vendredi 7 octobre 2011

«L'École des Femmes», une lecture canadienne-française


«L’ÉCOLE DES FEMMES», UNE LECTURE CANADIENNE-FRANÇAISE

Le Théâtre du Nouveau Monde fête son soixantième anniversaire. La pièce à l’affiche: L’École des Femmes. Je laisse le soin aux critiques officiels de sonder la présentation, pour ma part, je ne peux croire qu’un Guy Nadon puisse manquer Arnolphe! Non, le but de mon essai consiste à regarder ce que peut signifier cette pièce aux yeux du public québécois, même encore aujourd’hui. Qu’est-ce que cette pièce peut bien lui refléter? Lui dire de lui-même. S’il y a 60 ans, c’était L’Avare, à une époque où tous les matins, nos mères (ou grand-mères) écoutaient Un homme et son péché, qui inaugurait le T.N.M., c’est que l’avarice, en tant que péché capital ou en tant que perversion scatologique, insistait sur la conservation de ses terres, de ses biens, de son argent, comme un enfant conserverait ses étrons comme une part de lui-même qu’il refuse de se départir. La précieuse cassette d’Harpagon, qui est présentement en tournée dans la Province de Québec, nous donne, avec les manigances d’Arnolphe, les deux extrêmes d’un peuple-escargot qui refuse de se défaire de ses vieilles carapaces et s’y enfournent par frilosité et par blessures à soigner. Alors que sous Frontenac on pouvait donner une représentation du Tartuffe, reflet de la querelle entre Mgr de Laval et le Gouverneur de la Nouvelle-France, L’École des Femmes présente un autre visage bien distinct de l’hypocrite dévot.

Le texte qui suit est tiré d’un ouvrage à paraître, Vertiges baroques, et a été rédigé voilà plus de dix ans. On en reconnaîtra le contexte politique d’époque, mais la signification symbolique de L’École des Femmes face au Québec ne m’apparaît pas vieillie d’une seule ride. À vous d’en juger.

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Nous assistions - toujours dans la même veine classique -, à une réactualisation de L’École des Femmes de Molière, qui se déroulait sur fond de luttes de classes et de séductions médiatiques. La tradition nationaliste-cléricale passéiste, nostalgique de l’Enfant trouvé, si l’on reprend le classement de Marthe Robert, (1) créait le type du Québécois de souche, cette tendance provincialiste de l’École québécoise des Femmes à laquelle convient le titre du monsieur de La Souche, la double identité d’Arnolphe dans la pièce de Molière: «Monsieur de La Souche vit comme un de ces nobliaux auvergnats que la monarchie est en train de réduire par l’institution d’un Tribunal d’exception, selon sa guise. Il ne reçoit personne (v. 146), ne supporte d’autre jugement que celui de Dieu dont il se fait l’interprète, et impose sa loi à ceux qui dépendent de lui. Nous n’avons pas de renseignements précis sur ses sources de revenu, mais on sait qu’il possède au moins une métairie…» (2) Sous cette Souche (l’élite cléricalo-traditionnelle), Arnolphe, un bourgeois arriviste singeant les valeurs nobiliaires, entend maintenir sa domination, en passant de l’éducation au mariage (par la Confédération), sur le développement de sa protégée, Agnès (la société québécoise). La rivalité opposait non pas deux factions de l’élite dirigeante, comme en Europe, mais un dédoublement d’une même élite, dont la première figure, l’aristocratique (de la Souche), se couvrait de la tradition et des origines françaises pour maintenir une autorité «obscurantiste» sur ce peuple québécois qui avait vu son passé, lié tout entier à la cause de la religion (3): «Comme les mots prononcés sont lourds de conséquence, Agnès doit observer les règles du silence, et méditer les textes spirituels que lui impose son directeur (v. 745 et 802). Dans cet univers clos, il n’existe pas d’acte neutre, aucun espace indifférent. tout est bien ou mal*, contrairement à l’univers extérieur qui est régi par les notions d’intérêt et d’efficacité. À sa façon, Agnès tente d’échapper à ce monde étouffant: elle est constamment au balcon ou sur le pas de la porte, c’est-à-dire à la frontière extérieure de sa prison. Mais, outre que son geôlier la renvoie sans arrêt à sa chambre, avant la rencontre avec Horace elle ne possède ni les moyens de fuir ni même les mots qui lui permettraient de penser sa situation. Sa seule révolte est dans une passivité (“jamais je ne m’ennuie”**) qui lui fait tout accepter avec la même indifférence résignée. Quittant le couvent où les religieuses l’ont éduquée selon les préceptes de M. de la Souche, elle se retrouve dans cette maison cloîtrée sans que son sort ait subi d’amélioration.» (4) Le seuil d’Agnès, on l’aura reconnu, c’est le seuil de la maison Chapdelaine, où la Maria de Louis Hémon ne cesse d’attendre un amour qui ne reviendra pas. Et pour cause! M. de La Souche, qui s’est fait le tuteur de la jeune fille, se démasque alors en Arnolphe, le bourgeois, qui convoite la main de sa pupille, la séquestration se doublant ici carrément du désir d’inceste.


Il en fut ainsi des Québécois, séquestrés par le clergé catholique et épousés par le capitalisme anglo-saxon: ils se sont incestés tant et plus qu’après un siècle et demi, leur lâcheté politique devint métaphore de la passivité sexuelle. Ce sont des «cocus contents». des «enculés». Si la Confédération semble parfois si insupportable aux Québécois, ce n’est pas parce qu’elle repose sur une oppression ouverte, policière ou militaire, ou même pas une relation coloniale impérialiste, mais parce que la Constitution canadienne résonne aux oreilles des Québécois comme l’avertissement sévère d’Arnolphe à Agnès:
Là, regardez-moi là, durant cet entretien,
Et jusqu’au moindre mot imprimez-le-vous bien.
Je vous épouse, Agnès, et cent fois la journée
Vous devez bénir l’heur de votre destinée.,
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et dans le même temps admirer ma bonté,
Qui de ce vil état de pauvre villageoise
Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise
……………………………………………………………………
Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux
Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,
Afin que cet objet d’autant mieux vous instruise
A mériter l’état où je vous aurai mise,
A toujours vous connaître, et faire qu’à jamais
Je puisse me louer de l’acte que je fais.
Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage;
À d’austères devoirs le rang de femme engage.
Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n’est là que pour la dépendance:
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société.
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité:
L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne;
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit.
……………………………………………………………
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
Et de n’oser jamais le regarder en face
Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce.
………………………………………………………………………
Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,
C’est mon honneur Agnès, que je vous abandonne;
Que cet honneur est tendre et se blesse de peu;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu;
Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons,
Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
Si votre âme les suit, et fuit d’être coquette,
Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette;
Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon:
Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité,
Dont vous veuille garder la céleste bonté!

(L’École des Femmes, III, 2)

Tous les fédéralistes canadiens depuis George-Étienne Cartier jusqu’à Pierre Elliott Trudeau et Jean Chrétien tiennent ce même type de discours concernant les relations entre le Canada français (Agnès) et le Canada anglais (Arnolphe). Efforts répétés du vieux barbon de convaincre la jeune soubrette qui n’a d’yeux que pour le cousin des États: «Tous vos discours ne me touchent point l’âme, réplique Agnès en dernier. Horace avec deux mots en ferait plus que vous.» (V, 4) C’est bientôt la société canadienne entière qui se montrera convaincue: «Appauvrie, inhibée, mais survivante elle aussi, à sa manière, comme le montrent ses résistances, ses persistances, ses transgressions: en dépit des interdictions et des malédictions, la langue ne s’est pas châtiée; les mauvais loisirs et les spectacles populaires ont prospéré; les syndicats neutres et l’émigration aux États-Unis ont pris de l’ampleur; les jurons et blasphèmes, la consommation d’alcool, les lectures malsaines, les danses prohibées et la fréquentation des mauvais lieux publics ont persisté; les villes (québécoises, étatsuniennes) ont mobilisé les migrantes bien plus que la colonisation; les campagnes d’achat chez nous ont échoué; la promotion de la revanche des berceaux n’a pas empêché le déclin de la fécondité; le peuple a préféré le veau d’or étatsunien à l’idéal spirituel qu’on lui proposait. Culture populaire, culture réfractaire?» (5)

