LE MONDE EST PERVERS
Ah! ce Tout le monde en parle! En bien comme en mal, tout le monde en parle. Elle est l’expression d’un voyeurisme tout acabit. Il y en a pour tous les regards. Regards admiratifs devant le jeune Alex Harvey, champion du monde de ski de fonds. Il ambitionne de devenir avocat ou il aura probablement moins de causes à plaider que d’ententes juridiques à négocier, ce qui est beaucoup moins excitant que recevoir des globes de cristal. Il est l’exemple parfait de ce que Warhol pensait lorsqu’il disait que chacun aurait son quinze minutes de gloire (à la télé, s’entend).
À côté, regards hystériques d’une avocate, Me Anne-France Goldwater, qui s’implique dans la défense des conjoints de faits qui se séparent, souhaitant voir la Cour Suprême se prononcer pour l’égalité du droit appliqué aux conjoints légalement mariés. Elle avait déjà donné une bonne prestation et comme Guy A. Lepage a sa liste d’invités «chouchous», la manchette l’a ramenée sur la sellette. Sa bonne prestation humoristique, du temps où elle était avocate dans la cause Lola vs Éric, deux noms fictifs pour cacher celui d’un millionnaire et de son ex-conjointe brésilienne, qui veut sa part du magot de monsieur, nous rappelle que dans la cause Robinson vs Cinar, les noms étaient bels et biens les bons! Hypocrisie de nos systèmes judiciaires et médiatiques qui permettent à des salauds des deux sexes de dissimuler le très peu d’honneur qu’il leur reste derrière un semblant de «respectabilité» protégée. Du moins, Alex Harvey n’a pas honte de son nom, lui, le rejeton d’un père célèbre dans le domaine qui est le sien, et qui semble faire honneur à la vieille réplique du Cid de Corneille: Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années…
Regards bigots aussi, car Me Goldwater, au sens de l’humour vitriolique, ne cesse de véhiculer les pires stéréotypes contre le genre masculin, le considérant comme l'adversaire dans la lutte des sexes où les malheureuses femmes sont victimes de la prédation d'hommes sans scrupules qui n’ont rien dans la tête quand ils agitent leur gland dans la moite chaleur vaginale de leur victime (même consentante). À ceux-là, elle leur conseille de s’en tenir à leur main gauche, qui est aussi satisfaisante - ce qui est vrai (parfois) - et qui ne viendra pas chercher de l’argent dans leur portefeuille. Ce qui est plus désolant, c’est voir ces robots-spectateurs applaudir à la moindre déclaration androphobique de l’invitée. Auraient-ils applaudis également s’ils avaient été en présence d’un homme déballant les pires stéréotypes gynophobiques? C’est là qu’on voit que la bêtise règne, même parmi le public le moins bête - le plus bête est à l’autre poste, en train de rire de ses propres humiliations devant les popounes du Banquier et l’inénarrable Julie S., avec l’espoir de tomber sur une valise pleine de frics, un peu comme un chien savant à qui l’on fait faire des tours ridicules pour un os! Mais revenons à notre avocate androphobe qui ne manque pas une occasion de généraliser le cas de certains hommes rencontrés en cause civile. Elle-même à deux fils, deux jeunes hommes, dont je doute de l’équilibre mental si jamais ils ont eu, tout au long de leur enfance et de leur adolescence à entendre de tels propos androphobiques! Il est des cas où le voyeurisme se retourne contre le voyeur, et cette longue séquence de l’émission du dimanche 27 mars 2011 en est un exemple.
Regards apitoyés sur Chantal Jolis, le cas d’human interest de la soirée. Sa maladie de Parkinson en fait, comme elle le dit, un esprit prisonnier de son corps. Est-il pire tragédie, en effet, que de devenir prisonnier de son corps, de ses facultés motrices, de son apparence dans un monde qui ne cesse de revendiquer beauté, performance et belle apparence? Pendant que l’animateur lui demandait si elle avait des projets (alternatifs à celui de la mort dans le prolongement de la dégénérescence de son état bien entendu), tout le monde se taisait, ému, gêné. Certes, c’est lorsqu’on sent que l’on est en train de perdre sa vie que celle-ci nous apparaît comme ce qu’il y a de plus précieux au monde. C’est dommage, mais c’est trop tard. Au mieux, la vie devrait se savourer à chaque instant, même dans les pires tourments. Comme dans le mariage où la formule consacrée disait pour «le meilleur et pour le pire», la savourer dans le meilleur fait oublier trop souvent la possibilité de la savourer encore dans le pire. Rien ne vaut la vie, chantait Souchon. Et il avait raison.
