vendredi 22 avril 2011

D'où viens-tu berger? D'où viens-tu?


D’OÙ VIENS-TU BERGER? D’OÙ VIENS-TU?
D’OÙ VIENS-TU BERGER? D’OÙ VIENS-TU?
J’ VIENS D’EUTHANASIER UN GENTIL CHATON
DE MA LONGUE LANCETTE, COM’ C’ÉTAIT MIGNON

Parce que c'était lui, parce que c'était moi.Michel de Montaigne

Contrairement aux réseaux de télés anglophones, qui placent les manchettes d’animaux maltraités avant une tuerie en Afrique ou un scandale financier à Wall Street, les réseaux français les réservent pour l’avant-dernière nouvelle. C’est le même sentiment qui fait dire à une vétérinaire, interviewée après les extraits du reportage présenté dans le cadre de l’émission Enquête de Radio-Canada, présenté le jeudi 21 avril 2011, qui fait que nous «achetons» nos animaux domestiques et que les anglophones «adoptent» les leurs. Montréal, comme toute grande ville, possède ses bidonvilles grouillants de chiens et de chats, malgré des lois strictes sur la cueillette des animaux errants. Longtemps la ville avait un contrat avec la Société Protectrice Canadienne des Animaux et jamais une telle horreur semblable à celle que le reportage nous a montrée n’avait sali la réputation de l’institution. Avec la création des arrondissements, la décentralisation de l’administration en certains domaines, la «doux commerce» a entraîné la compétition entre un nouveau venu, Le Berger Blanc, et la vieille société - c’est-à-dire entre une libre entreprise capitaliste qui fonctionne avec des objectifs de profits et une société humanitaire -, et la soumission la plus basse a été décrochée par la nouvelle entreprise.

Évidemment, comme toujours, pour savoir la vérité, il faut se faufiler en cachette, une caméra dissimulée dans un veston ou une boîte à lunch, et l’on assiste, comme à un spectacle de peeping tom, à l’horreur en direct. Puis les séquences filmées sont présentées devant les responsables du carnage, ébahis, qui, comme Louis XVI à son procès - ou le maire Gérald Tremblay devant les journalistes - nous répondent «J’ignorais tout de ceci. On ne m’a pas averti. Je ne suis pas au courant…»

Passons vite sur les aspects pratico-pratiques de l’affaire. L’entreprise Le Berger Blanc est payé par les arrondissements et chaque année, la facture s’étire et ne cesse d’augmenter de coûts justifiés par différents frais, dont certains afférents aux vétérinaires chargés d’accomplir l’euthanasie de la surpopulation d’animaux embarqués à la fourrière. Or, le reportage nous montre que ce ne sont pas des vétérinaires qui accomplissent le pénible devoir, mais une sorte de gros Jim (tiré directement d’Huckleberry Finn mais sans la chaleureuse amitié du personnage de Mark Twain) qui, sans anesthésie, injecte directement dans le cœur d’un chien qu’il tient suspendu par le collet, une lancette qui portera le poison. La mort n’est pas immédiate. Les gémissements plaintifs de la bête sous le coup de la lancette nous font oublier que les animaux de boucherie livrés à l’abattoir sont moins soumis à un tel supplice que nos animaux dits domestiques. Avis aux végétariens qui dorlotent leurs animaux de compagnie!

Ailleurs, c’est un chat dont l’injection léthale n’a pas complètement paralysé les membres et qui essaie de se sauver, sous les rires du Gros Jim, en rampant, en se secouant désespérément sur le sol pour aller mourir près de la cage des chiens. Une autre scène nous montre un vieux chien «qui attend son tour», attaché, proche des cadavres de ses congénères qu’on vient d’exécuter. Le Berger Blanc, une usine à chiots certifiée par le gouvernement? Et les horreurs ne s’arrêtent pas là. Des animaux que l’on croyait morts, souffrent des journées durant dans des bacs verts placés dans un entrepôt «réfrigéré». C’est une «bavure» que l’on s’empressera d’effacer aussi vite, sous la voix révulsée d’une employée. Les enquêteurs d’arrondissement, chargés davantage de veiller sur les dépenses de la mairie que sur le sort réservé aux animaux, n’est au courant de rien, n’a rien vu, et pour cause: le Berger Blanc ne leur a pas montré les chambres d’exécution où le carnage se fait. Les enquêtes sur les scandales de la corruption dans le domaine de la construction, les tripotages de Dimitri Soudas au port mafieux de Montréal, l’espionnage et les ouvertures de courriels des fonctionnaires et des élus de la métropole; bref, tout ce qui fait, depuis quelques années, de Montréal une putain qui cache ses rides derrière son face lift de la Place des Spectacles, «sent la mort», dans les mêmes termes qu’emploie le Gros Jim qui répète, frénétique, à l’enquêteur déguisé: «Ça sent la mort! Tu trouves pas? Sent.»

