samedi 10 septembre 2011

Mon 11 septembre 2001


MON 11 SEPTEMBRE 2001

Puisque tout le monde y va de son souvenir personnel du 11 septembre 2001, pourquoi pas moi?

C’était un matin ensoleillé. La journée s’annonçait douce et loin encore de l’automne. Un matin de fin d’été, sans plus. J’avais un rendez-vous au bureau de l’aide sociale pour une séance de je-ne-sais-plus-trop-quoi, cela m’emmerdait car, encore une fois, sous le prétexte de nous ouvrir au monde de l’emploi, on allait nous discourir sur des organigrammes du ministère, moyen de faire perdre son temps à tout le monde quand on a pas le courage de créer l’emploi en fonction des compétences des individus. Alors donc, il était près de 9 heures du matin, et comme d’autres, j’attendais dans la salle quand je vis la mine sombre des fonctionnaires surgir et nous dire que les tours, dont elles (car c’étaient des femmes) avaient oublié le nom - je me suis dit, et j’ai demandé je crois: le World Trade Center? - que les tours, donc, venaient d’être frappées par des avions. Tout le monde était sous l’effet de choc. Un traumatisme venait de les frapper (à distance) et elles nous renvoyèrent à la maison.

À peine les quatre rues franchies entre le bureau et mon appartement, je me suis précipité devant l’écran télé. Il y avait la voix de Pierre Craig, l’un des animateurs de Radio-Canada les plus respectables, qui, commentant les images - la première tour venait de s’effondrer et la seconde avait son sommet fortement incliné - nous rappelait les événements qui se déroulaient depuis près d’une heure: des avions de différentes lignes américaines et de différentes provenances, minutées de manière coordonnées et précises pour que les média puissent assister au spectacle, étaient décollées de Boston et de New York et venaient de percuter les deux tours, tandis qu’un autre s’abattait sur le toit du Pentagone et qu’un quatrième s’était écrasé en Pennsylvanie, en direction de Washington.

Je me souviendrai toujours de cet événement, car, même si les réseaux de télévision nous promettent d’être en directs sur les lieux d’un événement, c’est toujours pour qu’on comprenne bien qu’il a été mis en scène et que nous ne verrons rien de ce qui n’a pas été contrôlé préalablement: vous vous souvenez sans doute de cette ouverture de la série Au-delà du réel (Outer limits) «Ce n'est pas une défaillance de votre téléviseur, n'essayez donc pas de régler l'image. Nous avons le contrôle total de l'émission: contrôle du balayage horizontal, contrôle du balayage vertical. Nous pouvons aussi bien vous donner une image floue qu'une image pure comme le cristal. Pour l'heure qui vient, asseyez-vous tranquillement. Nous contrôlerons tout ce que vous verrez et entendrez. Vous allez participer à une grande aventure et faire l'expérience du mystère avec «Au-delà du réel.» Mais cette fois-là, ce matin, il n’y avait pas de défaillance du téléviseur, donc il était inutile de régler l’image. Ce que nous y voyions s’y passait réellement, dans l’instant présent même où nos yeux traversaient l’écran, alors que les survivants du heurt de la seconde tour, étaient accrochés aux fenêtres à une hauteur inimaginable pour nous.

«Nous avons le contrôle total de l’émission». Ce n’était pas vrai. Les caméras des postes de télévision devaient continuellement s’ajuster. Et ce «nous», nous apprendrions plus tard qu’il s’agissait d’un terroriste peu connu du grand public, le désormais célèbre ben Laden. C’est lui qui avait financé sinon organisé toute l'affaire, et nulle entreprise hollywoodienne d’effets spéciaux ou de candid camera ne participaient à l’événement. Ce même «nous» pouvait répéter contrôle du balayage horizontal (cette foule de gens juchés au sommet de la tour, que je voyais, dont je savais que rien ne pouvait les sauver, que, contrairement aux films Towering Inferno, aucun panier suspendu à un hélicoptère ne viendrait les repêcher dans le vide; qu’ils étaient là, condamnés, sur le point de mourir mais toujours vivants, là, au même moment où je les voyais agiter des chemises et autres substituts de drapeau ou de mouchoir); contrôle du balayage vertical (et le sommet de la seconde tour, avec ses réfugiés, tangua, s’inclina, puis s’abandonna dans le vide avec toute sa faune hurlante, et notre regard tendu (à la place de nos mains vaines), entraîné avec lui. «Nous pouvons aussi bien vous donner une image floue» - mais le floue faisait partie du spectacle; cette nuée qui se dégagea et entoura le bâtiment au moment de sa chute -, «qu’une image pure comme le cristal» - mais il n’y avait plus rien de cristallin dans les scènes de panique qui se passaient au sol alors que les débris des tours s’abattaient sur les passants. Comme d’un suaire de fine poussière, des corps, des blessés, des cadavres, des survivants de la chance du diable surgissaient ici et là, entre les automobiles écrasées, des cars de police, des camions de pompiers - on en retrouvera un, tout entier, complètement enseveli sous les débris d’une des deux tours.