Dans ce manège forain des sentiments, la palme, bien sûr, c’est le voyeurisme sexuel. Guy A. Lepage, qui aspire à succéder à Jeannette dans les confidences intimes des vedettes, ne cesse de créer des situations où les allusions à la sexualité sont de rigueur. Il oblige Gildor Roy et Emmanuel Bilodeau à s’embrasser puisqu’ils ont si bien collaboré à un film. Le gentil Emmanuel, qui avait un manifeste à lire avec du punch et qui démontrait qu’il pouvait verser autant de vitriol que notre avocate experte en droit des conjoints, a été un souffle de fraîcheur kunique dans cet amas de platitudes que sont, généralement, les entrevues politiques à Tout le monde en parle. Ce n’était pas le Manifeste du F.L.Q., ce que les felquistes ont fait de meilleur, mais il en avait les accents, la touche vulgaire remplacée par un simple trait humoristique méchant. Évidemment, les gens ont applaudi, mais nous savons qu’ils applaudissent quand un cue-card le leur dit, et que c’est un automatisme sans raison. En tant que spectateurs, ce ne sont que des figurants; leur miettes du quinze minutes de gloire d'un autre.
Mais celui à qui je veux en arriver, c’est le jeune acteur François Arnaud, qui, tout comme Alex Harvey, manifeste une grande timidité après avoir joué l’un des premiers rôles dans la série The Borgias, qui sera diffusée au printemps au réseau C.T.V.. Outre les banalités d’usage sur le quand et le comment il s’est retrouvé à Hollywood, Lepage ne cesse de repasser les extraits de films présentant le comédien dans des scènes de nudité tirées des films précédents, comme s'il n'avait rien d'autre à monter de ses talents: du moins s'est-on gardé une «petite gêne» en ne choisissant pas celle où on lui voit les fesses (mais on en a parlé tout de même!). Il y a là quelque chose de profondément blessant, qui ramène le jeune acteur au niveau de meat market que représente le starsystem. Ça en devient gênant, même pour le pauvre Arnaud qui se voile les yeux, d’un naturel timide lorsqu’il est au centre des projecteurs. Il faut le voir dans l’entrevue, à côté de Jeremy Irons (le pape Alexandre VI Borgia dans la série), où il apparaît comme un petit garçon tout timide, emmené par son père le tenant par la main, devant le monde du starsystem américain si grandiose comparé à celui du Québec. Voici un esprit simple - je parle ici de Lepage - qui se trouve devant un comédien qui interprète le rôle de sa vie, sans doute, mais aussi l’un des personnages les plus controversés de l’histoire, Cesare Borgia. Il m'est arrivé de connaître quelque peu les Borgia pour les avoir fréquentés dans mon enquête sur la Renaissance. D’eux, nous n’apprenons rien au cours de l’entrevue, sinon les deux aspects voyeuristes du personnage qui intéresse Lepage: ses histoires de cul et sa violence excessive.
Côté violence, Lepage qualifie Cesare de «tueur en série». Comment ce doux jeune homme peut-il en arriver à incarner un tueur en série sans faire des grimaces à la Guillaume Lemay-Thivierge ou même le cabotinage de sir Anthony Hopkins? C’est que Cesare Borgia n’est pas le docteur Hannibal Lecter. N’a-t-on jamais entendu dire de Richard III qu’il était un «tueur en série»? Quel metteur en scène sérieux oserait aborder le thème shakespearien sur une telle base anachronique? Alors, le gouvernement canadien qui a envoyé froidement se faire tuer plus d’une centaine de jeunes hommes et de jeunes femmes en Afghanistan, ne serait-il pas, lui aussi, un «tueur en série»? Le pouvoir ne prédispose-t-il pas à utiliser ses citoyens comme autant de victimes potentielles de ses ambitions perverses? Auquel cas, nous serions tous d’éventuelles victimes de la puissance des décideurs, même élus, à nous sacrifier sur l’autel de la guerre ou de la répression policière devant une situation où la panique s’emparerait de la minorité dominante devant un conflit quelconque. Le viol du citoyen par l’État est un fait constant, un «inceste» de la figure du Père-État sur celle de l’Enfant-Peuple, et nous devrions tous trembler si un demi-siècle d’aseptisation de l’État n’avait pas fait oublier les purges sanglantes de Hitler, de Staline et de Mao, sans oublier celles de Franco, de Pinochet, de Bébé Doc, d’Idi Amin Dada, des généraux argentins, des somosistes et autres. Tous des Cesare Borgia, mais à qui on a jamais appliqué le titre de «tueurs en série» auprès du conseil de sécurité de l’O.N.U., car, précisément, ils étaient l’État, et comme les États sont solidaires dans leur nature politique, les cardinaux se montrèrent solidaires d’Alexandre VI et de son terrible fils, n’osant jamais risquer de les dénoncer à la curie romaine comme «tueurs en série». (Ils auraient été transpercés de l’épée de Cesare sur le champ.)
