Jean-Honoré Fragonard. La liseuse, ± 1770
MES DIX LIVRES
1. Moby Dick
d'Herman Melville
Après une liste de films préférés, voici une liste de sept livres hautement
appréciés de ma personne, je vais le faire en excluant les livres
historiographiques. Je ne parlerai pas de mes lectures d'Edgar Poe
parce que j'en ai beaucoup parlé en d'autres essais. Je commencerai
donc par le livre d'Herman Melville, Moby Dick.
J'ai lu Moby Dick, ce volumineux roman, alors que j'étais en
secondaire III. Je me souviens encore de la grande salle du gymnase
de l'École Saint-Georges, à Iberville, où les tables et les
chaises étaient disposées le mercredi après-midi pour le cours
d'étude. C'était une période libre pour les garçons pendant que
les filles suivaient le formidable cours d'enseignement ménager.
Moby Dick, c'est la chasse à la baleine maudite, la poursuite du
mal, mais c'est aussi un journal de la vie des baleiniers. Melville,
qui avait navigué sur ces navires, nous décrit toutes les
techniques de la chasse à la baleine : comment suivre son trajet
annuel dans tous les grands océans du monde; comment la cibler;
l'entourer de canots; de lancer les harpons; d'éviter que la baleine
entraîne l'équipage dans les flots; comment, une fois morte, on la
hisse sur le flanc du baleinier afin de la dépecer, recueillir le
suif dans des barils, découper sa chair, son cuir qui serviront à
faire des bottes, et laisser aux requins la carcasse.
Cette quotidienneté de la vie du baleinier est menée comme une
quête épique. Oui, il y a l'obsession métaphysique d'Achab, ce qui
est le plus connu du roman par suite des adaptations
cinématographiques, mais il y a aussi cette vie quotidienne qui, à
la manière de Hugo, nous instruit sur un mode d'existence fort
courant à l'époque et qui n'existe plus tout à fait de la même
façon aujourd'hui. S'embarquer sur un baleinier au début du XIXe
siècle, c'était quitter les siens pendant une période de 3 ans ou
plus; c'était aussi le risque de périr en mer.
À l'époque, nous ne disposions que de la traduction de Giono,
aujourd'hui il semble exister de meilleure traduction. Roman
biblique, chronique de la mer et de l'enfer, la scène finale où,
après avoir éventré le Pequod, le baleinier, ne reste qu'un
cercueil qui flotte sur les eaux et auquel s'agrippe l'unique
survivant, le narrateur, Ismaël.
"Soutenu par ce cercueil pendant un jour et une nuit entière,
je flottai sur l’Océan qui grondait doucement comme un chant
funèbre. Les requins, paisibles, glissaient à mes côtés avec des
gueules verrouillées ; les sauvages faucons de mer planaient
au-dessus de moi avec leurs becs au fourreau.
Le second jour, une voile se dressa, s’approcha et me repêcha
enfin. C’était l’errante 'Rachel'.
Retournant en arrière pour chercher toujours ses enfants perdus,
elle ne recueillit qu’un autre orphelin."
2. L'ART FANTASTIQUE
de Marcel Brion
Marcel Brion n'est sans doute pas un "grand maître". Il
n'a pas la taille d'un Todorov par exemple. Mais les "petits
maîtres" sont parfois aussi importants que les grands. Sans
eux, même, il n'y aurait pas de "grand maître". Marcel
Brion (1895-1984) a publié un grand nombre de biographies, surtout
d'artistes. Il a écrit sur des genres artistiques, dont le
romantisme, des essais sur l'archéologie des civilisations
anciennes, une Histoire de l'Égypte (ancienne), etc.L'historienne
d'art, Nathalie Raoux a même établi un pont entre Walter Benjamin
et Marcel Brion..
J'ai découvert Marcel Brion à 17 ans, dans un essai sur l'Art fantastique. C'était le temps où je me passionnais pour Edgar Poe,
où je lisais les romans de terreurs comme Dracula ou Frankenstein ou
encore l'ésotérisme. Le livre de Brion, qui couvrait l'art
fantastique depuis son apparition à la fin du Moyen Âge jusqu'aux
surréalistes, était une étude érudite qui dépassait mes limites
intellectuelles de l'époque. Pourtant, j'y ai trouvé un plaisir
extrême, ne serait-ce que par les reproductions d'oeuvres qu'on ne
voyait pas dans les livres d'histoire de l'art, La structure même du
livre invitait le jeune homme que j'étais à regarder avec une
certaine distance le monde du bizarre et de l'inquiétant d'une
manière structurée.
Brion n'errait pas dans l'ensemble des productions. Il ne nous
présentait pas une plate chronologie des productions picturales. La
matière était organisée selon une grande intelligence. Il
commençait par "la forêt hantée", où une reproduction
du "Saint Georges en forêt" d'Altdorfer, (une forêt
étouffante, angoissante, écrasant le petit homme en armure)
m'impressionna au plus haut point. Des reproductions de Bosch aussi
bien que de Victor Hugo illustraient "le royaume sans limite de
l'insolite". Puis il y avait "les squelettes et fantômes"
de Ensor; les "espaces inquiets" de Monsû Desiderio; "Le
prince du Mensonge", les démons de Salvador Rosa, de Goya,
d'Hokusai; "les métamorphoses" d'Arcimboldo; "Le
fantastique des mondes possibles" avec "Le Kurent mort"
de Mihelic et la religieuse perdue de "Le labyrinthe" de
miroirs de Vickrey; "Les visionnaires et voyants" parmi
lesquels l'incontournable William Blake; "L'invention de mythes"
avec le surgissement du surréalisme, enfin "La réalité
fantastique" avec les hallucinations de Chirico, de Delvaux, de
Magritte et l'inquiétante "Attente" de Richard Oelze.
Plutôt que d'entrer par la grande porte avec Gombritch ou Faure
(que j'aime beaucoup malgré les sémioticonono des départs
d'histoire de l'art universitaires), je rentrais par une porte
latérale qui était une véritable thérapie de mon propre
inconscient. En ce sens, pour moi, Brion reste un "grand
maître". Comment oublier la reproduction de couverture de
l'écorché du dr Fragonard (frère de l'autre) de l'adolescent
chevauchant une monture?
3. WILLIAM SHAKESPEARE
de Victor Hugo
Le William Shakespeare de Victor Hugo est sans doute
le plus bel essai littéraire jamais écrit. Surtout qu'il possède
en lui le colossal de l'esprit hugolien. On y reconnaît le poète,
le romancier, le dramaturge, le pamphlétaire, le mémorialiste, mais
dans une synthèse de son esprit romantique qu'on en sort comme on
sort des Misérables ou des Travailleurs de la
mer. Édifié.
Cet essai de près de 400 pages, écrit pour servir de préface à
la traduction (imbuvable) de Shakespeare donnée par son fils,
François-Victor, William Shakespeare n'a rien de nos
essais modernes où la critique a des prétentions scientifiques.
Pourtant, les meilleurs essayistes ont été à l'école de Hugo :
Alberto Manguel, Thierry Hentsch, Tzevtan Todorov, Umberto Eco et
Gabriel Mazneff sont des héritiers de Hugo. Même là où on
l'attendrait le moins, le souffle venant de La Légende des
Siècles passe au travers de William Shakespeare.
Écrit en 1865, alors qu'il est toujours en exil dans les îles
anglo-normandes, Hugo s'interroge sur le génie et Shakespeare. Le
dramaturge lui sert de point d'ancrage. De là, il promène son
regard sur la littérature mondiale : Homère, Job, Eschyle, Isaïe,
Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, saint Paul, saint Jean,
Dante, Rabelais, Cervantes et Shakespeare. Il cherche en eux cet
éclair fulgurant qui les hisse au-dessus du commun des écrivains;
ce moment où Dieu et l'homme se rencontrent à mi-parcours. Il les
oppose, Il les concilie. Il voit Shakespeare avec l'oeil d'un
romantique. Il goutte toute la terrible poésie du dramaturge et non,
comme aujourd'hui, avec ce voyeurisme scrutateur des machinations du
pouvoir. Ce n'est pas Machiavel qu'il retient comme historien, mais
Tacite et son regard porté sur les premiers empereurs romains. Et
sans doute, pensant à lui-même et à sa dénonciation des vilenies
de l'empereur Napoléon III, il écrit : "Les hommes comme
Tacite sont malsains pour l'autorité. Tacite applique son style sur
une épaule d'empereur, et la marque reste. Tacite fait toujours sa
plaie au lieu voulu. Plaie profonde." Derrière sa philosophe de
l'acte poétique, c'est toute la philosophie de l'histoire de Hugo
qui se dévoile.