«Pour l'heure qui vient, asseyez-vous tranquillement. Nous contrôlerons tout ce que vous verrez et entendrez. Vous allez participer à une grande aventure…» On ose à peine penser que cette aventure méritait d’être vécue. Je sais, pour ceux qui me lisent parfois, qu'à mes yeux l’ennemi de la civilisation, c’est le capitalisme, mais la condamnation du capitalisme ne tire rien du meurtre de ces milliers de gens qui ne font qu’un métier de courtier comme tant d’autres font des métiers où le salaire est de gagner sa vie à la sueur de son front - signe non flou et pur comme du cristal de l’aliénation capitaliste -, aussi, cette boucherie ne dénonçait en rien la soi-disant exploitation impérialiste que l’on prêtait à ce pacha de ben Laden qui aurait voulu être ben Séoud à la place de ben Séoud, et ça ne valait pas une seule vie humaine ce matin-là. Cette aventure était une aventure pour la forme, elle ne changerait rien d’essentiel dans le cours de l’Histoire. Pour ses ambitions de contrôler les pétrodollars au nom de Allah, ce dieu de cette religion fondée par un gigolo qui avait épousé une riche veuve et profité de son capital pour se lancer en affaires avant de devenir polygame, ben Laden était vraiment le fils de Mahomet. Tous deux voulaient protéger leurs mœurs selon la flexibilité d’une religion qui s’était agglomérée les livres de la Bible, sachant que la religion peut fort bien servir et se servir du commerce pour dominer politiquement les peuples. «…et faire l'expérience du mystère avec «Au-delà du réel». Mais, jusqu’à quel point étions-nous au-delà du réel devant ce à quoi nous assistions? Aucune agression aussi sournoise depuis Pearl Harbor; aucune énigme aussi insondable depuis l’assassinat de John Kennedy. Est-ce là le mystère de l’histoire dont je vous entretiens si souvent? Peut-être.

Mais ces événements ne se passaient pas au-delà du réel, puisqu’ils se déroulaient devant nos yeux. Le voir en direct, ce n’est pas comme le voir en différé, car en tel cas, nous savons que ceux qui sont sur les tours sont déjà morts. Et tout le traumatisme ressenti réside en ce fait: assister en direct à une mise à mort collective; être sur le même fuseau horaire et contemporain des victimes encore vivantes, tout en sachant que ces gens-là vont mourir dans l’instant d’après; voir venir la mort en directe, sentir son impuissance dans la solidarité humaine qui nous traverse tous en ce cas, c’est l’expérience profondément troublante à laquelle j’ai assisté, avec des millions d’autres, ce matin-là du 11 septembre 2001 et qui apparaît comme l’un des événements historiques les plus marquants de ce demi-siècle, que j’ai dépassé, sur terre. Quand, quelque jours plus tard, nous avons vu la cassette où ce vautour de ben Laden se tapait les cuisses en se félicitant qu’il n’avait pas prévu que les deux tours s’effondreraient, je voyais-là un homme d’affaires qui venait de miser un bon coup. Propagande pour propagande, Al-Quaida, ce réseau mal ficelé de toutes sortes de contrebandiers, de profiteurs, de fanatiques entremêlés valait bien la Maison Blanche avec ce nullâtre de George W. Bush. Surtout que les Bush n’avaient jamais rechigné à faire des affaires pétrolières avec ben Laden. Au-delà de ces complicités tacites qui ont permis au terroriste à mener, encore jeune, une vie de gratin dans tous les grands hôtels d’Europe et d’Amérique, il y avait cet incroyable parcours des kamikases qui avaient réussi à prendre en otage, avec des canifs et des couteaux, quelques revolvers tout au plus, équipages et passagers, puis à détourner, devant l’incrédulité des postes de contrôle aérien, quatre avions de lignes différentes en même temps! Tous ces kamikases appartenaient aux réseaux Al-Quaida et avaient été insérés dans une petite vie américaine bien tranquille, avant de se découvrir dans les attentats du 11 septembre. Seul cela mérite d’être crédité Au-delà du réel.

