samedi 22 janvier 2011

Dies Iræ

Dies Irae, film de C. T. Dreyer


DIES IRÆ

Le cercle des manies
Le reportage présenté à l’émission française Les Infiltrés, et retransmis dans une version québécoise à l’émission Enquête de Radio-Canada, a de quoi faire frémir les poils sur les avant-bras et les jambes. Non à cause du terrorisme latent de ces groupes d’illuminés réactionnaires, mais à cause de la façon dont les sociétés démocratiques sont tolérantes vis-à-vis la sociopathie collective. Nous avions crû, bien à tort, que les expériences fascistes et communistes avaient servi d’avertissements d’incendie. Oui, les sociétés, leurs institutions, les classes, castes et ordres, peuvent devenir dysfonctionnelles par rapport à la norme qui les constitue et avec laquelle ils évoluent. La période qui s’étend du milieu du XIXe siècle (1860 environ) jusqu’à l’explosion atomique d’Hiroshima, cette période que je désigne du terme d’Anus Mundi de la civilisation occidentale, où l’appel au meurtre politique et à son corollaire, le génocide, les pogroms antisémites, les lynchages de Noirs, la guerre civile entre les extrêmes - comme les appelle Eric Hobsbawm -, l’intolérance générale envers les minorités non-conformistes, bref tout ce qui finissait dans la boue, le sang et la souffrance, marquait bien une phase majeure de la régression de la civilisation occidentale, sa phase sadique-anale. Depuis, nous pensions qu’avec la société de consommation qui, au contraire, vit entre l’abondance de biens et la multiplication des détritus, nous avions avancé un pas de plus dans la régression par la phase sadique-orale. Pourtant, ces jeunes gens qui appartiennent au groupe Dies Iræ de la région de Bordeaux, vivent dans le mensonge, la manipulation, la violence, l’attente du grand soir de la boucherie en transformant leur slaughterhouse en petit bar sympathique où discuter politique et religion. Ce comportement apparaît comme un retour aux sous-sol terreux des comploteurs, anarchistes ou fascistes, et aux tranchées de la Grande Guerre.

Lex extrémistes conservateurs, en Amérique comme en Europe: néo-nazis, lecteurs du Journal de Turner ou autres pamphlets genre Protocoles des Sages de Sion, sado-maso revenus de l’ordre hitlérien et sodomites des camps de concentration, ne vivent plus pourtant dans un monde où les idéologies politiques étaient poussées à des énoncés d’une extrême violence: lutte des classes jusqu’à la disparition de la bourgeoisie, renversement du capitalisme par la violence s’il le faut, le rêve du Grand Soir anarchiste, le bolcheviste sanglant le couteau entre les dents, etc. Les fascistes, surtout ceux ayant recours à des méthodes soft, fleurissent partout, dans tous les gouvernements, les parlements, les assemblées locales ou régionales; ils trônent sur le Vatican, au Parlement européen, à la Chambre des Représentants américaine, à la Chambre des Communes à Ottawa, etc. Le fascisme - ou plutôt le nationalisme extrémiste - se porte également très bien en Russie. La Chine n’est plus ce péril jaune que l’on voyait à travers les hordes de la Révolution culturelle de Mao Zé-dong. Pourquoi alors se transformer en croisés d’une foi dont on ne respecte même pas l’esprit? Pourquoi haïr juifs, arabes, noirs, gauchistes et tous ceux qui ne pensent pas comme nous? Pourquoi tant de violence contre la vérité, la connaissance, la délicatesse et la tendresse que les relations interpersonnelles exigent pour consoler d’une vie déjà suffisamment éprouvante à travers ses quelques marges de succès et de réussites? Deux choses sont à noter: le refoulement des frustrations est énorme, énorme non pas selon les défaites électorales ou idéologiques, comme au tournant du XXe siècle, et qui conduisit aussi bien à la Révolution soviétique qu’au coup d’État fasciste de Mussolini, mais un refoulement qui alimente un sentiment de nostalgie passive, et la sociopathie comme fracture psychotique d’un groupe d’individus qui s’écarte volontairement, mais sans jamais se détacher, du milieu social ambiant.

