samedi 16 juillet 2011

Neil Jordan et «les Borgia»


NEIL JORDAN ET «LES BORGIA»

Il m’est déjà arrivé d’entretenir mes lecteurs fidèles des séries télé «Les Tudors» et «Les Borgia». Je ne reviendrai donc pas sur le contexte de ces entretiens. Je ne referai pas non plus l’historique des Borgia et, de toute façon, un film historique n’est pas là pour enseigner l’histoire que chacun est sensé savoir, et nul plus que Neil Jordan, qui a commencé sa carrière en faisant une adaptation fantaisiste du Petit chaperon rouge le sait. Bien sûr, il y a toujours les «innocents» qui ignorent tout et regardent les films historiques comme des répliques de ce qui s'est vraiment passé. C’est la méchante farce d’un couple d’humoristes faite lorsque la chanteuse Michelle Richard avait avoué s’être mise à lire Proust, que l’un disait à l’autre: «Sais-tu que Michelle Richard s’est mise à lire la Bible?», et l’autre de lui répondre «Il faudrait surtout pas lui dire comment ça finit!». L’histoire des Borgia, comme celle d’Henry VIII sont connus comme Mickey Mouse dans la Passion. Si les uns sont une famille de criminels portée sur le Saint-Siège, l’autre n’est que le double historique de Barbe-Bleue. Michael Hirst, scénariste et réalisateur des Tudors, co-producteur également des Borgia réalisé par Neil Jordan sont des passionnés d’histoire. Hirst a travaillé sur le film La Reine Elizabeth tandis que Jordan a fait des films sur les luttes irlandaises. Ils savent très bien, eux, comment l’histoire finit.

S’il est possible à tous et à chacun d’apprendre l’histoire, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir «l’esprit de l’histoire», le «Geschichtegeist», si la langue allemande me permet ce mot. Par exemple, les réalisateurs Luchino Visconti et Pier-Paolo Pasolini l'avaient, Bertolucci, même s'il a réalisé 1900 et Le dernier empereur, ne l'a pas. Le réalisateur Denys Arcand possède le Geschichtegeist, le plumitif Jean Larose, non. Michael Hirst le possède, Neil Jordan également. La question n’est pas à savoir s’ils reproduisent fidèlement ce qui s’est passé, mais bien plutôt que leurs interprétations coïncident avec le Zeitgeist de l’époque, l’esprit du temps, et savent en présenter les véritables enjeux au-delà des anecdotes propres à satisfaire notre voyeurisme. Les compulsifs qui épluchent chaque épisode pour trouver les anachronismes - le syndrome de la montre bracelet dans Ben-Hur -, s’amusent à perdre leur temps en vaines recherches. L’Histoire, dans le sens de Geschichte précisément, est non-transposable, ni au théâtre, ni dans le roman, ni au cinéma, ni dans les séries télé. L’écriture de l’histoire, l’Historie elle-même, reste une approximation du passé. Prétendre à la «scientificité de l’histoire» ne dépasse jamais ce qui est humainement faisable au niveau méthodologique (statistiques, critiques des sources, sciences auxiliaires de l’histoire qui sont autant de laboratoires dignes de ceux présentés en criminologie dans les C.S.I., etc.). Et même lorsque tout ce bataclan de techniques est déployé, il est encore impossible de dire que nous touchons le cœur du passé historique. Nous ne faisons guère plus qu'authentifier des pièces, des artefacts. En définitive, nous devons accepter (ou nous résigner) à considérer l’histoire comme une vision de l’esprit, voire une construction de l’esprit dont le mieux à faire est d’en comprendre les mécanismes et les mesurer, comme par trigonométrie, avec les interprétations diverses et ce que nous avons des événements et des situations (témoignages confirmés). En ce sens, Hirst, Jordan et les autres ne font rien de différents de l’historien «scientifique» (si cette espèce existe encore).