Ce qui a pris un siècle et demi à faire de la collectivité canadienne-française, Arnolphe, en 13 ans, l’a fait à la malheureuse Agnès. …Et ils ont appelé cela faire son éducation! «Au bout de treize années de mise en condition, l’expérience paraît un succès, puisque Arnolphe se trouve possesseur d’une petite poupée sans conscience qui répond docilement aux questions posées (II,5). Ses seuls intérêts se portent vers le monde animal dont elle est proche, les poulets ou son chat. Le maître d’œuvre peut se féliciter de sa patience, le moment d’exposer ses résultats est venu. Il pourra du même coup épouser sans risque sa pupille et inviter des étrangers qui témoigneront de son succès. C’est le sens de l’invitation à dîner qu’il fait à Chrysalde. Mais, au moment où ses espoirs les plus fous paraissent se réaliser, la belle mécanique s’enraye. Parti seulement pour dix jours, Arnolphe n’a pas prévu qu’un curieux pénétrerait dans son laboratoire et que cela suffirait à modifier l’expérience. Ce qu’Horace introduit avec lui, c’est le désir, c’est-à-dire qu’il éveille d’abord l’inconscient puis la conscience du sujet Agnès. Lorsqu’elle aperçoit pour la première fois le jeune homme, elle répond au stimulus selon son apprentissage: devant manifester sa soumission au sexe masculin (v. 739), elle fait aussitôt la révérence. Mais c’est dans la répétition même de ce geste machinal qu’elle découvre du plaisir et accède au jeu. Comme elle ne possède pas de mots pour exprimer ce qui lui arrive, elle manifeste sa découverte d’une façon physique, par le rire. Par la suite, Horace sera constamment associé au rire et à la joie (v. 1465), à l’opposé d’Arnolphe qui provoque l’ennui au sens fort que le mot possède au Grand Siècle (v. 1516-1517). […] À mesure qu’il attise son désir, [Horace] éveille sa conscience, la faisant accéder au monde ambigu de l’échange et au vocabulaire polysémique. Le processus se déroule en deux temps. Agnès continue tout d’abord d’utiliser la langue d’une façon “sacrée”, mais sous forme de sacrilège. À la place du signifié religieux, ses mots renvoient à l’inconscient et au désir. C’est ainsi qu’on interprétera les multiples équivoques de l’acte II scène 5, et particulièrement le fameux “Je”, dans lequel il ne faut pas voir un propos un peu leste de l’auteur mais plutôt un lapsus linguæ, d’Agnès, une expression inconsciente de son désir, qu’elle dissimule au dernier moment par la substitution du ruban au sexe. Cette scène ne montre pas seulement comment Horace a éveillé le désir de la jeune fille, mais surtout comment, en la rapportant à son tuteur, elle la revit comme un fantasme. Elle renouvelle ainsi le plaisir pris une première fois, et sans culpabilité, puisque le récit en est fait au directeur de conscience. La rencontre est décrite sous la figure de l’hypotypose, c’est-à-dire que des événements passés sont revécus comme s’ils se déroulaient au présent, ce qui est la définition même du fantasme. […] Elle découvre ainsi une autre façon de parler et acquiert la capacité de jouer sur différents niveaux de langue…» (6)


Horace, pour les Québécois, c’est le cousin des États, c’est par lui, via les media électroniques, que le désir s’est infiltré dans l’inconscient et la conscience des Québécois après la Première, puis surtout la Seocnde Guerre mondiale: «Les composantes de l’image des États-Unis dans la vie quotidienne s’imposent à l’esprit de nos écrivains comme un déploiement de forces mythiques. Mythe d’abord d’une Amérique pavée d’or qui entretient dans la conscience populaire le désir de posséder, ne fût-ce qu’un instant, une parcelle des richesses situées au-delà du quarante-cinquième parallèle. À en croire en effet, nos écrivains, un tel mythe hante l’esprit de milliers de Canadiens français: il trouble aussi bien l’imagination de l’humble paysan que celle de l’ouvrier enchaîné à son travail; il soulève la colère du père contre le fils maudissant le travail de la terre; il obsède la conscience de la mère qui voit déjà sa fille exilée dans quelque ville de la Nouvelle-Angleterre et travaillant dans une facterie; il contrecarre enfin les projets des chefs de la nation. Mais voilà! Il n’exprime plus une réalité intouchable, une assurance incertaine; il signifie la fin des souffrances, le désir de faire fortune, le commencement d’une vie nouvelle. Cette quête du bien-être matériel prend ainsi figure d’accomplissement. Elle ne correspond pas seulement à une aspiration vers l’espace américain, mais laisse aussi supposer que celui-ci contient virtuellement toute promesse de vie ou de puissance, l’assouvissement de toute passion ou du bonheur. Aussi n’est-il pas trop présomptueux de croire que l’appel de cet espace, dont font état nos écrivains du XIXe siècle, loin d’obéir uniquement à une mode ou à un caprice du temps, renvoie à une véritable promotion de la condition humaine qui achève de rendre la terre américaine digne de ce nom fabuleux, l’Eldorado». (7) Le million d’émigrants québécois du XIXe siècle qui s’était exilé aux États l’avait fait par nécessité économique; le mouvement d’après-guerre est fort différent, car il résulte d’une séduction qui se confond avec l’impérialisme culturel américain du second XXe siècle. La génération dite des baby-boomers des années 50 et 60 du vingtième siècle, à la fois capitalistes et socialistes, fédéralistes et souverainistes, bref une génération déchirée par ses traits baroques, est une Agnès qui, critiquant l’autorité du tuteur et de ses valeurs aspire à accéder au monde ambigu de l’échange et au vocabulaire polysémique. La Révolution tranquille, c’est lorsque qu’Agnès, comme le souligne Paul Bénichou, «ne s’insurge pas contre la morale, [mais] l’ignore et la démontre inutile.» (8) Comment pourrait-elle suivre la quête insensée d’Arnolphe prêchée plus d’un siècle et demi par l’Église canadienne-française: «Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir…» (V, 4) Ou, plus précisément dans notre cas, par une génération «à mi-chemin de ses rêves d’enfance dévastés et d’une maturité impossible à conquérir, elle cherche l’amour, le terrain sûr d’une rencontre avec le réel, et n’en atteint, dans sa fureur de vivre, que les contrefaçons. Il lui faudra aller jusqu’au bout de cette chute vertigineuse pour reconquérir, non pas les valeurs perdues: la famille, l’amour, il est encore trop tôt, mais le plus rudimentaire espoir de vivre. Les valeurs sont aperçues, mais dans le vague, le lointain…» (9), comme l’explique un critique littéraire, Gilles Marcotte, qui, dans un article de 1963: «L’expérience du vertige dans le roman canadien-français», touche précisément là où le vertige baroque domine l’imaginaire canadien-français (devenu québécois). Et c’était là une faute que les Canadiens français ne pouvaient se permettre, car cela ne conduit pas à une régénération suffisante pour promouvoir un ordre nouveau. Ignorer la morale alors qu’il fallait la renouveler, faire en sorte que le Québec cesse d’être un pays d’Agnès et transforme définitivement la Maison de poupée (où Nora, la Agnès d’Ibsen, quitte définitivement son mari à la fin du drame) en foyer multiethnique, c’était là changer l’asphyxie pour la suffocation.

Il est possible de voir comment la Révolution tranquille a fait l’économie d’une distanciation critique pour retomber dans ses perversions baroques, le temps d’un changement de génération. Les nouveaux bourgeois - les Arnolphes - ont rêvé, comme le Harpagon de Molière, «d’un monde sans perte, sans déchet, d’un monde où il serait possible d’accumuler à l’infini, sans aucune dépense d’énergie […]. Mais, à refuser toute dépense, toute perte, celle-ci revient comme du refoulé et fait retour à la façon d’un symptôme. À éviter la dépense, celle-ci est retournée à Harpagon d’une façon multipliée, et elle prend le visage de la perte absolue, celui de la mort.» (10)  C’est Élise d’ailleurs, la fille d’Harpagon, qui nous donne à penser combien nous avons vu juste à propos d’Agnès: «Malgré la promesse de mariage que [Valère} a réussi à lui faire signer, elle souhaite le statu quo, et ne se croit pas assez forte pour améliorer sa situation: “Le succès me donne de l’inquiétude”, confie-t-elle. […] Et, devant les protestations de son amant, elle émet un jugement qui place tous les hommes en équivalence: “Chacun tient les mêmes discours. Tous les hommes sont semblables par les paroles…” (I, 1) En bref, elle se veut l’éternelle fiancée, c’est-à-dire à la veille du mariage, sans cependant s’y résoudre, parce qu’il entraînerait une perte affective. Elle fétichise l’amour absolu, peut-être parce qu’il est d’origine œdipienne, surtout parce qu’elle ne veut pas entamer le capital sentimental qu’il représente. Comme son père, mais dans le domaine de l’économie libidinale, Élise craint la perte, la dégradation du sentiment de la mort. En refusant la consommation du mariage, elle conserve l’amour absolu comme un trésor.» (11) Tel serait, pour Agnès, le mariage avec Horace. À l’opposé, nous retrouvons le thème du mariage forcé développé par Hubert Aquin, entre Canadiens des deux souches ethno-linguistiques: «“Le fait que la Confédération soit un mariage de raison, a dit M. Lamontagne, lui apporte à la fois force et faiblesse. Ce qui fait sa faiblesse, c’est qu’elle ne suscite pas l’amour. Ce qui fait sa force c’est qu’elle s’impose à nous à cause de nos intérêts économiques…” (“Nous serons les pères d’une nouvelle confédération, in “La Presse”). “Lesage aux Canadiens anglais: Épousez les revendications constitutionnnelles de vos concitoyens francophones” (titre en page un du “Devoir”, le 11 juillet 1963). L’allusion de Lamontagne aux “intérêts économiques” qui font la force de ce mariage et l’exhortation indécente de Jean Lesage qui dit aux Canadiens anglais “épousez”, indiquent assez clairement que, selon la logique propre à cette sexualisation de la Confédération, c’est le Québec qui joue le rôle de la femme. Ce mariage de raison “ne suscite pas l’amour”, mais la femme s’en trouve néanmoins la prisonnière consentante parce qu’elle ne détient, ni n’exerce, le pouvoir économique qui, comme on le sait, est une fonction typiquement masculine, pour ne pas dire la prolongation comptable en argent de la virilité. “Il arrive que la jouissance sexuelle soit complètement absente. La femme ne ressent ni la volupté initiale, ni l’orgasme. Ces femmes déclarent brûler de désir, être avides de l’orgasme sans qu’il leur soit possible d’y parvenir…” (Wilhelm Stekel, la Femme frigide)» (12) Voilà ce qui arriverait à Agnès si elle cédait aux avances d’Arnolphe; voici ce qui arriva aux Québécois lorsqu’ils choisirent, à au moins deux reprises, d’épouser le Canada anglais… Les pertes se complètent: perte matérielle due à l’avarice ici; perte spirituelle due aux scrupules là. Les deux compulsions finissent par se rejoindre pour donner frigidité et régression. C’est ainsi que les Québécois, pour reprendre les mots de Marcotte, crurent «la fatalité du vertige… exorcisée, par une volonté d’homme dans la mesure même où le vertige déploie toute sa violence de destruction». (13) Mais cette destruction reste tributaire du masochisme féminin, c’est-à-dire retournée contre soi, et annonce l’éventuelle disparition d’une collectivité par dissolution ethnique, substitut orgueilleux à une assimilation jadis regardée comme l’absorbtion dans le glacis anglo-saxon nord-américain. C’est ainsi que le sentiment de vieillissement prématuré, passant directement de l’enfance à la sénilité, sans l’étape de la maturité, s’impose au sens historique québécois du tournant du XXIe siècle.

