dimanche 21 avril 2019

Pourquoi l'"honnête homme" doit-il lutter contre le multiculturalisme


Madeleine de Verchères (1678-1747).

POURQUOI L’“HONNÊTE HOMME” DOIT-IL LUTTER CONTRE LE MULTICULTURALISME?


Dans l'idéal, c'est bien beau de dire que chacun, parce qu'il côtoie des gens de toutes cultures, sera plus tolérant, plus accueillant, plus ouvert, moins renfermé sur lui-même. Je reconnais que c'est une aspiration légitime en soi, tout comme peut l'être le nationalisme québécois ou le fédéralisme canadien. Tous présentent une solution à la question du "vivre-ensemble" qui s'impose à l'heure de la mondialisation et du resserrement des réseaux de communication autour du Village global commandé par l’impérialisme culturel américain. Et la laïcité n'a pas l'ambition de répondre à ce problème complexe qui déborde dans l'ensemble de la société. La laïcité est une praxis idéologique de l'État. Son système est parcellaire, son utopie limitée, mais sa praxis est fondamentale pour la société dans la mesure où elle vise à assurer un ordre qui est celui du sens commun dans la cité et non de la satisfaction des exigences d'un groupe ou d'un autre qui n'a pas la responsabilité de faire en sorte d'établir une règle de conduite universelle. 

M. Charles Taylor, le maître à penser du multiculturalisme, plutôt que de s'en tenir à une raison abstraite qui réduit la réalité à des modèles, aurait mieux fait de s'ouvrir à l'historicité des sociétés et en particulier de la société québécoise. Ce lointain descendant de Madeleine de Verchères semble répéter à sa mesure la légende de l'héroïne. Le matin du 22 octobre 1692, alors que ses parents étaient absents du fort, Madeleine travaillait dans les champs quand une troupe d’Iroquois jaillirent des bois et s’emparèrent d’une vingtaine de personnes qu’ils firent prisonniers. Madeleine parvint à leur échapper. Un Iroquois l’ayant saisi par le foulard qu’elle portait autour du cou, elle s’en délesta, laissant l’Indien pantois, le bout de tissu entre les doigts. Elle se glissa rapidement dans le fortin, referma la porte derrière elle et organisa la résistance avec ses frères. Afin de donner l’impression que la troupe était plus nombreuse, elle se coiffa d’un chapeau de soldat et se promena devant les meurtrières, ce qui retint les assaillants d’attaquer. Le siège dura ainsi huit jours jusqu’à ce que des renforts arrivassent de Montréal. L'avantage avec les mythistoires, qu'importe s'ils sont vrais ou non, c'est de cultiver les émois et les sensations; de restaurer la teneur dramatique des situations historiques à partir d'une anecdote que retient la mémoire. 


Dans un des Récits Laurentiens, œuvre de jeunesse du Frère Marie-Victorin, le dernier récit, intitulé"Peuple sans histoire", raconte un soir où lord Durham rédigeant son fameux rapport. fatigué, est pris de sommeil. Un spectre se faufile dans son bureau. C'est celui d'une femme, elle lit la célèbre phrase etécrit en dessous : "Thou liest, Durham!" - Tu mens, Durham! - et paraphe la phrase de sa signature, Madeleine de Verchères. Une jeune fille de patriote défait à Saint-Charles engagée comme boniche découvre le papier pendant que Durham somnole toujours, ce qui la met en communion avec le destin national. Quand Durham se réveille et voit la missive, cela le laisse perplexe. Et le botaniste de conclure : “Madeleine de Verchères? Ce nom n'avait pas encore frappé les oreilles du gouverneur. Qui était-ce? Et puis, en somme, qui se cachait sous ce nom? L'idée de rechercher l'audacieux intrus ne traversa qu'un instant l'esprit de Durham. En homme d'esprit, trop raffiné pour ne pas sentir le ridicule de sa position, il était bien résolu à ne pas raconter une aventure où le beau rôle n'était pas le sien. La main inconnue pouvait avoir raison après tout! L'histoire est peut-être autre chose qu'une longue enfilade de siècles et de crimes, un cliquetis d'armes dans une orgie sanglante! La survivance de ce peuple simple, de celui tombé du drapeau blanc, de cet enfant de France abandonné par sa mère, le bruit de cantique assourdi et très doux que fait sa vie sous ce vaste ciel ne composent-ils pas l'une des belles strophes du poème humain?" (Fr. Marie-Victorin des É.C., Récits laurentiens, Montréal, Procure des Frères des Écoles chrétiennes, 1942, pp. 208-209.)