On a parlé de complicité du gouvernement américain. Qu’il était le vrai maître d’œuvre des attentats, ou encore, que Bush savait… Tout ce qu’on avait présumé du président Roosevelt en 1941 à propos de l’attentat de Pearl Harbor fut ramené comme modèle de la duplicité américaine. Eh bien je dis que si les attentats du 11 septembre ont été fomentés aux États-Unis, Bush n’en avait sûrement pas été averti tant ses bavardages incohérents auraient mis le projet en danger. La seule nouvelle qui attira mon attention et qui avait une crédibilité plus forte que ces fantasmes de complots paranoïdes, c’est le fait que quelques jours avant le 11 septembre 2001 quelques espions du Mossad israélien avaient été expulsés des États-Unis. Nous connaissons tous l’habileté et le machiavélisme des services secrets israéliens. Si quelqu’un peut bien être au courant des manœuvres séditieuses des agents secrets musulmans, arabes ou non, c’est bien le Mossad. Or, qu’elles étaient les activités de ces israéliens en terre américaine au moment de leur expulsion? Étaient-ils ou non partie prenante des attentats? Ont-ils participé à la mise en scène du complot en vue d'infléchir une politique étrangère, qui s'était amollie sous la présidence des démocrates, dans un soutien inconditionnel à Israël, ou, au contraire, auraient-ils voulu avertir le gouvernement américain de l’attentat qui se tramait et que les autorités déroutées devant un tel scénario incroyable, les auraient expulsés pour tentative de semer la panique dans la tranquillité américaine? Peut-être ne le saurons-nous jamais, à moins qu’un Deep Throat, un jour, s’ouvre la bouche ou qu’un reporter «sans frontière» finisse par mettre la main sur des documents ou des témoignages qui nous éclaireront sur les dessous de l’attentat du 11 septembre, alors le réel pourrait effacer les traces de fictions qui ne cessent d’enjoliver ou d’alourdir les événements passés.

Ces événements, je les ai vécu à la manière de saint Jérôme, apprenant en Terre Sainte que les Vandales avaient «vandalisé» Rome, l’Urbs, la Cité-Mère, en 410 de notre ère: «Une rumeur effrayante nous arrive: Rome est prise; les citoyens rachètent leur vie à prix d'or; mais après avoir perdu leurs biens, ils doivent encore perdre la vie. Ma voix s'étrangle et les sanglots m'interrompent tandis que je dicte ces mots. Elle est conquise, cette ville qui a conquis l'univers! Quelle douleur pour moi de voir cette puissance ancienne, cette sécurité, cette richesse aboutir à une telle misère!» Saint Jérôme exprime-là ce que bien des gens ont ressenti ce matin du 11 septembre, bien qu’ils n’aient pas su d’avance à qui appartenait la main qui manipulait tout ça. Ici, les vies ne pouvaient se racheter à prix d’or et elles furent lamentablement sacrifiées aux ambitions d’un Alaric musulman. Moi aussi, ma voix s’est étranglée devant ce que j’ai vu, et si je n’ai pas sangloté, c’est toujours avec une lourdeur à l’âme que je repense à ce que j’ai vu ce matin-là. Certes, New York n’a pas été conquise, mais cette puissance, bien que moderne, cette sécurité que l’on croyait jusqu’à ce jour inviolable, cette richesse qui est restée accumulée dans les coffres de Manhattan, à quelques pas des tours jumelles, n’ont pas empêché de qualifier cette journée comme étant, incontestablement, la plus misérable de toute l’histoire des États-Unis. De sorte que de projeter sur le 11 septembre le reflet des événements romains de 410 peut paraître comme un parallèle insoutenable. Ce que j’appelle une rétroversion de l'inconscient collectif. Pourtant, Samuel Huntington venait, quelques années auparavant, de publier son célèbre Choc des civilisations qui prophétisait une attaque (sur Marseille toutefois!) des forces islamistes sur le monde occidental. L’engin de ce scénario-catastrophe était une bombe nucléaire. L’imagination de l’auteur américain n’a pas été aussi audacieuse que le coup médiatique de ben Laden.