Autre grand thème, thème qui relève de la confrontation de
l'époque, celui opposant l'art et la science. Elle marque
l'optimisme de Hugo : "La beauté de toute chose ici-bas, c'est
de pouvoir se perfectionner", voilà qui concerne la science de
l'homme; "La beauté de l'art, c'est de n'être pas susceptible
de perfectionnement". Les œuvres créatrices sont
incomparables, indépassables. "La science fait des découvertes,
l'art fait des œuvres". Tout est dit. Cherchez Shakespeare dans
l'antiquité, et vous trouverez Eschyle. Cherchez Eschyle dans la
modernité, et vous trouverez Shakespeare. Parce que produit des
contradictions du temps, toujours le créateur, le poète sera source
de persécution de la part des pouvoirs. Comme le dit le titre d'un
cours de Foucault, mots repris presque terme à terme de Hugo : "Il
s'agit de sauver la société" (Foucault dit "il faut..."
: "Chacun sait que la poésie est une chose frivole,
insignifiante, puérilement occupée de chercher des rimes, stérile,
vaine; par conséquent rien n'est plus redoutable. Il importe de bien
attacher les penseurs. À la niche! c'est si dangereux! Qu'est-ce
qu'un poète? S'il s'agit de l'honorer, rien; s'il s'agit de le
persécuter, tout". La chose est tragique : Eschyle invente
Prométhée; Shakespeare Hamlet; ce qui passe pour folie chez l'un et
l'autre est révolte. Si Hamlet feint la folie, c'est qu'il porte en
mémoire la punition des dieux à l'égard de Prométhée. Les œuvres sont peut-être irreproductibles, mais on apprend d'elles.
Pour Hugo, et je terminerai avec cette observation : le poète est
un être de colère - non pas celui qui crie nécessairement le plus
fort, mais celui qui crie le plus juste. "Ces colères, quand
elles sont justes, sont bonnes. Le poète qui les a est le vrai
olympien. Juvénal, Dante, Agrippa d'Aubigné et Milton avaient ces
colères. Molière aussi. L'âme d'Alceste laisse échapper de toutes
parts l'éclair des 'haines vigoureuses'. C'est dans le sens de cette
haine du mal que Jésus disait : 'Je suis venu apporter la guerre'.
J'aime Stésichore indigné, empêchant l'alliance de la Grèce avec
Phalaris, et combattant à coups de lyre le taureau d'airain".
Une édition vient de paraître chez Gallimard, Folio-classique
(janvier 2019).
4. LE GRAND MEAULNES
d'Alain-Fournier
Un jour, en entrevue, Clémence Desrochers qualifia Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier de “roman de tapettes”. On ne
pouvait trouver personne mieux placée pour reconnaître le genre,
d'autant plus qu'à l'époque, le “politically correctness”
n'empoisonnait pas les ondes télévisuelles.
Alain-Fournier n'a donné qu'un seul roman à la littérature,
jeune combattant qu'il était, tombé au front à peu près en même
temps que Péguy, au début de la guerre de 1914. On nous l'avait
donné à lire en secondaire IV. Roman de tapettes, car on y retrouve
deux garçons, deux adolescents, dans un petit village de Sologne, un
endroit plutôt austère de la France, au début du XXe siècle. Le
fils du maître d'école du village, François Seurel, accueil la
présence d'un garçon sauvage, Augustin Meaulnes, dans la maison
paternelle. Dans ce roman, il ne s'y passe pratiquement rien. Fuguant
la classe, Meaulnes parcourt la forêt et aboutit à une fête
d'enfants dans un château. Il y tombe amoureux de la jeune fêtée
qu'il entrevoit, jouant au piano. De retour chez le maître d'école,
il partage avec Seurel, le tracé d'une carte secrète prétendant
indiquer l'endroit où se trouverait le château afin d'y retourner
et retrouver la jeune fille mystérieuse. L'intrigue est sans
importance. Ce qui compte dans le Grand Meaulnes, c'est
l'atmosphère que rend assez bien la couverture de l'édition de
poche.
À la manière de Proust, Alain-Fournier évoque plutôt qu'il ne
raconte. C'est un regard adolescent. Un regard où
l'indifférenciation sexuelle est toujours présente. Meaulnes court
après son objet d'amour, Yvonne de Galais, pour la retrouver à
Paris quelques années plus tard. Ils s'épousent, passent une nuit
ensemble et disparaît. Mais cette nuit est suffisante pour qu'elle
tombe enceinte. Augustin revient lorsque Yvonne meurt d'une embolie
cérébrale, le laissant seul avec sa fille, prêt à partir “pour
de nouvelles aventures”... Cette extrême pudeur du corps et de la
sexualité est celle d'une adolescent chez qui l'amour se vit comme
une expérience désincarnée, où la séduction est à la fois une
tentation et une limite; où l'on goûte davantage les tourments que
les moments de bonheur. La quête est amplifiée; la carte tracée ne
mène nulle part; le château n'est qu'un petit domaine; la foule
nombreuse une fête d'enfants; Yvonne de Galais une femme-enfant
produit d'un rêve plutôt qu'être charnel.
Dans cette atmosphère humide, l'aventure se vit de l'intérieur
de l'âme et les événements ne servent que de support aux effluves
romanesques. Meaulnes est un rêveur, un poète, un adolescent sans
but dans la vie sinon que “courir les aventures”, mais qui ne
seront toujours que quêtes oniriques. Il vit un amour-tendre, où
les sentiments l'emportent sur le plaisir. À l'image des marais de
la Sologne, son âme est aqueuse, sa vue embuée, ses membres
vigoureux des courants qui agitent les profondeurs de la vase pour ne
laisser à la surface paisible que l'impression d'une passion limpide
et aérée. Voilà pourquoi il se donne la justification de
réconcilier Frantz de Galais et Valentine avant de jouir pleinement
de son bonheur avec Yvonne. Bonheur qui n'est pas fait pour lui,
parce que trop terrestre, trop pragmatique. Sa fille, un bébé, ne
sera que prétexte à d'autres rêveries.
5. MARIE STUART
de Stefan Zweig
Toutes les biographies signées Stefan Zweig ne sont pas d'égale
humeur. Certaines semblent avoir été écrites uniquement dans un
but alimentaire. Je pense à celle d'Amerigo Vespucci ou celle
d'Érasme, même si son cosmopolitisme devait trouver écho chez le
maître humaniste. Son Fouché est médiocre. Zweig ne pouvait
avoir d'empathie pour un tel personnage. Par contre ses deux
biographies, Marie Stuart et Marie-Antoinette demeurent
des chefs-d'œuvre littéraires. Ces deux destins de femmes portées
par la tragédie attiraient en lui une proximité capable d'y
projeter la sensibilité nécessaire afin d'en tirer des portraits
vivants où le lecteur peut s'émouvoir intelligemment devant les
passions communes de l'amour incompatibles avec le pouvoir.
La proximité d'empathie était importante chez les historiens qui
n'étaient pas issus de la cuisse de l'université et ne prêtaient
pas foi au serment positiviste. D'ailleurs, les historiens
universitaires en vinrent vite à ne pas considérer la biographie
comme un genre historique valable. Pourtant, Lytton Strachey, du
groupe de Bloomsbury (avec Virginia Woolf, Robert Clive et John
Maynard Keynes), avait écrit une petite biographie, Elizabeth and
Essex, dans laquelle le tragique était inversé, le jeune beau
finissant par se faire trancher la tête sur ordre de la reine.
Pourtant, c'est en décrivant la cour élisabéthaine que Strachey
nous offre, sans doute, l'une des meilleures impressions de ce
qu'était l'âge baroque. Homosexuel, Strachey s'identifiait au comte
d'Essex. De même, il y a un peu de Zweig dans ses portraits de
reines déchues.
Entre Marie-Antoinette et Marie Stuart, sa meilleure
réussite, à mon avis, reste cette dernière. L'honnêteté de
Zweig, c'est qu'il ne s'abandonne pas à un genre métissé du temps,
le roman historique. Il n'invente pas de dialogues. Il raconte les
faits, suffisamment éloquents en eux-mêmes, qui conduisirent cette
princesse écossaise à épouser d'abord le dauphin de France,
devenir reine aux côtés de François II, de se retrouver veuve à
la cour débridée de Catherine de Médicis, puis s'en retourner en
Écosse se faire le porte-étendard du catholicisme et du pape contre
le protestantisme tudor au moment où sa cousine, Elizabeth, accède
au trône d'Angleterre.
Malheureusement, Marie n'est pas dotée de l'habileté pour
survivre entre ces grands fauves. Elle tombe sous la coupe
d'intrigants aussi maladroits qu'elle. Elle succombe à la passion
amoureuse puis épouse un aventurier, Darnley, maître ès combines
qui ne tarde pas à la tromper. Marie ne peut prétendre à une vie
aussi libre et lorsqu'elle s'éprend à son tour de son troubadour
personnel, un Italien du nom de Riccio, Darnley le tue de ses propres
mains. À partir de ce moment, la reine d'Écosse n'a plus qu'une
seule idée en tête, la vengeance. Un soir, Darnley meurt dans
l'explosion de sa résidence. Soupçonnée de meurtre, Marie est en
voie d'être renversée.