Je n’ai jamais vraiment aimé les films historiques de mon enfance: ces pepli ou ces films à costumes qui traduisaient plus les romans à la Alexandre Dumas que les situations du passé. Il y a bien un chef-d’œuvre incontestable, Lawrence of Arabia de David Lean (1962). Il y a également une réussite appréciable, La reine Margot de Patrice Chéreau (1994), qui relève autant du roman de Dumas que de la Saint-Barthélemy historique. Je m’en voudrais d’omettre Le déclin de l’Empire américain de Denys Arcand (1986), qui tout en étant un film d’histoire immédiate, est surtout un film de philosophie de l’histoire où le Geschichtegeist souffle à chaque image. Le reste est de qualité inférieure, parfois intéressant, plus souvent absolument sans intérêt. Il en va de même des séries télés. Alors que la première version, très théâtrale, des Rois Maudits de Maurice Druon par Claude Barma, en 1972, conservait l'«esprit de l'histoire», le feuilleton de Josée Dayan de 2005, à partir du même roman, est tout à fait «hors l'Histoire». Pourquoi alors ai-je donc aimé The Tudors et The Borgias? Précisément, parce que ces séries, malgré tout ce qu’on peut leur reprocher face à l’exactitude historique, sont véritablement empreintes de Geschichtegeist.

Commençons par Les Tudors. On reconnaît la marque qu’un Shakespeare a su laisser sur une culture de la civilisation occidentale, la culture britannique. Henry VIII, c’est la Renaissance made in England, mais c’est surtout l’histoire d’un homme qui, tout en vivant sa jeunesse sans contraintes, se plaisait à se croire théologien et humaniste, à l’exemple de son modèle Thomas More. Il se prenait pour le défenseur de l’orthodoxie catholique jusqu’à recevoir du pape le titre de «gardien de la foi». Or voici qu’arrivent la Réforme et l’impossibilité d’avoir un héritier mâle. Tout ceci passe sur le dos des frémissements péniens du roi pour la belle Anne Boleyn. Pourquoi? Parce que Henry VIII est le fils de Henry VII, sorti comme compromis de la Guerre des Deux-Roses (1455-1485) qui déchira la noblesse anglaise à travers une période de guerre civile meurtrière et sanglante entre les York et les Lancaster. Des conflits interdynastiques pour le contrôle de la couronne, les Tudors ont fini par ramasser la couronne qui avait roulé dans le ruisseau à la mort de Richard III et se la sont mise sur la tête. Henry VIII en a hérité et sait très bien la faiblesse qu’il représente devant ce qui reste de convoitises dynastiques non encore éteintes et toujours prêtes à repartir la guerre civile. À cela, il doit faire comme le roi de France, s’assurer un héritier mâle afin que la stabilité se maintienne sur le trône. Débute alors le drame shakespearien pour Henry VIII (tout cela se passe avant même la naissance de Shakespeare, auteur d'une pièce sur Henry VIII, rarement jouée car considérée comme mineure).

Les parties de jambes en l’air d’Henry Tudor ne doivent pas cacher à la fois l’intérêt du roi pour l’humanisme chrétien ni sa hantise de se voir sans héritier pour assurer la pérénnité de sa dynastie. Or, de l’humanisme naît la réforme - le roi est empereur en son royaume -, ce qui sépare le glaive spirituel étranger du glaive temporel national. La nécessité d’épouser une femme plus jeune qui lui assurera un héritier mâle, dans ce contexte, devient un impératif. Le divorce, refusé par le pape, devient le prétexte du schisme qui vise essentiellement à faire main basse sur la fortune du clergé catholique en terre anglaise. Par le fait même, Henry jouera de son auto-proclamation spirituelle pour joindre en ses mains les deux glaives au prix de l’excommunication romaine. L’hérésie d’hier doit devenir l’orthodoxie du jour, c’est-à-dire un catholicisme où la tête est déplacée de Rome à Londres. Mais Henry n’ira pas jusqu’à transformer sa couronne en tiare car il comprenait que l’Angleterre devrait, un jour ou l'autre, retourner à l’obéissance romaine pour autant que le glaive spirituel romain n’intervienne pas dans les affaires du glaive temporel anglais. C’est le pari que sa fille, Mary Tudor (Bloody Mary), essaiera maladroitement de gagner. En vain. L’incapacité d’Anne Boleyn à donner un héritier mâle accéléra le processus de compromission d’Henry. Tandis que les reines déboulent l’une après l’autre, chacune mêlant sa propre tragédie à l’impuissance d’Henry à dominer les événements. (Sa tentative finale d'extirper la fièvre de son fidèle duc de Suffolk qui finit par en mourir achève de ruiner sa confiance en son pouvoir spirituel).