Pourtant, je reste convaincu que la phénoménologie historique de 410 joue également pour 2011. Ce ne sont pas des attaques du 11 septembre que découlent la crise américaine actuelle, mais d’un processus plus lent de décomposition. D’abord la riposte des États-Unis, malgré la rapidité avec laquelle elle a réussi à faire autour d’elle chorus des puissances internationales pour l’invasion de l’Afghanistan, ne s’est pas fait attendre. De fait, le gouvernement américain et ses partenaires occidentaux voulaient en découdre avec les Talibans, ces musulmans traditionalistes et fanatiques du sud du pays. Un mois presque jour pour jour avant les attaques du 11 septembre, ils avaient tiré à coup de canon contre les célèbres grands Bouddhas de Bamiyan, au nom de la lutte au polythéisme et malgré les suppliques de l’UNESCO, on a assisté à un pitoyable bombardement qui donnait l’impression que les Talibans étaient peu habiles en matière de «destruction massive». Le but de l’invasion, sous l’égide de l’ONU en Afghanistan, était de capturer le cerveau des attentats du 11 septembre. Très vite, ben Laden s’est réfugié dans les montagnes en bordure du Pakistan, un État considéré comme allié des Américains. Or il a fallu dix ans pour que les troupes américaines parviennent enfin à mettre la main sur le démon et à le tuer sans aucune forme de procès. Entre temps, les Américains avaient, avec leur principal allié britannique, envahit l’Iraq, détrôné Saddam Hussein, jugé et condamné par un tribunal fantôche après de nombreux attentats terroristes qui ont coûté des vies humaines autant parmi les Iraquiens que parmi les Américano-britanniques. Tout peuple qui entend un pays occidental lui dire qu’il l’envahit pour le délivrer de ses oppresseurs sait, depuis longtemps, qu’il est en droit d’en trembler.

Ces incartades militaires ont eu leurs revers avec l’augmentation de la paranoïa parmi les populations nord-américaines, puis, après les attentats de Madrid et de Londres, dans toute l’Europe. L’anthrax, les snippers camouflés, les bombes dans les aéroports, les gares de chemins de fer, les prises d’otages sur les navires de croisières, le vieux terrorisme fasciste ou communiste que l’Europe avait connu au cours des années 60/70 recommençait pour une nouvelle cause. À cela, rien de plus logique que de voir ressurgir l’État policier: le contrôle, les barrières de surveillance, les caméras partout, les arrestations et les déportations, l’usage de la torture, ce chèque en blanc que le Congrès américain eut la sottise de confier à son président insensé, eurent pour effet un accroissement incontrôlable des dépenses, l’endettement faramineux du pays, son incapacité chronique à relancer le travail tout en se modernisant à partir de la cybertechnologie, la montée de «pays émergeants» (la Chine venait d’obtenir son admission dans le cours international des monnaies au moment où survinrent les attentats), la mondialisation dans l’optique du libéralisme capitaliste, tout cela aboutit dans la flambée spéculative jusqu’à l’éclatement de la bulle financière de 2008, où la spéculation effrénée entraîna la faillite des petits investisseurs du continent tout entier tandis que le fardeau des dettes des pays en état d’insolvabilité en Europe montrait la faiblesse du pacte européen. Le bilan des dix années qui suivirent le 11 septembre, au-delà du deuil inconsolable des survivants, reste la faillite d’une civilisation qui a lancé la course à la conquête des marchés et qui n’a plus les moyens de la soutenir. Tandis que le Fonds Monétaire International ne cesse de lancer ses appels au contrôle des dépenses intérieures des puissances, quitte à le faire au détriment du bien-être de ses citoyens pour que se maintiennent les affaires des financiers et qu’ils conservent le taux de rendement des profits honteux (les chiffres annuels des pétrolières et des grandes banques sont tout simplement ignobles et indécents), son pdg était pris, fuyant les culottes encore baissées, après avoir violenté une boniche d’hôtel …à New York! De la misère de 2001, nous sommes passé au misérabilisme de 2011.

La culture occidentale elle-même souffrait déjà de sa fatigue créatrice depuis les années 1980. La chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique lui enlevaient un défi historique à dominer. Elle devait s’inventer des Aliens de toutes sortes, des Matrix qu’on retrouverait dans les sexshops de cuirettes, des jeux vidéos où la violence jouait sur l’alternative de passer du chasseur au gibier sans transition. Certes, les conflits afghans et iraquiens renouvelèrent le vieux stock des films de guerre. On fit figurer l’affiche «reward» de ben Laden à côté de celle d’Hannibal Lecter dans le film de Ridley Scott. La figure du commanditaire des attentats du 11 septembre était ainsi projetée sur le même pied que celle d’un psychopathe cannibale fictif. Le syndrome du Titanic, d’après le film à succès des années 1990, l’idée que cette civilisation qui ne pourrait s’effondrer même si Dieu le voulait, frappait à travers deux trous au-dessus de la ligne de flottaison des gratte-ciel. Depuis, on ne cesse d’exhumer les groupes rocks des années 60. Des pappies chanteurs et musiciens âgés de 70 ans et plus qui se démènent sur des scènes de spectacle à travers l’Amérique et l’Europe, éclipsent les groupes dernier-nés derrière leurs succès mythiques. Cette quête nostalgique et pathétique d’une jeunesse dorée à jamais disparue est symptomatique de la crise culturelle de la civilisation occidentale.

