jeudi 13 octobre 2011

Dialogue entre Fabienne Larouche et Dieu

 




DIALOGUE ENTRE FABIENNE LAROUCHE ET DIEU

Mais pour vous, qui suis-je ?
Matthieu 16, 16

Ah cette Fabienne! Cette institutrice devenue écrivaine de téléromans, reconnue par un succès de «ratings»: Lance et compte, n’a pas cessé, comme une Agatha Christie des polyvalentes, de nous inonder de séries depuis plus d’une vingtaine d’années. Tantôt à TVA, tantôt à Radio-Can, elle a suscité des polémiques où elle se présentait comme la cible de menaces, à la limite de mort! Auprès des enseignantes, elle est perçue comme une nouvelle Jeannette Bertrand, celle qui parle de leur vie, de leurs problèmes, comble leur estime de soi dans un milieu où elles se sentent, justement d'ailleurs, dévalorisées socialement - du moins si on compare avec le respect dû aux enseignants dans l’ancien système scolaire. Elle a placé une enquêteuse névropathe face à des psychopathes meurtriers en série; elle explore le milieu de la traumatologie avec des infirmières névrosées, un chirurgien alcoolique, un médecin devenu psychiatre par peur du sang… Il y a de la compulsion à répétition dans la production de Fabienne Larouche, un besoin d’agiter ses doigts fiévreux sur le clavier de son ordinateur pour exorciser des fantômes collectifs qui sont aussi ses fantômes, mais dont la télé américaine a maintes fois traités avec plus de moyens que n’en dispose la télévision québécoise.

Cette compulsivité peut passer pour de l’écriture alimentaire. Elle-même répondait à un interviewer qu’elle avait dû probablement répéter plusieurs fois la même situation au cours des quinze années qu’avait duré Virginie, ce qui montre la distance entre les tournages en studio (à Radio-Can.) à petits budgets, et les grandes productions télévisuelles privées de Fortier et de Trauma. Là elle se donne à son 110%, mais elle demeure tributaire des succès américains: les C.S.I. pour Fortier, les Grey’s Anatomy pour Trauma. Ce qui distingue toutefois Fabienne Larouche des scripteurs américains, c’est qu’en tant que Québécoise, un vieux fonds chrétien, parfois même masochiste, émerge de ses séries, alors que dans les séries américaines, la foi, ou plutôt la conviction (qui n’est pas la même chose), aidée de la science, parviennent à trouver le meurtrier sadique ou à sauver une patiente des griffes d’une maladie mortelle. C’est connu, les Québécois sont de bien piètres sadiques. Il y en a quelques uns dans nos fantasmes, mais ce sont des tueurs pitoyables, comme dans les Maude Graham [Le Collectionneur]. Alors qu’un criminel psychopathe est d’une froideur et ne ressent aucun sentiment d’empathie ou d’antipathie pour ses victimes, nos criminels psychopathes histrionnent avec des grimaces et des torsions d’un Luc Picard ou d’un Guillaume Lemay-Thivierge. Un criminel psychopathe tue par «nécessité intérieure», nous pourrions presque dire par «impulsion divine», et ne prend que rarement «son pied» pendant la commission du crime, d’où cette froideur d’acier dans le regard qui étonne toujours lorsqu’on scrute la photo de l’un de ces very special people. S’il est homosexuel comme Jeffrey Dahmer, le cannibale de Milwaukee, sa jouissance (un interdit) restera inhibée et se libérera dans le crime (plutôt que dans la transgression homosexuelle). Ted Bundy, d’apparence avenante, violait et tuait des femmes, avant comme après son évasion de prison, telle une obligation automatique. Ici donc, au Québec, c’est davantage le masochisme qui exprime la façon de «prendre son pied». Qui ne se souvient de Janine Sutto en Mlle L’Espérance (son nom le disait) qui fantasmait de se faire violer!? Aurore l’enfant-martyr, le petit Gérard Raymond et la troupe de tuberculeux encensés par le clergé catholique pour des morts édifiantes sur leurs lits de souffrances, sont restés longtemps nos modèles imaginaires, symboliques et idéologiques. Voilà pourquoi Fortier est une névropathe dont la névropathie fait partie de ses habiletés spécifiques. Les médecins de trauma sont tous des polytraumatisés qui nous poussent à croire qu’«il faut avoir passé par là» pour connaître véritablement la souffrance des autres. Un sophisme qui équivaut à dire qu’il faut être atteint d’un cancer pour être en mesure de le soigner! Alors qu’aux États-Unis le défi consiste à extirper le Mal qui revient tout le temps; au Québec, il s’agit de le minoucher, de l’entretenir, de l’exciter, d’en faire un abcès de fixation qui conduit à la compulsion. Ce qui nous ouvre la voie vers notre dialogue particulier avec Dieu.