Le cercle de la merde
Dans le premier cas, le refoulement des frustrations entraîne donc le développement d’une nostalgie, un âge d’or qui, comme tous les âges d’or, n’a jamais existé. On récupère les lefebvristes parce qu’ils survivent de l’époque où le rite tridentin imposait une dictature morale du clergé sur ses ouailles. C’est ce qui les intéresse. La foi en Dieu, le discours évangélique, la vie de Jésus comme parabole et comme exemple; les Dies Iræ n’en ont que «foutre». Ce qui les intéresse avant toute chose, c’est le contrôle des consciences et de la morale des conduites humaines. Leur vicaire, exterminateur de conscience, pense sans doute comme Léon Daudet avant lui, que le christianisme est un bolchevisme juif de l’antiquité, mais l’Église, oh là! là! Quelle machinerie de pouvoir et de domination exceptionnelle, avec cette maxime de saint Paul Omni potestas eo deo; c’est une aubaine qui se marchande bien à une époque d’impuissance étatique et de cynisme partisan. Ces «diesiræistes» ne veulent pas d’un partage du monde équitable entre les individus, mais une autorité dominatrice qui régierait, au doigt et à l’œil, les attitudes et conduites de chacun. L’ordre, l’obéissance, le rang serré, là où le goupillon tend généralement la main au sabre, cette alliance traditionnelle infecte qui contribua à rendre si malsaine la France du premier XXe siècle, c’est à cette idéalisation nostalgique d’une époque pratiquement peu connue par ces jeunes adeptes qu’on assiste à l’action «diesiræiste». Ainsi, ces revenants d’un autre âge leur introjecte une nostalgie qui n’est pas la leur. En réinserrant les lefebvristes dans l’ensemble de l’Église catholique, Benoît XVI a fait des partisans de Mgr Lefebvre des fossiles-vivants qui pouvaient servir de guides à une catholicité paranoïaque entre le sectarisme et l’athéisme.

Nostalgie compulsive des insignes rituels, des mots latins que personne ne comprend, car aucun de ces adeptes n’a de temps à perdre à s’initier à une langue morte, ils entendent une musicalité, comme les fans des groupes Rock qui ne connaissent pas un mot d’anglais, et s’imaginent entendre ce qu’ils voudraient bien entendre, c’est-à-dire le discours des enseignants et des vicaires qui les encadrent mais prononcer de la bouche de Dieu. Les messes sous le rite tridentin sont des spectacles baroques à grands déploiements. Les célébrants sont revêtus de costumes aux couleurs éclatantes, selon les périodes de la liturgie annuelle. Les trois mouvements classiques (debout, assis, à genoux) selon les moments précis de la célébration, sont des façons de participer, par la soumission, à une concélébration militante. Les prédications morales ne doivent pas toucher seulement la politique et la race, mais aussi - sinon surtout - la sexualité. L’abstinence, la continence, la sexualité procréatrice dans le mariage: tout ce qui est recommandée par des congresswomen et des congressmen américains ne peut échapper à nos colériques boutonneux. Car qui contrôle la sexualité des individus contrôle le comportement des masses. D’un côté, la licence permissive permet à la société de consommation de s’amplifier, de s’ampouler, voire de s’enfler jusqu’au point d’éclater dans le cynisme et le dégoût de l’orgasme; de l’autre, la contrainte policière des consciences permet, en ligaturant le flux énergétique dépensé par le sexe, de s’orienter vers l’activité physique musculaire propice à la violence. Violence proclamée contre les Juifs, les Noirs, les Arabes, les homosexuels, les non-conformistes, les gauchistes, etc., mais c’est là une violence verbale qui ne coûte qu’un peu de salive. Dans la vie quotidienne, cette violence risque plutôt de se défouler sur les proches: les femmes et les enfants du «diesiræiste», ses animaux, ses amis, lui-même finalement. On en arrive aux women bomb des terroristes musulmans. Si les religions se distinguent par le message et le contenu, elles demeurent un identique phénomène qui, partout, procède exactement de la même manière. Les Lefebvristes sont des islamistes dans la mesure où ils incitent à la «soumission».