Le philosophe canadien, Charles Taylor. théoricien du multiculturalisme
De la forêt des Québécois mal aimés, la laïcité s’empare du foulard de M. Taylor, qui n’est certainement pas un hijab ou un niqab. Le philosophe court vite lorsqu’il s’agit de sauver sa peau et se réfugie dans le fortin où il entreprend de soutenir le siège. D’une meurtrière canadienne à l’autre, il défile, portant tantôt le chapeau de sa réputation de commissaire sur les accommodements raisonnables; tantôt celui de philosophe à la réputation internationale; tantôt de théoricien de l’idéologie multiculturelle; tantôt du moi multiple dont Justin Trudeau apparaît le modèle réalisé d’une identité plurielle. Et les Québécois mal aimés restent figés devant cette réputation qui n’est pas surfaite, car sa conception des identités plurielles semble démontrée par l’histoire sur laquelle il s’appuie. Mais l’histoire est comme la Bible, une auberge espagnole d’où on peut faire dire tout et son contraire. Hobbes s’est essayé à ce jeu pour justifier la monarchie et pourtant Locke est venu par après et a substitué le citoyen comme fondement du contrat social au monarque. Malgré son apparence, la philosophie de M. Taylor n’est pas humaniste, elle ne s’adresse pas à celui qui, depuis Montaigne, on qualifiait d’honnête homme. La philosophie de M. Taylor est anthropologique. Elle se construit non pas sur un sens de l’unité de l’humanité, mais sur une comptabilité des nombres afin de faire une somme qui absorberait les différences. Elle déplace l’unité du collectif vers l’individu. Alors que dans les sociétés historiques on tient l’unité comme le tégument qui sépare le Soi du reste du monde, le multiculturalisme isole l’individu sur lui-même où le monde est rapidement absorbé par le moi. L’individu devient rapidement unaire : comme Yahweh ou Allah, il est celui qui est, et en ce sens il est régressif par rapport, ne serait-ce qu’au christianisme ou à la philosophie hégélienne de conceptions ternaires.

Félicité-Robert de Lamennais (1782-1854)
Peut-être, à son ensemble de lectures philosophiques, si M. Taylor s’en était tenu plus aux écrits de Lamennais aurait-il fait preuve de plus de sagesse? Quoi qu’il en soit, il résiste en attendant qu’un renfort de Montréal, envoyé par Québec solidaire et conduit par son fils idéologique Justin Trudeau, vienne sauver l’intégrité de son identité plurielle et sa weltanschauung de l’hypermodernité. Je mentionne le nom de Félicité-Robert de Lamennais (1782-1854) parce que sa trajectoire philosophique a quelque chose de très "québécoise". Homosexuel, et dans le sens collectif où nous avons dépendu de nos mères au point de s'identifier aux valeurs féminines en quête à la fois d'un père absent et d'une virilité à aimer, le jeune Lamennais s'est converti au catholicisme. Son premier ouvrage s'intitulait Essai sur l'indifférence en matière de religion (publié en 4 volumes entre 1817 et 1823) qui s'opposait au libéralisme et au sécularisme de Voltaire et des Encyclopédiste. Il considérait que si nous suivions le penchant libéral, nous en arriverions à un état d'indifférence moral. Les valeurs étant relatives, si nous les confondons, nous aboutissions non pas à un état de plus grande tolérance ou d'acceptation, mais à un état qu'on qualifierait aujourd'hui de catatonie s'exprimant par une négativité (l'acceptation équivaut à ignorer l'autre) et de passivité (laisser faire, laisser passer), une forme de schizophrénie à la Justin Trudeau qui consiste à imiter toutes les formes de cultures parce qu'on en intègre aucune, enfin un isolisme selon la morale de Sade où chacun n'est qu'un objet dont on tire ses intérêts. Pour cette raison, je considère que dans la société de consommation de masse, le multiculturalisme est l'idéologie qui étend cette indifférence nocive à travers toutes les populations, solution structurelle à la survie de l’économie capitaliste. 

