jeudi 7 avril 2011

Cantat entre les Érynies et les Euménides québécoises

Bertrand Cantat, la cause de tant d'hystéries

CANTAT ENTRE LES ÉRYNIES ET LES EUMÉNIDES QUÉBÉCOISES

Il n’y a pas une semaine où le Québec ne se voit pas plongé dans l’une ou l’autre de ses crises d’hystéries dont il a seul le secret. Cette semaine, c’est l’affaire Bertrand Cantat. Depuis que le Théâtre du Nouveau Monde a mis à l’affiche, pour la saison 2011-2012 une trilogie féminine de Sophocle dirigée par Wouajdi Mouawad, les «influences» ne cessent de s’agiter dans l’opinion publique. Pourquoi? Quand on sait que la clientèle du théâtre en est une plutôt assez «sélect», comment une telle tempête médiatique a-t-elle pu se déchaîner?

Il y a que Bertrand Cantat est l’ex-petit ami de l’actrice Marie Trintignant et qu’il l’a battue à mort. Arrêté pour homicide involontaire, jugé et condamné, il a purgé sa peine en France. Ancien leader du groupe Noir Désir, le chanteur aurait été sous l’effet de l’alcool et de la drogue lorsqu’il a frappé à mort l’actrice. Or Wouajdi Mouawad est un ami de Cantat et toujours il lui a rendu hommage en essayant d’écarter l’affaire criminelle qui le concernait. Par amitié, il a pris prétexte de la fin d’Antigone pour ramener Cantat sur la scène et exécuter une musique rock qui traduirait la «morale de la pièce». La trilogie de Sophocle sera présentée d’abord au festival d’Avignon et le père Trintignant s’est désisté, considérant que Cantat est l’homme qu’il haït le plus au monde. Dans les circonstances, je haïrais de même.

Pourtant, tout le reste ne concerne personne d’autre. Cette habitude que nous avons de toujours relancer les procès passés, de ruminer les histoires sordides, de se déchirer la chemise devant des gestes soi-disant scandaleux; après les ballets africains dans les années 60, les fées ont soif dans les années 70, on pouvait penser qu’on avait acquis un peu plus de maturité collective depuis. Mais voilà, l’affaire Cantat. Au moment où j’écris, Lorraine Pintal et les dirigeants du théâtre se torturent les méninges afin de savoir quelle décision prendre. Cantat oui on na! C’est difficile, car Wouajdi Mouawad est un metteur en scène auquel on ne touche pas. C’est une icône du théâtre québécois et sa renommée internationale fait que, comme jadis pour le Dalaï Lama, certains iraient jusqu’à manger ses crottes derrière lui. Mouawad fait du théâtre «engagé»; la façon qu’il a de faire côtoyer le Liban et le Québec est sans contredit originale et permet une ouverture du Québec sur le reste du monde. Si Mouawad décide d’avoir Cantat et qu’Avignon le lui concède sans faire de chichi, alors quelle position peut tenir le TNM? S’il cède aux pressions anti-Cantat, le théâtre donnera l’impression de reculer et par le fait même de mécontenter Mouawad, que toutes les compagnies théâtrales s’arrachent. S’il maintient sa décision, comme le voudrait Lorraine Pintal, on risque, au printemps de l’an prochain, de voir des manifestations se dérouler devant la porte du théâtre au nom de la violence faite aux femmes.

Car l’hystérie consiste à faire de Cantat un faire-valoir des abuseurs sexuels et des hommes qui tuent des femmes. Certes, depuis l’horrible massacre de Polytechnique, on a le poil sensible sur la question. Ce qui n’empêche pas le gouvernement fédéral de vouloir se débarrasser de la seule conséquence positive de la tragédie: le registre des armes à feu. C’est difficile de trouver une justification qui excuserait Cantat au moment où soi-même on s’apprête à voter pour le parti qui viendra peut-être à bout de ce registre symbolique. Dans notre logique hystérique, Marie Trintignant est l’image de toutes les femmes tuées par leurs maris, leurs amants déments ou autres misogynes. Et Cantat sert d’accumulateur symbolique de tous ces assassins.