Comment passer sous silence le comportement maniéré qui en découle au cours de ces deux derniers siècles et aujourd’hui? Ces échecs, ces inhibitions, ces volontés velléitaires, ces sorties manquées répètent inlassablement le sociodrame québécois (ou canadien-français) à un point tel qu’on peut le reconnaître dans les psychodrames théâtraux d’Agnès et d’Élise. L’École des Femmes de Molière est une allégorie symbolique fort adaptable à l’histoire du Québec. Illusion et réalité se retrouvent dans un même champ inconscient, et le comportement collectif subit un conditionnement analogue à celui du personnage féminin de la pièce: «Nous distinguerons…, l’attitude maniériste créatrice, qui révèle la réalité, et le “maniéré” qui traduit une forme d’existence avortée. Binswanger a donné de ce problème plutôt clinique, ou tout au moins psychologique, les analyses les plus pertinentes parues jusqu’à ce jour. Qu’est-ce que le maniéré, considéré sous l’angle d’une analyse existentielle? “Le reflet de l’existence individuelle dans le miroir des projets, des modèles, des prescriptions ou des principes du On.” Sur le comportement du maniériste pèse en quelque sorte la contrainte du “cérémonial, de la cuirasse, du voile, du corset, du masque et de la grimace.” Une telle attitude est proche de la schizophrénie, conduit très souvent au suicide, à la sécheresse intérieure, à la manie de la persécution.» (14) Les solutions qui finissent par s’imposer dans les faits et qui témoignent de l’échec de la tentative de quadrature du cercle sont les mêmes que celles enregistrées par le théâtre baroque: «Les héros dépressifs ne se comptent plus au théâtre: outre les suicides shakespeariens, une centaine de pièces […] entre 1580 et 1625, mettent en scène presque deux cents morts volontaires. Visiblement, il y a là plus qu’une mode: la traduction d’un malaise socioculturel, pour que tant de héros en viennent à envisager le suicide comme la seule porte honorable de sortie. […] Considérons le maître: William Shakespeare, qui met en scène cinquante-deux suicides à lui tout seul. Toute son œuvre est en fait une variation sur le thème “être ou ne pas être”. La vie, avec ses drames poussés au paroxysme, vaut-elle la peine d’être vécue? […] Fantasmes ou réalité? En Angleterre, les archives de la juridiction royale du King’s Bench, où sont jugés les cas de mort suspecte, la progression du nombre de suicides est régulière et spectaculaire: de 61 cas entre 1500 et 1509, on passe à 940 de 1570 à 1579. […] Même constat dans le monde germanique. À Nuremberg, le nombre de suicides enregistrés est multiplié par douze entre 1500 et 1600. Dans le territoire de Zurich, on passe de 2 cas entre 150 et 1550 à 35 entre 1600 et 1650. Les chroniques municipales font état d’un nombre croissant de suicides, comme à Metz». (15) Au  moment où les statistiques occidentales enregistrent méthodiquement les taux de suicide, la hausse canadienne entre 1962 et 1974 est de 80%, augmentation marquée surtout par le Québec où c’est précisément à la même période, note Jean-Claude Chesnais, «que s’effondrent les indices de fécondité, et que, par ailleurs, la montée du suicide concernant au premier chef les adolescents et les jeunes adultes». (16) La poussée théâtrale qui accompagne cette même période dite de la Révolution tranquille, à son tour, présente des mises en situation qui s’achèvent dans le suicide du héros ou la désespérance collective («Bouzille et les justes» de Gratien Gélinas, «Un simple soldat» et autres de Marcel Dubé, «À toi, pour toujours, ta Marie-Lou» de Michel Tremblay, «Le Pendu» et «Hamlet prince du Québec» de Robert Gurik, etc.


Une idéologie toute en paroles et en intentions sublimes s’offre à justifier, non par une praxis cohérente et efficace mais par le mimétisme, des rôles fonctionnels chargés de dissimuler le mieux l’impuissance politique (et sexuelle) derrière des attitudes purement formelles. Schopenhaueur remarquait précisément qu’«en art, les imitateurs, les maniéristes, imitatores, servum pecus, partent du concept: ils relèvent ce qui émeut et plaît dans une œuvre véritable, en prennent note, le traduisent sans forme de concepts, donc abstraitement, puis l’imitent, ouvertement ou non, avec ingéniosité. Tous les imitateurs, tous les maniéristes saisissent l’essence d’une œuvre magistrale à travers des concepts, mais ce ne sont jamais les concepts qui donnent à une œuvre sa vie intérieure. L’époque, c’est-à-dire la masse obtuse, ne connaît elle-même que des concepts, auxquels elle se cramponne, et c’est pourquoi elle accorde aux œuvres maniérées un rapide et bruyant tribut d’admiration. Cependant, il suffit de quelques années pour que ces œuvres soient devenues insupportables car les idées à la mode, sur lesquelles elles se fondaient, ont elles aussi changé entre-temps. Seules les œuvres véritables, issues de la nature et de la vie, restent toujours jeunes et toujours vigoureuses, comme la nature et la vie elles-mêmes. Car elles n’appartiennent à aucun temps, mais à l’humanité.» (17) Le maniérisme, plutôt qu’une fantaisie créatrice outrancière, devient un blocage psycho-affectif de la névrose baroque. On se rabat sur l’expression formelle des intentions plutôt que sur leur traduction socio-politique. On en restera aux formes poétiques ou plastiques …encore que: «Peut-être est-il permis de conférer un sens esthétique à la loi d’Ohm, qui affirme que “l’intensité d’un courant est égale au quotient de la force électromotrice par la résistance du circuit”. En d’autres termes, le classicisme a besoin de la “force électromotrice” du maniérisme, s’il ne veut pas se figer, tandis que le maniérisme a besoin de la “résistance” du classicisme, s’il ne veut pas se dissoudre. Le classicisme sans le maniérisme dégénère en pseudo-classicisme, le maniérisme sans le classicisme se mue en style maniéré.» (18)  Tout au long de son histoire, la culture québécoise à offert des exemples de ces deux issues incomplètes. Avant 1960, la culture des élites québécoise (issues d’un enseignement clérical) sombrait dans le pseudo-classicisme du théâtre racinien à la Paul Toupin, échantillon d’un étalage vaste de fausse rhétorique, de dialectique sophiste et de grammaire pontifiante; la littérature et l’art contemporains, depuis une «ouverture sur le monde» qui ressemble à du tourisme formaliste, sombre dans le style maniéré qui, des cubistes aux surréalistes, des minimalistes américains au design commercial stylisé européen ou japonais. Du provincialisme à l’exotisme, le mouvement n’a pas suivi, faute de renouvellement moral fonctionnel, le saut de l’archaïsme clérical à la modernité petite-bourgeoise. Nous restons toujours au niveau du commentaire, nous n’accédons jamais à la critique constructive (seulement au bitchage sadique et médisant). En un siècle et demi de conditionnement religieux, les séminaires québécois ne sont jamais parvenus à former un théologien de marque. Un pouvoir aussi absolu que le gouvernement du Québec, en plus d’un siècle de routine populiste, corrompue et scribouilleuse, n’est jamais parvenu à accéder à un statut d’État d’ampleur international: «Comment imaginer un destin plus affreux que celui de ce Prince, hanté sans cesse par l’angoisse de l’impuissance et du néant, et qui n’acquiesce in extremis à sa mission que pour périr?» (19)  Voici Hamlet en Québec, et ce n’est pas celui de l’écrivain Victor-Lévy Beauieu: «Sa patience épuise, à décomposer cent fois le même geste, l’espoir dernier d’en déduire un homme. […] Il juge, il jauge, il prononce, il espionne, il édicte, se reprend, délibère, dénonce, enrage, recommence; il quitte une maîtresse pour épouser une chimère; il simule l’absent par exorcisme, le fou par raison d’État, le dupe, le bon fils…» (20)