Car le pire ennemi de Marie n'est pas Darnley, mais le prédicateur
protestant John Knox. Knox est un calviniste forcené. Il poursuit la
reine d'une haine mortelle et, mécontent du désordre qui règne en
Écosse, le protestantisme sème partout la guerre civile. Marie
trouve un nouvel amour, un troisième époux dans la personne du
comte de Bothwell, grand-amiral d'Écosse. C'est la guerre civile.
Bothwell partira vers le Danemark afin de recruter une armée pour
restaurer Marie sur son trône; Marie, elle, prend le chemin de
l'Angleterre où elle demande la protection de sa cousine, Elizabeth.
Étant sans enfant, Elizabeth sait que si elle meurt sans
héritier, la couronne passera entre les mains de sa plus proche
parente, la reine d'Écosse. Depuis longtemps d'ailleurs, poussée
par les catholiques, Marie trempait dans des complots ourdis par les
jésuites pour renverser la reine d'Angleterre. Elizabeth, dont les
services d'espionnage sont parmi les mieux organisés d'Europe, est
tenue informée des tractations entretenues par Marie. Aussi, la
fait-elle capturer et emprisonner. Les ennemis de Marie essaient
d'obtenir d'Elizabeth l'ordre d'exécution de la reine d'Écosse,
mais Elizabeth n'a pas de preuves suffisantes. Durant 18 ans, Marie
restera ainsi prisonnière en Angleterre, n'hésitant pas à faire
parvenir des messages codés à des partisans qui complotent en vue
de la libérer. Le puissant ministre de la reine d'Angleterre, Robert
Cecil, et la police de Walsingham interceptent ses messages. Après
l'exécution de plusieurs de ses complices, c'est au tour de Marie
d'être jugée pour trahison et exécutée.
La documentation dont bénéficia Zweig, même si on ne retrouve
pas la bibliographie originale, est assez imposante. Zweig a
travaillé beaucoup sur sa biographie de Marie Stuart. Il en a fait
un monument littéraire. Dans cette Angleterre des Tudors où la
violence et le machiavélisme se côtoient, Marie Stuart apparaît
comme une femme incapable de surmonter les défis qui se présentent
à elle. Prise entre deux femmes de tête impitoyables, Catherine de
Médicis en France et Elizabeth d'Angleterre, elle ne peut s'élever
jusqu'à la lucidité. Son goût pour l'amour lui feront choisir des
hâbleurs opportunistes qui mineront sa fonction royale. Séduite par
Branley, elle est trahie et humiliée par lui. Utilisant Bothwell
pour assassiner son mari et lui donner sa place, elle soulève la
colère des Écossais, peuple encore frustre et loin de la
Renaissance du château de Chambord. Elle ne fait pas le poids
lorsqu'elle s'essaie à la fourberie. Elle appartient au camp des
vaincus; elle subit, tour à tour, la violence de la diplomatie
française en pleine guerres de religions, la violence domestique de
Darnley, puis celle, politique, de Bothwell, enfin, après une
incarcération de près de 20 ans, elle est exécutée, victime de
l'impitoyable cruauté de la Raison d'État.
Plus que les querelles politiques ou sociales, c'est le destin de
Marie qui est la trame de la biographie écrite par Zweig, qui ne
ménage pas les effets romanesques lorsqu'il s'agit de décrire les
moments forts de cette vie aventureuse. Il en est ainsi dans le
post-mortem où, partant d'une description macabre, Zweig fait surgir
toute la faiblesse de la nature humaine :
“L'étrange tête blafarde aux yeux éteints semble regarder les
gentilshommes, qui, si le sort en eût décidé autrement, eussent
été ses plus fidèles serviteurs, ses sujets les plus dévoués.
Pendant un quart d'heure encore les lèvres qui ont refoulé la peur
de la créature avec une force surhumaine frémissent convulsivement
et les dents claquent. Pour atténuer l'épouvante du public on jette
en hâte un drap noir sur le tronc et sur la tête de méduse. Déjà
les bourreaux s'apprêtent à enlever les tragiques débris,
lorsqu'un petit incident rompt le silence et l'effroi. Au moment où
ils ramassent le tronc sanglant, pour le transporter dans la pièce
voisine où il doit être embaumé, quelque chose se met à bouger,
sous les habits. Sans que personne l'eût aperçu, le petit chien de
la reine l'avait suivie et s'était blotti contre elle pendant
l'exécution. Maintenant il sort, inondé de sang et se met à
aboyer, glapir, hurler et mordre, se refusant à quitter le cadavre.
Les bourreaux veulent l'écarter de force. Mais il ne se laisse pas
empoigner et assaille avec rage les grands fauves noirs qui viennent
de le frapper si cruellement. Cette petite bête défend sa maîtresse
avec plus de courage que Jacques VI sa mère et que des milliers de
nobles leur reine, à qui ils ont pourtant juré fidélité”.
6. LES LIAISONS DANGEREUSES
de Choderlos de Laclos
Choderlos de Laclos était un officier de carrière qui, après la
guerre de Sept Ans, a servi dans toutes les garnisons françaises à
la frontière de l'Allemagne. Pour passer le temps, Laclos écrit un
opéra-comique qui sera un échec. Puis, il s'engage dans un roman
épistolaire, la seule oeuvre qui restera et fera sa renommée : Les liaisons dangereuses. La force de ce roman n'a véritablement été
comprise qu'au XXe siècle, un peu comme l'oeuvre de Sade, car le
thème central en est le cynisme. Non pas le cynisme antique – le
kunisme, dirait Sloterdijk -, mais le cynisme bourgeois, la
manipulation des sentiments dans le but d'obtenir des avantages sans
échanges. C'est le roman de Laclos qui a popularisé le mot “roué”
pour désigner un individu retors et fourbe, désignant avant tout le
vicomte de Valmont.
Valmont est un hédoniste et sa réputation est des plus
mauvaises. Il a une complice qui partage ses jeux pervers, la
marquise de Merteuil. Le plaisir partagé des deux roués est de
pervertir les femmes innocentes, celles qui ont été éduquées à
l'ombre des couvents ou ont épousé des barbons. Valmont entretient
donc une liaison secrète avec la présidente de Tourvel. Fidèle à
son époux qui occupe une tâche importante au parlement, de moeurs
puritaines, elle n'est pas insensible aux charmes de Valmont qui joue
sur sa (fausse) culpabilité et demande l'aide de la présidente pour
rédimer son âme. Plus la présidente s'intéresse au salut de son
âme, plus Valmont utilise le chantage affectif pour s'approcher
d'elle charnellement. La présidente menace de rompre. Valmont lui
annonce qu'il a sombré dans une dépression dont il ne sortira pas
vivant. Dans une ultime tentative, elle finit par lui céder. Une
fois que la marquise de Merteuil offre à Valmont la mission de
séduire la jeune Cécile de Volanges, Valmont laisse tomber la
présidente de Tourvel qui ira cacher sa honte dans un couvent, où
elle mourra en apprenant la mort du vicomte.
Cécile de Volanges est une proie encore plus facile car elle sort
tout juste du couvent. La marquise de Merteuil a une rancune contre
la mère de Cécile et entend se servir de Valmont pour assouvir sa
vengeance en jetant la honte sur la famille. La marquise de Merteuil
traîne avec elle un jeune chevalier, Danceny, dont Cécile tombe
immédiatement amoureuse. Pourtant, elle a été promise à un
barbon, riche et homme de qualité. Valmont poursuit Cécile de ses
assiduités, puis, une nuit, la viole. Désespérée, elle cherche
conseil auprès de la marquise de Merteuil qui lui suggère de
profiter de sa relation avec Valmont sans rien en dire à Danceny.
L'affaire se corse lorsque Cécile tombe enceinte des oeuvres du
vicomte.
Dans l'ensemble de ces manipulations psychologiques et morales, le
vicomte de Valmont ne possède qu'un amour, la marquise de Merteuil.
Celle-ci ne veut pas de l'amour du vicomte et se contente de plaisirs
érotiques. L'insistance de Valmont finit par la rebuter et, pour se
venger, informe Danceny que Valmont à violer Cécile. Pour venger
l'honneur de la jeune fille, Danceny provoque Valmont en duel et le
tue. Mais il est trop tard. Cécile entre au couvent où elle
prononcera ses voeux après la naissance de l'enfant, tandis que
Danceny vivra sa déception amoureuse, le conduisant peu à peu à se
comporter comme le vicomte. La vie de cour n'est que manipulations et
traîtrises parmi des gens désoeuvrés et obsédés par des
sensations toujours plus corsées. Afin de donner une conclusion
morale à son roman, Laclos fait abattre sur la marquise de Merteuil
une petite vérole qui défigure sa beauté en même temps qu'un
procès qui finit par la ruiner.
