lundi 17 octobre 2011

On n'arrête pas le progrès?

ON N’ARRÊTE PAS LE PROGRÈS?

On n’arrête pas le progrès, il s’arrête tout seul.

Marc Collin

Ce texte est dédié à saint Jude,
patron des causes désespérées

Devons-nous partir en guerre contre l’idée de progrès? Car, après tout, le progrès, ce n’est que ça: une vision de l'esprit, une idée. Son premier historien, le Britannique J. B. Bury l’indiquait clairement dans le titre de son livre de 1932: The Idea of Progress. Et, de fait, le progrès n’est qu’une conception du développement de l’humanité, et depuis la célèbre théorie de Darwin, de «l’évolution» des organismes vivants. Dans un cas comme dans l’autre, l’interprétation whig a placé l’homme, et l’homme contemporain, comme l’aboutissement, la finalité téléologique de cette «évolution» dont les étapes ont été clairement posées par Condorcet, au moment où les Jacobins couraient après lui pour lui couper la tête, alors qu’il s’était réfugié dans un grenier pour rédiger sa célèbre Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793). Il est à remarquer que Condorcet utilisait le pluriel «des progrès», ce qui distingue son approche de la nôtre qui use du singulier - LE progrès - comme un impératif catégorique sur lequel même Kant ne s’est pas attardé trop longuement. Dans la pensée du «mathématicien» Condorcet, les progrès se quantifiaient selon les étapes historiques et relevaient autant des acquis de la conscience humaine que des réalisations économiques ou techniques. De plus, Condorcet ne reculait pas devant les réelles régressions, telles celle qui suivit la chute de l’Empire romain et le renversement de l’État impérial par des royautés «barbares». Si le progrès suivait une droite ascendante géométrique, la droite arithmétique se brisait selon les époques et les événements. Ces brisures, les réactionnaires lui donneront le nom de décadence, auquel on peut ajouter ses synonymes: déclin, désintégration, désagrégation, dégénérescence (thèse évolutionniste), dégradation, etc.

Ce qui revient à dire que si Condorcet envisageait de faire reposer l'idée de progrès sur une base épistémique, relevant de la logique de l’histoire, plutôt structurelle, l’idée se revêtait d’un argumentaire idéologique déterministe, ainsi devenait-elle un impératif catégorique au sens kantien. On ne pouvait en démontrer la scientificité mais son existence dépendait d’une convention qui, à l’égal de la liberté et de l’égalité, était acceptée comme un mieux-être de l’espèce humaine, une amélioration des mœurs et un droit naturel que les darwinistes sociaux, idéologues du «capitalisme sauvage» de la fin du XIXe siècle, allaient couler dans le ciment des lois de la croissance et du développement économique. Nous en sommes toujours sous ce registre. Les communistes marxistes, également, s’inscrivaient dans l’idée du progrès et menèrent un développement concurrentiel à la libre entreprise avec le stakhanovisme à la place du taylorisme, les goulags en sus. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’idée de progrès est passée essentiellement du côté de l’Idéologique, c’est-à-dire de la rhétorique et de la raison raisonnante d’une justification arbitraire, car chacun a sa vision du progrès et la convention initiale ne tient plus.

En termes clairs, le progrès est une sacoche dans laquelle on rentre les intérêts de ceux qui manipulent le mot comme étant une vertu à partager. C’est l’idée de progrès qui a succédé à l’humanisme classique en termes de poursuite de l’amélioration de la condition humaine. Essentiellement récupérée par les intérêts financiers et économiques, l’idée de progrès ne signifie nullement que les profits acquis seront équitablement répartis; que tous en bénéficieront à un même degré; que la liberté et l’égalité resteront des sous-entendus codifiés par les lois en vue de garantir que rien n’entravera les développements qui seront chapeautés de l’idée de progrès. Voilà pourquoi les réactionnaires libéraux actuels dénoncent les opposants aux projets de développement douteux en les qualifiant d’ennemis du progrès. Il leur suffit de rassembler un paquet de travailleurs angoissés par le chômage pour renouer l’impression de consensus et de convention autour du projet/progrès qu’apportera l’entreprise contestée. Les rapports de commissions, les enquêtes d’État, les témoignages contradictoires seront utilisés comme autant de sophismes, jouant sur les mots, afin de cacher sciemment la vérité. On le voit, le développement et le bien-être de l’humanité ont peu à voir avec ces stratégies.

