien n’indiquerait qu’elles ne se réveilleraient pas dans d’autres conditions alarmantes (une guerre, une invasion, une épidémie comme l’a montré l’expérience du Sida dans les années 80, où les extrémistes protestants américains en appelaient à parquer les sidéens dans des camps et la foudre de Sodome et de Gomorrhe sur les homosexuels). Il restera à ce qu’un Edgar J. Hoover, lui-même homosexuel et sadique, qui aimait fouetter les petites fesses des twinks dans des bordels alors qu’il passait pour un célibataire ayant voué sa vie à l’intégrité des mœurs américaines à la tête du F.B.I., de Calvin Coolidge à Richard Nixon, illustre le mieux combien l’aveu d’homosexualité donne voix à la pourriture qui habite en nous et qui, sans cet aveu, resterait intolérable à notre conscience morale. On peut mentir aux autres longtemps; on ne peut mentir à soi-même sans développer, tôt ou tard, une psychose paranoïaque grave. Accepter son homosexualité passe avant la sortie du placard; l’acceptation n’a même pas de rapport de causalité nécessaire avec la sortie du placard. Ce sont deux choses différentes. Qu’ils sortent ou non du placard, il y aura toujours des gays victimes de l’homophobie; qu’ils s’acceptent eux-mêmes, sans se sentir obliger de s’afficher comme une publicité, car où il n'y a aucun aveu qui tienne, aucune «sortie de placard» n'est nécessaire.

Il faut vivre ce que nous sommes. Savoir faire abstraction de la société, même si c’est soi-disant pour notre bien. Laisser à chacun sa liberté de conscience de «dealer» avec son milieu, son état d’évolution, ses capacités de compréhension, ou sinon, rompre, s’il le faut, pour s’exiler non plus à l’intérieur de soi-même, mais «ailleurs», où l’on pourra vivre sainement et librement. Loin de ceux qui chatouillent nos aveux ou qui se cherchent des «héros» dans le marché inhumain de la séduction. Alors que l’aveu devrait mettre fin à la mascarade, il arrive de plus en plus, au contraire, que la sortie du placard soit le commencement d’une autre⌛
Montréal
10 novembre 2011


(1) M. de Certeau. Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, # 59, 1987, p. 157.
(2) M. de Certeau. ibid. p. 157.
(3) M. de Certeau. ibid. p. 158.
(4) R. Sabatini. Torquemada, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1937, p. 165.
(5) M. de Certeau. op. cit. pp.159-160

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