Pour ceux qui ont vu les films adaptés du roman, on ne voit que
le duel d'acteurs que se livre les protagonistes, mais le roman
épistolaire, par lequel on suit les intrigues lettre par lettre
(comme plus tard dans le roman de Bram Stoker, Dracula), c'est
à une véritable stratégie militaire que nous assistons. C'est ce
qui ajoute à la fascination que suscitent les mouvements des
personnages dans le but de convaincre les victimes innocentes des
sentiments fourbes présentés comme sincères. Méticuleusement,
Laclos prend tour à tour les positions de Merteuil et de Valmont,
disposant des plans d'assauts qu'ils livreront pour conquérir la
présidente de Tourvel, Cécile de Volanges et Danceny. D'autre part,
il se revêt de l'innocence des assiégés pour savoir à quel point,
précisément, ils cèderont aux roués. La vieille métaphore
médiévale que l'amant monte à l'assaut de l'aimée comme un preux
chevalier monte à l'assaut d'une forteresse est appliquée ici, pas
à pas, par les avancées des roués et le recul des victimes. Mais
au lieu d'être une conquête vaillante, comme dans les codes de
chevalerie, le monde courtisan de Laclos n'est plus qu'une société
décadente, où l'hypocrisie est le vice à la mode (dixit Molière)
et où les gens se manipulent les uns les autres jusqu'à ce que le
plus roué (ici, une femme) l'emporte sur tous les autres. Derrière
sa traîne, la marquise de Merteuil porte la honte de la présidente
de Tourvel, le viol de Cécile, l'amertume de Danceny et la mort de
Valmont.
Laclos a écrit un véritable roman pour voyeuristes. Par les
correspondances, un siècle après Tartuffe, le lecteur espionne les
personnages afin de savoir comment les affaires de chacun(e)
avancent. Comme un regard à travers un trou de la serrure, on voit
les victimes tomber dans les bras de Valmont; on assiste aux
affrontements entre Valmont et Merteuil, on suit la déchéance des
victimes qui se perdent dans des couvents comme seuls refuges pour
cacher leurs hontes subies et connues de tous. Le lecteur ne croit
pas au visage défiguré de la marquise ni à sa ruine tant on est
sûr qu'elle est la gagnante de cette surenchère de fourberies et
qu'il n'y a aucun Dieu pour venger les méchancetés humaines. En ce
sens, Les liaisons dangereuses sont prophétiques de nos
comportements actuels, surtout dans les manipulations affectives
auxquelles nous nous soumettons les uns les autres, et surtout de la
part des dirigeants de nos sociétés.
7. Mrs DALLOWAY
de Virginia Woolf
Mrs Dalloway est sans doute le
roman le plus connu de Virginia Woolf. Le film “The Hours”, qui
présente trois anecdotes en lien avec l'écriture du roman, lui a
redonné une célébrité nouvelle. Ce roman raconte une journée
dans la vie de Clarissa Dalloway qui commence le matin où elle se
rend chez la fleuriste jusqu'à la réception, le soir, donnée par
son mari. À l'origine, le roman devait s'appeler “Les heures”,
puisque la narration est rythmée par le son de Big Ben de Londres.
Nous sommes aux lendemains de la Première Guerre mondiale et les
habitants de la capitale commencent à retrouver une vie normale bien
que les souvenirs de la guerre écrasent encore ceux qui y ont
participé.
Parallèlement aux activités préparatoires de Mrs Dalloway,
Virginia Woolf nous présente l'ancien soldat, Septimus Warren Smith,
qui souffre toujours du schellshock qu'il a ramené de la guerre.
Dépressif, schizophrénique, Smith finit par se suicider en se
jetant par la fenêtre. Lorsque le médecin de Smith, le docteur
Holmes, invité à la soirée donnée par les Dalloway, raconte ce
pénible fait de la journée, Clarissa s'en montre affectée.
Durant les péripéties de la journée, elle a, en effet,
rencontré l'un de ses anciens soupirants, Peter Walsh, et l'une des
questions qui l'obsède consiste à se demander pourquoi avait-elle
choisi Richard Dalloway plutôt que Peter Walsh? Comme la Nora de Maison de poupée de Ibsen, Mrs Dalloway se révèle à
elle-même, à la fois dans sa “fonction” de maîtresse de
maison, épouse du mondain Richard Dalloway et Clarissa, en tant
qu'individu, avec son intériorité, son identité, ses émotions et
ses pensées. Quelle raison avait pu la pousser à épouser Richard,
homme qu'elle connaissait peu mais dont la fonction sociale lui
donnait un rôle dans la bonne société, plutôt que Walsh qu'elle
aimait sincèrement? Bref Clarissa se voyait plongée en pleine crise
existentielle, un peu comme le serveur de café dans L'Être et le
Néant de Sartre. Virginia Woolf pose ici toute la question de
l'authenticité, du conformisme au Moi contre l'emprise du
conformisme social. Dans l'Angleterre des années 20 et 30 du XXe
siècle, cette prise de conscience de la non identité entre l'être
pour soi et l'être pour les autres se retrouvait dans nombre de
romans, de dramaturgies et de productions artistiques et
cinématographiques. Interrompue par la crise et la Seconde Guerre
mondiale, cette question devait revenir dans les années 1950, et le
film The Hours est entièrement construit sur la crise
existentielle des personnages.
Un autre des thèmes abordés par le roman est celui du temps.
Comme Proust, comme Bergson, comme Einstein, comme Joyce, comme le
cinéma et la psychanalyse, Mrs Dalloway est un roman présenté
comme un concentré de temps. La durée, qui tend à s'étirer dans
le roman-fleuve traditionnel, se contracte ici en une journée. Woolf
et Joyce ont tous les deux, par des styles différents, relevé le
défi de détailler les heures, les minutes et les secondes dans la
vie de leurs personnages. Mrs Dalloway, comme les deux personnages
d'Ulysse - Leonard Bloom et Stephen Dedalus –, évolue dans
les décors de Londres comme les personnages de Joyce dans Dublin.
Publié en feuilleton entre 1918 et 1920, puis en un volume en 1922,
il y a une influence certaine de Joyce sur le roman de Woolf, publié
en 1925. Joyce faisait déjà usage du monologue intérieur autour de
sujets généraux qui touchaient à tous les domaines. C'est la
technique dite du “courant de conscience”, qui consiste à
décrire le point de vue du personnage en donnant le strict
équivalent de leur processus de pensée. L'influence de Proust n'est
pas non plus à négliger bien que le roman anglais n'épuise pas les
expériences de la sensibilité aussi loin que le romancier français.
On a dit qu'il y avait dans Mrs Dalloway une prémonition du
destin tragique de Virginia Woolf. C'est possible. Mais ce n'est pas
dans le personnage de Clarissa que cette éventualité s'inscrit mais
dans celui de Septimus Warren Smith : “Ainsi, il était abandonné.
Le monde entier lui criait : 'Tuez-vous, tuez-vous, par pitié pour
nous!' Mais pourquoi se tuerait-il par pitié pour eux? Manger est
agréable; le soleil est chaud; et, pour se tuer, comment s'y
prend-on? Avec un couteau de table, hideusement, et des flots de
sang? en respirant un tuyau à gaz? Il était trop faible, il pouvait
à peine lever la main. De plus, maintenant qu'il était tout à fait
seul, condamné, abandonné, comme ceux qui vont mourir sont seuls,
il y avait une volupté, un isolement plein de grandeur, une liberté
que ne peuvent pas connaître les enchaînés. Holmes avait vaincu
naturellement, le monstre au mufle rouge. Mais Holmes lui-même ne
pouvait pas toucher à ce dernier survivant errant sur les confins du
monde, à ce proscrit qui regardait derrière lui les terres
habitées, qui gisait, comme un marin noyé, sur le rivage du monde”
8. LES DIEUX ONT SOIF
d'Anatole France
En secondaire V, alors que j'étais inscrit au cours d'expression
dramatique, j'eus à interpréter une lecture de mon choix. Comme
j'étais déjà des plus captivés par la Révolution française, je
choisis un extrait du livre d'Anatole France, Les dieux ont soif.
Anatole France, cet auteur qui représentait si bien les valeurs de
la Troisième République française, semble bien loin aujourd'hui.
On oublie que les Dadaistes et les Surréalistes lui avaient fait un
“procès” sarcastique et méchant. En écrivant “Les dieux ont
soif”, France voulait raconter la Révolution française en y
insérant un personnage de fiction, l'apprenti artiste Évariste
Gamelin, “élève de David” et décrire les grands jours de l'An
II sous les débats orageux entre partis révolutionnaires et la
Terreur. Ce roman historique est sans doute le plus beau jamais écrit
sur cette période.
Il est beau car il ne vise pas à déformer la Révolution.