Aux États-Unis, les prédicateurs parlent et Dieu (comme la foule) écoute. Il n’est pas question de le laisser parler. Les prédicateurs en savent plus que lui sur la divinité et la foule n’a qu’à répéter et scander les litanies rythmées. Ceci donne sans doute de bons spectacles - la série télévangéliste commande à Dieu: Have a miracle, now! -, mais nous les regardons un peu comme des anthropologues devant les manifestations hystériques vaudoues. Au Québec le prêtre parle et Dieu l’appuie de son silence (qui ne dit mot consent). Il a l’autorité transmise par la hiérarchie, du pape aux évêques, enfin reçue au sacrement de l’ordination qui lui donne ce privilège de parler au nom de l’orthodoxie du dogme, c’est-à-dire du consentement divin. Contrairement au Dieu américain, hérité du Yahweh judaïque, qui se manifeste par des signes extérieurs (épidémies, catastrophes, guerres, vengeances, cruautés: le ll septembre 2001 a été une juste punition divine pour l’incroyance), le Dieu québécois est héritier de Jésus souffrant sur la croix. Plus il macère dans ses blessures, sous sa couronne d’épines et les clous plantés dans ses mains et ses pieds, plus il nous apparaît semblable à ce que nous souffrons. La course à l’endurance est ouverte. C’est à qui soutiendra la souffrance jusqu’à l’ultime limite de ses forces.

Quand à Dieu, son silence marque son absence et la déchristianisation occidentale a commencé par là. D’abord l’appel des grands mystiques espagnols à qui Dieu restait muet. Ensuite, ce fut le soupçon rationaliste à la Descartes (et même chez Pascal!) qui s’est répandu dans la philosophie française puis a débordé dans l’allemande et l’anglaise. Le déisme de Voltaire ou la religion naturelle de Rousseau se sont présentés comme délivrés de la superstition et des fausses assertions de «l’infâme». C’est avec les Schleiermacher et autres Strauss que la laïcité a entrepris d’analyser le phénomène des religions hors de toute confessionnalité. Désormais, un plancher unique accueillait toutes les religions, depuis les superstitions les plus primitives aux théologies les plus élaborées. La conséquence ultime à tirer: Dieu n’a pas d’existence objective (Nietzsche a dit qu’il était mort, ce qui est un non-sens considérant que Dieu est par-delà bien et mal, donc par-delà la vie). L’athéisme était en progrès depuis le XVIIIe siècle, même parmi le clergé catholique. Avec la démocratie, il s’est généralisé. Aujourd’hui, le Dieu des chrétiens prend place parmi les échantillons de psycho pop, de lamaïsme à la Lobsang Rampa, de culte des extraterrestres (nos nouveaux anges), des psychothérapeutes (nouveaux gourous), de la pastorale-pizza (où on en trouve de toutes les sortes aux goûts de tout le monde), enfin du charismatisme qui est un «catholicisme intégral» comme on disait au début du XXe siècle, où l’hystérie frôle la psychose.

Il n’y aurait guère à dire de plus sur la religion si on s’en tenait aux préceptes de Marx et de Freud. Pour Marx, on le sait, c’est l’opium du peuple, parce que, comme l’autre, elle est dotée d’une «vertu dormitive» qui engourdie les souffrances et les peines et attend une compensation bien méritée une fois trépassé. Les coquins et les naïfs forment donc ainsi un couple qui entretient l’exploitation, les inégalités sociales et le pouvoir des institutions (Église et État, sabre et goupillon réunis par un intérêt commun). Pour Freud, c’est la névrose universelle. Cette compulsion à répétition que traduisent aussi bien certains comportements autistes que les balancements des Juifs hassidiques devant le Mur des lamentations. Tous rites, qu’ils soient hindou, bouddhiste, islamiste ou judéo-chrétien, servent d’exutoire à des refoulements pulsionnels détournés de leurs buts (la satisfaction sexuelle mais aussi l’agressivité) pour les sublimer non seulement à travers l’art ou la littérature, mais également dans le culte qui donne une «figure» à ces pulsions qui cachent honteusement le leur. Aussi, plus les rites sont primitifs, plus ils sombrent dans le manichéisme. Entre l’Islam chi’ite et le Grand Satan d’une part, et les sectes Épiscopaliennes et les États voyous de l’autre, nous retrouvons exactement la même structure représentationnelle psychotique. Avec l’écriture de Fabienne Larouche, nous n’en sommes heureusement pas là. Certes, elle est compulsive et comme la religion est un phénomène de compulsion de répétitions, alors il devient évident qu’elles sont faites pour se rencontrer sur nos écrans de télévision.