À l’édifice de la SPCA où j’ai dû, il y a bien longtemps, aller y porter ma petite chatte blanche, Évangéline, pour la faire euthanasier, il y a d’inscrit sur un mur la phrase célèbre de Gandhi: «On peut juger de la grandeur d'une nation par la façon dont les animaux y sont traités.» Quel jugement pouvons-nous tirer de nous-mêmes, de notre barbarie, lorsqu’on voit les bribes de séquences qui ne sont probablement que la pointe d’un iceberg de sang? Outre la fraude que le Berger Blanc, mis sous enquête depuis par le Ministère de l’Agriculture du Québec, exerce sur les citoyens de Montréal et leur administration, il y a tout un questionnement sur notre degré de civilité, car ce que nous faisons subir à ces animaux qui nous sont si près, qui sont, il faut le dire, nos amis, que sommes-nous les uns pour les autres?

Il y a une quarantaine d’année, le célèbre docteur Méry, de Paris, avait publié un livre sur les chats où le premier chapitre portait comme titre: Paris, Buchenwald des chats. La métaphore était choquante, sans doute, mais elle était vraie. Qu’est alors Montréal? L’Auschwitz des chiens et des chats que nous rejetons comme des détritus? D’ailleurs, c’est dans un dépotoir que les carcasses d’animaux finiront ensevelies sous des monceaux de déchets domestiques, quelque part sur la rive Sud de Montréal plutôt qu’à l’incinérateur, comme il est entendu dans les contrats passés avec les arrondissements de la ville. Verrons-nous bientôt la répétition de ces scènes d’horreur qu’on fit défiler, muettes, devant les nazis à leurs procès à Nuremberg? Des pelles-mécaniques soulever des amas de corps nus, amaigris, souillés de chiens et de chats, nos «amis»?

La relation que nous entretenons tous avec nos animaux domestiques est celle d’une proximité qui les «humanise». Au moment où j’écris ces lignes, Bébert, mon chat, s’est encore une fois étendu entre mon écran et le clavier de l’ordinateur. Lorsqu’il s’étire ou fait des mouvements, il me met en furie car il dérègle les touches. Je le traite alors de gros sac de protéines ambulant. Quand il miaule après la lune, je l’appelle «mon grand», «mon homme», «mon gars». Un ami ou un fils de substitution? Sans doute. Le soir, je prend ma revanche et je l’étrive en lui tapotant les flancs. Il s’enrage et me saute à l’avant-bras et me mord, juste assez pour ne pas percer la peau, car il sait où s’arrêter et que tout cela n’est qu’un jeu. Et si de ses griffes acérées il me lacère parfois la peau au sang, je ris. Car moi aussi je sais que c’est un jeu. Jeu de mains, jeu de vilains. Puis quand il monte sur mon pupitre et se laisse tomber sur le dos comme un gros sac de viande sur le clavier, les quatre pattes blanches au ciel - c’est un white foot -, je sais qu’il vient voir ce que je fais devant cet écran mystérieux dont parfois il essaie de saisir le curseur en mouvement, comme Évangéline jadis cherchait à saisir les joueurs de hockey qui patinaient sur la glace, devant l’écran de télévision. Si par un malheur ou par un autre je devais un jour me résigner à le faire euthanasier, comment pourrais-je me rendre au Berger Blanc sachant désormais ce qui s’y passe, et ce, malgré les enquêtes, les inculpations, les manques de preuves et autres exonérations finales? La mort comme entreprise privée: à quand pour les humains?