Après un siècle de darwinisme social, de matérialisme dialectique, de sociobiologie et de fukufumisteries, d'intérêts capitalistes individuels et collectifs (l’État), les résultats commencent à se révéler inquiétants. Là aussi, on peut partir du plus vaste, c’est-à-dire des changements climatiques qui mettraient la survie de l’espèce humaine en danger, et finir avec les effets délétères localisés: inéquités sociales, la baisse du pouvoir d’achat, les spéculations boursières dont les bulles finissent toujours par éclater, tous signes de décadence. Commençons donc par ces derniers.
 
Si l’idée de progrès n’est qu’une idée, il en va également de même de la décadence. On en parlait déjà à la fin du XVIIIe siècle, à propos de l’aristocratie française, qui dans son ensemble végétait sur ses propriétés foncières, étrangères à la révolution capitaliste du temps, c’est-à-dire l’irruption du capital mobile de l’argent, des industries et du grand commerce international. La nouvelle bourgeoisie usa de la révolution des droits jusqu’à celle de la violence pour extirper ces spéculateurs fonciers de leurs vastes domaines et les répartir aux petits cultivateurs qui pouvaient se les payer avec une nouvelle monnaie de singe: les assignats.

Un siècle plus tard, l’idée de décadence, suite à la défaite de l’armée française devant l’armée prussienne en 1870, devint le leitmotiv des conservateurs et des réactionnaires français. D’anciens libéraux, tel Ernest Renan qui publiait sa Réforme intellectuelle et morale afin d’apprendre des Allemands ce qui les avait rendus invincibles et l’appliquer à l’école française, sombraient dans le pessimisme. Son Avenir de la science, écrite à l’époque de l’optimisme des années 1848, était publiée au début des années 1890 dans une atmosphère toute différente de désillusion du progrès. Puis, les découvertes en génétiques, le discours de la race, aussi bien en France qu’en Allemagne et en Angleterre, voire même aux États-Unis (et au Québec, cf. L’appel de la race de Lionel Groulx), associèrent à la décadence des mœurs la dégénérescence des «flux vitaux», d’où l’affaiblissement organique des individus, leurs inaptitudes à la reproduction, les déficiences intellectuelles, mentales et physiques. Qui reconnaîtrait les anciens Gaulois dans les Français de 1900 alors que les Allemands cherchaient toujours à égaler leurs ancêtres germains qui avaient défaits les troupes de l’empereur Auguste. Du discours de la décadence, deux guerres mondiales (une guerre de Trente Ans) allait sceller le sort.

Les historiens de formation universitaire usent rarement de ces catégories. En histoire de l’art, on parla bien de «progrès» dans le développement des arts, afin de marquer les hautes techniques comparées aux formes artistiques «primitives» issues du peuple et des peuplades non-civilisées. Afin de s’opposer à cette vision libérale académique, Apollinaire cultiva le succès du Douanier Rousseau et Braque et Picasso s’inspirèrent ouvertement des sculptures venues de Bénin. Du coup, il fallut reconnaître que l’idée de progrès n’avait pas sa place en art. Sir Kenneth Clark fut sans doute le dernier à opposer la luminosité de la sculpture grecque «apollinienne» aux ténèbres de l’art nègre. On le voit, progrès et décadence n’appartiennent pas aux catégories de l’analyse historique. Ce sont des tendances que la philosophie de l’histoire a récupérées, des philosophies souvent écrites dans des perspectives précises, nationalistes ou racistes. Le déclin de l’Occident du professeur d’études secondaires, Oswald Spengler, qui marque actuellement un certain retour, est le digne produit de cette époque.