Comment peut-on avoir de la sympathie pour ces Jacobins qui firent
couler tant de sang pour des aspirations aussi abstraites que la
liberté, l'égalité, la justice? Cela semble un pari aussi futile
que vouloir faire un roman où l'on nous présenterait un Hitler ou
un Staline super-sympa. Comme tous les romans historiques qui
respectent les normes établies par Walter Scott, les personnages
réels (Marat, Robespierre) n'apparaissent que de loin, à travers
les yeux de Évariste. L'essentiel que veut nous transmettre le
romancier est ce qu'on appelle “la couleur locale”, l'atmosphère
du temps, le Zeitgest. Nous suivons la progression d'Évariste,
jeune artiste idéaliste, tout de suite rallié à la Révolution
dans laquelle il participe en tant que membre de l'une des sections
de Paris. Parallèlement, se faufile sa romance avec Élodie, la
fille de Jean Blaise, son marchand d'estampes à la boutique de
“L'Amour peintre”.
Au fur et à mesure qu'Évariste s'élève dans l'appareil institutionnel, son dévouement le mène jusqu'à devenir juré au Tribunal révolutionnaire alors que viennent d'être établies les lois de Prairial. La Terreur sévit. De caractère aussi faible qu'il peut être enthousiaste pour des aspirations généreuses, Évariste devient un juré impitoyable. La radicalisation de la Révolution exerce sur lui une force qui le rend peu à peu paranoïaque. Le mécanisme de la Terreur l'entraîne à commettre une injustice en votant la mort de Maubel, qu'il prend pour son rival auprès d'Élodie. Celle-ci lui avait révélé qu'elle avait eu une aventure avec un jeune clerc – devenu dragon de l'armée républicaine -, et croyant qu'il s'agit de Maubel, Évariste l'envoie à la guillotine.
La force des Dieux ont soif réside dans le fait de suivre les intrigues qui entourent Évariste Gamelin étroitement liées à l'atmosphère de cette année trouble. On y voit davantage les victimes de la Révolution que ses faiseurs. Robespierre traverse à peine l'arrière-scène, promenant son chien, alors que les yeux d'Évariste le suivent avec une dévotion idolâtre. France nous décrit tantôt la vie d'un prêtre réfractaire qui se cache dans un grenier pour fuir la persécution, tantôt le marché noir des spéculateurs sur les grains. Bientôt, le gentil Évariste n'est plus qu'un terroriste aux yeux de sa mère. Contre sa soeur Julie et son amant en fuite, Évariste n'hésite pas à lancer au visage de celle-ci : “Ma mère, écoutez-moi : si je savais que ma soeur Julie est dans cette chambre..., j'irais tout de suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section...” Et la pauvre mère, terrifiée : “Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien : c'est un monstre...”
Le mécanisme s'accélère et les personnages du roman sont finalement envoyés à la guillotine par le juré Gamelin : le vieux Maurice Brotteaux, le Père Longuemare, la femme Rochemaure... Et dans les derniers chapitres, une fois la Terreur au comble de ses excès, la situation se renverse. Évariste est jeté dans la charrette qui emmène les partisans de Robespierre à la guillotine :
“Gamelin fit effort pour monter dans la charrette : il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des huées.
Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient :
'Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne rit plus : voyez comme il est pâle, le lâche!'
C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.
La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le Pont-Neuf et la rue de la Monnaie : on allait à la place de la Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent :
'Cannibales, anthropophages, vampires!'
La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie :
'Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!”
Gamelin songeait, et il crut comprendre.
'Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses fautes sont effacées par son martyre. À son exemple, j'ai trahi la République; elle périt : il est juste que je meure avec elle. J'ai épargné le sang : que mon sang coule! Que je périsse! Je l'ai mérité...'
Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'Amour peintre, et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son coeur.
Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à l'annuaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança vers Gamelin un oeillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.”
Au fur et à mesure qu'Évariste s'élève dans l'appareil institutionnel, son dévouement le mène jusqu'à devenir juré au Tribunal révolutionnaire alors que viennent d'être établies les lois de Prairial. La Terreur sévit. De caractère aussi faible qu'il peut être enthousiaste pour des aspirations généreuses, Évariste devient un juré impitoyable. La radicalisation de la Révolution exerce sur lui une force qui le rend peu à peu paranoïaque. Le mécanisme de la Terreur l'entraîne à commettre une injustice en votant la mort de Maubel, qu'il prend pour son rival auprès d'Élodie. Celle-ci lui avait révélé qu'elle avait eu une aventure avec un jeune clerc – devenu dragon de l'armée républicaine -, et croyant qu'il s'agit de Maubel, Évariste l'envoie à la guillotine.
La force des Dieux ont soif réside dans le fait de suivre les intrigues qui entourent Évariste Gamelin étroitement liées à l'atmosphère de cette année trouble. On y voit davantage les victimes de la Révolution que ses faiseurs. Robespierre traverse à peine l'arrière-scène, promenant son chien, alors que les yeux d'Évariste le suivent avec une dévotion idolâtre. France nous décrit tantôt la vie d'un prêtre réfractaire qui se cache dans un grenier pour fuir la persécution, tantôt le marché noir des spéculateurs sur les grains. Bientôt, le gentil Évariste n'est plus qu'un terroriste aux yeux de sa mère. Contre sa soeur Julie et son amant en fuite, Évariste n'hésite pas à lancer au visage de celle-ci : “Ma mère, écoutez-moi : si je savais que ma soeur Julie est dans cette chambre..., j'irais tout de suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section...” Et la pauvre mère, terrifiée : “Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien : c'est un monstre...”
Le mécanisme s'accélère et les personnages du roman sont finalement envoyés à la guillotine par le juré Gamelin : le vieux Maurice Brotteaux, le Père Longuemare, la femme Rochemaure... Et dans les derniers chapitres, une fois la Terreur au comble de ses excès, la situation se renverse. Évariste est jeté dans la charrette qui emmène les partisans de Robespierre à la guillotine :
“Gamelin fit effort pour monter dans la charrette : il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des huées.
Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient :
'Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne rit plus : voyez comme il est pâle, le lâche!'
C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.
La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le Pont-Neuf et la rue de la Monnaie : on allait à la place de la Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent :
'Cannibales, anthropophages, vampires!'
La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie :
'Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!”
Gamelin songeait, et il crut comprendre.
'Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses fautes sont effacées par son martyre. À son exemple, j'ai trahi la République; elle périt : il est juste que je meure avec elle. J'ai épargné le sang : que mon sang coule! Que je périsse! Je l'ai mérité...'
Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'Amour peintre, et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son coeur.
Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à l'annuaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança vers Gamelin un oeillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.”
9. GENS DE DUBLIN
de James Joyce
Le dernier film de John Huston, The Dead, film posthume, est
l'adaptation du dernier conte des Dubliners (Gens de Dublin) de
James Joyce. Le James Joyce d'avant Ulysse et l'invention de
Stephen Dedalus. Le Joyce des Gens de Dublin est un Joyce
encore très influencé par son temps, celui du naturalisme fin de
siècle. Petites nouvelles sans extravagances, regards doux-amer que
Joyce porte sur les Dublinois, ses révoltes contre les conformismes
de ce peuple qui ne s'appartient pas à lui-même, vassal encore des
Britanniques.
Jean Paris a observé combien les nouvelles des Gens de
Dublin suivaient les étapes de la déchéance. La première
nouvelle, “Les sœurs”, est élaborée autour d'un prêtre mort
qui, pour avoir profané un calice, sombre dans la démence; la
seconde, “Une rencontre”, raconte comment, après une sévère
remontrance, deux élèves décident de sécher une journée de
classe pour partir à l'aventure. Ils croisent sur leur chemin un
pervers sadique et pédophile. La nouvelle suivante, “Arabie”,
complète la perte de la foi chez Joyce. Dans les sept nouvelles
suivantes, portant sur l'âge de la maturité, Joyce suit l'ordre
des sept péchés capitaux :”Éveline” (l'orgueil); “Après la
course” (l'avarice); “Les deux galants” (la luxure); “La
pension de famille” (l'envie); “Un petit nuage” (la colère);
“Correspondances” (la gourmandise); “Cendres” qui inaugure
la marche vers le néant; “Pénible incident” (la paresse) dont
certains passages annoncent “The Dead”, racontant comment la
paresse de cœur de M. Duffy a entraîné la déchéance de sa
maîtresse qui, abandonnée à l'alcool, finit quelques années plus
tard, sous les roues d'une locomotive. Les nouvelles suivantes
exhibent les velléités, sinon les veuleries, comme dans “On se
réunira le 6 octobre” où la vaillance des partisans du
libérateur Parnell s'achève dans le projet d'accueillir le roi
Édouard VII; la malhonnêteté dans “Une mère”; la tempérance
dans “De par la grâce”, enfin la sagesse de Gabriel confondue
par le sacrifice d'amour de Michael Furey dans “The Dead”.