Paradoxalement, le second reportage présentait la même thématique, mais sur une autre catégorie du vivant: les vieillards placés en centre d’accueil publique et qui, après arrangement entre le gouvernement et une entreprise privée, (les fameux P.P.P. du gouvernement Charest), nous montre les vieillards aménager dans les appartements luxueux d’un nouveau CHSLD (Centre Hospitalier des Soins de Longue Durée). Le partenaire privé, Eddie Savoie, avec sa bonne bouille de petit entrepreneur qui a créé des résidences de luxe pour les gens du troisième âge - les Résidences Soleil -, avec balançoires intérieures, bains tourbillons, infirmiers (frais en sus) et la vie de château propres à anesthésier progressivement l’esprit et le corps de nos carcasses défaillantes, nous fait visiter la vaste chambre où logera le futur résident, la télé plasma incrustée au mur, les babioles et fanfreluches qui contrastent, certes, avec l’ancienne chambre vétuste de l’institut publique. Le seul hic! Il n’y a pas assez de personnel pour veiller aux soins des résidents. Il s’agit de baisser les coûts d’exploitation pour que le P.P.P. devienne rentable afin que Eddie puisse faire transiter ses sous d’une entreprise semi-public à ses châteaux en Espagne. En bout de ligne, le résident mijotera plus longtemps dans ses excréments en regardant une reprise des Tannants sur son écran plasma. Une fois de plus, sur le seuil de la mort, les pauvres paieront l’aisance des riches …en plus de ce que verseront les riches pour résider dans le pré-crématoire ventilé des Résidences Soleil.

Ce jeu pervers des monteurs de l’émission enquête me rappelle le film tourné voilà plus de quarante ans par Jacques Godbout: Aimez-vous les chiens? qui était une mise en parallèle de la vie des cabots des ruelles de New York avec les chiens des classes de luxe pour lesquels existaient restaurants, psychologues, masso-thérapeutes, salon funéraire avec embaumement et séance d’exposition. Rien n’a changé dans nos attitudes qui projètent sur les animaux nos hiérarchies sociales et nos travers de comportements. Le Berger Blanc et Eddie Savoie s’entendent: les hommes sont des animaux, les animaux sont des machines, on les répare ou on les fout à la scrap. Seul le pouvoir d'achat définira le moyen par lequel on arrivera au bout de la chaîne. Fi du Sujet kantien et de l’impératif catégorique qui animent notre actuel humanisme, aussi hypocrite que l’ancien.

Nous voici tous avertis du sort qui nous attend. Nous laissons faire à nos «amis» ce qui nous arrivera lorsque nous ne serons plus performants, plus utiles à personne, plus qu’un bibelot qui meuble un appartement. Notre obstination à ne pas accepter le suicide assisté ou l’euthanasie des personnes rendues à l’état végétatif n’a rien à voir avec la compassion, mais avec l’angoisse de notre propre vieillissement, de notre propre mort. Nous voudrions décider de notre propre finitude, mais en aurons-nous les capacités mentales? Ne devenons-nous pas des fardeaux pour nos proches qui ne peuvent, pris dans le dilemme, nous voir souffrir ni mourir? Pour l’État qui doit payer l’entrée en masse des baby-boomers dans les CHSLD? Pour le fardeau fiscal qui pèse sur le remboursement de la sacro-sainte dette de laquelle, la plupart d’entre nous n’avons rien tirée? Le scandale des salons funéraires dénoncé au début des années soixante trouve ici son écho dans le je-m’en-foutisme des administrateurs du Berger Blanc et les rogneurs de piastres du groupe Savoie.