Depuis la crise spéculative de 2008 et la banqueroute de certains États européens (la Grèce, le Portugal, voire l’Espagne et l’Italie), les marchés mondiaux inquiètent comme le Vésuve inquiète les habitants de Naples. Danser sur un volcan n’est pas ici une métaphore gratuite. Côté européen, ce que nous voyons, c’est que l’unité européenne n’est que la colonisation des nations méridionales par les nations septentrionales du continent. Ce sont elles qui dirigent l’Europe et les États économiquement plus faibles n’ont qu’à faire les quatre volontés des programmes de développement et de remboursement des dettes décidés par les plus forts: la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne. Côté américain, la dette des États-Unis, hors de toutes proportions, les aurait depuis longtemps écrasés si le pays avait eu la taille de la petite Grèce, mais les États-Unis restent un pays riche et si sa puissance est plus virtuelle que réelle, c’est parce que le mythe de la pax americana née aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale a la vie dure. Bref, à force de jouer avec le progrès virtuel, c’est la décadence réelle qui s’est présentée au guichet de paiement. La hantise de voir se répéter 1929, malgré les garanties d’un État providence insolvable, est suffisamment effrayante pour qu’on détourne les yeux vers un quelconque spectacle niaiseux de sport ou de candid camera. La ruine de milliers de petits investisseurs qui avaient souvent gagé leurs fonds de pension en 2008 a laissé des traces amères. Les États se sont endettés pour renflouer les banques en pertes de valeurs. Aujourd’hui, malgré les promesses tacites, le jeux du hasard sans amour a repris et au deuxième coup, la balance se révèle déficitaire à nouveau: pertes d’emplois veut dire aussi fermeture d’entreprises, faillites personnelles, déplacement des investissements sur des valeurs sûres (l’or), valeur de l’argent placée sous surveillance sismique par les réserves nationales, extension des accords multilatéraux en vue de l’exploitation des matières premières qui non seulement recolonisent les anciens pays du Tiers-Monde, mais même des puissances secondaires comme le Canada. La décadence, c’est la régression, et nous régressons aux modes du XIXe siècle à une vitesse qui dépasse celle de la lumière: tout ça non plus au nom du progrès, mais seulement de la conservation des acquis et du niveau de vie actuel dans les pays occidentaux.

À cela s’ajoutent de nouveaux concurrents qui, à leur tour, mordent à l’appât du progrès made in capitalism. À la fois puissances démographiques et économiques, l’Inde et la Chine peuvent suffire à eux seuls à bouleverser de fond en comble l’économie mondiale. La longue auto-suffisance dans laquelle s’était recroquevillée la Chine communiste de Mao Tsé-Toung lui a donné la force de tenir tête, aujourd'hui, à des économies vacillantes telles celles de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Les chefs d’État des pays occidentaux n’osent même plus soulever l’argument des droits de l’homme lorsqu’ils discutent affaires avec Beiging tant ils pourraient menacer la signature de contrats alléchants. De plus, ces masses humaines ne comptent pas leurs morts. Vers 1958, Mao, qualifiant la bombe atomique de «tigre en papier», élaborait ainsi le calcul de la balance démographique mondiale: «même si un tiers (900 millions de personnes) ou la moitié de l’humanité (1 800 millions) périssait au cours de la Troisième Guerre mondiale, l’autre moitié survivrait, l’impérialisme serait balayé et le socialisme
Rencontre Barak Obama et Hu Jinta
règnerait partout. Au bout de quelque cinquante ou cent ans, l’humanité s’accroîtrait de nouveau de plus de la moitié» (M. Heller et A. Nekrich. L’Utopie au pouvoir, Calmann-Lévy, 1982, pp. 471-472). C’est avec de tels calculs arithmétiques fort simplistes que ces puissances entrevoient la concurrence capitaliste ayant pour objectif la mondialisation. Plus le bassin démographique est peuplé, plus l’autosuffisance production/consommation est assurée (le monde entier a déjà fait blocus contre la Chine et elle en est sortie vainqueur); ou la concurrence commerciale joue en sa faveur si les autres puissances économiques acceptent de jouer le jeu du capitalisme jusqu’au bout (et elles n’ont pas le choix: le protectionnisme ne pourrait venir à bout de la persistance du libéralisme chinois envers ses satellites africains et même latino-américains). Dans l’issue imprévisible que suppose l’interprétation whig de l’histoire, les ambitions occidentales de la mondialisation auront fait le lit des capitalistes-communistes (ou communistes-capitalistes) chinois. Il ne s’agit pas là du retour du «péril jaune», car, si je ne me trompe, les Chinois sont des humains et la convention de l'idée de progrès concerne tous les peuples. En quoi la Chine serait-elle plus menaçante pour le progrès humain que la supériorité américaine? Enfin, il est à noter que les Chinois n’utilisent guère la rhétorique du progrès. Il faut leur reconnaître cette franchise.