Catherine d’Aragon joue le drame de la résistance aux événements. Fidèle aux deux glaives, elle demeure seule épouse légitime selon Rome et captive de sa fille Mary, promesse de restauration de la vraie foi une fois que le roi «aura retrouvé ses sens». Anne Boleyn, la séductrice, l’Ève du mythe, fait manger la pomme au roi mais en est punie par des couches difficiles qui ne mènent qu’à une fille (la future Elizabeth) et paiera de sa tête le sentiment de culpabilité d'Henry pour l’exécution de Thomas More. Jane Seymour est la Vierge Marie, elle ressuscite l’amour et l’espoir du roi et, de fait, lui donne une fils qui, aux yeux d’Henry, apparaît comme le Sauveur, mais la Vierge meurt et l'enfant est maigrelet. Puis vient la mal-aimée, Anne de Clèves, la grosse allemande, mariée pour des raisons diplomatiques, elle est déjà hors course avant même de poser le pied sur le sol anglais (le roi ne la «désire» pas). Elle cède alors la place à Catherine Howard, un petite pute insatiable de plaisirs et de cadeaux, enfant gâtée qui veut tout avoir sans prendre son rôle de reine au sérieux. Prise dans une histoire d’adultère avec un gentilhomme du roi, Thomas Culpepper, c’est lorsqu’elle posera sa tête sur le billot qu’elle deviendra femme, en disant que son seul regret est de mourir sans pouvoir être appelée madame Culpepper. Au moment où cette écervelée devient enfin mature, elle perd la vie, tout le sens shakespearien du drame chez Hirst repose en cette scène alimentée aux sources de l’époque. Enfin, Catherine Parr, partisane non-avouée de la réforme luthérienne est l’infirmière dévouée, la gardienne des enfants royaux, l’âme-sœur d’Henry, mais dont les visions religieuses sont à l’opposé des siennes. Hirst, en montrant l’évolution d’un Henry VIII vers la conscience malheureuse qu’il n’est qu’un roi pitoyable dont les alliés peuvent se jouer; qu’il est en plus le jeu des partis d’intérêts qui, des liens dynastiques sont désormais passés aux factions religieuses; qui se sent enfin dépossédé de la puissance et du cran que lui donnait sa jeunesse pour ne plus être qu’un vieil homme, traînant de la jambe, et s’acheminant vers un destin tragique entre la rédemption hypothéquée et la condamnation éternelle pour hérésie. Dans une dernière touche proprement shakespearienne, Hirst, en faisant défiler l’une après l’autre les épouses d’Henry VIII qui lui font son procès, nous ramène directement au défilé des spectres dans Macbeth.


Ici, Hirst a parfaitement joué le rôle d’historien en nous montrant que l’histoire d’Henry VIII était plus qu’une simple histoire de cul d’un Barbe-Bleue assoiffé de sang. Qu’importent les détails, ce que tout bon livre d’histoire pourra nous expliciter sur des centaines de pages, alors que le scénario et la caméra doivent nous ramasser tout ça en quelques scènes synthétiques. L’important est que Hirst rend compte parfaitement du Geschichtegeist du siècle des Tudors. Tragédie qui se poursuivra sous Edward VI, Mary I et Elizabeth I jusqu’au transfert du royaume à la dynastie des Stuarts, où commencera une autre crise qui conduira à la Révolution et à l’Interrègne de Cromwell.