Cesare Borgia, un tueur en série donc? Faisons vite venir les experts de Criminal Minds et soumettons-leur le cas. Penelope Garcia va agiter ses doigts boudineux remplis de bagues tirées des boîtes de Cracker-Jack sur les claviers de ses ordinateurs et bientôt, l’informatique nouvelle déesse, nous livrera le c.v. du criminel avec photo anthropométrique. Certes, les traits de François Arnaud ne ressemblent en rien à ceux de l’authentique Cesare. Il ne faut pas oublier que les Borgia sont d’origine espagnole, et c’est en Espagne que le malheureux Cesare ira se faire tuer en tentant de s’évader d’un château où on l’avait emprisonné (oups! j’ai révélé la fin!). Qu’importe! Sa tombe sera entretenue respectueusement et humblement par ses partisans, ce qui n’est pas courant pour les tueurs en série qui ont été exécutés et dont on cache le site d’inhumation, un peu comme «Lola et Éric» taisent leurs noms…
Cesare est bien l’aîné et le fils préféré de son père, mais c’est son jeune frère Juan qui se verra confier la défense militaire de Rome, alors que Cesare, forcé au cardinalat, en sera jaloux comme Caïn d’Abel. Aussi emploiera-t-il des hommes de main pour le faire assassiner et balancer son corps dans le Tibre. Cesare a-t-il pratiqué l’inceste avec sa sœur Lucrèce? Les vieux films XXX se vautraient dans cette légende, alimentant les scènes osées où se mêlaient le péplum et la porno. On disait que Lucrèce couchait avec tout le monde: avec son père le pape, son frère Cesare, etc. Cesare était incestueux, sans doute, mais pas de la façon dont se l’imagine Guy A. Lepage. Il est vrai qu’il a été jusqu’à faire assassiner le mari de Lucrèce, Alphonse d’Aragon duc de Bisceglia, dont elle s’était follement éprise, ce qui justifie sans doute le fait que François Arnaud attribue l’inspiration de Cesare Borgia au personnage de Michaël Corleone dans Le Parrain. On ne prête qu’aux riches, et les historiens des Borgia ont longtemps construit la réputation de la terrible famille en s’inspirant quasi uniquement du journal que tenait le maître de cérémonies de la cour pontificale, qui ne les aimait pas, l’Alsacien Jean Burckard. C’est lui qui parlera de la fameuse scène où, penchés à une fenêtre, Alexandre et Lucrèce regardaient, en s’amusant, un accouplement de chevaux. Qu’aurait écrit notre témoin s’il avait vu la célèbre scène des Filles de Caleb?
Ce qui veut dire que Cesare ne tuait pas au gré de sa pulsion, comme un véritable tueur en série. Ses meurtres étaient, pour la plupart, calculés, visant tous un seul but; celui que son admirateur inconditionnel, Machiavel, a toujours souligné: la conquête du pouvoir et son maintien: que ce soit à la cour pontificale, à l’armée, en guerre pour la conquête de la Romagne contre le successeur de son père, le terrible pape Jules II… Cesare était un homme de guerre, un condottieri à sa façon. Si Mario Puzzo et Francis Ford Coppola, comme le pense Arnaud, se sont inspirés de l’inceste de Cesare pour leur personnage; un autre mafieux, un vrai celui-là, s’est inspiré du célèbre traquenard de Sinigaglia, où Cesare avait fait se réunir ses rivaux qui lui faisaient guerre dans une forteresse, et là, les emprisonna et les fit périr sans pitié ni remords, c’est Al Capone, qui, de la même façon que Cesare, réunit ses adversaires à un dîner et en tua un en lui fracassant la tête à coups de batte de baseball sur la table à dîner, entre les pièces du service. Le sort qui attendait les autres n’était guère plus enviable.