Comment expliquer l’impuissance chronique d’une collectivité à qui l’on prête un caractère prédominant dionysiaque et qui se retrouve frigide ou incapable de bander? Analysant une chanson populaire du milieu du XXe siècle, Le Rapide blanc, Marcel Rioux en arrive à une explication non dénuée d’intérêt: «…dans la version du Rapide blanc que j’ai entendue, c’est une femme [disons notre Agnès] - dont le mari est parti pour le Rapide blanc [comme Arnolphe dans la pièce] - qui reçoit des hommes chez elle; mais les hommes [non des Horace mais des fils dégénérés La Souche semble-t-il], “ne font rien”. Il y a des “hommes de rien qui entrent et qui entrent et qui ne font rien”, dit le refrain. La musique du Rapide blanc est, à certains moments, très endiablée et très persistance pour devenir, à la fin, très réservée, très retenue. Un musicologue, auquel j’avais demandé d’analyser la musique de la chanson, résumait son impression génrale par les mots de chaud et de froid. La musique est chaude quand l’héroïne fait entrer des hommes chez elle et devient froide quand les hommes “ne font rien”. Il m’est alors apparu que le chaud-froid de cette chanson qui était devenues extrêmement populaire chez les francophones d’ici pouvait servir d’hypothèse pour concilier ceux des analystes et écrivains qui voyaient le Québécois en apollinion et ceux qui le considéraient plutôt comme de type dionysiaque. Cette hypothèse a l’avantage de suivre aussi le rythme alterné du chaud et du froid des saisons. Au-delà du climat et plus profondément, ce chaud-froid pourrait rendre compte d’une certaine dépersonnalisation que les Québécois ont subi au cours de leur histoire. Ce peuple qui n’a jamais été libre, n’a jamais pu - ou n’a jamais su - aller jusqu’au bout de lui-même. Il n’a jamais eu entièrement la possibilité de donner à voir ce qu’il est. Pour lui, à cause de contraintes de toutes natures qui lui ont été imposées, le paraître l’a souvent emporté sur l’être. Le dominé a toujours peur de se montrer sous son vrai jour. Il se produit une espèce de dédoublement de la personnalité, l’une, superficielle, où le dominé se comporte comme il croit que le dominant veut qu’il se comporte; et l’autre, refoulée, n’apparaît qu’épisodiquement et reste comme en réserve dans l’attente d’une libération.» (21) On aura reconnu là la thèse du Portrait du colonisé d’Albert Memmi, et c’est peut-être là aussi la faiblesse de l’explication sociologique, mais le reste de la démonstration demeure: alternance chaud-froid de la chanson, le rythme des saisons contrastées avec de longues périodes de transition, le paraître-l’être, l’ostentation dionysiaque et la dissimulation apollinienne, bref, le dédoublement de la personnalité, toujours tentée par la similitude commandée par les puissances exocratiques (Paris, Londres, Rome, New-York, etc.) pèsent par le refoulement qu’elles exercent sur la nature profonde de la collectivité québécoise. Il faudra attendre l’étranger qui frappera à la porte de la femme du Rapide blanc, pour lui proposer les valeurs électro-ménagères de l’American Way of Life. C’est «vers eux que convergent toutes nos sympathies, nos préférences, nos admirations. […Ils] nous tiennent en effet, à cette heure, par le cerveau, par les pieds et par le ventre. Ils sont ici chez eux tant leurs manières de vie, leurs coutumes, leurs goûts, leurs sports, leurs modes sont nos manières de vie. […] N’ont-ils pas Charlie Chaplin, Mary Pickford, […] le gomme, les liqueurs douces, […] le baseball, la lutte, la boxe, les chorus girls [?]» (22) Aussi, il ne sera pas question qu’il ne se passe rien, mais la femme prendra le tuyau de l’aspirateur pour le sexe tabou de son visiteur. Ce n’est pas le Horace de L’École des Femmes qui se présente à la porte, mais un simple commis-voyageur tiré d’une pièce de Miller. L’impuissance baroque se fera, vingtième siècle oblige, consommation de gadgets éphémères, mais le battement de cœur d’un moment de bonheur, occasion saisie au vol d’une rencontre fortuite, laissera le goût de s’écarter de la morosité congénitale. Mais, sitôt le commis-voyageur parti, le mari congédié et désœuvré du Rapide blanc de retour, reprendre le train-train quotidien de l’ennui et de l’indolence d’une société marquée par le schisme dans l’âme irréconciliable.


L’impuissance a donc plusieurs visages au Canada français (ou au Québec). L’impuissance des clercs masculins habillés en robes, noires en surplus, ou nonnes athlétiques à moustaches; c’est à eux que la formation de la jeunesse était confiée. Inutile de deviner comment les enfants se sentirent très vite, comme Kierkegaard, revêtus d’une chape de responsabilités trop lourdes pour leurs frêles épaules. Dès le jeune âge, l’aspiration au martyre et à l’ascétisme de potentiels futurs missionnaires devient l’enjeu de rivalités collégiales, et ce n’est pas là un jeu qui se livre sans l’humiliation préalable des valeurs machistes de la société baroque: «Etre incapable de concevoir est, pour un homme, la pire affliction qui puisse l’atteindre, la pire insulte qu’on puisse adresser à son honneur viril, car “il est certain qu’il n’y a rien qui ravale et anéantisse plus sa gloire que l’impuissance de produire son semblable, estant très certain, selon le témoignage d’Aristote, que c’est la plus parfaicte et la plus asseurée marque de son imperfection… ceux qui sont inhabiles à la génération doivent estre méprisez, ne peuvent parvenir à aucuns offices, perdent les alliances des grands; et finalement sont tenus comme monstres, imparfaicts et défectueux” écrit Louis de Serres en 1625.» (23) Cette impuissance névrotique, voulue par la culture de la société, brimait l’instinct sexuel de jeunes hommes et de jeunes femmes, payant la tristesse de la chair du prix de l’appauvrissement moral. Les mariages empressés des soldats du Régiment de Carignan-Sallières avec les Filles du Roy consacra l’idée qu’«à chaque guénille il y a son torchon», et anticipa d’abord ces mariages en rafales afin de peupler la Louisiane, qui servirent de couverture aux spéculations de Law: «Le pourcentage élevé et le style des testaments et des contrats de mariage faits par des personnes aux revenus souvent modestes laissent à penser que la vie de famille était sordide et contraignante. C’est l’argent, les meubles, les appartements, les affaires et les héritages qui créaient des liens de famille plus que l’amour et l’affection. que, selon les milieux, les disputes aient eu lieu à voix basse ou avec des éclats de rage, dans un langage châtié ou trivial, c’étaient de toute façon de fameuses disputes! Elles duraient parfois des années, des vies entières.» (24) Et anticipa même ces mariages collectifs de 1917 et de 1943 afin de soustraire les hommes valides de la conscription fédérale lors des deux guerres mondiales.

Les impuissances québécoises trouvent leur contrepartie dans le népotisme familial. Encore aujourd’hui, comme dans le Paris du XVIIe siècle, «pas question […] de gagner en prenant un emploi, car il était pratiquement impossible de trouver du travail sans introduction ou sans un soutien familial.» (25) Le népotisme ou le cooptage est un mode d’ascension qui ne se confond pas avec la circulation sociale mais avec la mobilité à l’intérieur de milieux fermés. La compétence et l’expérience n’y sont pour rien face à la préséance et à l’étiquette familiale ou corporatiste. Esprit persistant d’Ancien Régime - après tout, le Premier Ministre Duplessis (26), qui fut au pouvoir pendant près de vingt ans (1936-1940, 1944-1959) ne portait-il pas le prénom de Le Noblet et se prétendait apparenté à la famille d’Armand Duplessis de Richelieu! «Et toujours sous le regard du roi médiateur qui, au-dessus de la mêlée, assiste et tire parti de ces oppositions…» (27) - ce qui reste incrusté dans le comportement québécois de cette perversion incestueuse baroque, comme les Parisiens du XVIIe siècle encore, c’est que les Québécois du XXe ne semblent «pas tenir à voir même les plus talentueux d’entre eux s’élever au-dessus de leur milieu d’origine». (28) Comportement provincial, mentalité mesquine et sans ampleur (et encore moins de grandeur), médiocrité dont l’honnêteté reste douteuse, seuls les success stories du show-bizz et l’étalage princier des gens riches et célèbres suffisent à faire baver d’envie une collectivité promise à l’insignifiance historique et au néant.


Pas étonnant que les Québécois se sentent appartenir non à un peuple jeune et dynamique, malgré une publicité inlassablement répétée depuis le milieu des années quarante du XXe siècle, mais à une collectivité vieillie et à l’automne de son existence. C’était une marote littéraire de l’après Première Guerre mondiale que de vanter les vieilles choses et les vieilles gens… de chez nous! «…l’agronome Georges Bouchard, inlassable animateur et admirateur de nos traditions rurales, publie en 1926 Vieilles choses, vieilles gens, dans la filiation directe des Chez nous, chez nos gens, Rapaillages et Choses qui s’en vont. Il idéalise dans son recueil de vingt-neuf récits tout ce qui est vieux, aussi bien en choses - “Le vieux moulin”, “Le vieux four”, “Le vieux métier” - qu’en gens - “Le vieux curé, “Le vieux maître-chantre”, -  prenant pour seul critère valorisant: la vieillesse! Aussi, “vieille faucille, vieux fléau, glorieux témoins des rudes labeurs anciens, parlez-nous des efforts génreux de nos devanciers à la conquête de leur pain, pour provoquer le relèvement de nos courages amoindris”. Car cela va de soi, ce qui n’est pas vieux est amoindri. À preuve, la seule jeune du recueil, “La cousine des États”, ne fait pas dans le sympa!…» (29) De l’amour, il n’y en a que pour ce qui est vieux, comme à la même époque (1920), l’énumérait le chanoine historien Lionel Groulx: «Tous ces vieux fondateurs de notre race, tous ces hommes aux poignets de frêne et au cœur d’argent qui ont tant bûché, tant labouré, tant peiné; toutes ces vieilles aïeules au cœur d’or et à coiffe blanche qui ont fait aller tant de berceaux, ont tant filé, tant tissé, tant pleuré, tant prié pour que notre jeune pays existât, ah! nous pouvons les saluer, sans crainte, avec la fierté orgueilleuse de fils de bonne race, là-haut, sur le piédestal d’amour, et d’honneur où nos cœur les ont élevés.» (30)  Jeune pays peut-être, mais, semble-t-il, peuplé que de vieilles gens! À écouter Arnolphe, Agnès vieillirait sans mûrir.