Le paradoxe est qu’en demandant à Cantat de terminer la trilogie des femmes de Sophocle, Mouawad occasionne ainsi la réverbération du visage de Marie Trintignant sur celui d’Antigone. Il y a là un geste provocateur qui est d’une sublime maladresse. Cette façon de nous rétroprojeter dans le théâtre antique ou le théâtre dit de répertoire ne va pas sans causer des anachronismes qui reviennent à «voler les droits d’auteurs» de Sophocle pour se les approprier et faire de ses personnages et de ses tragédies, nos personnages et nos tragédies, comme si nous-mêmes ne pouvions accéder à recréer ces thèmes dans nos contextes, ce que le théâtre américain a pourtant parfaitement bien réussi. Il y a du «Cinar» dans ce parti-pris de ramener le théâtre des époques passées, mesuré à l'aune de notre propre compréhension contre ce qui nous est foncièrement étranger. Cela peut attirer une clientèle qui prend le théâtre pour un simple divertissement avec effets pathétiques, mais cette réification de la dramaturgie n'a pour effet que de nous éloigner considérablement de la chaîne de solidarité qui tient ensemble toutes les époques et toutes les cultures dans un «sens de l'unité» qui donne «l'histoire du théâtre».

Comme tous les théâtres antiques, le théâtre tragique grec est un théâtre religieux et civil. Il a une fonction pédagogique et non une fonction d’empathie personnelle. La pièce a pour but de nous montrer que Créon a raison sur Antigone. Ses frères, les fils d’Œdipe, se sont entretués pour Thèbes. Elle veut les ensevelir selon les rites des anciennes familles. Or, aux yeux du roi, Créon, ce sont des traîtres qui ne méritent pas qu’on les honore dans l’enceinte de la cité. La cité l’emporte sur la famille, la collectivité réunie contre les tribus. Le visage d’Antigone est tourné vers le passé, nous pouvons gémir de nostalgie avec elle, mais c’est Créon le porteur de l’avenir, et son amour n’est rien de plus que l’attente de la réconciliation impossible entre l’ancien et le moderne à travers la Thèbes de l’avenir.

Or la Thèbes de l’avenir, c’est la mégapole actuelle selon le parti pris de la mise en scène, d’où le besoin d’avoir de la musique rock pour nous le faire comprendre. Mais Cantat n’est pas le seul à faire du rock. La maladresse réside dans ce choix. Personne ne voit plus les pièces grecques antiques comme la querelle entre l’ancienne Grèce féodale et les nouvelles Cités-États, c'est-à-dire un processus de modernisation d'époque. Antigone, comme l’Andromaque de Racine, la Nora de Ibsen ou la mademoiselle Julie de Strindberg, sont devenues des femmes du XXIe siècle. Elles se sont «modernisées» pour les spectateurs béotiens ou philistins. On veut que le spectateur compatisse à leurs souffrances, à leur martyre, à leur mort. Bref, on fait de l'exotisme historique, ou du tourisme théâtral si on préfère. On se promène dans le répertoire théâtral comme des touristes qui veulent jouir du dépaysement sans sentir le malaise d'être étranger. On se construit des mises en scène climatisées auxquelles on ne refuse pas les gadgets techniques. Les salles de théâtre sont des Hollyday Inn du confort intellectuel. Et comme dans ces hôtels Jaro de luxe, le personnel (les comédiens), les géo (les metteurs en scène) et les réceptionnistes à la billetterie sont payés en deça de la somme de travail accomplie.

Doit-on voir dans Créon le reflet de Cantat et dans Antigone celui de Marie Trintignant? C’est ce «théâtre de la cruauté» qui est insupportable pour les contestataires de la décision de Mouawad. Or, évidemment, Cantat n’a pas tué Trintignant comme Créon emmure Antigone parce que «folle» et qui finit par se suicider. Mouawad le sait, mais pas le public. Et c’est le résultat d’avoir cultivé l’ignorance de la contextualisation des œuvres de répertoire. On a fait rouler par terre les acteurs et actrices de Bérénice de Racine comme parti-pris d’une relecture de Racine avec les paramètres de la dramaturgie contemporaine. Racine, qui dispose ses personnages dans un statisme qui se voulait, précisément, l’antithèse de l’agitation des pièces baroques (contrairement à Corneille, son aîné, on ne se tue pas sur scène mais en coulisses dans le théâtre de Racine), se voit renvoyé dans le post-modernisme à seule fin de satisfaire notre hystérie recouvert du masque pudique de la chorégraphie obligatoire. Et voici qu’Antigone s’achèvera dans la musique rock. Le théâtre qui exigeait un effort des citoyens grecs de l’Antiquité ne doit en susciter aucun chez les spectateurs du XXIe siècle. Comme les Grecs anciens dans les films américains, ils parlent déjà tous anglais.