Cesare, c’était incontestablement le Prince pour Machiavel, même s’il dédia son opuscule à Laurent II de Médicis en vue de retrouver ses fonctions à la cour de Florence. Aux yeux de l’écrivain diplomate, Cesare était digne de la République romaine. Il aurait mérité de figurer à côté des modèles de Tite-Live et de Plutarque. Ses ruses, son impudence, le fait qu’il ait été dévoré d’ambition et qu’il ne recula devant rien pour assouvir ses passions, aussi bien ses désirs sexuels que ses vengeances personnelles et familiales, en font un être beaucoup plus complexe qu’un vulgaire tueur en série. C’est un être d’une richesse fabuleuse, où les passions et les intérêts se complètent avec habileté et intelligence. D’où ces fables qu’on n'a cessé de raconter sur ses prouesses sexuelles et ses actes de guerre. Tout est-il vrai? J’en doute. Machiavel qui rêvait voir le pape réunir sous son sceptre royal l’ensemble des cités italiennes, toujours divisées et toujours en proie aux ambitions françaises, allemandes ou espagnoles, voyait en l’épée de Cesare celle qui pouvait réaliser son rêve de théoricien nationalitaire, à une époque où la sagesse des intellectuels réalisait fort bien que les peuples ne se réunissent ni ne s’émancipent par voie de référendum ou de baisers Lamourette, comme aime tant en provoquer Guy A. Lepage à son émission.
Mais Cesare, c’est aussi, sinon surtout, la jeunesse d’une civilisation. La civilisation occidentale. Comme les Sforza de Milan, les Médicis de Florence, les Montefeltre d’Urbino, les Aragon de Naples, les Este de Mantoue, les Borgia sont le flux sanguin d’une civilisation qui naît, qui cherche son autodétermination contre les anciens poids que représentaient les institutions médiévales qui ont atteint leur point ultime de décomposition après le schisme qui a opposé plusieurs papes les uns aux autres, moins d’un siècle avant les Borgia. Une civilisation s’émancipe de sa matrice religieuse . Il faut lire, dans Le Prince précisément, le réquisitoire dressé contre le christianisme par Machiavel qui annonce, presque mot pour mot, celui que dressera Nietzsche au XIXe siècle. Cesare Borgia abandonnant la pourpre du cardinal pour l’armure du combattant, c’est l’Occident qui se dépouille de sa bure médiévale et revêt la vêture faustienne qui en fera cette civilisation qu’elle est devenue dans l’Histoire, pour le meilleur et pour le pire. Sa jeunesse, son goût de la chair et du sang, sa vitalité et son infini appétit du monde, voilà ce que nous devrions retenir de Cesare Borgia et non l’image aberrante d’un «tueur en série».
Voici venir, après le réquisitoire de l’avocate androphobe, un personnage qui en est tout l’antithèse. Et voilà, aussi, pourquoi c’est nous et non les Renaissants, qui sombrons dans la barbarie et la violence légalisée, autour d’un portefeuille et du partage des dépouilles. Ce côté petit-bourgeois est celui qui mine notre propre estime de soi, ce que Nietzsche avait instinctivement bien compris. François Arnaud n’est pas Cesare Borgia - il le reconnaît lui-même -, non parce qu’il n’a pas le profil d’un «tueur en série», mais parce qu’il est trop incertain de lui-même, trop insécure : son anecdote où il fait déborder une toilette chez son agent (féminin) qui l’abrite chez elle est symptomatique de ce type de gêne très Québécois. C’est ce que Machiavel reprochait au masochisme chrétien. Il faut revenir à une certaine paganisation hellénique pour produire des hommes qui aient quelques choses dans la tête pendant qu’ils baisent. Lorsque l’avocate reproche aux hommes de n’avoir rien dans la tête quand ils agitent leur gland dans le sexe féminin, on ne peut pas reprocher à Cesare Borgia d’avoir eu la tête vide pendant qu’il baisait ses «victimes». Son caractère n’était pas un caractère de genre, mais un caractère de civilisation. Pensons à Caterina Sforza qui, se voyant au sommet d’un château, contre ses adversaires qui détenaient ses enfants en otages, se frappant le ventre de ses deux poings en leur criant qu’elle avait toujours le moule pour en faire d’autres. Ça, ç’aurait bouché un coin à notre avocate! Pas de tataouinage autour d’une pension.