Toutes ces impuissances structurales se ramènent à l’impuissance sexuelle. Lorsque le médecin du roi Henri IV, Du Laurens, regrette que «les autres fonctions naturelles auxquelles le Créateur avait mêlé l’expression de désir et la perpétuité de l’espèce» (31), il annonce ce personnage de la pièce du dramaturge québécois Michel Tremblay A toi, pour toujours, ta Marie-Lou, qui s’écœure de découvrir que les enfants naissaient par le même orifice par où sortent les excréments. Pas étonnant que le modèle d’homme soit le paragon de la chasteté mâle: saint Joseph, dont la montée du culte date du XVIIe siècle, précisément! Comme le souligne Delumeau, saint Joseph «a certes été présenté… comme un modèle d’humilité et d’obéissance. Mais la pastorale a souligné surtout sa virginité. Il fut un “ange” parmi les hommes. Il réalisa pleinement cette “anthropologie angélique” qui était l’idéal du corps ecclésiastique. Et cet “ange” devint le “porteur de la bonne mort”…» (32) Pour Mordillat et Prieur, encore plus radicaux, «Joseph n’est pas à proprement parler “le père” de Jésus, ce qui expliquerait la modestie de son rôle. Il n’est pas son géniteur, mais son père adoptif, son père nourricier, son père légal, celui qui assume la paternité et accepte sous son toit l’enfant de Marie avant de s’effacer de l’histoire». (33) Durant tout le Moyen Âge, la figure de saint Joseph est moins que modeste: «…la contribution la plus significative qu’apporte Gerson à la doctrine théologique consiste dans la promotion du culte de Joseph, le père adoptif de Jésus. Jusqu’à la fin du XIVe siècle, Joseph ne figure pas parmi les grands saints de l’Église et n’est objet que d’un culte populaire. Gerson se donne pour tâche de l’officialiser et de mettre ce saint en valeur. Il lui consacrera de nombreux sermons et même un poème, Josephina, qui décrit la fuite en Égypte en plusieurs milliers de vers latins. Il intervient dans ce sens auprès des puissants de ce monde. […] Avec Pierre d’Ailly, Gerson essaie de faire accepter par le concile de Constance que Joseph soit élevé à un rang supérieur à celui des apôtres, juste après Marie; il échoue, mais on ne célèbre pas moins, de son temps, la fête de Joseph avec ferveur. Pourquoi Joseph? Parce qu’il apparaît aux yeux de Gerson comme un modèle pour ses contemporains, ce qu’on ne saurait dire de tous les saints martyrs, Joseph est d’abord l’exemple de l’homme qui prend soin de ses proches; il protège Marie, aime Jésus. À toutes fins utiles, il a su jouer le rôle d’un véritable père pour son fils, un père nourricier. […] C’est pourquoi Gerson suggère même que l’on parle, plutôt que de la Trinité divine, de la Trinité humaine et proche, celle de la sainte Famille formée par Jésus, Marie et Joseph. En même temps Gerson loue en Joseph l’homme qui gagne sa vie à la sueur de son front et qui chérit son travail, attitude qui contraste avantageusement avec les valeurs guerrières et mondaines appréciées à la cour des grands. “Ce culte, conclut Meyer Shapiro, est essentillement domestique et bourgeois”, il annonce un monde nouveau qui bouleversera les anciennes hiérarchies». (34)


Quoi qu’il en soit, la découverte du Canada coïncide avec la renaissance du culte de saint Joseph; ils sont contemporains au point que saint Joseph est devenu l’un des patrons des Canadiens français, l’autre étant saint Jean-Baptiste, lui aussi fort populaire au XVIIe siècle. Chef des miles Christi, prêt à se lever et à marcher pour la reconquête catholique, Jean-Baptiste est aussi le décapité: «le Baptiste est le miroir du Seigneur, il a vocation à le faire voir et à l’annoncer, et c’est pourquoi il est admis à sa présence, à sa vision, à sa conversation. Il entre dans ses affections et son amour. Cela ne le dispense ni du martyre, ni de la souffrance, ni de la solitude, mais cette communion inoubliable et inséparable lui donne l’inspiration pour traverser comme en rêve les épreuves terrestres de sa mission.» (35)  Le Baptiste fournit aux Canadiens Français la suggestion du mouvement, de la marche qui se perd dans le désert, marche insensée du décapité qui perd le nord puisqu’il a perdu tout sens des directions. D’où l’indispensable complémentarité de Joseph, dont les vertus fournissent une forte dose de mélancolie aux pérégrinations du Baptiste, comme le reconnaissaient les auteurs des Plus belles chansons de Noël, de la Bibliothèque bleue de Troyes: «…l’immaculée conception de la Vierge, traité d’ailleurs de façon fort prosaïque, le “mystère” est fréquemment évoqué, même de façon allusive à propos de l’attitude de saint Joseph avant et après la naissance. Et ce qui paraîtrait aujourd’hui une gaillardise anticléricale du XIXe siècle finissant figure là comme un leitmotiv directement inspiré de saint Matthieu: “le bon saint Joseph commençait à compter ses soupçons fâcheux”, qu’heureusement une apparition, voire une discussion avec les bergers, vient dissiper tout aussitôt, avant qu’il ait pu songer plus sérieusement à la répudiation évoquée par l’Évangile. […] les pastourelles morigènent Joseph, “indigne époux de l’avoir soupçonnée”. Une fois ce travail de matrones bavardes achevé, arrivent les bergers eux-mêmes, puis les Rois». (36)


Impuissance et castration se renvoient l’une à l’autre comme les deux fantasmes pervers de l’inconscient collectif canadien-français auquel il a fallut bien en rajouter un troisième, corollaire aux deux premiers: l’adoptif: «Père créateur, père fondateur, père géniteur. Une quatrième figure s’inscrit dans l’imaginaire du temps, celle du père adoptif, qui contribue à la sublimation de la figure paternelle. Le XVIe siècle se donne pour protecteur saint Joseph… Au début du XVIe siècle, le dominicain Isolanus dresse à travers lui un portrait du père humaniste penché sur son enfant. Père putatif, Joseph est un père selon le cœur et non selon la chair; dégagé des liens du sang, la paternité peut s’exprimer avec la force d’un symbole.» (37) Finalement, c’est «Grégoire XV, à la suite lointaine de Gerson et du concile de Constance, [qui] décide en 1621 de lui donner une fête spéciale, obligatoire dans toute la catholicité, le 19 mars: saint Joseph à qui les premiers missionnaires en terre américaine viennent de consacrer le Canada…» (38) Mais l’image que donne saint Joseph ne peut être que celle de l’impuissance sexuelle, dont la vertu chaste ne serait que la traduction névrotique de la chose: «L’image qu’il donne de la paternité au XVIIe siècle est encore étrangère aux pratiques du temps. C’est parce que saint Joseph est le plus humble de tous les saints qu’on lui a confié, au Moyen Age, des taches dans la maison; mais, à cause de ces modestes occupations, il était moqué. Au XVIIe siècle encore on rit des hommes qui s’occupent du ménage. Une des gravures les plus connues portent sur ce thème, éditée chez J. Lagniet (v. 1660) montre un “pauvre sot”, le père, qui “berce, esbrene (nettoie) l’enfant, luy donne la boulie”. Aussi s’empresse-t-on en un temps où saint Joseph est de plus en plus honoré, de lui procurer l’aide des anges dans les besognes domestiques.» (39) Plus sérieusement, c’est, encore une fois, la mélancolie baroque qui impose à saint Joseph son caractère d’ambivalence lié à l’inconstance du personnage, entre homme et mère: «Il est un geste très souvent attribué à saint Joseph dans les Nativités médiévales: c’est le geste de la “main à la maisselle”, autrement dit “à la mâchoire”. C’est aussi bien le geste de celui qui fait un songe que le geste saturnien du mélancolique ou de celui qui doute: “Qu’as-tu, mon âme, à défaillir?” (Psaume, 42, 6) […] Le geste est devenu celui du “penseur”; l’attitude est celle de la méditation. Quant au sujet de la méditation, ce ne peut être celui de la Naissance, même si le mystère de l’Incarnation reste essentiel. Ce que Joseph contemple, ce n’est pas un nouveau-né, mais un enfant déjà grandelet qui joue le plus souvent avec le petit saint Jean. La méditation de Joseph porte sur le sujet même des œuvres qu’il habite, c’est-à-dire de la Sainte Famille et sur le rôle qu’il y joue en tant que père adoptif.» (40) Le culte que lui voua le thaumaturge frère André (†1936) et la basilique qu’il fit construire en pleine récession économique de 1929, attirant chaque année une foule d’éclopés venus demander son intercession pour l’œuvre de guérison frôle le phénomène de foire pour toute l’Amérique du Nord. Pour le Québec, c’était encore Agnès qui choisissait Arnolphe plutôt que de s’abandonner à Horace. Avec la société de consommation et le contexte de la Révolution tranquille, Horace saura renvoyer Joseph à son oratoire et à ses objets kitsch.