Jean de la Croix (1542-1591)
L’univers de Fabienne Larouche est celui où triomphe l’Idéal du Moi, qu’il soit hockeyeur, journaliste, directeur d’école et surtout enseignant(e). Cette compulsion l’a amenée à se poser, avec le plus sérieux du monde, la question de Dieu. Et dans la mesure où la religion est bien une névrose obsessionnelle de l’individu prise en charge par un système idéologique social (biblique, évangélique, coranique ou autres), elle devient une obsession universelle. Il ne lui est pas interdit d’affronter, de manière sérieuse, une rencontre avec Dieu …à travers ses téléromans. Le problème est que de telles rencontres sont difficiles à traduire en mots. Les mystiques eux-mêmes sont restés sans voix pour exprimer leurs expériences et durent recourir à des métaphores qui en ont fait de grands poètes. Ce discours poétique, force est de reconnaître, Fabienne Larouche ne le maîtrise pas. Son défi étant de dire l’indicible, la poétique télévisuelle l’empêche d’accéder à la poésie qui serait la métaphore de cet indicible. Teorema, le célèbre film de Pasolini où un ange (ou Dieu, on sait que, depuis sa lutte avec Jacob au pied de l’échelle, c’est le même) bouleverse toute une famille bourgeoise italienne, est un film quasi muet où l’expression du divin se manifeste dans la mort même de la religion, c’est-à-dire l’abandon du désir à la réalisation de sa pulsion. Quand chacun se voit ainsi révélé à lui-même, Dieu n’a plus sa raison d’être et il s’en va. Sa beauté est anarchie. Sa violence est amoureuse, comme celle du Christ. Sa sensualité est celle de l’âme, ce que ne métaphorise pas toujours la sensualité charnelle, et encore moins à l’âge de l’hédonisme. Désormais, vous savez quoi faire, faites-le. Les croyants attendent toujours ce moment où, enfin, Dieu répondra à leur parole, à leur inquiétude, à leur cri, à leur quête. Ce moment où, comme le dit Job, Dieu leur montrera enfin sa face. Or, ce moment ne se produit jamais, sinon qu’au-delà de la mort. Entre temps, la vie demeure souffrance et solitude. De ces états de conscience et de fait, il est facile d’érotiser cette souffrance pour la rendre supportable, et de là, on déboule facilement dans le masochisme. Si Gabrielle (l’ange féminisé) de Fabienne Larouche dans Trente vies, se rend à l’Église s’interroger sur sa croyance en attendant la réponse qui ne viendra pas, c’est la voix du Diable, celle de Satan, qui lui répondra, par un lointain chuchotement, en accueillant un de ses élèves hyperangoissé, lui donnant un baiser sur le front. Si Dieu est muet, le Diable, lui, est bien visible, et bien en voix.

Dieu avait pourtant une voix dans son précédent téléroman, Virginie, celle de l’acteur d’origine africaine Maka Kotto, qui n’était en fait que le concierge de l’école qui s’adressait à un ancien frère enseignant tourmenté par la chair à travers un paravent, ce qui n’allait pas sans rappeler cette chanson de ma jeunesse (qui était aussi celle de Fabienne Larouche): De quelle couleur est la peau de Dieu?:

De quelle couleur est la peau de Dieu?
De quelle couleur est la peau de Dieu?
Qu'elle soit jaune ou brune, rouge ou blanche comme tu veux
Les hommes sont les mêmes sous le regard de Dieu…

…ce que traduit, aujourd’hui, le cours de cultures religieuses qui a pour but de sauver la confessionnalité catholique en la noyant parmi les autres «cultures» religieuses. Ce cours rend compte surtout de l’hypocrisie bourgeoise de notre société qui, à défaut d’être croyante, conserve les rites confessionnels comme autant d’étapes de l’évolution sociale: un bon mariage, un grand baptême, un deuil public. Si les autres veulent croire en Ganesha l’éléphant ou à Allah et Mahomet est son prophète, pourquoi créer des guerres civiles, des guerres de religions et troubler le doux commerce? Après tout, pour des travailleurs à faibles salaires et dont la performance est encadrée par des croyances rituelles, c’est là une concession que nous pouvons nous permettre. La religion, c’est aliénant et ça ne coûte pas cher. (Ici, nous nous faisons héritier de Marx.) De plus, comme elle est une névrose universelle, si l’une d’elle craque, elle sera remplacée par une autre qui aura, surnaturelle ou matérialiste, la même fonction (Ici, c’est de Freud que nous nous faisons l’héritier.). En fait, la religion de la consommation aura vite fait, après une génération ou deux, de niveler ces nouveaux arrivants porteurs de traditions religieuses tricotées serrées dans la mare aux aubaines et aux gadgets Hi-Fi. C’est une question de dissolution, et ces nouveaux arrivants ont déjà les yeux pétillants de convoitise devant les automobiles, les ordinateurs, les téléviseurs à écran plasma et tout ce que l’Occident produit ailleurs et distribue parmi ses membres. Ils résistent encore, voulant conserver l’ancien et le moderne, mais, In God we trust n’a jamais été aussi bien imprimé que sur les billets de banque américain …avec la pyramide maçonnique au garde-à-vous (la séparation de l’Église et de l’État).