De la crise actuelle des puissances occidentales à l’agressivité des «puissances émergentes», nous voyons le cynisme le plus malsain circuler dans toutes les sphères de la société. La Chine est un pays aussi corrompu que le Québec, la différence est que la corruption en Chine sert à édifier des fortunes; au Québec elle sert à vider les avoirs individuels pour se concentrer dans quelques porte-monnaies qui n’attendent que l’occasion pour fuir à l’étranger. Les scandales se multiplient. Ceux de la construction vivotent entre un Premier Ministre opiniâtre et inquiet et une population qui attend le salut d’une commission d’enquête, qui n’est pas la première et sûrement pas la dernière à se tenir sur le monde des
Fusillade au Columbine High School, 20 avril 1999
entrepreneurs. En fait, on attend un spectacle dérivatif, une foire d'où sortiraient de gros noms que la vindicte populaire pourrait cibler comme la cause de tous ses malheurs. Cette corruption, comme une vérole, tend à se répandre dans tout le corps social: un ex-ministre de la famille aurait tiré avantage des permis de garderie; le monde des techniciens du cinéma serait tenu par un monopole recourant à des moyens de taxage; des psychothérapeutes pratiqueraient l’escroquerie puisqu’ils ne sont surveillés par aucun ordre professionnel, etc. Du même souffle, on déplore l’augmentation des maladies mentales dues à la dépression, à l’angoisse, des tentatives de suicides, enfin des drames familiaux. Aujourd’hui existent, dans certaines écoles, des professionnels formés à la psycho-pédiatrie car des ados réglant leurs frustrations personnelles  avec des armes blanches ou des armes à feu deviennent choses de moins en moins rares. Dans le tableau historique de Condorcet, ces choses-là n’y figuraient pas. Les esprits chagrins pensent à la décadence, au déclin de la civilisation occidentale, sinon de l’humanité tout entière! Il faut rappeler les brisures dans la tangente du progrès; les ruptures et les décadences rendent à l’idée de progrès sa dimension non plus déterministe, mais relativiste. Ainsi, si chaque fois que l’on parle progrès on pense décadence, c'est qu'il y a là un étrange paradoxe.

Et, dominant cette pyramide d’abjections sociales et morales, il y a le cataclysme écologique. Le Cénozoïque est maintenant dépassé comme l’est l’Antiquité au niveau historique. L’Anthropozoïque voit se transformer définitivement le monde naturel comme jamais aucune période géologique avant elle. La poussée de l’industrialisme, depuis trois siècles, a entraîné le réchauffement planétaire à des degrés supérieurs à la norme de l’habitacle humain. Des espèces entières disparaissent annuellement. D’autres subissent des migrations dans des régions qu’elles colonisent au détriment des espèces qui y demeuraient depuis toujours. L’océan Arctique va bientôt débaucher le canal de Panama de ses transits et Danois, Canadiens, Américains et Russes convoitent les millions en frais de passage qu’ils pourraient en tirer si l’océan «glacial» devenait navigable à longueur d’année! La crise climatique peut renflouer le progrès! Si la zone des tropiques devient insupportable, les prochaines «destinations soleils» pourraient être le Nunavut et le Groenland. À moins que l’on suffoque sous les effets des gaz de serres issus d’abord des émanations de gaz carbonique, puis du méthane que libérera la fonte des glaces polaires, enfin de l’exploitation des sables bitumineux et des gaz de schiste. Il faut compter en plus les émanations des industries qui ne répondent pas aux normes de la réduction des polluants et les «pays émergeants» qui n’ont pas l’intention de freiner leur avance pour des causes d’obsessions occidentales (ils comprennent fort bien que le coût de reconversion des usines chinoises aux normes prescrites par Kyoto entraînerait un ralentissement de leur développement économique et permettrait aux puissances occidentales de se redresser). Comme des mammifères pris de panique, tous les peuples, mues par leurs exigences énergétiques fantasmatiques, qui ne trouvent ni dans l’idée de progrès ni dans l’amélioration des conditions humaines la moindre justification morale, se précipitent, tête baissée, vers l’accomplissement d’un destin qui marquerait la fin de l’espèce humaine. Ainsi, marchons-nous, victimes du biocide énergétique, comme les Juifs du génocide marchaient vers leurs fours crématoires