Toute la différence entre une masculinité assumée, dans son éros et dans son hybris, c’est-à-dire dans ses désirs et son agressivité, et celle d’un jeune mâle qu’on a éduqué à la manière petite-bourgeoise afin d’être gentil, aimable, respectueux de «la» femme et consentant aux pensions alimentaires, illustre le mauvais côté de ce que Voltaire appelait l’«adoucissement des mœurs»: un mâle châtré. Du moins François Arnaud a-t-il eu une érection de caractère lorsqu'il a souffleté Lepage en lui mentionnant qu'on ne l'avait jamais invité sur le plateau de Tout le monde en parle avant qu'il ne soit embauché à Hollywood! Serait-ce qu'il y a un peu de Cesare qui se serait transfusé dans le sang de François? Un mâle châtré hypermoderne, c’est un homme qui a honte de son sexe, qui est dominé par cet effroi du sexe qui, selon Pascal Quignard, effrayait déjà les anciens Romains en voie d’«embourgeoisement», et dont tous les membres de la société, y compris les femmes, ne peuvent que sentir une «chair triste», pour employer la juste expression d’une autre invitée de la soirée. Une chair froide, même pendant l’acte sexuel. Entre le sang bouillonnant de la chair des Borgia et celle frigide des mâles et des femelles où l’acte sexuel se résume à verser une cuiller à soupe de sperme dans le «vase» conçu à cet effet (la «pipe» est désavouée comme étant la nouvelle attitude d’avilissement des femmes selon notre avocate-humoriste, oubliant qu’il y a aussi un érotisme oral), alors on comprend mieux «l’effroi» de François Arnaud lorsqu’il se voit nu dans une scène de baise à l’écran. Cela n’aurait pas effrayé Cesare Borgia qui s’était livré à une compétition de baises avec son beau-frère.
La question est: quand François Arnaud baise, a-t-il la tête vide pendant qu’il agite son sexe? Ce qui le différencierait ontologiquement de Cesare Borgia car il ne serait plus un Être ayant conscience de lui, comme il se doit, mais un simple étant mû par ses pulsions grégaires, comme un automatisme naturel. Or, pour autant que nous l’observons, il serait difficile de le croire. Qu’il n’ait pas les mêmes idées en tête que celles de Cesare, rien de plus normal. Mais ce qu’il a en tête vaut autant que ce qu’avait Cesare et qu’ignore notre avocate. Pour retrouver son pénis et lui redonner la chaleur que son sang semble avoir perdu, c’est bien par la tête que ça passe. Surtout peut-être pour les jeunes Québécois, plus sensibles après deux siècles de matriarcat à l’intimidation qui est toujours notre malaise intergénérationnel (les femmes de la soirée avouent qu’au Québec, ce sont les femmes qui font les premiers pas vers les hommes qu’elles cruisent, alors qu’en Europe, ce sont les hommes qui les font, ce qu’elles avouent préférer). Tout le défi de la masculinité au Québec réside en cet aporie. À l’image de ce qu’on disait du révolutionnaire français Saint-Just, il faut apprendre à porter sa tête comme un Saint-Sacrement. Dans la mesure où tête et gland signifient la même chose au niveau du langage symbolique, le fait d'assumer sa virilité passe par ce redressement. Que la colonne vertébrale serve d’épine comme la veine pénienne, pourquoi pas? Et l’effroi? Le fait d’être châtré ne dissimule en rien l’effroi que le sexe suscite, alors autant qu’il y ait matière à effroi plutôt que de subir un effroi sans objet. Dominer la bête plutôt que la discipliner par la culpabilité ou la sanction légale est digne de l’homme, digne de l’humanité, et ça n’a pas de genre.
Enfin, me voilà dans de beaux draps, défendant Cesare Borgia contre une avocate expérimentée en droit civil! En fait, je ne fais que m’interroger sur l’appauvrissement de la sexualité occidentale après un demi-siècle de révolution sexuelle. L’Éden retrouvé n’était pas au rendez-vous, après les bûchers de soutien-gorge et les exhibitionnismes de camps de nudistes. Les rayons UV qui déclenchent les cancers de la peau, le sida et autres hépatites, la violence conjugale, les couples échangistes, les enfants servant d’otages dans les querelles entre parents, les noms et prénoms à pentures; tout cela a réifié ce que sont être femme et être homme. La pilule anticonceptionnelle des années 1960 avait définitivement séparé le sexe de la reproduction, ce qui était une bonne chose, mais elle a séparé aussi le sexe de l’amour. Elle a fait de l’amour une manipulation sexuelle et du sexe un chantage affectif. À ces jeux pervers, autant les femmes que les hommes s’y sont prêtés. Combien de femmes se sont dites amoureuses d’un homme à seule fin de se faire faire un enfant, ce «pénis» par procuration qui leur donnerait un «pouvoir» incontestable à exercer sur les hommes et la société? D’un autre côté, combien d’hommes se sont dits amoureux d’une femme à seule fin de l’utiliser comme faire valoir dans sa carrière, ses affaires, sa vie mondaine, comme cet «Éric» avec sa «Lola» potiche brésilienne? La chair est bien triste, en effet.