À la fin de la soirée de l'épiphanie passée chez les trois tantes de Gabriel Conroy, les discussions, souvent ennuyeuses, conduisent au moment du départ, lorsque survient un léger incident. En descendant l'escalier, Gretta, l'épouse de Gabriel, entend une mélopée qui semble la figer. Monsieur D'Arcy répond à sa question qu'il s'agit du chant “The Lass of Anghim”. Tout le long du trajet de retour à travers la joyeuse foule, Gretta reste silencieuse, perdue dans une rêverie qui inquiète Gabriel. De retour à leur hôtel, dans leur chambre, sous l'insistance de son mari, Gretta raconte que “The Laff of Anghim” lui avait été chantée par un jeune homme qui s'était épris d'elle au moment où elle devait quitter Galway pour le couvent de Dublin. Poussé par la jalousie qu'il peine à contenir, Gabriel apprend de son épouse que Michael Furey, le jeune homme en question, de santé délicate, était mort à 17 ans : “Je crois qu'il est mort pour moi”, de lui répondre Gretta.
La veille de son départ, dans le courant d'une nuit pluvieuse du début de l'hiver, alors qu'il était déjà très malade et qu'on avait interdit à Gretta de le visiter, celle-ci entend des cailloux jetés à sa fenêtre : “La croisée ruisselait à tel point que je ne pouvais rien voir. Alors je descendis l'escalier en courant, telle que j'étais, et me faufilai par la porte de la maison dans le jardin et là, au fond du jardin, se tenait le pauvre garçon qui grelottait”. Gretta a beau le supplier de retourner chez lui : “Je l'ai supplié de rentrer sur-le-champ, qu'il prendrait la mort sous la pluie. Mais il disait qu'il ne voulait pas vivre. Je vois ses yeux si bien, si bien! Il se tenait à l'extrémité du mur où il y avait un arbre.” Moins d'une semaine plus tard, elle apprenait que Michael était mort et enterré à Oughterard. Elle s'effondre en larmes, vaincue par l'émotion, s'endormant d'épuisement. “Gabriel lui tint la main un moment encore, indécis, puis, n'osant empiéter sur son chagrin, la laissa retomber doucement et se dirigea sans bruit vers la fenêtre.”
Gabriel se met alors à réfléchir. Il réalise que Gretta avait été aimée par un autre homme par le passé, et dont il ignorait tout. Et ces dernières pages du recueil Gens de Dublin, pages sublimes entre toutes, émotions profondes surgissant au cœur d'un être médiocre. “Il fut surpris du tumulte de ses émotions d'une heure auparavant. Qu'est-ce qui les avait engendrées? Le souper de ses tantes, son discours ridicule, le vin, la danse, la réunion burlesque au moment de se souhaiter une bonne nuit dans le hall, le plaisir d'une promenade le long de la rivière dans la neige? Pauvre tante Julia! elle aussi ne serait bientôt plus qu'une ombre auprès de l'ombre de Patrick Morkan et de son cheval. Il avait surpris cette même expression hagarde sur son visage, un instant, pendant qu'elle chantait 'Parée pour les noces'. Bientôt peut-être, il serait assis dans ce même salon, vêtu de noir, son chapeau haut de forme sur les genoux. Les stores seraient baissés et tante Kate serait assise auprès de lui qui pleurerait et se moucherait, racontant comment Julia était morte. Il fouillerait dans son esprit pour trouver quelques paroles consolatrices et il n'en trouverait que de fortuites ou d'inutiles. Oui, oui, cela ne manquerait pas d'arriver sous peu.
“L'atmosphère de la chambre lui glaçait les épaules. Il s'allongea avec précaution sous les draps et s'entendit à côté de sa femme. Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de s'effacer et flétrir tristement avec l'âge.
“Il pensa comment celle qui reposait à ses côtés avait scellé dans son cœur depuis tant d'années l'image des yeux de son ami, alors qu'il lui avait dit qu'il ne voulait plus vivre.
“Des larmes de générosité lui montèrent aux yeux. Il n'avait jamais rien ressenti d'analogue à l'égard d'aucune femme, mais il savait qu'un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l'amour.
“Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d'un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D'autres formes l'environnaient. L'âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l'immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante. Sa propre identité allait s'effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se retourner vers la fenêtre. Il s'était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés où sombres tomber obliquement contre les réverbères. L'heure était venue de se mettre en voyage pour l'Occident. Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l'Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d'Allen et plus loin, à l'occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michael Furey gisait enseveli. Elle s'était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s'évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s'épandre faiblement sur tout l'univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.”
À la fin de la soirée de l'épiphanie passée chez les trois tantes de Gabriel Conroy, les discussions, souvent ennuyeuses, conduisent au moment du départ, lorsque survient un léger incident. En descendant l'escalier, Gretta, l'épouse de Gabriel, entend une mélopée qui semble la figer. Monsieur D'Arcy répond à sa question qu'il s'agit du chant “The Lass of Anghim”. Tout le long du trajet de retour à travers la joyeuse foule, Gretta reste silencieuse, perdue dans une rêverie qui inquiète Gabriel. De retour à leur hôtel, dans leur chambre, sous l'insistance de son mari, Gretta raconte que “The Laff of Anghim” lui avait été chantée par un jeune homme qui s'était épris d'elle au moment où elle devait quitter Galway pour le couvent de Dublin. Poussé par la jalousie qu'il peine à contenir, Gabriel apprend de son épouse que Michael Furey, le jeune homme en question, de santé délicate, était mort à 17 ans : “Je crois qu'il est mort pour moi”, de lui répondre Gretta.
La veille de son départ, dans le courant d'une nuit pluvieuse du début de l'hiver, alors qu'il était déjà très malade et qu'on avait interdit à Gretta de le visiter, celle-ci entend des cailloux jetés à sa fenêtre : “La croisée ruisselait à tel point que je ne pouvais rien voir. Alors je descendis l'escalier en courant, telle que j'étais, et me faufilai par la porte de la maison dans le jardin et là, au fond du jardin, se tenait le pauvre garçon qui grelottait”. Gretta a beau le supplier de retourner chez lui : “Je l'ai supplié de rentrer sur-le-champ, qu'il prendrait la mort sous la pluie. Mais il disait qu'il ne voulait pas vivre. Je vois ses yeux si bien, si bien! Il se tenait à l'extrémité du mur où il y avait un arbre.” Moins d'une semaine plus tard, elle apprenait que Michael était mort et enterré à Oughterard. Elle s'effondre en larmes, vaincue par l'émotion, s'endormant d'épuisement. “Gabriel lui tint la main un moment encore, indécis, puis, n'osant empiéter sur son chagrin, la laissa retomber doucement et se dirigea sans bruit vers la fenêtre.”
Gabriel se met alors à réfléchir. Il réalise que Gretta avait été aimée par un autre homme par le passé, et dont il ignorait tout. Et ces dernières pages du recueil Gens de Dublin, pages sublimes entre toutes, émotions profondes surgissant au cœur d'un être médiocre. “Il fut surpris du tumulte de ses émotions d'une heure auparavant. Qu'est-ce qui les avait engendrées? Le souper de ses tantes, son discours ridicule, le vin, la danse, la réunion burlesque au moment de se souhaiter une bonne nuit dans le hall, le plaisir d'une promenade le long de la rivière dans la neige? Pauvre tante Julia! elle aussi ne serait bientôt plus qu'une ombre auprès de l'ombre de Patrick Morkan et de son cheval. Il avait surpris cette même expression hagarde sur son visage, un instant, pendant qu'elle chantait 'Parée pour les noces'. Bientôt peut-être, il serait assis dans ce même salon, vêtu de noir, son chapeau haut de forme sur les genoux. Les stores seraient baissés et tante Kate serait assise auprès de lui qui pleurerait et se moucherait, racontant comment Julia était morte. Il fouillerait dans son esprit pour trouver quelques paroles consolatrices et il n'en trouverait que de fortuites ou d'inutiles. Oui, oui, cela ne manquerait pas d'arriver sous peu.
“L'atmosphère de la chambre lui glaçait les épaules. Il s'allongea avec précaution sous les draps et s'entendit à côté de sa femme. Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de s'effacer et flétrir tristement avec l'âge.
“Il pensa comment celle qui reposait à ses côtés avait scellé dans son cœur depuis tant d'années l'image des yeux de son ami, alors qu'il lui avait dit qu'il ne voulait plus vivre.
“Des larmes de générosité lui montèrent aux yeux. Il n'avait jamais rien ressenti d'analogue à l'égard d'aucune femme, mais il savait qu'un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l'amour.
“Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d'un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D'autres formes l'environnaient. L'âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l'immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante. Sa propre identité allait s'effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se retourner vers la fenêtre. Il s'était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés où sombres tomber obliquement contre les réverbères. L'heure était venue de se mettre en voyage pour l'Occident. Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l'Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d'Allen et plus loin, à l'occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michael Furey gisait enseveli. Elle s'était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s'évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s'épandre faiblement sur tout l'univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.”
10. CONFESSIONS D'UN MASQUE
de Yukio Mishima
Publiée en 1949, soit quatre ans après la défaite du Japon aux
mains de l'armée américaine, Confessions d'un masque” de Yukio
Mishima est le dernier roman que je retiendrai pour la série.