La nostalgie de l’ordre fantasmatique religieux se prolonge dans le culte de l’ordre militaire. On s’invente des salles de conditionnement physique non pour s’exhiber les muscles (quoi qu’encore…), mais pour apprendre à mener l’assaut, à contourner une attaque, à planifier des stratégies et à mettre en marche une tactique qui n’a rien de mieux à faire que détruire une démocratie pourrissante plutôt qu’à nettoyer leur propre arrières-cours remplis de déchets de consommation! Pourtant, l’ex-Premier ministre du Québec, Robert Bourassa, parlant de ses adversaires qui étaient alors au tapis, minaudait qu’«on ne tire pas sur une ambulance». Alors? Tirer sur Sarkozy? N’y cherchons ni Clausewitz ni Jominy, et nos «diesiræistes» se taperaient plutôt Sun Zu et son Art de la Guerre, moins pour l’appliquer à une armée en marche qu’à la bonne gouvernance administrative du capitalisme financier. …Et comme c’est un petit livre, c’est vite lu! Étant des anti-intellectuels, ils cherchent avant tout la performance et le rendement. Le reportage des Infiltrés ne nous montrent que des grands garçons jouant à la guerre, mais devant des épouvantails avec des complices. C’est une guerre irréelle. Un commandement inexistant. Une stratégie liée à une politique simpliste et, comme le disait Clemenceau, la guerre étant chose trop sérieuse pour la confier aux généraux, ces officiers de porcelaines ne sont que des grandes gueules puantes qui asphyxient l’atmosphère où elles éructent. Des revenants de la Légion étrangère? Quand même! Ils ne s’entraînent pas dans un désert hostile, face à des prédateurs de la guerre insurrectionnelle. Chaque soir ils retournent à leur maison, pelotent leur petite femme et bouffent sa pâté. Ils reviennent au bar sous-terrain et se défoulent, de la pirouette qu’ils ont manquée à l'exercice ou du torticolis qu’ils ont pris dans le frais à force de hurler des ordres et des contre-ordres, en s’enrageant contre les bougnouls et les radins.

La nostalgie, ne l’oublions pas, est associée au deuil et à la mélancolie. Elle conserve moins les souvenirs qu’elle les réinvente. Elle donne une image alternative à la réalité actuelle en postulant une décroissance, un déclin, une dégénérescence, une décadence qui, chacun sous le mode économique, politique, démographique et moral seraient les symptômes de la perte de l’auto-détermination et du sens de l’unité. Face à l’Union Européenne, c’est une réaction nationaliste qui évoque celle du nationalisme intégral de Maurras et de l’Action Française. Ils n’en sont pas encore rendus aux Camelots du Roy, mais ceci doit sûrement faire partie de leurs rêves les plus chers. En ce sens, ils sont les baromètres de la déroute civilisationnelle actuelle de l’Occident. Le fait qu’on retrouve des néo-fascistes sur les listes électorales italiennes, des néo-nazis en Allemagne et ailleurs, des nationalismes exacerbés dans les pays d’Europe de l’Est, des néo-franquistes en Espagne et des partis bien intégrés dans la démocratie telle que le Front National des Le Pen, mesure la portée de la menace pathologique que la coalition de ces différents groupes fait peser sur le libéralisme économique du Marché commun et ce qui reste d’authentique dans la démocratie. Il y a dix ans, on pouvait sourire de ces nostalgiques d’une Europe des nationalités, mosaïque de pays rivaux et pourtant partageant le même berceau civilisationnel. Aujourd’hui, on ne rit plus.