C’est là la célèbre «sixième extinction» qui pèse sur l’humanité comme un nœud gordien apocalyptique. Le trancher (ce qui semble être la solution du «capitalisme sauvage») marquerait la mort de l’espèce humaine. Vivre-avec devient un défi insoutenable, à la fois pour la raison humaine (comment apaiser une humanité toujours angoissée) et pour sa structure psychique (peut-on vivre avec l’idée de la mort de notre espèce, c’est-à-dire de la souffrance des nôtres ou de nos descendants?) Alors, l’idée de progrès est désignée du doigt comme la cause de tous nos malheurs et l’on pense que le développement des énergies durables ou renouvelables sera le seul moyen, le moyen miracle si tous les esprits se convertissaient à ce mode de production, qui sauverait la planète. Recyclage, compostage, simplicité volontaire: trop peu trop tard? Alors, est-ce la décadence qui serait le fin mot du progrès?

Le paradoxe de la solution environnementaliste, qui cherche avant toute chose à éviter des solutions violentes afin de conserver l’ordre de la société bourgeoise, réside dans «ces petits riens» que nous faisons pour sauver l’environnement - des solutions de microsociologie -, alors qu'un bon nombre d'environnementalistes considèrent que le problème en est un de société, c’est-à-dire de macrosociologie. Des minorités dominantes qui représentent peut-être moins de 1% de la population mondiale ont quand même à leur disposition les leviers qui manipulent les 99 autres. Pour eux, qu’importent les effets colatéraux de leur manière d’exploiter les ressources naturelles et humaines si les profits leur donnent le pouvoir de s’abriter derrière des forces armées de mercenaires constituées des délinquants violents et d’aventuriers sans scrupules qui bénéficieront, en plus des sophismes des codes de lois criminelles, de l'impunité judiciaire? On ne peut rejouer ni la Révolution française, ni la Révolution russe dans les conditions où nous sommes. Les peurs individuelles devant les canons des fusils pointés en notre direction sont plus fortes que les angoisses métaphysiques liées aux angoisses vitales: l’extinction de l’espèce humaine équivaudrait-elle à l’apocalypse et au second avènement du Christ? On s’en fout, si on peut pelleter la pollution dans le terrain de jeux voisin du jardin d'enfance; plus tard, on leur fournira les inhalateurs respiratoires à bon prix chez Jean-Coutu, «là où on trouve de tout, sauf un ami». Il devient alors difficile de distinguer ce qui relève de l’analyse objective et des délires paranoïaques. C’est la décadence que nous vivons présentement et qui va s’étirer pour les décennies à venir ou le progrès qui mûrit pour nous barder contre toutes les ratés du système? La civilisation occidentale est une civilisation psychotique. Elle projette ses haines et ses angoisses sur les intentions «adverses» de l’Autre. Tant qu’elle restait limitée à l’Europe occidentale et aux rives atlantiques de l’Amérique, cette psychose restait confinée à ses limites géographiques. Après la colonisation et le développement de l’impérialisme au XIXe siècle, toutes les civilisations se sont trouvées contaminées par cette psychose et les États contemporains en ont héritée les effets pervers.