De même, inspirées précisément des romans de Thomas Harris et de leurs adaptations cinématographiques, les séries télé où s’exposent des cadavres dans des états de décomposition avancée victimes de meurtriers en série, tous aussi sadiques les uns que les autres, et la circulation bi-directionnelle entre les anciennes superstitions rurales de vampires, de maisons hantées, de loups-garous d’une part et les légendes urbaines de rencontres du troisième type, d’invasions d’OVNIs, de tueurs psychopathes sur les grandes routes et le danger qui guette chaque femme qui s’absente pour entrer dans la toilette d'une halte routière, excitent autant la fascination pour la mort violente, c’est-à-dire la mort facile, brusque et douloureuse à la fois, que l’orgueil d’une science qui pénètre les replis de l’âme humaine, capable de démonter cette fabuleuse machine dans ses comportements les plus divers, les plus nobles mais surtout les plus maléfiques. La chasse au Mal ne passe plus, comme dans les années 70, à travers des séances d’exorcismes, mais par des enquêtes criminelles où la bourgeoisie décadente, dans ses orgies, ses perversions, ses transgressions, a rencontré son ange exterminateur à travers une figure démoniaque ou rédemptrice. Le refus de mourir d’une mort lente, paisible, occupée à son examen de conscience, ses culpabilités et son absolution par la réconciliation avec le monde suppose une attente intolérable qui se confond avec celle, impossible, des réfugiés prisonniers au sommet des tours du World Trade Center.

Nous détenons peut-être là ce qui distingue l’historique du non-historique pour la commune des consciences. Est historique ce qui est sublime, selon la définition qu’en donne le philosophe anglais Burke, quelque chose à la fois de terrible (la terribilitá) et d’une beauté fascinante. Les volutes de fumée entourant les tours au moment où les étages s’effondraient les uns sur les autres, comme un vaste nuage en choux-fleur, avait de quoi faire trembler les témoins, présents dans l’immédiat comme présents par l’entremise des caméras. Les foules qui quittaient à pied le centre de Manhattan, déambulant sans panique, maître de soi, les hommes le veston sur le bras, évacuant par les bretelles d’accès des autoroutes a de quoi impressionner à propos du comportement humain devant la catastrophe. Passer le moment de panique, la raison retrouvait l’ordre qu’elle ne pouvait retenir devant l’instinct frappé par les effondrements inattendus. Maintenant, le sublime de la catastrophe trouvait son examen de conscience: comment de telles choses ont-elles pu se produire? Pour quoi, au nom de qui? Qu’étaient ces avions et d’où provenaient-ils? Pourquoi finalement ces attentats qui auraient pu m’atteindre personnellement, dans la tour toute proche? Ces visages sombres baignés par le soleil d’après-midi avançaient comme des automates pour rentrer chacun chez eux, s’informer des nouvelles des leurs, apprendre, peut-être, qu’un parent, un ami se trouvait parmi les victimes qu’il faudra des jours, voire des semaines à identifier.