L’impuissance sexuelle renvoie, comme par une logique automatique, à l’incurie politique. Là où ne s’exerce pas d’autorité (donc de puissance), la classe politique reste suspecte, suspendue entre la tergiversation et la consultation. Comment s’étonner puisqu’un monarque «aussi absolu» que Louis XIV régnait déjà par l’entremise des sondages… de son entourage: «Un monarque comme Louis XIV ne prenait jamais les devants; c’étaient toujours les autres qui s’approchaient de lui; on lui exposait telle affaire, on lui présentait telle requête; lorsqu’il avait entendu le pour et le contre de la bouche de plusieurs personnes de son entourage, il décidait. L’énergie lui était en quelque sorte apportée de l’extérieur; il se tenait à l’écart, mais savait s’en servir. Il n’avait pas besoin de grandes idées, les idées des autres en tenaient lieu, il savait les mettre à profit». (41) Du moins, Louis XIV finissait par trancher et décider… Cette politique baroque eût pour conséquence de limiter les actions et d’enfler la bureaucratie et les conseils du Roi. Les excès cancéreux de l’appareil d’État d’Ancien Régime sont devenus la norme de la fonction publique québécoise contemporaine - et canadienne: ce qui n’était qu’une fonction royale ressentie par Phiippe II devient un vice pour une culture qui inhibe la puissance et l’action: «Cet homme, qui travaille chaque jour de longues heures dans son cabinet, qui lit consciencieusement tous les rapports, qui écrit lui-même d’innombrables notes, qui s’occupe de toutes les affaires, petites et grandes, avec un soin méticuleux, n’arrive pas à comprendre ce qui se passe en dehors de son propre cercle de pensée. Par malheur, ce cercle est étrangement étroit pour le souverain d’un si vaste empire. Il serait même étriqué pour un homme de condition moyenne. Les scrupules, les hésitations du monarque, son désir parfois évident de bien faire se trouvent entachés d’une faiblesse foncière: cet homme a une âme de scribe. Il croit à la vertu efficace des petits papiers. Il n’a qu’une seule grande idée: la défense de la foi catholique. C’est une mission qu’il pense avoir reçu du ciel. Sur ce chapitre, aucune faiblesse ne lui semble excusable. Il préférerait perdre tous ses états, plutôt que de faire des concessions dans ce domaine. Il se considère comme la gloire de Dieu et rien ne peut le détourner de cette pieuse mission. Cette disposition d’esprit l’entraîne, lui, le prudent, à négliger certaines précautions qui sont de mise en politique.» (42) Dans la politique québécoise aussi les obsessions se succèdent: autonomie nationale pour Duplessis, nationalisation de l’électricité pour Lesage, les barrages de la Baïe James pour Bourassa, le décifict 0 pour l’an 2000 (à n’importe quel prix, y compris la déstructuration complète de la société québécoise), les différents gouvernements québécois se sont conduits sur le mode de la manie et de l’obsession, illusion velléitaire de puissance et de volonté. Aussi, rien ne peut se développer au Québec - y compris le capitalisme - s’il ne s’insère pas dans l’obsession de l’heure du gouvernement québécois. Ce n’est pas là de l’État providence, mais du bon vieux colbertisme du temps de Colbert et de l’intendant Talon qui ont imprimé une marque indélébile dans l’administration publique d’Ancien Régime: la pratique des subventions d’État - appelée aujourd’hui aide aux entreprises -, et qui parasite toute activité socio-économique au nom d’une justice sociale fictive: «Pour stimuler les créations d’entreprises, Colbert a utilisé plusieurs méthodes, de façon assez emprique: quand il a été possible d’attirer en France, même à grands frais, des spécialistes étrangers, il l’a fait. […] Le plus souvent, Colbert a prodigué des encouragements financiers sous les deux formes (qui n’ont pas disparu des pratiques françaises jusqu’à aujourd’hui): l’attribution de subventions non remboursables assortie de conditions concernant, pour le textile, le nombre de métiers à construire et à faire fonctionner assidûment; les prêts d’argent à court terme qui supposent remboursement après quelques mois de démarrage, lorsque la nouvelle entreprise peut restituer ses avances». (43) On le voit, ces pratiques, devenues courantes non seulement pour l’administration française, mais encore plus pour l’administration québécoise et même canadienne, ne relèvent du socialisme d’État, ni de l’État-providence d’après guerre, mais d’une bien plus vieille tradition: le colbertisme du temps de la monarchie absolue. Donc, bien avant nos actuels ministres des Finances et de l’Industrie et du Commerce, Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France (1665-1672), essaya d’amener le développement industriel de la colonie à partir de tarifs privilégiés et de concentration des force économiques en vue de rendre la colonie auto-suffisante mais sans perdre de sa totale dépendance envers les produits manufacturés de la métropole. C’était déjà un pari économique inatteignable, et dès son rappel en France, l’œuvre de Talon s’effondra d’elle-même: «Les colons n’avaient pas eu le temps de se familiariser avec la culture des plantes industrielles et, après le départ de Talon, ils revinrent vite à la culture du blé et à l’agriculture de subsistance. Aussi les manufactures créées par l’intendant tombèrent-elles rapidement en sommeil. Le départ de l’intendant Talon et l’arrêt des subventions royales eurent raison d’une œuvre fragile, qui eût fourni du travail aux femmes et aux filles durant la longue période d’hiver. Seule la fabrication des chaussures survécut au départ de Talon. […] L’intendant veilla au développement des constructions navales. Dès 1664, sur l’ordre de Colbert, on avait mis en construction deux petits vaisseaux (une galiote et un brigantin), alors qu’on s’était contenté auparavant de fabriquer des barques et, à la rigueur, des pinasses. Talon ouvrit un grand chantier sur la rivière Saint-Charles et fit construire un navire de 120 tonneaux en 1667; quatre ans plus tard, il fit mettre en chantier un navire de 400 tonneaux. Or, ces navires revenaient encore très cher, car la main-d’œuvre spécialisée était rare; il avait fait venir de France des charpentiers de navire, qui encadraient des habitants ou des soldats, qu’ils “façonnaient au mestier”. Et il fallait importer les fers, ancres, goudron, etc. En 1672 Frontenac proposait à Colbert d’envoyer le bois brut en France, car un navire construit à Québec coûtait plus cher que le même vaisseau construit en France avec du bois importé du Canada, et les Canadiens se remirent à fabriquer barques et pinasses. Solution de facilité, qui plaisait à Colbert et s’inscrivait parfaitement dans la perspective du pacte colonial, mais qui, à moyen terme, était catastrophique pour la colonie.» (44) Ceux qui se souviennent des démêlés concernant les chantiers navals de Marine Industries y trouveront là des points de convergence.


Quoi qu’il en soit, l’impulsion donnée par les mesures de Talon s’essoufflèrent très vite et le siècle qui suivit fut une longue période de vivotements et d’appauvrissement. La faillite de la Nouvelle-France, à la veille de sa Cession à l’Angleterre, signifie tout le contraire de l’épopée glorieuse de l’historiographie cléricalo-nationaliste du premier XXe siècle. Plus tard, au XIXe siècle, Tocqueville allait en dresser un bilan des plus sévères: «…Au Canada donc, pas l’ombre d’institutions municipales ou provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un intandant ayant une position bien autrement prépondérante que celle qu’avaient ses pareils en France; une administration se mêlant encore de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire tout de Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l’en séparent; n’adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires pour accroître et répandre la population: culture obligatoire, tous les procès naissant de la concession des terres retirés aux tribunaux et remis au jugement de l’administration seule, nécessité de cultiver d’une certaine manière, obligation de se fixer dans certains lieux plutôt que dans d’autres… cela se passe sous Louis XIV; ces édits sont contre-signés Colbert…» (45) C’est ce type d’administration qui est resté celui du Québec jusqu’à ce jour. Il est donc normal que ce peuple, qui fut formé dans un contexte d’Ancien Régime et d’absolutisme tatillon, devait conserver tout au long de son histoire une inaptitude à la gestion de «grands projets». C’est ainsi, repliée sur elle-même, que l’historien Gustave Lanctôt trace le portrait global des Canadiens Français dans les années 1930: «Égalitaires à un haut degré, ils se révèlent indociles et entêtés; régionalistes, même sous la France, et davantage sous l’Angleterre, ils se préoccupent uniquement du Canada. Presque tous cultivateurs, ils ne s’intéressent qu’à leurs champs, n’ambitionnent qu’une vie facile et ne détestent rien au monde autant que les impôts. Catholiques sans fanatisme ou bigoterie, ils ont plus de dévotion que de religion, et plus de déférence pour leur clergé que de réelle obéissance. Leur grande faiblesse, c’est qu’ils se trouvent sans chefs ni directives: sans chefs, parce que leurs prêtres ne sont que des directeurs religieux et que leurs seigneurs ne sont que des grands propriétaires plus ou moins respectés; sans directives, parce qu’ils  étaient habitués à un régime absolu qui, sans les consulter, réglementait toute leur existence. Ignorant à la fois, tout système représentatif et toute pratique administrative, ils passent soudain sous une domination étrangère qui reconnaît à tous les droits politiques.» (46)  Pour comprendre cette société repliée sur elle-même, il faut interroger la société villageoise de la France d’Ancien Régime qui lui est contemporaine: «Le village, écrit Muchembled, représente, aux yeux de chacun des habitants, une sorte de sphère de sécurité, définie dans l’espace et dans la durée au sein de laquelle se meuvent des individus eux-mêmes environnés du halo protecteur de leurs solidarités et de leur parenté.» (47) On comprend dès lors d’où vient ce goût pour le népotisme et les filiations endogamiques. À cette société villageoise à la française, les feux de la Saint-Jean sont clairement «l’un des moyens inventés par le peuple pour resserrer périodiquement les liens sociaux sur un territoire donné.» (48) La Saint-Jean allait devenir, au Canada Français, le moment de la fête patriotique et nationale dans le second XIXe siècle, comme si à un saint patron marqué par l’impuissance déguisée en chasteté, il en fallait un autre, dont la castration (par les Rébellions réprimées), dissimulait l’incompétence politique. On voit comment la religion, en définitive, ne servait pas à l’élévation spirituelle de la communauté, mais à fournir un tissu de pratiques morales chargées de refouler la réalité historique sous l’illusion du consensus familial. La vertu névrose, les vertus religieuses névrosent religieusement: «La pédagogie du temps, qui est essentiellement aux mains des ordres religieux, et en particulier des jésuites, répercute ce principe dans les couches dirigeantes et dans certaines franges du tiers état qui envoient leurs enfants dans les collèges. Le but de ces établissements “n’est point de faire des études un instrument de promotion sociale, elles doivent au contraire contribuer à maintenir chacun dans son rang et dans sa condition.” L’Église catholique est en parfait accord avec “ce désir profond de stabilité sociale où le fils doit reproduire le père”. Car, en fin de compte, ce que la religion propose à tous, élites ou masses, c’est de vivre en fils respectueux et obéissants dans une grande famille sacrée dirigée par Dieu le Père. Rien ne peut ni ne doit changer, puisque le destin de chacun est d’avance totalement déterminé et que sa place dans la société est définie de toute éternité.» (49) Le fait que cent cinquante ans de fervent catholicisme et d’éducation morale catholique ont baigné les Québécois ne put produire un seul grand théologien en cette période où toute la chrétienté ultramontaine se débattait dans des débats houleux sur la modernité honni et l’infaillibilité pontificale est une marque, je le rappelle, d’une profonde impuissance intellectuelle et morale.