Ceci, l’écriture de Fabienne Larouche peut le traduire sans difficulté. Cela relève de la critique sociale la plus banale et la moins engageante. Tout le monde fait appel à la vertu, mais tout le monde pratique le vice, c’est connu. Les témoignages des cabinets de psychologues et de psychiatres, les cas exposés de psychanalyse depuis Freud, peuvent nourrir à perpétuité les carnets de notes des auteurs de téléromans. Tout y paraît si extraordinaire. Le criminaliste Krafft-Ebing (1840-1902) tenait à publier ses cas de psychopathologie sexuelle en latin afin que les pervers ne s’en inspirent pas pour se satisfaire. Il est vrai, de toute façon, qu’il est difficile de se masturber d’une main quand l’autre tient un gros bouquin de plus de 1000 pages à petits caractères! Comme Fabienne peut difficilement faire parler Dieu, Krafft-Ebing ne parvenait pas à rendre le sens caché des mots allemands de la satisfaction sexuelle sur des objets pervers, c’est-à-dire qui détournent la fonction naturelle de la pulsion: la pénétration vaginale dans le but de la reproduction de l’espèce. Les perversions, dans un monde obnubilé par la religion, parviennent à s’exprimer à travers des sublimations qui sont autant de métaphores. Elles deviennent criminelles seulement lorsqu’elles réalisent leurs fantasmes dans la réalité (viol, fétichisme, sodomie, sadisme et masochisme, exhibitionnisme et voyeurisme, pédophilie, gérontophilie, zoophilie, coprophilie, etc.) Dans la logique freudienne, Dieu apparait vite comme une métaphore de la nature perverse des humains. Non seulement il jouit du refoulement des individus et de ses dérivées sublimatrices, mais en plus il accomplit des gestes de substitution qui, une fois analysés, nous renvoient à la perversion même. Dire Dieu, pour chacun, c’est remonter à sa perversion, et là, comme dirait un fidèle lacanien: «Ça parle». Et «Ça» en a long à dire. Mais tout le reste n’est que bégaiements. Et Fabienne bégaie beaucoup.

Fabienne ne fait que bégayer d’ailleurs. Jamais ses dialogues ne culminent au dire fatidique, d’où ce reproche de tantôt, sa poétique est sans poésie. Comme dans un vieux film porno, on attend que le coït se passe, puis, au moment où on le sent venir, voici le gars qui remet ses culottes et sa partenaire son peignoire de bain! Ces ellipses sont nombreuses dans les scènes de Fabienne Larouche. Une tension rapproche deux personnages. On attend enfin, même si l’on sait, qu’ils vont se dire quelque chose, qu’ils vont se dire «la» chose. Puis… une pub, deux pubs, trois pubs …et l’affaire a été dite! On en discute après comme on en discutait avant. C’est là, si je ne me trompe, un «acte manqué». Et Fabienne, comme au golf, manque son putting. Mais c’est peut-être pour cela que son succès est si grand. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire, des choses qui ne peuvent pas se dire à la télé, mais qu’on peut entendre, parfois et seulement, au théâtre ou au cinéma. Tout le reste, on l’a déjà entendu, partout et souvent. D’où la banalité répétitive de ses situations, de ses dialogues, avec les mêmes coïtus interruptus. Frustration et soulagement chez ses téléspectateurs(tristes); la frustration engendre ici le soulagement et c’est la finalité même du masochisme. Où est passé le temps où, de Germaine Guèvremont, le Survenant et Angelina pouvaient se parler à cœur ouvert, avec sensibilité, poésie, souvent dans des confrontations douloureuses, mais jamais sans relents hystériques, d’un amour qui s’appelle mais qui se révèle impossible. Peut-on imaginer situation plus difficile à traduire en dialogue. Pourtant, il n’y avait que ça dans Le Survenant et dans Marie Didace (Qui ne se souvient pas pour l’avoir vue,  la confession du Père Didace au seuil de la mort?). Pas d’effets spéciaux. Pas de ces fausses interruptions sur des intrigues sans suite. Pas de jack-in-the-box qui renverserait des situations sans raison. Plus proche de nous, il y avait la série À plein temps, qu’on ne prenait pas au sérieux parce que la moitié du casting était constituée de marionnettes. Pourtant, il s’y est dit des choses très belles et très prenantes dans ses dialogues. Aujourd’hui, aucune série ne peut échapper à tous ces trucs qui relèvent de l’écriture télévisuelle des années 80-90, et comme la forme technique de la série s’inscrit dans le rythme du vidéo-clip, comment peut-on se dire des choses sérieuses et profondes dans deux ou trois minutes, entre deux effets télévisuels? Le médium, c’est le message. Ce qui en vieille locution québécoise se traduirait par «accouche qu’on baptise».

Mais revenons à la série Trentes vies. Voici l’église, grande nef, bancs vides, espace désert. Là, l’institutrice, Gabrielle (Marina Orsini) pense se réconcilier avec Dieu qu’elle a quitté, semble-t-il, depuis la mort de sa sœur, mort dont elle se sent revêtue de la responsabilité. Mais la seule voix qu’elle entend est celle d’un inquiétant personnage. Serait-ce, pense-t-on, le tentateur sournois, qui se présente sous les traits de la beauté du diable, non plus ceux de Gérard Philippe, mais ceux d’Éric Bruneau? Le Diable québécois est beau, du moins depuis la légende de Rose Latulippe. Il n’a rien de ces diables laids, aliens, ridicules des films d’horreur américains. Le Diable est l’éternel séducteur et on peut dire qu’il sait profiter des silences de Dieu (Silence of God, Silence of the lambs), car il a pris l’appel de Jésus, sinon à l’esprit du moins à la lettre: laissez venir à moi les petits enfants. Lui qualifie d’amour ce lien avec le jeune élève, victime de l’isolisme sadien de la société des média sociaux, qui traîne Bible et chapelet en classe sous la risée de ses condisciples. Tout le monde ignore en fait qu’il prie pour le salut de sa mère mourante. L’isolement de la victime de détresse renforce la puissance du Malin dans l’esprit des travailleurs sociaux et de Gabrielle.