Tout cela, je l’ai dit, c’est de la barbarie. Un ami est un être précieux, avec qui notre propre vie est interchangeable, et nous le choisissons lui, plutôt que soi, ce qui correspond aux grandes paroles de Jésus dans l’Évangile de Jean: «Il n’y a pas de plus grand sacrifice que de donner sa vie pour ceux qu’on aime». Car, évidemment, sans eux, nous sommes rien et sans nous, ils sont tout. Cela ne veut pas dire que nous devrions tous aller nous faire euthanasier au Berger Blanc pour l’amour de nos chiens et chats. Cela veut simplement dire que si nous acceptons un tel traitement, devant une telle cruauté nous fermer les yeux, acceptons passivement de telles pratiques d'euthanasie et, en surplus, de se laisser fourrer financièrement par des entrepreneurs privés au nom de la libre concurrence et du libre marché, pour des animaux qui sont nos proches, nos confidents, les témoins muets de nos vies intimes, alors comment traiterons-nous nos amis humains? Serais-je prêt à envoyer ceux que j’aime aux Résidences Soleil en les anesthésiant de Bingo et de rediffusions de Symphorien à la télé du salon communautaire? Bien sûr, s’ils veulent y aller, par suicide moral, comment pourrais-je les en empêcher. C’est alors que je saurai qu’ils ne me considèrent pas comme un ami ou que j’aurai été un très mauvais ami.

Nous sommes trop précieux les uns pour les autres. Nous nous en apercevons que trop tard, à partir du moment où nous cessons de nous instrumentaliser les uns les autres pour nos succès et nos avantages personnels au détriment d’autrui. Certes, dans l’amitié comme dans n’importe quoi, nous ne pouvons revendiquer la perfection. Nous avons également nos lâchetés, nos faiblesses, nos indécisions, nos incertitudes. Précisément, parce que nous sommes encore tout cela, nous devons miser davantage sur notre perfectibilité morale et sociale plutôt que sur l’engrangement de valeurs fétiches, de cet argent transitionnel qui nous laisse croire que nous échapperons au vieillissement, à la maladie, à la souffrance et à la mort. Nous devons l’envisager face à face, et non comme ce chien que l’on saisit par le collet pour le piquer droit au cœur, froidement, machinalement. Mais pouvons-nous envisager la mort face à face, sans trembler, sans chier dans nos culottes, sans regretter de quitter la vie, qu’elle ait été heureuse ou malheureuse pour nous, seul, sans personne à nos côtés pour nous tenir la main? Lorsque ma mère était aux soins palliatifs de l’hôpital Notre-Dame, en 2005, il y avait, dans une chambre voisine, maintenue dans le noir, un homme seul qui allait mourir. Durant les quelques jours où j’ai accompagné ma mère pour son ultime voyage, je n’ai jamais vu un seul visiteur venir lui rendre un témoignage de sa présence. Mourir lentement, seul, dans une chambre obscurcie, comme pour l’habituer aux ténèbres éternels qui l’attendaient. Ma mère m’avait, au moins, moi, et j’ai été seul, près d’elle, jusqu’à la fin, sinon… elle aurait été abandonnée comme son voisin de la chambre adjacente. Voilà où nous en sommes.

Auschwitz s’est climatisé. Les blocs sont devenus des Résidences Soleil. Les Kapos des préposés aimables et pleins de sincères compassions. Les bourreaux ont revêtu l’uniforme du médecin et de l’infirmière. Les travaux humiliants, des jeux de poches. L’ensevelissement et le crématoire, toutefois, demeurent les mêmes. Une fois que tout l’ornementation kitsch est retirée, nous nous retrouvons au Berger Blanc. L’euthanasie sans gants blancs. Les cages empilées les unes sur les autres. Les animaux, sentant venir la mort, se lamentent, seuls, souvent après avoir été bichonnés par leurs maîtres affectueux depuis leur naissance. Des chatons à peine nés et sevrés seront de même piqués. Le tout finalement empaqueté dans un bac vert jusqu’à rebord, en attendant qu’un camion vienne cueillir la récolte de carcasses pour les épandre sous les vidanges de la grande société de consommation. Le rêve climatisé et la réalité éprouvante. Oui Mahatma, nous jugeons de notre petitesse collective par la façon dont nous traitons nos amis de tous les jours, et à la façon dont nous sommes prêts à traiter nos frères humains, ceux par qui nous sommes: nos amis. L’amitié nous demande beaucoup, et si nous ne nous sentons pas prêts à donner beaucoup, alors n’adoptons pas d’animaux. Laissons-les au néant d’où ils ont été tirés plutôt que de les y réexpédier avec cruauté et par lâcheté⌛

Montréal,
Le 22 avril 2011.

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