Si nous devons conclure ce survol du Québec comme culture fossile-vivant du baroque en plein XXe siècle, il convient de s’arrêter au rôle néfaste du catholicisme tridentin dans ce processus de fossilisation sociale. Les Jésuites et les Québécois partagent, chacun à son niveau, un même refus aveugle du processus historique. La critique adressée à l’ordre des jésuites par le P. Rideau en 1980 pourrait très bien s’adresser à l’élite cléricalo-nationaliste qui domina l’idéologie canadienne-française jusqu’au second XXe siècle: «…la Compagnie a pâti d’un aveuglement relatif à l’histoire: infidèle ici à l’esprit de son fondateur, elle n’a pas su ou pas pu reconnaître à temps les signes des temps; son réalisme a manqué de lucidité et de discernement prophétique. Étroitement rivée à une Église dont elle était la servante, elle a subi la pesanteur et la lenteur d’une chrétienté passablement émigrée du monde. Généreuse et presque irréprochable dans l’exécution de ses tâches quotidiennes, elle a hésité à se “reconvertir” à la mesure du progrès de la conscience; elle a vécu au jour le jour, trop occupée, trop contredite aussi, pour penser l’histoire et s’y réadapter sans cesse; plus contrôlée que d’autres par une autorité ecclésiale, elle-même en dépendance de l’état général des esprits, elle n’a pas pu prendre toujours les initiatives voulues par elles de l’avant » (50) Certes, les progrès et la «marche de l’histoire» ont fini par rattraper les élites canadiennes-françaises, mais celles-ci ont persisté à se faire les gardes-chiourmes de l’intransigeance absolutiste et de l’immuabilité des vérités sur lesquelles étaient assises les pouvoirs politiques et moraux de la société. Il s’est forgé alors un esprit chimérique qui a projeté la Conquête anglaise de 1760 au centre de toutes les sources de mal-être que représente la perte de l’Empire français rêvé par les associés mégalomanes du roi Louis XIV. Il a été de la Nouvelle-France démembrée ce que Dominique Fernandez écrit de l’Autriche aux lendemains de son démembrement en 1919: «L’Autiche, qui a été plus nazie que l’Allemagne, reste dévorée de rancœurs. Ce peuple souffrira toujours de n’être plus qu’une province montagneuse de l’Europe, après avoir été un empire. Comment se contenter d’être fameux pour ses champs de neige et ses chalets, quand on a compté parmi les grands de ce monde? Joseph Roth disait que la vraie richesse de cet empire n’en était pas le centre, mais les marches périphériques, perdues en 1919, Galicie, Bohême, Moravie, Slovaquie, Transylvanie, Croatie, Slovanie, Istrie.» (51) La comparaison est juste à un point seulement - et un point de taille -, l’Empire français d’Amérique du Nord, je l’ai dit, ne fut qu’un empire de carton.

But can a people live and develop for ever three hundred years simply by reacting? demandait Ralph Ellison, nouvelliste afro-américain qui ne parlait pas des Québécois, ces nègres-blancs d’Amérique, bien sûr, mais des nègres-noirs des États-Unis. (52) Il n’y a certes rien de comparable dans les pérégrinations canadiennes-françaises en Amérique du Nord et l’afflux des esclaves dans le Sud des États-Unis. Le mot clef est reacting. La thématique canadienne-française reste profondément enracinée dans ses sources baroques: «…il y avait une conviction diffuse que tout ce qui faisait rêver les Napolitains les empêchait de mûrir, que tout ce qui exaltait leurs sens et transportait leur imagination était un obstacle à un agencement plus rationnel de leur vie», écrit Dominique Fernandez. (53) C’est cela qu’il faut entendre par l’expression «vivre et se développer seulement en réagissant». C’est ce qui rend un peuple vieux avant son temps, qui crée une sclérose de la créativité face aux problèmes complexes qui se posent à une culture ou une civilisation. Quelque chose donc manque à transformer cette attitude passive de «réaction» à caractère actif et volontaire. Ce quelque chose, qui manque aux Canadiens français - et aux Québécois encore plus, considérant les avantages géo-politiques que leurs offre l’État du Québec -, et que les Anglo-Saxons ont expérimenté et qui les a débarrassé de ces traits pourrissants de caractère baroque, se résume à trois expériences historiques. D’abord la Révolution américaine (ou la Révolution française, si vous préférez), en ce qu’elle reconnaît l’égalité des droits de chacun devant la même Loi et fait du «monarque» une autorité sous la Loi (et non au-dessus); la Révolution industrielle où la libre-entreprise devient le moteur du développement (morale active) et non la dépendance à travers le soutien financier de l’État (morale métaphysique); la démocratie comme régime politique qui appelle à la participation et la discussion politique rationnelle plutôt que symbolique. Au Québec, la Révolution a échoué avec l’écrasement des Rébellions politiques de 1837-1838. Venu sur les traces de Tocqueville en cette Nouvelle-France de 1906, le sociologue André Siegfried avait raison de souligner - n’en déplaise à Robert Lahaise -, qu’«on voit bien vite, en la visitant, qu’elle n’a pas fait son 1789». (54) La Révolution industrielle reste, au Québec, un produit d’importation étrangère auquel la communauté rurale dut se soumettre ou se résigner sous la double pression de la démographie croissante et de l’économie coloniale. Enfin, la démocratie ne fut jamais acceptée ouvertement, mais la tradition politique y a glissé lentement et imperceptiblement, à travers la diminution du cens annuel qui donnait droit de vote à chaque citoyen; elle ne fut pas acquise sur les barricades ou à coup de pétitions comme en Angleterre ou en France, mais par la substitution, au niveau politique, du caractère de ce que dom Deschamps appelait, au XVIIIe siècle, l’ambitieux: «L’ambitieux, qu’on y fasse attention, n’a pas pour premier objet d’avoir de la supériorité sur ses semblables; mais de n’avoir aucun de ses semblables qui aie de la supériorité et de l’avantage sur lui. Il tend à l’égalité, à l’indépendance morale, car c’est y tendre que de travailler autant qu’il est en lui, à secouer le joug de toute domination, et s’il y tend par l’inégalité, c’est qu’il est dans la nature de notre état de lois de ne pouvoir pas être sans maître qu’on ne soit le maître. S’il ne veut pas d’égaux, c’est uniquement par la crainte qu’ils ne sortent de l’égalité, et ne deviennent ses maîtres. S’il ne veut point de maître, c’est pour n’en point avoir, c’est que, vu le défaut d’égalité morale, il n’y a pas d’autre moyen pour lui de vivre sans maître..» (55) Quoi qu’il en soit, ces rendez-vous manqués avec l’Histoire contemporaine sont ce qui a bloqué la culture québécoise à son niveau originel baroque durant plus d’un siècle et demi, l’empêchant d’évoluer en symbiose avec le reste de la civilisation occidentale au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, alors que les Québécois veulent rattraper ce temps perdu et s’abandonner enfin à de «grands travaux», au point que c’en est devenu même une véritable obsession de l’après Révolution tranquille - hydro-électricité, société juste, souveraineté politique -, ces «grands projets» ne cessent d’aboutir à des échecs retentissants en période de crise économique de ce tournant du XXIe siècle. C’est un méchant retour de la réalité historique sur les illusions fantasmées par la génération des baby boomers à qui, pourtant, tout avait si bien réussi au départ! Ils paient le prix de ces quatre générations de Québécois qui les ont précédé et qui se sont abandonnés, elles, à la psychose catholique, traditionnaliste et nationaliste. Et tant il est vrai, comme le dit l’Évangile, que les raisins mangés par les pères auront les pépins qui agaceront les dents des enfants, la gérontocratie professionnelle et politique perpétue encore aujourd’hui la sclérose intellectuelle et morale des Québécois de l’avenir. Les Pères cherchent encore des fils identiques à eux-mêmes et méprisent ces fils qui, en les dédoublant, introduisent l’esprit critique dans le monolithisme conformiste d’une société en voie de réduction ethnique. Comme dans la vieille pièce de théâtre de Gustave Lamarche, Jonathas, (1935), où «la plus admirable des amitiés», celle de Jonathas et de David, sème «la plus effroyable des haines» dans le cœur du roi Saül son père (56), la tragédie et la tristesse reprennent leur droit sur l’affection baroque.