Le Titien
Tout le quiproquo réside dans la déclaration du Diable à l’adolescent: «Tu sais que notre amour est très particulier», qui est la formule courante avec laquelle les pédophtores [les prédateurs d’enfants] racolent les adolescents. Tout de suite, on l’imagine pervers et «le dit» nous indique la voix du Malin sous les traits angéliques. Fabienne ne recule devant aucune équivoque pour amplifier l'aspect Prince des Ténèbres de son aumônier tourmenté, nous le faire juger avant de le connaître afin que nous partagions tous la même culpabilité qui sera celle de Gabrielle lorsqu'elle saura la vérité, en cela, ses subterfuges sont malhonnêtes envers l’intelligence du spectateur. Mais passons. Ce n’est ni au Diable ni à Sade que nous devons nous en prendre. L’amour n’a rien avoir à faire avec la religion. Les dieux gréco-romains antiques méprisaient les humains et ils ont puni Prométhée d’un supplice affreux pour les avoir créés. Les dieux, se comportant «en humains», font des objets de leurs caprices de ces viles créatures. Il n’y a donc pas de liens d’amour qui unissent dieux et croyants dans l’Antiquité hellénique. Le Yahweh des Juifs n’exprime son amour de son peuple que dans le Deutéro-Isaïe (Is 43 1-5), tout le reste n’est que manifestations de jalousie, de colère, de vengeance, de tourments pour ce peuple. Le sens de l’historicité juive ne réside que dans son rapport négatif avec Dieu. Israël est un peuple à la nuque dure, il faut donc la casser. Mais elle résiste. Alors le signe de l’amour de Dieu vient de la souffrance endurée par les Israélites. Ce que les catholiques reprendront dans la célèbre formule Dieu éprouve ceux qu’Il aime. La souffrance devient symbole de l’amour divin. On comprend alors dans quel puits Marx a puisé sa critique. Seuls les Évangiles chrétiens parlent de la relation d’amour entre Dieu, figure de Père (Abba, en araméen) et ses disciples, ses enfants. De la définition grecque d’Éros les chrétiens lui préféreront celle d’Agapè, qui équivaut à l’amour fraternel plutôt qu’à l’amour de désir, le baiser de paix, la communion (qui n’est pas distribution mais partage, contrairement à ce que l’Église en a fait). Et encore, tous les Évangiles ne formulent pas le commandement d’amour de la même encre. Pour les synoptiques (Matthieu, Marc et Luc), c’est le fameux «aimez-vous les uns les autres» qui inverse la loi du talion: «œil pour œil, dent pour dent», la première formule étant la positive de la seconde, négative. Par contre, l’Évangile de Jean, l’évangile théologique inspiré de la culture grecque, dit tout autre chose: «Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis» (15, 15) qui précède de quelques versets la formule consacrée: «Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres» (15 17). Jean appelle à l’affranchissement du narcissisme et de l’égoïsme car ce dépouillement rend seul possible la rencontre intérieure.

Au Québec, la Révolution tranquille a chassé la religion et la voilà qu’elle est revenue dans le fourgon des immigrants. En fait, nous ne l’avons pas chassée comme une pestiférée, mais comme une fille de joie; nous lui avons signifié son congé en ne la visitant plus. C’est en désertant la pratique religieuse que nous nous sommes séparés d’elle. Contrairement à la France, nous ne l’avons jamais persécutée. En retour, à l’image du coucou, elle a cherché à voler le nid des autres. Au nationalisme d’abord, où elle se manifeste encore sous le drapeau des Patriotes à la place de celui du Sacré-Cœur. Elle a même fait un temps son nid dans les syndicats et les partis communistes où des curés rouges enseignaient dans les cégeps et les universités, noyautaient les syndicats et rêvaient de faire du Québec une petite Chine à l’image de la grande. Anticlérical jusqu’au bout des ongles, je m’insurgeais. On n’a pas chassé les curés noirs pour les remplacer par des curés rouges. Et de fait, tous ces militants marxistes-léninistes-trotskistes fonctionnaient à l’intoxication cléricale traditionnelle, recouverte des habits neufs du Président Mao. D’ailleurs, sur toutes les questions concernant la moralité sexuelle, la Chine et le Vatican partageaient les mêmes positions. CQFD. La religion, au Québec, ce n’était que cela: un tutorat moral contraignant au détriment de l’esprit de la lettre. Et c’est ce que nous voyons revenir avec les nouvelles religions migrantes. Pour s’en défendre, la laïcité recourt à la «normalisation», la banalisation des codes et des systèmes religieux. D’un autre côté, la course à la vertu des vieux catholiques a été relancée avec des farces du genre code d’Hérouxville afin de montrer qu’on pouvait être aussi puristes et infantiles que les Musulmans, les Juifs ou les Sikhs. Des défenseurs de la catholicité ancienne sont venus se ridiculiser à la commission Bouchard-Taylor, tandis que la catholicité païenne s’est tenue coi selon les principes de la religion affaire-privée.