À l’époque de l’industrialisation, avec la fin du XVIIIe siècle, la morale sadienne est devenue l’éthique du capitalisme. Cette morale suppose que Dieu et la Nature seraient cruels, voire mus par des pulsions criminelles. La Nature fabriquerait des êtres appelés à souffrir et à mourir, et Dieu ne leur enverrait aucun secours. La haine de la nature fait donc partie intégrante de cette morale et le fait que ses ressources énergétiques sont des vestiges fossiles de plantes et d'animaux morts tout au long du cours de l’Histoire de la Terre, se présente comme une métaphore symbolique de cette pulsion de mort qui anime le capitalisme. La mort de Dieu chez Nietzsche faisait écho à la disparition de l’État chez Marx. Or, la mort de Dieu a engendré le léninisme et le renforcement de l’État meurtrier. Ce modèle s’est retrouvé dans les pays occidentaux qui, très vite, ont compris l’indispensable besoin d’une telle structure, non pour administrer, gérer ou rendre la justice, mais pour garantir aux minorités dominantes la suprématie et l’exclusivité de la violence dans le maintien de leur ordre socio-politique. Voilà pourquoi côté gestion (de l'empowerment à la gérance de l’État, d'une sottie à une sottise) la corruption, l’inefficacité, le byzantinisme des formulaires, la justice truquée, font de la médiocratie la qualité de l’ordre social. Côté violence, l’efficacité des forces armées, la violence policière et des gardes chiourmes, les bavures sans cesses excusées et innocentées par les instances judiciaires révèlent le véritable rôle de cet État qui sert de moins en moins les intérêts de la population et la ponctionnent même, au détriment de celle-ci, afin de s’entretenir et de renflouer les minorités dominantes capitalistes en faillite. De plus en plus de malfaiteurs, sous le titre de Grandes Compagnies, pourraient rappeler celles qui pillaient, volaient, violaient et tuaient en temps de paix au Moyen Âge.

La décadence est de moins en moins une idée qu’une réalité. Le désespoir, le cynisme, la dépression morale, le désenchantement du sexe, la faim d’enfants qui est moins réfléchie que pulsionnelle, appartiennent à un schisme de l’âme totalement déchirée. L’optimisme sonne creux. Si les cinéastes Mathieu Roy et Harold Crooks, dans leur film Survivre au progrès, font le procès du progrès à partir des désastres naturels occasionnés par le pillage sauvage de la planète et annonçant la fin de la civilisation humaine, sensibilisent et émeuvent les gens, ce n’est là qu’une pierre de plus ajoutée à tous ces documentaires qui racontent comment les pêcheries industrielles ont vidé les mers; comment la déforestation, en Europe comme en Chine et maintenant en Amazonie, ampute la terre de ses poumons; comment le détournement des céréales de leur fin, qui est de nourrir, les transforme en biocarbures; comment la fonte des glaces disperse des millions de gallons d’eau douce dans l’eau salée de la mer tout en refroidissant celle-ci, menaçant le grand conducteur sous-marin; comment la désertification, au Sahel, en Amérique du Nord et dans d’autres régions du monde, accentue la stérilisation des terres; comment…, et quoi encore? Oui, nous pouvons dire que les pulsions de mort de l’humanité répètent actuellement, par ce biocide humain, moins planifié que résultat incontournable de nos avidités, opèrent, à l’échelle humaine, ce que les Nazis sous Hitler avaient planifiés pour les seuls phyla juif et tzigane.

Pourtant, je ne peux me résoudre à tirer à boulet rouge sur l’idée de progrès. Lorsque l’argument énonce que si le développement technique s’est produit à un rythme beaucoup plus grand que celui de l’esprit humain, notre esprit. lui, reste le même que celui de l’homme du Cro-Magnon, il faut nuancer. Oui, la structure cérébrale reste la même. Mais si cette structure n’était pas doublée de la conscience, nous serions encore à résider dans des forêts hostiles, à chasser notre gibier et à cueillir des baies dont la moitié seraient toxiques. Or, le progrès technique prouve à lui seul qu’il y a un «progrès de l’esprit humain», un «adoucissement des mœurs» comme disait Voltaire. Pour que notre sensibilité, toujours menacée de brutalisation répétée par les forces sauvages des États et des puissants, reste sensible à la compassion pour nos semblables, nous avons dû développer notre goût de la beauté, même à travers la laideur. Nous avons sû développer, aussi, notre jugement moral au-delà des prescriptions et des proscriptions automatiques des vieux codes de lois. Nous avons sû explorer de manière objective le monde, distinguer l’objet de ce que nous sommes, des sujets, et mieux utiliser notre savoir en vue de perfectionner nos modes de vie. Il est inutile de chercher ce perfectionnement dans une quelconque pulsion de perfectionnement, dont Freud a démontré l’inexistence. C’est donc par la conscience, la raison, le jugement et le goût que nous avons développé l’idée de progrès, non comme un déterminisme économique (et tout le mal vient de là, de cette exclusivité du progrès et de la liberté au seul service du développement énergétique et économique à tout prix et sans discernement), mais comme un relativisme historique. Tout progrès n’est pas bon à prendre car il peut s’avérer objectivement nocif et stérile. Le progrès a un coût et il faut juger de ce débit pour mieux estimer le profit. Le progrès a aussi un goût. Le goût de vivre, mieux, pour tout le monde, selon les besoins sans que ces besoins soient forcés par une consommation à laquelle la régression psychique sera vite associée. La pensée magique, la nécessité d’objets transitionnels, la compulsivité à répétition sont des déficiences psychiques chez des adultes qui sont appelées, par la morale sadienne, à régresser à un état d’enfant pour qui le monde serait un immense Toys’r’us sans caisses enregistreuses. L’échec de l’humanisme devant la morale sadienne a définitivement scellé le développement de la conscience, puisque celle-ci n’a même plus le sentiment de culpabilité lié à la faute, au péché, au crime. Personne ne peut se sentir responsable de l’extinction de l’espèce, à moyen ou à long terme. Reste la désertion. Ce qui reste de culpabilité renvoie à des fautes inexistantes. Un sentiment sans objet, propre à développer des états anxiogènes ou dépressifs. Reste cette fausse bonne conscience ou la morale bien-pensante qui dénonce progrès et décadence en suggérant des solutions mitoyennes de relèvement moral et d’efficacité écologiquement rentable.