Mishima a séduit la génération de la contre-culture des années
1970, juste au moment où il commettait une tentative de coup d'État
qui se solda par son seppuku. Entre autres, Marguerite Yourcenar. La
scène se déroule dans le Japon en crise, dans les années 1930,
alors que le jeune narrateur, Kochan, garçon chétif et d'une
sensibilité exacerbée, est fasciné par une reproduction du tableau
de saint Sébastien par Guido Reni, corps dénudé, tendre et lascif.
À l'école, il est attiré par un confrère de classe dominant, Omi,
et sa lucidité lui fait comprendre que son attirance est d'ordre
sexuel. “Confession d'un masque” raconte les tentatives vaines de
Kochan afin de dominer ses pulsions homoérotiques. Il se lie avec la
soeur d'un camarade, Sonoko. Comme il ne peut pas participer à la
guerre à cause de son état de santé, il demeure impuissant à la
fois à accepter la pulsion qui le domine et établir une relation
stable avec Sonoko.
Dans l'ensemble de la littérature occidentale, “la question
homosexuelle” est toujours abordée d'une façon tragique où une
relation s'achève soit par un suicide (“Les amitiés
particulières”), soit par le crime (les romans de Genet), soit
par le sida (Yves Navarre) ou comme de simples romances
moralisatrices avec une fin qui se veut “positive”. “Confession
d'un masque” par sa forme autobiographique, est tout le contraire.
Kochan, le narrateur, nous raconte sa triple découverte. D'abord,
celle de l'attirance pour son propre sexe, la jouissance qu'elle
procure, enfin son inséparable sado-masochisme qui l'accompagne.
La subtilité brutale avec laquelle procède Mishima ressemble à l'action d'un scalpel qui dissèque les phase de son développement libidinal. Kochan découvre les premières sensations sadiques en lisant de la lecture occidental. Oscar Wilde :
“Il est beau ce chevalier qui gît frappé à mort
Parmi les joncs et les roseaux...”
Mais aussi les crimes de Gilles de Rais tels qu'évoqués par Huysmans. À la chevalerie est associée l'odeur de la sueur des soldats. Suit le goût du travestissement en femme, enfin le pur sadisme qu'il exerce autour de lui. Sa faiblesse chétive se compense par une tyrannie psychologique et morale qu'il distribue autour de lui.
Avec l'adolescence (14 ans), Kochan découvre la manipulation de son “jouet”. Cela commence par la trouvaille de livres d'art dissimulés à son regard à cause de reproductions de nus. Entre toutes, il est attiré par la reproduction du saint Sébastien de Guido Reni, une peinture baroque. Cette reproduction nourrit ses deux fantasmes, son homosexualité et son sadisme. Cette brutalité avec sa propre sexualité est rapportée d'une façon toute impressionniste :
“Ce jour-là, à l'instant même où je jetai les yeux sur cette image, tout mon être se mit à trembler d'une joie païenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonflaient comme sous l'effet de la colère. La partie monstrueuse de ma personne qui était prête à éclater attendait que j'en fisse usage, avec une ardeur jusqu'alors inconnue, me reprochant mon ignorance, haletante d'indignation. Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent un geste qu'on ne leur avait jamais enseigné. Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir rapidement à l'attaque, venu d'au-dedans de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un enivrement aveuglant.
“Un moment s'écoula, puis, en proie à des sentiments de profonde tristesse, je portai mes regards autour du pupitre devant lequel j'étais assis. Un érable, en face de la fenêtre, jetait alentour un reflet brillant – sur la bouteille d'encre, sur mes livres de classe et mes cahiers, sur le dictionnaire et sur l'image de saint Sébastien. Il y avait un peu partout des taches d'un blanc de nuage – sur le titre imprimé en lettres d'or d'un manuel, sur le flanc de la bouteille d'encre, sur un angle du dictionnaire. Certains objets laissaient échapper des gouttes molles, comme du plomb, d'autres luisaient d'un reflet terne, comme les yeux d'un poisson mort. Par bonheur, un mouvement réflexe de ma main pour protéger l'image avait empêché que le livre ne fût souillé.
“Ce fut ma première éjaculation. Ce fut aussi le début, maladroit et nullement prémédité, de mes 'mauvaises habitudes'.”
Entendre la masturbation. Peu d'auteur se sont risqués à décrire d'une façon à la fois aussi franche et aussi impressionniste la découverte de la sexualité, peu importe son objet d'investissement, homme ou femme. Depuis, sans doute, bien des écrits se sont complus à répéter cette découverte littéraire, mais très peu y atteignent à la fois la justesse du ton dans l'émotion et la description “objective” de la découverte. Par après, le désir se déplace d'une image à un condisciple, Omi. Omi, c'est “l'animal”, le coq de la classe, le mâle alpha. On lui prête une activité sexuelle débordante. Pour cette raison, il attire le désir de Kochan. À partir de ce moment, Kochan travaillera à dissimuler l'effet qu'Omi exerce sur lui, son attraction pour le garçon qu'il suit et fuit du même coup.
Parallèlement à son récit, Kochan offre une auto-analyse éclairé de son désir : “Mon adoration aveugle pour Omi était dépourvue de tout élément de critique consciente et je m'en rapportais encore bien moins à un point de vue moral en ce qui le concernait. Quand j'essayais de saisir la masse amorphe de mon adoration, pour la faire entrer dans les limites de l'analyse, elle avait déjà disparu. S'il existe un amour qui n'a ni durée ni progrès, c'était précisément celui que j'éprouvais. Les yeux avec lesquels je voyais Omi étaient toujours ceux du 'premier regard' ou, si je puis dire, du 'ragard primitif'. C'était strictement une attitude inconsciente de ma part, un effort incessant pour protéger la pureté de mes quatorze ans contre le processus d'érosion”
Et encore : “Cela pouvait-il être de l'amour? Admettons que ce fût là une forme de l'amour, car si, au premier abord, il parut conserver à jamais sa forme première en la répétant seulement indéfiniment, il eut aussi son mode particulier de dégradation et de décadence. Et ce fut une dégradation pire que celle de n'importe quel amour normal. En vérité, de toutes les sortes de décadence en ce monde, celle de la pureté est la plus redoutable”. L'auto-analyse de l'adolescence vaut ici bien des traités de psychologie.
Cervelle brûlée de la classe, Omi est renvoyé de l'école. Kochan ne pleure pas sa perte, comme un personnage tiré d'un roman occidental aurait fait. Il mythifie cette disparition en se faisant croire que Omi a été trahi, puis exécuté. Dénudé, on l'a fléché comme le saint Sébastien de Reni. Il compense cette perte par un “théâtre du meurtre”, le sadisme :
“Là, dans mon théâtre du meurtre, de jeunes gladiateurs romains offraient leur vie pour mon amusement; et toutes les morts qui y avaient lieu, devaient non seulement ruisseler de sang, mais aussi s'accomplir avec le cérémonial qui convenait. Je prenais plaisir à toutes les formes de peine capitale et à tous les moyens d'exécution. Mais je n'admettais ni instrument de torture ni gibet, car ils n'auraient pas offert d'effusion de sang. Je n'aimais pas non plus les armes à feu, telles que pistolets ou fusils. Autant que possible, je choisissais des armes primitives et sauvages – flèches, poignards, lancées. Et, pour prolonger la torture, c'était au ventre qu'il fallait viser. La victime offerte en sacrifice devait lancer de longs cris, lugubres et pathétiques, afin que ceux qui les entendaient vinssent à sentir l'inexprimable solitude de l'existence. Alors ma joie de vivre, jaillissant de quelque endroit secret au plus profond de moi, poussait finalement une clameur de joie triomphante, répondant cri pour cri à la victime. N'était-ce pas exactement semblable à la joie que l'homme d'autrefois trouvait à la chasse?”
Kochan projette ses fantasmes sadiques sur tous les garçons qu'il croise : “L'arme de mon imagination massacra nombre de soldats grecs, nombre d'esclaves blancs en Arabie, de princes de tribus sauvages, de garçons d'ascenseurs dans les hôtels, de serveurs de restaurants, de jeunes apaches, d'officiers de l'armée, de garçons de piste dans les cirques... J'étais l'un de ces sauvages ravisseurs qui, ne sachant comment exprimer leur amour, tuent par erreur la personne qu'ils aiment.* Je baisais les lèvres de ceux qui gisaient à terre, encore agités de mouvements spasmodiques.
“À la suite de je ne sais quelle allusion, j'avais conçu un instrument d'exécution agencé de telle façon qu'une épaisse planche garnie de douzaines de poignards debout, disposés en forme de silhouette humaine, glissait le long d'une tige pour tomber sur une croix fixée à l'autre extrémité de la tige. Il y avait une sorte d'usine d'exécutions, où des foreuses mécaniques, destinées à percer le coeur humain, fonctionnaient sans arrêt, après quoi le sang recueilli était sucré, mis en boîtes et vendu dans le commerce. Dans la tête de cet élève de l'école secondaire, d'innombrables victimes, les mains liées derrière le dos, étaient conduites au Colisée”.