Dans Trente vies, parce que l’église est désertée des croyants, le Diable y a élu domicile. Certains plans télévisuels relèvent ici du cinéma. La nef de l’Église apparaît comme un grand vaisseau déserté par son équipage. Le Diable allume des lampions et se tient près de l’autel, comme le capitaine d’un vaisseau fantôme. L’adolescent vient le rejoindre avec les traits d'un mousse désemparé. «Ô capitaine, mon capitaine». Lorsque, plus tard, Gabrielle lui demandera qui lui cause tant de tristesse, il répondra, en pleurant, que c’est sa mère. La Mère Église, la Mater Ecclesia, notre Sainte-Mère l’Église et toutes les formules analogues nous disent depuis toujours que si Dieu est notre Père à tous, l’Église est notre Mère et qu’en dehors d’elle, point de salut. De la mère de chair à la mère spirituelle, la distance est abolie. Cela est d’autant plus éprouvant que le seul ami de l’adolescent en détresse, Shaun d’origine irlandaise, est maghrébin et musulman. Lui ne comprend pas le tourment religieux de son ami. D’un autre côté, en faisant de Shaun un fils d’Irlandais, Fabienne nous rappelle subtilement qu’au XIXe siècle, la force du catholicisme menacé chez les Canadiens Français reçut un puissant coup de pouce du flux d’immigrants irlandais. La religion, toujours, revient dans les fourgons des immigrants lorsque les Canadiens semblent la délaisser.

Au même moment où se déroule cette première intrigue, le mari de Gabrielle (Jean-Nicolas Verrault), apprend que son fils, qui fréquente l’école privée, a été invité par son professeur de cultures religieuses, un ancien frère (important de le souligner), à rester après la classe «pour discuter»! Il avertit le directeur, la police intervient et l’on découvre des images pornos sur l’ordinateur du méchant frère. Décidément, trop c’est trop. Cette association sexe/religion conduit à une subversion idéologique insoutenable. La rapide solution de cette seconde intrigue invite à nous interroger sur la relation de l’aumônier avec Shaun, les deux intrigues ne pouvant être le doublet l’une de l’autre, mais bien plutôt l’antithèse.

D'autre part, trancher la poire en deux en disant qu’il y a encore des aumôniers portés par des vocations qui justifient des comportements étranges et des vieux frères pédérastes afin d’équilibrer le mal par le bien, ça ne devrait pas se faire seulement lorsqu’il est parlé d’enseignement religieux, mais aussi d’entraînement sportif, de vie militaire, de vie familiale. Une guerre sourde est déclarée contre la religion et non contre le sport. Le sport permet de domestiquer les corps. La religion laisse le trouble s’insinuer dans les relations d’autorités. Dans sa lutte à savoir qui va contrôler le corps, de l’État ou de l’Église, depuis plus d’un siècle les accusations de pédophilie ont servi au premier à discréditer la seconde. Ainsi, sous le IIIe Reich, voulant écarter les prêtres qui s’opposaient à l’euthanasie des malades mentaux et des handicapés physiques lourds, des prêtres allemands se sont vus traînés en justice pour répondre d’actes de pédophilie. La même chose s’est reproduite en Russie soviétique. Au-delà de la réalité concrète des crimes, la propagande de l’État, en visant l’Église, visait aussi son enseignement humaniste. Quels que soient les reproches que nous adressons aux autres religions, accuserions-nous l’islam parce qu’un mollah aurait violé une fillette entre la lecture de deux sourates; le judaïsme, parce qu’un rabbin aurait sodomisé un de ses élèves entre la lecture de deux paragraphes de la Torah? D’où vient l’idée alors que le catholicisme est la seule religion du désir sexuel réprimé et dévoyé dans la pédérastie? Une exclusivité dans le monde des pratiques des communautés religieuses chrétiennes? Peut-être. Parce qu’investie de la rationalité occidentale, il nous est permis de regarder en profondeur les motivations qui animent sourdement l’arrière-plan des systèmes idéologiques religieux, parvenons-nous à remonter la filière des désirs et de leur langage. L’Occident possèderait ainsi cette capacité d’auto-critique capable de purger la religion (et on voudrait aussi le politique) de ses travers pervers et d’accéder à un sens plus sain de la croyance. D’autant plus, comme nous l’avons rappelé, il est issu d’une religion qui a placé l’amour au centre des relations entre les humains et avec Dieu. Pourtant, nul terme n’est aussi polysémique dans le langage courant que celui d'amour. Combien de confusions malheureuses et de promesses équivoques ont été faites en son nom?