Sergio Leone. Once upon a time in America, 1982.
Le modèle de société mul-ticulturelle demeure New York beaucoup plus que les États-Unis dans leur ensemble et si le modèle new-yorkais a particuliè-
rement réussi, c’est qu’en arrivant à Staten Island, pendant que le service d’hygiène les épouillait, les immigrants apprenaient que l’État était séparé des Églises et que c’était là la règle du vivre-ensemble américain. Et ils ont fait à Rome comme avec les Romains. Ils ont appris l’anglais, appris à vivre dans une société séculière et laïque, appris à coexister avec toutes les différences du monde sans pour autant se dépouiller totalement de leur identité culturelle. Vouloir faire plus serait péché d’orgueil en voulant se faire plus catholique que le pape. Malheureusement, ce qui était clair pour les immigrants new-yorkais ne le fut pas pour les immigrants qui arrivaient au Québec, dans cette contradiction constitutionnelle où ils sont pris entre deux systèmes de codes linguistiques et juridiques incompatibles aux leurs. Plus que les immigrants venant des pays occidentaux ou occidentalisés, les immigrants provenant des contrées asiatiques et particulièrement des sociétés converties à l’islam possèdent des codes culturels réfractaires à l’occidentalisation et à ses valeurs. Disposés à profiter de la magie technicienne occidentale, ils en refusent les codes moraux. Pour eux, l’autorité divine dépasse l’autorité civique. Le résultat est un sociodrame qui, renversant le sens de la déclaration des droits et libertés, vise à présenter la laïcité comme une discrimination à l’égard de leur foi en leur interdisant d’accéder à des postes d’autorité publique. Il est vrai que cette rhétorique appartient davantage à certains opposant libéraux ou de Québec solidaire qui transforment ce sociodrame en psychodrame, poussant les affirmations les plus aberrantes qui enveniment un débat que le gouvernement voulait serein (un maire anglophone allant jusqu’à parler de nettoyage ethnique).

Mais l'évolution de Lamennais ne s'arrêta pas à la dénonciation de l’indifférentisme. Devant l'Église catholique qui se refermait devant la modernité, paradoxalement, il devint libéral en défendant l'idée de la séparation de l'Église et de l'État, tant il considérait le rôle nocif qu'une religion crispée sur ses bases était nuisible au sens de l'unité sur lequel se basait la nation moderne. Il défroqua et se fit élire député à l’Assemblée nationale de la Seconde République française (1848). Dix ans plus tôt, Lamennais avait reçu le député Louis-Joseph Papineau, alors en exil suite à la Rébellion de 1837. (Sur ce point, cf. Ruth L. White. Louis-Joseph Papineau et Lamennais, le chef des Patriotes canadiens à Paris 1839-1845, avec correspondance et documents inédits, HMH). Tous deux échangèrent une correspondance qui sans doute contribua à enraciner Papineau dans son anticléricalisme. 

Le pape François rencontre des bonze, voyage au Sri Lanka, janvier 2015.
À première vue, on pourrait penser à l’existence de deux Lamennais, mais il y a une logique qui le soutient tout au long de sa démarche : la peur de l'indifféren-
tisme. On ne peut être indifférent à ce qui nous authentifie, à ce qui nous particularise du reste de l’humanité. Il apparaît étonnant que la jeunesse québécoise qui, il y a quelques cinq ans à peine, érigeait comme devise “Fuck l’identité!devienne défenseur des identités partielles tout en ignorant l’identité collective (appelons-là nationale)? En cela, elle est moins cohérente que le vieux Lamennais. Tous nous devons supporter multiples identités. Ce n’est pas une découverte deCharles Taylor, c’est une conscience qui s’est imposée depuis la Seconde Guerre mondiale. Notre être est en effet multiple et, comme au niveau psychique qui émerge des perversions infantiles, se dégage un pôle qui se constitue de ces identités partielles pour permettre d’accéder à un psychisme unitaire complet, mature et, si possible, volontaire. Et ce pôle fait notre identité si nous le formons de nous-mêmes et non si nous laissons les autres le former à notre place. Auquel cas nous serons en droit de se considérer comme aliéné. Il en va ainsi des collectivités comme des individus et là où la psyché structure l’identité individuelle, le socius érige l’individualité collective.