De comparable, on ne retrouverait guère que la machine inventée par Kafka dans La colonie pénitentiaire, cette machine qui fonctionne selon un mécanisme complexe dont le but est d'inscrire dans la chair le motif de la punition où, après un spectacle long et sanglant, l'accusé finit par mourir. Mu par une telle psychologie, on comprend l'impossibilité pour Kochan de sortir de son cercle de sang et de sa manie masturbatoire. Ce qu'on appelle amour n'est pour lui rien de plus qu'une abstraction qui témoigne d'une libido dominée par le goût de la mort et enferme le personnage dans son propre destin, sans possibilité de libération.
* Il s'agit d'un vers d'Oscar Wilde.
La subtilité brutale avec laquelle procède Mishima ressemble à l'action d'un scalpel qui dissèque les phase de son développement libidinal. Kochan découvre les premières sensations sadiques en lisant de la lecture occidental. Oscar Wilde :
“Il est beau ce chevalier qui gît frappé à mort
Parmi les joncs et les roseaux...”
Mais aussi les crimes de Gilles de Rais tels qu'évoqués par Huysmans. À la chevalerie est associée l'odeur de la sueur des soldats. Suit le goût du travestissement en femme, enfin le pur sadisme qu'il exerce autour de lui. Sa faiblesse chétive se compense par une tyrannie psychologique et morale qu'il distribue autour de lui.
Avec l'adolescence (14 ans), Kochan découvre la manipulation de son “jouet”. Cela commence par la trouvaille de livres d'art dissimulés à son regard à cause de reproductions de nus. Entre toutes, il est attiré par la reproduction du saint Sébastien de Guido Reni, une peinture baroque. Cette reproduction nourrit ses deux fantasmes, son homosexualité et son sadisme. Cette brutalité avec sa propre sexualité est rapportée d'une façon toute impressionniste :
“Ce jour-là, à l'instant même où je jetai les yeux sur cette image, tout mon être se mit à trembler d'une joie païenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonflaient comme sous l'effet de la colère. La partie monstrueuse de ma personne qui était prête à éclater attendait que j'en fisse usage, avec une ardeur jusqu'alors inconnue, me reprochant mon ignorance, haletante d'indignation. Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent un geste qu'on ne leur avait jamais enseigné. Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir rapidement à l'attaque, venu d'au-dedans de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un enivrement aveuglant.
“Un moment s'écoula, puis, en proie à des sentiments de profonde tristesse, je portai mes regards autour du pupitre devant lequel j'étais assis. Un érable, en face de la fenêtre, jetait alentour un reflet brillant – sur la bouteille d'encre, sur mes livres de classe et mes cahiers, sur le dictionnaire et sur l'image de saint Sébastien. Il y avait un peu partout des taches d'un blanc de nuage – sur le titre imprimé en lettres d'or d'un manuel, sur le flanc de la bouteille d'encre, sur un angle du dictionnaire. Certains objets laissaient échapper des gouttes molles, comme du plomb, d'autres luisaient d'un reflet terne, comme les yeux d'un poisson mort. Par bonheur, un mouvement réflexe de ma main pour protéger l'image avait empêché que le livre ne fût souillé.
“Ce fut ma première éjaculation. Ce fut aussi le début, maladroit et nullement prémédité, de mes 'mauvaises habitudes'.”
Entendre la masturbation. Peu d'auteur se sont risqués à décrire d'une façon à la fois aussi franche et aussi impressionniste la découverte de la sexualité, peu importe son objet d'investissement, homme ou femme. Depuis, sans doute, bien des écrits se sont complus à répéter cette découverte littéraire, mais très peu y atteignent à la fois la justesse du ton dans l'émotion et la description “objective” de la découverte. Par après, le désir se déplace d'une image à un condisciple, Omi. Omi, c'est “l'animal”, le coq de la classe, le mâle alpha. On lui prête une activité sexuelle débordante. Pour cette raison, il attire le désir de Kochan. À partir de ce moment, Kochan travaillera à dissimuler l'effet qu'Omi exerce sur lui, son attraction pour le garçon qu'il suit et fuit du même coup.
Parallèlement à son récit, Kochan offre une auto-analyse éclairé de son désir : “Mon adoration aveugle pour Omi était dépourvue de tout élément de critique consciente et je m'en rapportais encore bien moins à un point de vue moral en ce qui le concernait. Quand j'essayais de saisir la masse amorphe de mon adoration, pour la faire entrer dans les limites de l'analyse, elle avait déjà disparu. S'il existe un amour qui n'a ni durée ni progrès, c'était précisément celui que j'éprouvais. Les yeux avec lesquels je voyais Omi étaient toujours ceux du 'premier regard' ou, si je puis dire, du 'ragard primitif'. C'était strictement une attitude inconsciente de ma part, un effort incessant pour protéger la pureté de mes quatorze ans contre le processus d'érosion”
Et encore : “Cela pouvait-il être de l'amour? Admettons que ce fût là une forme de l'amour, car si, au premier abord, il parut conserver à jamais sa forme première en la répétant seulement indéfiniment, il eut aussi son mode particulier de dégradation et de décadence. Et ce fut une dégradation pire que celle de n'importe quel amour normal. En vérité, de toutes les sortes de décadence en ce monde, celle de la pureté est la plus redoutable”. L'auto-analyse de l'adolescence vaut ici bien des traités de psychologie.
Cervelle brûlée de la classe, Omi est renvoyé de l'école. Kochan ne pleure pas sa perte, comme un personnage tiré d'un roman occidental aurait fait. Il mythifie cette disparition en se faisant croire que Omi a été trahi, puis exécuté. Dénudé, on l'a fléché comme le saint Sébastien de Reni. Il compense cette perte par un “théâtre du meurtre”, le sadisme :
“Là, dans mon théâtre du meurtre, de jeunes gladiateurs romains offraient leur vie pour mon amusement; et toutes les morts qui y avaient lieu, devaient non seulement ruisseler de sang, mais aussi s'accomplir avec le cérémonial qui convenait. Je prenais plaisir à toutes les formes de peine capitale et à tous les moyens d'exécution. Mais je n'admettais ni instrument de torture ni gibet, car ils n'auraient pas offert d'effusion de sang. Je n'aimais pas non plus les armes à feu, telles que pistolets ou fusils. Autant que possible, je choisissais des armes primitives et sauvages – flèches, poignards, lancées. Et, pour prolonger la torture, c'était au ventre qu'il fallait viser. La victime offerte en sacrifice devait lancer de longs cris, lugubres et pathétiques, afin que ceux qui les entendaient vinssent à sentir l'inexprimable solitude de l'existence. Alors ma joie de vivre, jaillissant de quelque endroit secret au plus profond de moi, poussait finalement une clameur de joie triomphante, répondant cri pour cri à la victime. N'était-ce pas exactement semblable à la joie que l'homme d'autrefois trouvait à la chasse?”
Kochan projette ses fantasmes sadiques sur tous les garçons qu'il croise : “L'arme de mon imagination massacra nombre de soldats grecs, nombre d'esclaves blancs en Arabie, de princes de tribus sauvages, de garçons d'ascenseurs dans les hôtels, de serveurs de restaurants, de jeunes apaches, d'officiers de l'armée, de garçons de piste dans les cirques... J'étais l'un de ces sauvages ravisseurs qui, ne sachant comment exprimer leur amour, tuent par erreur la personne qu'ils aiment.* Je baisais les lèvres de ceux qui gisaient à terre, encore agités de mouvements spasmodiques.
“À la suite de je ne sais quelle allusion, j'avais conçu un instrument d'exécution agencé de telle façon qu'une épaisse planche garnie de douzaines de poignards debout, disposés en forme de silhouette humaine, glissait le long d'une tige pour tomber sur une croix fixée à l'autre extrémité de la tige. Il y avait une sorte d'usine d'exécutions, où des foreuses mécaniques, destinées à percer le coeur humain, fonctionnaient sans arrêt, après quoi le sang recueilli était sucré, mis en boîtes et vendu dans le commerce. Dans la tête de cet élève de l'école secondaire, d'innombrables victimes, les mains liées derrière le dos, étaient conduites au Colisée”.
De comparable, on ne retrouverait guère que la machine inventée par Kafka dans La colonie pénitentiaire, cette machine qui fonctionne selon un mécanisme complexe dont le but est d'inscrire dans la chair le motif de la punition où, après un spectacle long et sanglant, l'accusé finit par mourir. Mu par une telle psychologie, on comprend l'impossibilité pour Kochan de sortir de son cercle de sang et de sa manie masturbatoire. Ce qu'on appelle amour n'est pour lui rien de plus qu'une abstraction qui témoigne d'une libido dominée par le goût de la mort et enferme le personnage dans son propre destin, sans possibilité de libération.
* Il s'agit d'un vers d'Oscar Wilde.
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