Si Dieu cache le grand Phallus, celui que les Grecs célébraient par une procession des millénaires avant ce Père Noël que les marchands de l’avenue du Mont-Royal promenaient aux flambeaux il y a quelques années encore, autant le voir en Satan puisque lui répond à nos souffrances alors que Dieu reste muet. Après tout, les souffrances de Satan relèvent de l’orgueil de Lucifer, et Dieu sait que l’Église et ses clercs n’ont jamais été avares de manifestations orgueilleuses et vaniteuses; du moins sa souffrance, autant que celle de Jésus-Christ, reste parente de la nôtre. Chaque chrétien se voit soumettre par le Diable la tentation du désert: se voit offrir empire, mondes, richesses, plaisirs et puissance. Le Diable sait ce qui est bon pour l’homme, non seulement pour son corps, mais aussi pour son âme. Mais ce sont là des promesses dont il ne peut livrer la marchandise, aussi est-ce ce côté trompeur qui nous ramène à Dieu, car si Satan livrait la marchandise, Dieu, effectivement, serait bel et bien condamné à une mort définitive. Et c’est là le défi que compte réaliser la société capitaliste marchande. La consommation devient religion dans la mesure où elle dispense tous les objets transitionnels que nous avons de besoin pour satisfaire la soif inextinguible de tous nos désirs, même les plus fous. La publicité devient la nouvelle Sacrée Congrégation de la Propagande de la Foi. Comme elle n’a pu, à la suite des autres régimes avant elle, y satisfaire sur le plan du réel, elle se propose de déplacer la satisfaction dans l’univers virtuel, le nouvel univers surnaturel peuplé d’anges et de démons 3D. Comme une longue opération nécessitant des gestes délicats et un doigté minutieux, le Diable s’approche du sommet de la tour de Babel, et bientôt son empire s’étendra sur la Terre entière sous la forme d’une toile médiatique, telle qu’il l’a promis au Christ dans le désert. C’est cela la galaxie Gates, le médium, c’est le message: google vous offre accès à tous ses rayons de démonstrations perverses sans refoulement ni culpabilité. Le Ciel est maintenant advenu sur terre et comme le christianisme, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et tous les autres cultes seront vite emportés. Comme les moulins à prière tantriques qu’actionne le vent pendant que les tibétains sont aux champs, c’est l’ordinateur qui récitera les psaumes et les sourates à la place du croyant, affairé à faire rouler la productivité compétitive qui rendra ses fantasmes accessibles à travers le nouveau logiciel GOD XYZ.

Et Dieu reste muet. Il ne trouve plus de Noé ni d’Abram à qui aller porter sa frustration. Mais que signifie un Dieu frustré? Yahweh serait-il donc revêtu des défauts humains avec sa propre nature? Alors ce Dieu qui ne parle pas, ce Dieu donc qui reste muet à nos appels de détresse, ne serait-il pas un Dieu sadique. Le Dieu de Sade? Du temps de Rousseau, on s’interrogeait encore sur la nature, bonne ou mauvaise, de l’homme. Une génération plus tard, avec Sade et William Blake, c’est sur la nature, bonne ou mauvaise, de Dieu que la philosophie posera les questions les plus inflammatoires. Cinquante ans plus tard, avec Les Chants de Maldoror de Lautréamont, les poèmes de Baudelaire, de Swinburne, les romans de Huysmans, les dessins de Félicien-Rops et les tableaux de Munch, Dieu et le Diable ne feront plus qu’une seule et même entité. Non plus Diable objet de Dieu, comme dans la philosophie augustinienne, mais Dieu objet du Diable, comme l’espérance est l’ultime malheur resté collé au fond de la jarre de Pandore. Mais tout cela, convenons-en, n’épuise jamais le sujet sur le fond.

Si la religion est opium du peuple et névrose universelle comme l’affirmaient Marx et Freud, nous pourrions dire, comme ce dernier disait des avions: c’est un symbole phallique, mais ça sert aussi à transporter des passagers: la religion c’est ça, mais c’est aussi autre chose. Marx et Freud supposent un univers fermé sur lui-même que la rationalité scientifique peut saisir de manière à nous le rendre non seulement compréhensible, mais utilitaire dans le but d’améliorer la condition humaine. Jusqu’à repousser ses limites aux confins de l’espace et du temps. Après l’univers infini de Copernic et de Galilée, c’est un retour au monde clos de l’Antiquité et du Moyen Âge que la science nous offre au XXIe siècle. Malgré son extension maxima, cet univers nous fait déjà sentir à l’étroit dans ce monde. La liberté exige qu’il n’y ait aucune frontière à notre volonté, fut-il l’univers même! Sinon, le désir d’évasion, le désir de liberté reprend sa quête. La conscience d’un manque refait surface. Ce qui signifie, en clair, le retour de Dieu.

Et le retour de Dieu appelle à celui des vocations. C’est ce dont souffre Gabrielle qui, comme le Diable le lui dit, ne se satisfait pas de l’enseignement. Que le Diable en vienne à parler de «vocation», voilà qui annonce une problématique jamais pensée dans toute l’histoire de la théologie. Comme le psychopathe auquel la métaphore sadienne le ramène, le Diable souffre aussi d’une «impulsion divine». Sans la croyance en Dieu, il souffre terriblement. Sa vocation/perversion le ronge de l’intérieur, comme le manque de pureté lorsque nous constatons les ravages du cynisme ambiant actuel. Enlevez-la de sa dérision que nous retrouvons dans la pochade de Sartre, Le Diable et le bon Dieu et la parodie du baiser au lépreux, nous comprenons mieux la réception des films méditatifs de Bernard Émond. Nous voyons une féministe intelligente, grande réalisatrice du cinéma québécois, Micheline Lanctôt, mettre la vocation au centre de son plus récent film, Pour l’amour de Dieu. La vocation, c’est le nom que pend le don de soi pour l’amour de ceux qu’on aime, en faisant ce pour quoi nous nous sentons appeler et en nous y donnant à fond, de manière que ni la médiocrité, ni la complaisance égotiste ne viennent ramener le dépouillement en un exhibitionnisme de mauvais aloi. Sans doute est-ce là que Fabienne ranime le dialogue avec Dieu. Ce «surplus d’âme» qui déborde la fonction sociale de l’aumônier nous révèle que si Dieu garde silence, le Diable, lui, est capable d’éprouver de la compassion pour nous, misérables créatures, car il connaît ce que l'Autre ne connaît pas, la souffrance. Dans un monde où le nihilisme, le narcissisme et l’hédonisme ont remplacé la foi, l’amour et la charité, les vertus cardinales sont devenues de simples vertus ordinales. Et il ne reste plus que cet inquiétant personnage pour fermer les yeux d’une morte et laisser se blottir contre lui un adolescent à la dérive. De la beauté, nous passons à la bonté du Diable alors que le Dieu sadique est renvoyé aux balustres des oratoires.