L’histoire des Borgia fait remonter la chronologie d’un demi-siècle plus avant. Dès le premier épisode, Neil Jordan place le Geschichtegeist de la série. Il ne faut pas trop se fier sur les cartons qui annoncent des scènes de nudité, de sexualité explicite ou de violence extrême. Lorsqu’on a pu supporter Saló et les 120 jours de Sodome de Pasolini jusqu’au bout, ce n’est pas une paire de fesses d’homme ou de tétons de femme qui va nous faire tomber de la chaise! Si le carton est si long (il fait la durée d’une publicité), c’est que tous les pontifes pontifiants de Jean-Paul II et de Benoît XVI pourraient croire que les papes sont de gentils «papas» qui n’oseraient commettre ni la simonie ni le nicolaïsme, le meurtre et l’adultère à la fois. Or, inutile de dire qu’il ne s’agit rien de ça. Américains, Canadiens, Irlandais et Britanniques qui ont collaboré aussi bien aux Tudors qu’aux Borgia ne sont pas là pour créer de la soft-porn sur les ondes de la télévision aux heures de grande écoute. Nous sommes loin de Caligula et de ses scènes burlesques de tortures. La torture, dans les Tudors comme dans les Borgia, est une «stratégie de violence appliquée», une «politique du corps» aurait dit Michel Foucault, où les supplices, avec forte dose de sado-masochisme, s’allient à la volonté de survivre et de dominer. C'est ainsi que l'on voit Cesare apprendre à flageller un agent double sur sa propre demande.

Quand François Arnaud, que je trouve excellent dans son interprétation de Cesare, disait que Neil Jordan lui avait présenté l’histoire des Borgia comme étant celle d’une famille de mafioso, il n'a pas tort, mais c’était aussi posé le problème à l’envers. La «famille» est le thème des Borgia: Alexandre, Cesare, Lucrezia, Juan et Gioffre forment bien une famille de mafieux à notre regard anachronique, mais ce sont les membres d’une dynastie, tout comme les Tudors en Angleterre ou les Valois en France à la même époque. En tant que pape et roi de Rome, comme Henry VIII, Alexandre dispose et du glaive temporel et du glaive spirituel et il peut soutenir l’un par l’autre, ce qui lui donne un pouvoir extraordinaire, tant sur son territoire (les États pontificaux, la Romagne) que sur l’ensemble de la chrétienté (c’est lui que Portugais et Espagnols iront chercher pour arbitrer le partage des conquêtes territoriales issues des grandes découvertes). En ce sens, les Borgia nous ramènent un cran au-dessus dans l’évolution des conflits dynastiques vers la centralisation du pouvoir royal.

Un philosophe marxiste de l’histoire, Guy Dhoquois, avait décrit, dans les années 70, le féodalisme comme «le surproduit… prélevé par une coercition extra-économique (i.e. par la violence) assurée par des nobles, des seigneurs, que l’on peut appeler les entrepreneurs à titre privé de la coercition extra-économique (i.e. le mercenariat). Ceci se produit dans le cadre de ce qu’on appelle habituellement la seigneurie. En quelque sorte, ces gens-là, forts de leur spécialisation militaire, proposent initialement
La famille Corleone du film Le Parrain
aux paysans leur “protection” comme les gangsters qui, procédant au racket, offrent leur “protection” aux boîtes de nuit». Et en note, Dhoquois spécifiait qu’«Al Capone était un “féodal” comme à peu près à la même époque, les “seigneurs de la guerre” en Chine». (1) C’est seulement si nous renversons la proposition d’Arnaud que nous comprenons que les Borgia se comportaient comme des seigneurs féodaux à une époque où la Renaissance allait renverser le mode de production dominant, et que le féodalisme en décomposition (importé en Amérique par les émigrants siciliens et napolitains) s’est arrêté à des nids de «fossiles-vivants» que sont les mafioso. C’est la position de Neil Jordan dès qu’il fait dialoguer Alexandre et son fils Cesare, peu avant l’élection pontificale: «je ne supporterai aucun échec» en ce qui concerne les intérêts de la famille. Cela, Cesare l'aura que trop compris. (Il faut noter, ce que la série ne semble pas dire, qu’un autre Borgia avait précédé Alexandre sur le Saint-Siège, Alfonso Borgia, pape sous le nom de Calixte III de 1455 à 1458. C’est son neveu, Rodrigo, qui deviendra le pape Alexandre VI. en 1492.)