La nostalgie comme recours psychotique ne peut plus fonctionner, toutefois, sur une échelle de masse. On ne peut plus passer par la rétroversion historique, phénomène du tournant du XXe siècle, où des événements passés étaient perçus comme annonciateurs de ce qui allait s’accomplir, alors qu’il s’agissait, en fait, de rétroprojection mentale des désirs et des angoisses portant sur les événements actuels. Car toute rétroversion historique est jumelée à une angoisse de la répétition historique qui annonce les risques de revivre le même échec. Les bolcheviks de 1917 vivaient dans l’angoisse de voir se répéter l’hécatombe de la Semaine Sanglante sur laquelle se termina la Commune de Paris, aussi voyaient-ils en cette Commune le premier mouvement, concrétisé par les révolutionnaires de Février puis ceux d’Octobre, qu’il fallait cette fois mener à terme afin d’éviter une répression comparable. Le Duce Mussolini, se voyait comme l’aboutissement du Risorgimento, c’est-à-dire celui qui paufinerait l’unité italienne sous l’autorité d’un seul commandement, le sien. Il cherchait désespérément à se reconnaître dans certains personnages de l’histoire italienne qui, à son exemple, avaient tentés des coups d’éclats pour aboutir là où, lui, Mussolini, était parvenu: Guglielmo Pepe, ex-général du roi Murat, qui tenta de libérer l’Italie de l’emprise des réactionnaires du congrès de Vienne? Giuseppe Garibaldi, le bras armé de Cavour? Davide Lazzaretti, un prophète millénariste, avec sa Milice du Saint-Esprit chargée de restaurer l’ordre moral et civique et qui proclama une éphémère République de Dieu avant de se faire massacrer en 1878? Ou, pourquoi pas? Jésus-Christ, dont il lisait la biographie écrite par Ricciotti au moment de son emprisonnement? Mais lorsqu’on vit le Duce pendu par les pieds après avoir été abattu, c’est à Cola de Rienzo qu’on pensa. Il est inutile de multiplier les exemples. Le professeur d’histoire, qui enseigne aux enfants du groupe Dies Iræ, ne fait que répéter le fameux syndrome de Vichy, prêchant pour le Maréchal obligé de collaborer contre le déserteur De Gaulle, et justifiant l’amputation de la France par l’amputation de la Rhénanie en 1918 - passant sous silence l’amputation de l’Alsace-Lorraine en 1870 -; en fait d'intelligence historienne, on repassera! L’obsession de «la Revanche», lui, on ne lui a pas apprise. Tout cela ne seraient que des aléas de la guerre auxquels on ne doit pas accorder plus d’importance qu’il faut. La nostalgie est donc un sentiment vide, rempli artificiellement de sophismes, dont le révisionnisme antisémite n’est qu’un élément parmi d’autres, qui n’est rien de plus que le rabâchage de ce que le Front National répète depuis les années 1960.

Le cercle du sang
Dies Iræ, malgré ses attentes, n’est pas le «bras armé» du Front National. Il serait trop heureux, et ce serait trop gênant pour la dynastie Le Pen, qui entend être portée sur un bouclier électoral comme les anciens Gaulois élisant leur chef. En ce sens, là où il n’y a qu’un capital politique à tirer pour l’extrême-droite des Lepennistes, des groupuscules comme les Dies Iræ ne sont que des organisations sociopathes tout à fait comparables aux sectes terroristes musulmanes, protestantes ou hindoux. Leur rejet viscéral de la démocratie ressemble à celui des maurrassiens, sans nul doute. Mais qui ne rejette pas la démocratie de nos jours sans parvenir à trouver par quoi la remplacer? Le fascisme n’a jamais été un despotisme éclairé. Tout au plus un despotisme fort bien adapté à la technologie moderne qui fonctionne sur la même pensée magique que tout le capitalisme. En cela, il lui fournit les commandes militaires, la gestion bureaucratique d’une mégamachine (pour employer le terme du philosophe Mumford) qui s’appelle l’État et qui voudrait se faire aussi efficace qu’une entreprise privée de production de biens de consommation. Il lui fournit le concept de «cadres» qui sont autant de gauleiters de départements de la production complémentaire déléguées aux sous-contractants. L’O.S.T. (l’organisation scientifique du travail issue de Taylor et de Fayol) annonçait déjà ce que serait le planisme qui fut aussi bien la solution fasciste que la solution soviétique, et dans un cas comme dans l’autre, il fallut fouetter, contraindre, finalement mentir et se mentir sur l'efficacité de cette scientifique organisation! Si on omet l’armement, les sociopathes de Dies Iræ ne pratiquent pas grand-chose de l’indispensable gestion fasciste de la société. L’ordre auquel ils rêvent est un ordre social privé de tout progrès, c’est-à-dire de toute adaptation aux outils actuels (sauf l’armement, évidemment).