Il ne reste donc plus qu’à regarder The Borgias. Je le ferai d’abord pour François Arnaud, car il le mérite et dans la mesure où il sera à la hauteur de son mérite, il sera notre fierté. Porter un tel personnage sur ses épaules exige une décentration de soi, de ce que nous sommes en tant que «vieux civilisés» pour retrouver la vigueur de ce que nous étions du temps de la Renaissance, au moment où l’imitatio s’élevait au rang de l’emulatio, de l’art créateur pur. Au temps où nous conquérions l’espace et le temps avec une virilité franche et assumée. J’espère qu’il réussira là où a réussi Jonathan Rhys-Meyer dans le rôle d’Henry VIII Tudor, en nous présentant un homme qui assume sa virilité sans scrupules, allant jusqu’à faire décapiter deux de ses épouses tout en conservant sa cote d'amour auprès du public féminin, ce qui ramène les bonnes âmes pétries de bonnes manières aux degré zéro de l’humanité, caché sous un épais enrobage de robes civilisées et pudibondes, féministes et légalistes.
Ensuite, je regarderai The Borgias comme j’ai regardé The Tudors, comme une tentative d’exotisme historique tant notre monde est banal et vidé de ses humeurs et de ses instincts au point de les rechercher dans un passé où se mêlent la réalité et la fiction. La fiction, sans doute pour nous dire que nous préférons échapper à la violence de nos instincts, effrayés de notre pénis comme de notre clitoris; mais la réalité aussi, pour se dire que nous sommes encore ce que nous avons été, sans jamais cesser d’être des humains dotés d’une force, d’une conscience, d’une culpabilité, d’une fraternité et d’une sororité chaudes face à un monde plus souvent hostile que sincère. Notre domestication, pour reprendre le mot de Sloterdijk, a amoindri ce qu’il y avait d’animal en nous, et c’est cela qui nous effraie tant et que nous ne pouvons aborder que sous l’angle du voyeurisme. Retrouver notre animalité alors que nous n’avons jamais été aussi bête! Tout le monde en parle parce que tout le monde est pervers; voilà notre inquiétante étrangeté. Du moins, les perversions de Cesare Borgia prêtent-ils, après cinq siècles, à nous fasciner encore, mais que vaudront nos perversions standardisées dans cinq cents ans?⌛
Montréal
28 mars 2011
28 mars 2011
Très beau texte et associations très pertinentes entre les commentaires portant sur chacun des invités... c'est comme une petite radiographie instantanée de l'état de notre culture... et malheureusement le gouffre entre ce que tu expliques et les conceptions couramment répandues est, je dirais, abyssal.
RépondreSupprimerJe suis désolé de faire ce commentaire si longemps après qu'il ait été publié. C'est que je viens de lire votre blogue pendant deux heures et je suis tombé sur le ...postérieur.
RépondreSupprimerVos textes sont d'une telle limpidité...on dirait un manuel contre le nihilisme....Un truc vraiment précieux. Et ce texte vient me toucher en particulier.
Bravo
Merci beaucoup, M. Thibaud. Ne soyez pas désolé, moi-même je relis rarement mes vieux textes, par peur. Le fait de m'y ramener m'a permis de corriger trois fautes d'orthographes, car, comme vous avez dû vous en apercevoir, je suis un «fauteur» incorrigible!
SupprimerJ'ose espérer que vous ne vous êtes pas trop fait mal en tombant. Je n'ai aucune police d'assurance pour couvrir les accident de lecture et je doute que la CSST ne retienne ça comme accident du travail.
Mais, sérieusement, je me sens comblé lorsque vous dites que vous avez eu la force de résister pendant deux heures à la lecture de mon blogue. Je l'apprécie, car généralement on me reproche que mes textes sont trop longs ou trop savants, ou trop je-ne-sais-plus-quoi. Je crois que les auteurs sont au mérite de leurs lecteurs. Merci encore.
Appreciatee your blog post
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