Il l’aura compris à un point tel, et c’est encore là le parti de Jordan de nous le faire comprendre, une fois Alexandre devenu pape, Cesare, son intérêt pour le bien-être de la famille sera sa seule préoccupation, alors qu'Alexandre voit son pouvoir temporel romain se doubler de sa toute-puissance spirituelle sur l'Occident. On l'aura reconnu, le dilemme d'Alexandre était déjà celui d'Henry Tudor. Qu’importe son cynisme, le fait de se voir poser la pesante tiare sur la tête lui tord le cou (littéralement) et l’amène désormais à penser autrement. Des scrupules qu’il n’avait pas avant se mettent à le tenailler. Au banquet où est empoisonné le cardinal Orsini, la peur le saisit. Dès lors, les meurtres vont s’enchaîner les uns aux autres, dans une logique impeccable qui trahit, comme dans les Tudors, l’impuissance des individus faces à leur destin respectif. Cesare deviendra le défenseur de la famille Borgia alors qu’Alexandre veut en faire un cardinal afin d'établir sur le Saint-Siège une véritable dynastie, à l’exemple de toutes les autres royautés de l’Europe. Plutôt que de procéder par élection (comme le collège électoral des Princes-électeurs qui désignait l’Empereur ou le conclave le pape), il veut que la Romanité devienne propriété des Borgia, à l’exemple des Aragon d'Espagne qui sont également maîtres du duché de Naples. Tout cela, avec nos yeux de nord-américains, ressemble, effectivement, à une lutte de clans mafieux. Mais c’était là le Zeitgeist de la féodalité au moment où elle s'orientait déjà vers l’absolutisme, pas qui sera accompli seulement un siècle plus tard avec Philippe II d’Espagne, Elizabeth d’Angleterre et Louis XIV. En ce sens, Cesare ne saisit pas l’esprit «progressiste» qui se manifeste dans l'ambition équivoque de son père/pape, et en s’obstinant à jouer au «bandit» féodal retarde sur l’esprit absolutiste d'Alexandre.

Il y a, dans la vision de Neil Jordan, la survivance de l’historiographie «noire» protestante de la papauté, où l’on ne cessait de broder autour des crimes et de la dépravation sexuelle des papes. Encore aujourd’hui, cette légende noire trouve créance chez bien des chercheurs de pays d’origine protestante (aux États-Unis, par exemple). Alexandre VI, joué brillamment par Jeremy Irons, est un roi fainéant, avachi sur son trône à dicter des préoccupations comme les combats de taureaux ou autres peccadilles, mais sournois, il est informé du complot que les cardinaux trament dans son dos. Aussi, fin stratège sous des dehors nonchalants, il décide unilatéralement d’accroître le nombre des cardinaux dévolus à sa cause, dont son propre fils, Cesare. Quoi de plus sensé, puisque Stephen Harper a fait la même chose en désignant des conservateurs comme sénateurs pour faire entériner ses lois scélérates. Son impitoyable ennemi, Giuliano della Rovere (Colm Feore, également excellent), qui lui succédera sous le nom de Jules II et qui mettra fin, par la guerre, aux ambitions de Cesare Borgia, est tout aussi sadique que peut l’être Cesare. Nous ne sommes pas encore au temps des love-in avec lesquels la jeunesse innocente accueillait Jean-Paul II.

Neil Jordan et François Arnaud, en défendant leur série, touchent à l’essentiel de la Geschichtegeist, même s’ils recourent à des comparaisons anachroniques. Car les parrains n’ont aucune fonction spirituelle. Ils ne sont que détenteurs d’un glaive temporel qui pèse uniquement, par l’omerta, sur les communautés italiennes et la clientèle liée à leur service. Un Cotroni ou un Rizzuto ne sont pas des Borgia ou des della Rovere. Al Capone peut bien s’inspirer du guet-apens de Sinigaglia tendu par Cesare Borgia contre ses ennemis, il n’avait pas la chrétienté à défendre. Les liens de la féodalité étaient des liens étroits, entre le patrimoine personnel du suzerain et les vassaux qui leur devaient services et soutiens contre les ennemis par un contrat de réciprocité advenant qu'ils soient eux-mêmes menacés par un vassal voisin ou leurs propres serfs. La longue guerre de Cent Ans, entre les Valois et les prétendants anglais, la sanglante Guerre des Deux-Roses et, plus tard, la Guerre de Trente Ans en Allemagne seront des conflits qui auront pour effet d'éclaircir la vieille noblesse, en perpétuels conflits, et hisser les suzerains au rang de rois absolus. Les guerres mafieuses que se livrent des clans ou des groupes ethniques (ainsi les Italiens d’Al Capone contre les Irlandais de Bugs Moran) ne sont que la survivance abâtardie de ces conflits médiévaux. Aucun de ces chefs n’ont le panache d'un Cesare Borgia en son temps, ni même la conscience malheureuse d’un Alexandre VI.