Et c’est ce négativisme qui conduit la sociopathie du groupe à toujours cultiver davantage la haine et le rejet, rejet qu’il s’est imposé à lui-même du reste de la société, vers une expansion d'un discours toujours plus radical et, éventuellement, de gestes toujours plus violents. Comme un gaz en expansion, cette haine envahie toutes les représentations mentales du groupe. Leur propre gouvernement, leurs propres institutions, leurs propres parents ou amis peuvent devenir les pires ennemis. L’attentat d’Oklahoma Cité conduite par Timothy McVegh procédait ainsi. Avec les adeptes des Carnets de Turner, les sociopathes ont accès à un véritable bréviaire de la haine qui se veut le «Manuel» terroriste de la survie de la «race blanche».

Il ne s’agit pourtant pas d’un Mein Kampf américain. Ce n’est rien de plus qu’un roman qui suggère plutôt que de préciser, le passage nécessaire à la lutte armée afin de sauver la «race blanche» de ses ennemis «naturels». Et, selon la logique sociopathe décrite plus haut, cela commence par le gouvernement fédéral, déjà soudoyé par les forces ennemies: le cosmopolitisme (le melting pot américain, oublions ça! Il faut écrémer le salad bowl de la société multiculturelle); les progressistes, qualifiés aux États-Unis de liberals, et, ça va de soi, les vieux épouvantails traditionnels du Ku Klux Klan: les Noirs, les Juifs… Ces carnets trouvent donc, en France - malgré les interdits de publication il se retrouve facilement sur Internet -, un lectorat assidu.

Ce roman date de 1978 et son auteur est un certain Andrew Macdonald, qui était déjà un pseudonyme pour le docteur William L. Pierce (1933-2002). En 1974, il fondait la National Alliance, un groupuscule nationaliste radical fort sympa envers Adolf. Ce groupuscule demeure l’un des plus puissants soutiens de la Suprématie Blanche dans toute l’Amérique du Nord. Il se profile, parmi d’autres, derrière l’actuelle guerre ethnique que les États du Sud, par exemple, mènent contre les clandestins qui traversent la frontière.

Le roman raconte une platte histoire d’un «résistant blanc» du nom d’Earl Turner (Earl étant, en anglais, un titre aristocratique équivalent à «comte» ou «comte-maréchal» ce qui n’est pas pour déplaire aux nostalgiques de Vichy!) qui lutte contre le multiculturalisme de son pays. Ingénieur-électricien à la vie plutôt banale, il se découvre héros en prenant les armes contre le gouvernement américain corrompu par les étrangers. Sa haine de l’oligarchie et de la démocratie sera donc le moteur de son action, montrant ainsi que la sociopathologie des groupes repose dans la psychopathologie des individus qui adhèrent à la doxa du prédicateur. Tous les ennemis désignés: progressistes, Noirs, Juifs, deviennent la cible du croisé qui leur mène une guerre totale dans l’esprit des guerres d’extermination du XXe siècle. Sans pitié - un psychopathe ne peut éprouver, cérébralement, aucun sentiment pour ses victimes -, Turner raconte ses combat impitoyables contre les ennemis de sa race. Contemporain des films Rambo et autres navets sanguignolents et meurtriers patriotiques, on comprend assez facilement comment ces Carnets sont devenus le livre de référence des militants néo-nazis. Inversant le logo de la paix des années 1960, Pierce a laissé comme legs vivant l'apologie de la mort. Vendu à plus de 500 000 exemplaires, ils se veulent, au-delà de son aspect romanesque, un «manuel de survie» à l’invasion étrangère du sol national, déjà sous contrôle des Juifs.