C’est ainsi que l’Histoire se présente à nous, comme un événement à grand déploiement: une invasion de Vandales pour les Romains; des avions qui s’effondrent sur les tours et le Pentagone. Un tel événement ne se vit qu’une fois avant d’entrer dans des conditions de siège, de guerre ou de mobilisation générale qui n’en seront qu’une poursuite qui se banalisera avec les années. Voilà pourquoi les hommes courent à leur destin tant l’attente devient insupportable. L’expérience des tranchées de 1914-1918 et des villes soumises à l'occupation nazi ou du système soviétique, a montré que pour beaucoup, l’affrontement, même mortel, valait les semaines, les mois d’attentes dans l’expectative. La non-histoire, c’est tout le contraire. C’est l'acceptation de la banalité, de l’ennui, de la sécurité assurée que rien ne viendra perturber sinon un malheur aussi banal que l’était la sécurité même. Le chômage se révèle aussi ennuyeux que le travail; la santé aussi stressante que la maladie; la science aussi vide que l'ignorance. Il faut un événement puissant, causant un ou des traumatismes qui bouleversent en profondeur pour que la non-histoire soit rompue sinon définitivement, du moins pour une durée significative. La vie reprend alors sa valeur, son importance. Et on cesse de se faire des peurs avec des croquemitaines morbides et des situations suicidaires. La mort d’un ami, d’un parent dans ces conditions tragiques (contrairement aux longs décès en institution) augmente la valeur de l’amitié et de la fraternité avec nos proches. L’indifférence, qui est le lot de l’acédie de nos sociétés de sur-consommation, cède la place à l'attente du défi rédempteur de l'humanité en nous ou à la réflexion en profondeur sur notre condition d’humanité imparfaite. Les vrais héros se démarquent des vedettes de paccotilles. Pour un temps la «nation» aura vécu sa confrontation avec l’Histoire. Ces new-yorkaises qui, le soir du 11 septembre 2001, achetaient des cartes postales montrant le World Trade Center réagissaient comme bon nombre d’Américains. Pour la première fois, la destruction violente venait d’abattre des édifices iconiques de leur culture. Hier, elles étaient là; demain elles n’y seront pas. Les Américains découvraient qu’ils avaient un patrimoine historique qui ne se résumait pas à une visite de musée ou de parc d’attractions. Un patrimoine vivant qu’une adversité ou un cataclysme naturel pourrait très bien anéantir en quelques heures. Nous, au Québec, qui avons bradé notre patrimoine historique pour des tours à condo, pour la spéculation de malfaiteurs et par appât du médiocre gain petit-bourgeois, le choc n’a pas été sans effets. C’est après le 11 septembre que l’apparence des sites naturels, la sauvegarde du mont Orford, la protection des rivières et des bassins contre le harnachement des barrages, l’entretien des bâtiments religieux, scolaires, conventuels, sont devenus des préoccupations publiques. Il est dommage que les gouvernements, toujours à l’affût des occasions de corruption, n’aient pas soutenu les défenseurs de la trace sublime de nos communautés. Mais lorsque money talks

Oui, les biens de civilisation ne sont jamais définitivement acquis. Les tours du World Trade Center n’étaient pas des monuments historiques irremplaçables. Ce qui l’étaient, ce sont ces vies qui ont été emportées dans les pires conditions imaginables. Pour eux, la rencontre avec l’Histoire égalait celle du combattant sur la ligne de feu, de l’explorateur perdu dans le désert, du navigateur dérivant en plein océan glacial sans point de repère, des astronautes de la navette Challenger au moment où ils comprirent que quelque chose n’allait pas et qu’ils ne reviendraient jamais de leur voyage tant médiatisé. Pour ces malheureux aussi, ce jour-là fut celui de la rencontre avec leur destin.

Comme Rome, New York et le monde occidental ne périront pas sous une attaque aérienne sur deux tours symboliques des activités capitalistes et l’impérialisme contemporain, mais suite à une désertion de la conscience pour l’inconscient réduit à sa plus simple expression: la satisfaction de ses caprices. Ce que l'on a pas retenu des événements du 11 septembre, c'est qu'on ne doit pas utiliser l'adjectif «historique» à n'importe quelle sauce. Aujourd’hui, comme je l’entends si souvent, est annoncé un événement historique: l’équipe de foot X va affronter l’équipe Y dans un combat décisif! Comme tout le reste, l'historique est devenu un exotisme, une occasion de faire la piastre en partant du sensationnel, de l'unique, l'occasion de vivre des effets spectaculaires. La société du spectacle a ainsi récupéré la tragédie. Le 11 septembre marquait la frustration d’un ben Laden qui n’avait pu obtenir son royaume-hochet et sa Mecque d’automates qui scandent des sourates en reproduisant le mouvement mécanique d’un carrousel autour d’une pierre noire; nous nous sommes vengé sur Bagdad, dont les musées de civilisations pré-arabiques et arabique ont été vandalisés, pillés, volés, recelés par des collectionneurs rapaces lancés sur le marché noir de l’art. Au sublime, l’abject reprenait ses droits; à l’Aboslu, duquel on attend depuis si longtemps «le sens de l’Histoire», nous avons vu le Néant se dégager, émerger et se réapproprier l’âme occidentale.

Et c’est ainsi que chaque individu à son souvenir du 11 septembre 2001⌛

Montréal
10 septembre 2011

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