Tu n'invoqueras pas mon nom en vain. Lucas Cranach l’Ancien, 1516.
Cette réalité est l’enjeu de l’actuel débat sur le projet de loi # 21 du gouvernement du Québec. Il s’agit d’une volonté consciente d’ériger cette identité en renouvelant la séparation au niveau de l’auctoritas du séculier et du religieux, de l’État et des Églises. Il ne s’agit pas d’ériger unediscrimination sociale basée sur la religion, mais une unicité de l’autorité fondée d’après la légitimité des valeurs qui sont les nôtres, auxquelles nous nous rallions par choix ou par raison et qui forgent la nécessité des relations entre les membres de cette société. On peut défendre la liberté de conscience religieuse sans pour autant discriminer celle-ci en rappelant qu’un membre en exercice de l’autorité de l’État ne peut avoir qu’un signe d’identification publique de sa fonction et non deux ou trois. L’idée inscrite dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la Constitution canadienne de 1982 instaurant la croyance en Dieu comme sens commun des Canadiens est une concession à une époque révolue. L’existence d’aucun État au monde ne provient d’une quelconque volonté divine. Y croire, c’est être superstitieux. L’existence (ou non) de Dieu ne légitime aucun État passé, présent ou à venir considérant que ce sont les humains qui font leur histoire et non une quelconque puissance intemporelle ou surnaturelle. Voilà pourquoi un État ne peut être laïque s’il fait dériver la légitimité de sa constitution d’une quelconque puissance transcendante. Même au niveau de la foi de ses membres, il commet un sacrilège considérant que dans les commandements divins on ne doit ni prêter serment, ni jurer au nom de Dieu (Exode 20.7 : Tu n'invoqueras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain; car l'Éternel ne laissera point impuni celui qui invoque son nom en vain).

Le Tao. Le yin et le yang, plus que la somme de ses parties.
Par cette logique indépassable, le Québec est en droit d’être davantage fidèle à lui-même qu’à une constitution déraison-
nable et blasphéma-
toire, trahissant à la fois le respect que l’État doit à toute la population canadienne, toutes identités confondues, et le principe même de la foi monothéiste quiinterdit d’utiliser le nom de Dieu en vain. Pour ces deux raisons, politique et religieuse, la contradiction de la Constitution canadienne et de sa charte des droits et liberté contrevient à la laïcité qui place l’État comme incarnation d’un tout, d’un sens garant de cette unité et du respect de ses parties dont elle est plus que la somme. Aussi donc, le multiculturalisme n'est pas une ouverture à l'autre. C'est une absence de présence dans un monde atomisé où chacun organise sa vie EN DEHORS du monde extérieur. En cultivant l’égoïsme de chacun, parfois sous couvert d’une appartenance partielle, le multiculturalisme creuse la schizophrénie isoliste sadienne des individus. C’est l’idéologie parfaite des réseaux de communication électroniques où chacun s’enferme dans sa bulle de divertissements étrangère à toute connaissance objective. Le multiculturalisme réifie l’individu à ses caprices et à ses automatismes. En définitive, c’est un surplus d’aliénation déplacé du groupe vers l’individu seul et devant lequel il est laissé à lui-même, recourant à des objets transitionnels fournis par le divin marché pour se raccrocher à une bouée extérieure qui donnera sens pour lui au monde. Et pour un ascète de ma qualité, je reconnais que ce serait là la pire chose qui puisse arriver à notre humanité que la diffusion de cette idéologie perverse. Une anesthésie qui, pour éviter la haine, nous emmène également à tuer toute possibilité d'amour⏳ 


Jean-Paul Coupal
Sherbrooke, 6 avril 2019.

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