Traduit en français au début des années 2000 par un publiciste d’extrême droite, Henri de Fersan, le caricaturiste Chard, habitué du Rivarol, l’a illustré de caricatures grossières. Les Carnets sont devenus le bréviaire des partisans de l’Ordre nouveau, tel «Le Camp des Saints» de Jean Raspail. Sa publicité a même été assurée par un vieux propagandiste d’écrivains fascistes. En Belgique également, les Carnets obtiennent un succès estimable. Nous sommes loin de Technique du coup d’État de Curzio Malaparte.

La sociopathie est contagieuse. Elle ne relève pas de l’Idéologique. Le contenu et la nature politique de son discours importent peu. Ce que recherche le psychopathe dans la sociopathie, c’est le moyen d’exercer son contrôle absolu sur tous. Que le discours idéologique soit de droite ou de gauche, fasciste ou communiste, il sera toujours démagogique par séduction et totalitaire par haine et mépris. Il ne se butte pas dans les fleurs du tapis. Il annonce qu’il va tuer et si l’occasion s’y prête, il tuera. À moins, précisément, d’être infiltré, le groupuscule sociopathe ne se distingue pas dans la vie courante. Ses membres vont et viennent, agissent «normalement», partageront même des idées communes avec leur entourage. C’est en groupe, dans le chaud cénacle du groupuscule, que la conscience individuelle s’annule pour se fondre dans l’osmose de l’adhésion. Ce point-là, nous le connaissons tous et savons où il mènera. L’étude des sectes et de leur tragique destin comme celle de l’Ordre du Temple Solaire, au milieu des années 90, le rappelle encore à nos mémoires …et ce n’est pas de la nostalgie.

De la manie de considérer partout le mal en l’identifiant, arbitrairement, au manque d’ordre, à la paranoïa du différent (d’ordre racial, sexuel ou autre), du besoin de confronter le dissemblable et de lui imposer sa force et son droit, nous en venons à la merde, c’est-à-dire à la considération de l’autre comme un dé-chié, un déchet qu’il faut éliminer de la vue aussi bien que du réel. L’extermination se fait d’abord au niveau strictement mental, fantasmatique. On écrit des Carnets de Turner, des Protocoles des Sages de Sion, des romans, des essais qui, lorsqu’ils ne prônent pas ouvertement le massacre en ligne, le suggèrent par des dénonciations douceureuses à la manière des discours de Jean-Marie Le Pen. Faut-il s’étonner après que tout se termine dans le sang?
Reste que s’il ne faut pas succomber à la mécanique du terrorisme qui voudrait que l’on vive constamment dans la peur, la paranoïa et la menace en souscrivant au durcissement d’un État policier légal et légitime comme voudrait le voir le terrorisme islamiste, il ne faut pas non plus succomber à la paranoïa des suprématistes blancs et des «diesiæistes», ce qui serait jouer le jeu de la guerre et pousserait plus de psychopathes à se joindre à leur délire. Cependant, il faut veiller. Un Waco de salauds à Bordeaux signifierait le triomphe, même posthume, de cette secte dont la disparition équivaudrait peut-être à la perte de quelques couleurs dans l’Histoire mais qui serait un bienfait pour l’ensemble de la société⌛

Montréal,
le 22 janvier 2011

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