Les exemples d’Henry VIII et d’Alexandre VI comme figures tragiques nous montrent que la tragédie n’est pas que «l’affaire des bons». Que la tragédie, contrairement à l’image judéo-chrétienne, n’est pas l’holocauste d’un innocent agneau sur le bucher de nos péchés. Ce sont également les consciences faibles, incertaines, motivées par des appétits non contrôlés qui font que, pas à pas, elles s’enfoncent dans le mal, le péché, la dette, l’expiation, le crime et la condamnation. Il n’y a pas de héros, comme dans les pépli de jadis, ni de grands guerriers à la stature de Charlemagne, ou de cruels tyrans comme dans Gladiators. C’est là où la culture britannique montre sa supériorité sur la culture américaine qui est incapable de Geschichtegeist. Malgré tout ce que les effets numériques peuvent apporter dans la reconstitution des décors d’arrière-plan, la minutie des reconstitutions des jardins renaissants, la beauté des femmes inspirées des tableaux des grands maîtres italiens de la Renaissance (Lucrezia comme la maîtresse du pape, Giulia Farnese jouée par Lotte Verbeek), les caractères intimes (la lâcheté d’Alexandre devant la mère de ses enfants, Vannoza dei Cattanei, Cesare qui apparaît fils fidèle de sa mère et protecteur (plutôt que baiseur) de sa sœur Lucrezia, Juan le fils jaloux de son frère, provocateur mais peureux et jouisseur), tout cela participe du Zeitgeist de la Renaissance, mais pour pouvoir y accéder, il faut être possédé de cet «esprit de l'histoire». Comme pour Jean Larose, il y a des peuples qui accèdent difficilement à cet «esprit de l’histoire»; même s’ils ont lu Shakespeare, les Américains ne s’imprègnent pas, comme les Britanniques, de son esprit et échouent à accéder à l’échelle de la reconstitution tragique des situations du passé.

Les Borgia, simple divertissement pour esprits éclectiques adeptes des mots croisés? Ce serait réduire fortement la portée de la série. L’histoire est un divertissement pour
Alexandre VI par Pinturicchio
les âmes élevées; aux spectateurs de tout et de n’importe quoi, elle n’apporte pas grand chose sinon qu’un exotisme temporel. On revient alors aux films historiques à costumes et à perruques et on n’a pas besoin d’un Neil Jordan pour ça. Par contre, quand un réalisateur comme Neil Jordan et un producteur comme Michaël Hirst s’attèlent à la tâche de faire revivre le Geschichtegeist du temps des Tudors ou des Borgia, alors il faut savoir que nous sommes devant une qualité qu’aucune erreur anachronique ne peut disqualifier tant sont respectés «l’esprit de l’histoire» que le Zeitgeist de l’époque. Si par contre, seules les histoires de cul ou de crimes sanglants, les égorgements et les incestes suffisent à vous faire trémousser, oui, vous pouvez compter parmi les millions de spectateurs qui regarderont la série. De toutes façons, les Borgia sont disparus comme Henry VIII est mort, et ce que l’on peut penser d’eux, faire de leur existence, s’imaginer ou fantasmer de leur cruauté ou de leurs passions ne peut plus les déranger. Qu’ils reposent en paix et remercions l’Histoire d’avoir enfanter de tels prodiges qui peuvent nous donner à nous, médiocres individus, le rêve d’être des individualités hors catégories⌛


(1) G. Dhoquois. Pour l’histoire, Paris, Anthropos, 1971, p. 139 et n. 44.

Montréal
16 juillet 2011

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