Si Mouawad tient tant à réhabiliter son ami Cantat, ce qui est tout légitime et un commandement de l’amitié, pourquoi alors ne pas avoir frappé à la porte du voisin de Sophocle, celle d’Eschyle, et monter l’Orestie. Dans l’Orestie, tout commence par le meurtre du père et de sa maîtresse par la mère, Clytemnestre, qui est à son tour tuée avec son amant Égisthe par Oreste, le fils, sous la pression de sa sœur Électre et de Pylade. Un matricide, c’est encore plus scandaleux que le meurtre d’une conjointe. Mais les Érynies et les Euménides sont les deux forces qui poursuivent Oreste. Les Érynies, les «Furies», c’est la vengeance alors que les Euménides, les «Bienveillantes», c’est la justice d’Apollon. Voilà comment Eschyle présente l’affrontement de la passion déchaînée et de la raison éclairée. Comme Sophocle, il trace la trajectoire qui sépare la société tribale de la féodalité grecque à la nouvelle citoyenneté propre à la «modernité» athénienne. Ultérieurement, la tragédie grecque cèdera la place à la philosophie. Tout sera mis en place pour La République de Platon et l’homme zoon politikon d’Aristote.

Dans notre hystérie québécoise, l’affaire Cantat transforme Antigone en Orestie. Nous voici jouant les Érynies qui en appellent contre le meurtrier-Cantat à sa victime, Marie Trintignant, en qui se retrouvent toutes les femmes victimes de violence conjugale (on ne cesse de nous en rappeler les chiffres annuels comme un argument définitif qui justifie tout). On entend même des voix qui disent que la seule apparition de Cantat sur la scène d’un théâtre où ils n’iront même pas, les batteurs de femme se sentiront justifier et conforter! On nous compare la présence de Cantat sur la scène d’Antigone comme si nous confierions une garderie à un pédophile (un de mes vieux gag qui remonte à près de quinze ans, quand je parlais de confier une garderie à Gilles de Rais! Décidément, je ne cesse de me faire piller dans mes meilleures jokes). Il n’y a aucun argument qui tient la route, aucune rationalité dans cet ouragan de cheveux ébouriffés et de yeux convulsés. L’hystérie est tellement répandue que personne ne relève le non-sens de cette attitude et de ces arguments.

Lorraine Pintal, comme Mouawad, voudraient jouer le rôle des Euménides et ramener la sagesse éclairée du jugement d’Apollon et la protection d’Athéna par la loi contre la vengeance pulsionnelle. Cantat a purgé sa peine. Cantat reste un artiste (que l’on aime ou pas, c’est autre chose). Cantat n’a pas à se voir infliger un procès nouveau et les Québécois n’ont pas à reprendre un procès déjà vieux d’une décennie. De quel droit, en effet, nous attribuons-nous cette voix sentencieuse qui était celle de l’ancien clergé catholique qui jugeait tous et chacun sur la base de ragots, de médisances, de calomnies et de faux témoignages. On en a appelé à la justice et la justice s’est prononcée. La cause est entendue. Il n’y a plus lieu de la rouvrir. Cantat n’est pas un assassin en série et l’homicide involontaire est l’accusation pour laquelle il a été jugée et condamnée, c’est-à-dire un homicide avec «circonstances atténuantes». Si l’on trouve que la justice s’est fourvoyée, le responsable n’en est pas Cantat mais la pratique de la justice dans le monde occidental.

Nous réécrivons la tragédie de Eschyle, mais non avec les personnalités et les situations grecques. Une Orestie qui serait une «Cantatie» aurait été une meilleure façon de réhabiliter l’homme et l’artiste tout en affrontant le «théâtre de la cruauté» qui est la nôtre, mais il est bien évident, à voir les affrontements entre les Érynies et les Euménides québécoises, que nous n’avons pas encore produit un Eschyle qui saura nous faire évoluer de la société tribale à la civilisation⌛









Montréal
7 avril 2011

ADDENDA: En se désistant, Cantat sauve le coût de son procès québécois. Par le fait même, les Érynies, encore une fois, ont gagné. Décidément, malgré tout son talent, Mouawad ne sera pas l'Eschyle du théâtre québécois (vendredi 8 avril 2011).

2 commentaires:

  1. C'est chaque jour la St-Philistin au Québec.
    Merci pour ce texte. ça fait du bien, l'hystérie me pèse.

    RépondreSupprimer
  2. Et il ne faudrait pas oublier les jours de la saint Béotien, où tant d'ignorants célèbrent les laudes, ces esprits vaporeux d'un peuple qui jalouse les efforts qu'exigent l'acquisition de la connaissance et l'éveil de la conscience.

    RépondreSupprimer