Verrons-nous, avec ce mouvement d'«occupons Wall Street» un automne 2011 comme un mai 68 réussi? Le raz-le-bol occidental contre les spéculateurs qui poussent le système économique à la faillite prouve encore que nous croyons dans les vertus de ce système. Comme jadis, ces spéculateurs prennent la place des mauvais conseillers du roi ou de l’empereur et nous les pourchassons comme des boucs émissaires, croyant, naïvement, qu’il y a d’honnêtes spéculateurs et de malhonnêtes. On ne doit pas prendre le bubon pour le virus. Tant que le virus lui-même ne sera pas dénoncé, pourchassé, extirpé, il en continuera d’aller comme il en va depuis trois siècles. Vivre en capitalistes ou mourir, c’est l’alternative qui se présente à nous. Une alternative proprement sadienne …et sadique.

C’est ici que les historiens ne répondent pas à leur rôle social prescrit par Fernand Dumont. En repoussant la philosophie de l’histoire, en l’identifiant à la manière dont la chimie identifie l’alchimie  et l'astronomie l'astrologie, ils ont péché face à la fonction sociale de la discipline. Le travail des historiens est nécessaire et honorable. Mais la philosophie de l’histoire est seule qualifiée à prendre les idées de progrès et de décadence et les analyser pour ce qu’elles sont: des philosophies de l’histoire reposant sur l’imaginaire, le symbolique et l’idéologique. Elle seule peut, puisque les historiens se refusent à le faire au nom de l’objectivité scientifique qui leur interdit d’être sujet de leur discipline, elle seule donc, peut soumettre ces représentations collectives du développement de nos collectivités dans l’espace et dans le temps à des analyses qui distinguent le fantasme de la justification, la réalité de la fiction. Chassés des universités, poursuivis par la vindicte des «sciences sociales», l’absence de philosophes de l’histoire dans les départements universitaires montre à quel point les institutions de haut savoir ont délaissé l'honnêteté et la vérité pour les fantasmes d’objectivité et les mensonges collectifs. Cet argument pro domo une fois énoncé, je renouvelle ma foi dans l’idée de progrès, et si ce progrès doit passer par la lutte à outrance à la manière rêvée par un Mao Tsé-Toung, que puis-je y faire? J’aurai scribouillé dans le désert, et on ne m’aura point lu. Mais j’aurai écrit. Et pour la sixième extinction, je m’en remets à une seule éruption de caldeira volcanique, celle du Yellowstone disons. Avec tous les gaz à effet de serres accumulés, elle suffirait à asphyxier la planète entière et que là s’achèverait l’Anthropozoïque, comme après tant d’autres catastrophes similaires antérieures ont mis fin au Paléozoïque et au Mésozoïque. Et contre cette énergie renouvelable venue des profondeurs de la Terre, que peut y faire l’humanité?⌛

Montréal
17 octobre 2011

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