Car la mort, dans Trente vies, n’est pas que symbolique. Au dernier épisode (contrairement aux épisodes ordinaires qui s’étalent sur deux semaines, celui-ci tient en une semaine de quatre épisodes), nous apprenons finalement que la détresse de l’adolescent est causée par l’agonie de sa mère atteinte du sida et que l’aumônier l’accompagne dans sa mort. Enfin que Shaun lui-même est séro +. L’importance du rapport imaginaire/symbolique est d’une pesanteur émouvante. Si l’aumônier, présenté jusqu’alors comme figure du Diable parce qu’il tenait à dissimuler à l’ensemble de la communauté scolaire la situation réelle de Shaun, assiste l’agonie de la Mère-Église, c’est lui qui lui fermera les yeux et prendra ses enfants entre ses bras. Dans une lecture catholique traditionnaliste, c’est l’aveu implicite du triomphe du Mal sur le Bien, parce que le représentant du Bien n’était qu’une idole mais que la souffrance sur laquelle s’appuie le Mal étant bien réelle, elle ne fait que le rapprocher de nous. Nous voici abandonnés entre les mains de Satan, de Lucifier, du Diable. Et Gabrielle revient à la maison, imbue de culpabilité d’avoir penser si mal de l’aumônier après nous avoir fait croire qu’il était le Diable. Le paradoxe de toute vocation, c’est qu’elle peut être soupçonnée par tous de cacher des intentions perverses. Souvent c’est vrai, mais souvent n’est pas toujours. En cela réside le mystère le plus impénétrable des motivations humaines.

Dieu, c’est le mystère, ou plutôt, le sens du mystère. Il ne se résout pas comme une énigme à la Agatha Christie. À moins que Fabienne relise saint Anselme de Canterbury ou saint Thomas d’Aquin avec leurs syllogismes aristotéliciens en quête de formulations des preuves de l’existence de Dieu! Saint Thomas, d’ailleurs, donnait cinq preuves de l’existence de Dieu, alors qu’à la fin du XXe siècle, le «papolâtre» André Frossard en donnait trente-six de l’existence du Diable! Voilà qui dénote une singulière évolution. Ce sens du mystère réside au-delà des dimensions qui sont celles de notre ontologie, voire même de notre métaphysique. Aucun «impératif catégorique» kantien ne peut même le résumer sinon que Dieu est au-delà de toutes démonstrations rationnelles. Ce sens du mystère est renforcé précisément par l’action du Mal, celui que nous attribuons au Diable. Pourquoi le Mal s’introduit-il dans des êtres dont la beauté devrait pourtant, selon le triangle grec (bonté, vérité, beauté), nous rapprocher de la perfection, donc de la divinité? Parce que Dieu n’est ni bonté, ni vérité, ni beauté, et que ce sont là des caractéristiques de la mentalité humaine, épistémiques, esthétiques et éthiques qui ne se confondent pas dans le réel. Nous ignorerons toujours, positivement, ce qu’est Dieu. Nous revenons alors à cette théologie négative qui est la théologie des mystiques: nous ne pouvons dire de Dieu seulement ce qu’il n’est pas. Or, au-delà de nos dimensions humaines, il n’y a plus aucun mot, aucune métaphore qui tienne. Aucun truchement, aucune traduction ne peut nous dire ce qu’est ce sens du mystère, sinon que de le ressentir de l’intérieur de nous-même. Et cela a, également, été dit mille fois. Rien de mieux qu’un western pour habiller le bon de blanc et le méchant de noir - parlez-en à Lise Payette dont les téléromans étaient des westerns féministes ennuyeux et moralisateurs -, et c’est ce que les religions historiques nous laissent en définitive. À l’opposé, Fabienne Larouche a su créer un personnage ambiguë où le Mal apparent dissimule le Bien absolu qui témoigne que s’il n’y avait pas ce sentiment religieux, indépendant de tout système idéologique de religions, ce sentiment de la compassion des uns pour les autres dans nos souffrances d’Êtres partagées par notre commune humanité, faillible et déficiente, ce sens du mystère qui subsiste en nous, encourageant à défier le viol des consciences et le mépris des corps, n’aurait pas lieu d’exister. Et si Dieu c’est cela, voilà, moi, je dis ce qu’est Dieu⌛

Montréal
13 octobre 2011

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