Alors David doit fuir la colère de Saül. Que le roman On the Road de Jack Kérouac (1922-1969) fut le «Livre des Rois» de plusieurs générations de fils rebelles désobéissants à l’autorité absolutiste des pères nord-américains, comment s’étonner! Ce goût mystique du mouvement, cette reprise de la marche grisante du territoire nord-américain - voire du monde entier -, marche spirituelle arrosée de spiritueux et enfumée de drogues psychadéliques, cette mélancolie moderne traduite par le nihilisme faussement nietzschéen d’un Jim Morrisson, tout cela trouve son point de départ dans le roman de ce fils de Canadien-français exilé en Nouvelle-Angleterre au début du siècle. Car Jack Kérouack, c’est le «Jean-Louis à sa maman» du faubourg industriel de Woonsocket au New-Hampshire. Un tel roman n’aurait pu être écrit par un Anglo-Saxon qui a hérité de la Révolution, de l’Industrie et de la Démocratie. «Il y eut de la bruine et du mystère dès le début du voyage. Je me rendais compte que tout cela allait être une vaste épopée de brume. “Hou!” gueula Dean. “En route!” Et il se coucha sur le volant et écrasa le champignon; il était de nouveau dans son élément, c’était visible. On était tous aux anges, on savait tous qu’on remplissait notre noble et unique fonction dans l’espace et dans le temps, j’entends le mouvement.» (57) De même, il fallait un Canadien-français pour réaliser cette dérive du mouvement et de la mélancolie qui ne pouvait se terminer qu’en un retour sur soi-même, tant qu’entre la nostalgie et la mélancolie…⌛ (58)

Notes.
(1) M. Robert. Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, Col. Tel., 1972.
(2) J.-M. Apostolidès. Le prince sacrifié, Paris, Éditions de Minuit, Col. Arguments, 1985, pp. 139, 140.
(3) Le mot est de Michelet. Histoire et Philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 1900. p. 262.
* Comme l’écrit un critique québécois: «seul le mal existe…, non le péché». G. Marcotte. Une littérature qui se fait, Montréal, H.M.H. 1968, p. 71.
** Dans le fond, elle voudrait dire, comme l’Angéline de Montbrun de Laure Conan, romancière canadienne-française du XIXe siècle: «…Est-ce parce qu’avec un cœur débordant de vie, il faut habiter un monde vide?», citée in G. Marcotte. ibid. p. 65.
(4)  J.-M. Apostolidès. op. cit. pp. 141-142.
(5)  G. Bouchard. Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, p. 154. «Peut-être est-il vrai que le peuple annamite est plus heureux depuis que nous le protégeons (un peu à la façon dont Arnolphe protège la jeunesse d’Agnès!). Les différences effrayantes de fortune qui existaient entre les différentes castes du vieil empire s’effacent peu à peu… Et la médecine; c’est un fait que les épidémies, les maladies diminuent. La population annamite augmente, d’après les statistiques, dans des proportions considérables… Mais voilà justement le problème: un homme est-il plus heureux de servir un maître doux et bienveillant mais qui est un étranger, qui ne le comprend pas, que de recevoir les coutumiers coups de rotin d’un maître cruel mais qui est de la même race, qui a les mêmes coutumes, qui parle la même langue que sa victime?… Il y avait peut-être un moyen de collaborer, de le diriger sans rudesse, en cherchant à aller dans son sens et non le ramener à soi, de ne pas lui faire sentir la férule, de gagner sa confiance…» Ainsi écrivait le poète Jean Tardieu dans sa Lettre de Hanoï à son ami Roger Martin du Gard, en janvier 1928. J’ai pris connaissance de cette lettre bien après avoir écrit ce passage des Vertiges baroques  Cité in M. Ferro. Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, rééd. Col. Pluriel, 2003, p. 486.
(6)  J.-M. Apostolidès. op. cit.  pp. 144-145.
(7) G. Rousseau. L’image des États-Unis dans la littérature québécoise, Sherbrooke, Naaman, 1981, pp. 119-120.
(8) P. Bénichou. Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, #99, 1948, p. 273.
(9) G. Marcotte. op. cit. p. 67.
(10) J.-M. Apostolidès. op. cit. 1985, pp. 156 et 157.
(11) J.-M. Apostolidès. ibid. pp. 158 et 159.
(12) H. Aquin. «Le corps mystique», in Blocs erratiques, Montréal, Quinze, 1977, pp. 105-106.
(13) G. Marcotte. op. cit. p. 73.
(14) G. R. Hocke. Labyrinthe de l’art fantastique, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 154, 1967, pp. 265-266.
(15) G. Minois. Histoire du mal de vivre, Paris, Éditions de La Martinière, 2003, pp. 123 et 137.
(16) J.-C. Chesnais. Histoire de la violence, Paris, Robert Laffont, Col. Les hommes et l’histoire, 1981, pp. 226 et 227.
(17) Schopenhauer, cité in G. R. Hocke. op. cit. p. 267.
(18) G. R. Hocke. ibid. pp. 273-274.
(19)  J. Paris. Hamlet ou les personnages du fils, Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1953, p. 13.
(20) J. Paris. ibid. pp. 87 et 88.
(21)  M. Rioux. Les Québécois, Paris, Seuil, Col. Le temps qui court, # 42, 1974, pp. 89-90.
(22) “La méthode américaine”, in Les Cahiers de Turc, février 1922, pp. 30-34. Cité in R. Lahaise. Une histoire du Québec par sa littérature, 1914-1939, Montréal, Guérin, 1998, p. 513.
(23) S. Melchior-Bonnet, in J. Delumeau et D. Roche (éd.) Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, Col. Mentalités: vécus et représentations, 1990, p. 74.
(24) O. Ranum. op. cit. pp. 210-211.
(25) O. Ranum. ibid. p. 212.
(26) Le cas Duplessis mérite qu’on s’y attarde un peu, tant le poids de l’héritage baroque sur la conscience historique des Québécois pèse lourd dans les événements comme dans la fantasmatique politique.
L’Imaginaire de Duplessis est dominé essentiellement par l’argument d’autorité plutôt que par l’argument critique. Duplessis s’identifie à l’autorité et ne souffre aucune critique - d’où ce côté dictateur qui le fera accuser de fascisme -: le Cheuf, comme on l’appelait non sans mépris de la part de ses adversaires. On peut chercher la source de cet autoritarisme non pas dans la lecture de Mussolini, mais dans la généalogie fantasmatique de Duplessis, dont le nom était celui du cardinal de Richelieu (Armand Duplessis): «Que je descende de la lignée du cardinal de Richelieu, ça me laisse indifférent, disait-il. Ce que j’aime de lui, c’est qu’il fut un habile politique.» (B. Saint-Aubin. Duplessis et son époque, Montréal, La Presse, Col. Jadis et naguère, 1979, p. 21.) Qui donc mieux que Richelieu sut imposer l’argument d’autorité comme politique absolutiste? La célèbre loi du Cadenas de 1937 visant à museler plus que la presse communiste comme l’affaire Roncarelli contre les Témoins de Jéhovah en 1947, étaient un rejet de toute critique, de toute dissension de l’ordre politico-religieux au Québec, d’où la remarque du professeur Frank R. Scott de l’Université McGill, rappelant que le Canadien français ne connaissait rien de la démocratie sous l’Ancien Régime est pertinente. Le gouvernement royal interdisait, en effet, jusqu’à l’exportation de presses à imprimer en Nouvelle-France. Enfin, le prénom Lenoblet avait été donné au futur premier--ministre sans que l’on puisse savoir très bien pourquoi.
L’argument d’autorité s’adaptait fort bien à une conception mécaniciste, proprement baroque, des institutions. Sa création, son parti politique, l’Union Nationale, fonctionnait comme une véritable Machine hautement performante. Duplessis devait à deux organisateurs hors pair ses succès électoraux: J.-D. Bégin, un débrouillard qui devint organisateur provincial et Gérald Martineau, un spéculateur devenu trésorier, mis en charge du financement de la caisse électorale du parti. Par l’entremise d’une corruption subtile, Martineau notait les noms des souscripteurs pour en faire part à Duplessis. Il «n’accepte pas de chèques. Les contributions se font en billets de banque, même si les versements sont de l’ordre de $100 000. Le trésorier a une chambre forte où l’argent est gardé en sécurité.» (B. Saint-Aubin. ibid. p. 157) Bien après la mort de Duplessis; bien après l’épuisement du membership; lorsqu’il ne restera plus que des nostalgiques du parti, la Machine léguée par Duplessis, depuis longtemps tarie de nouvelles ressources, continuera pourtant à financer les campagnes électorales. L’argent qui rentrait à titre privé dans le coffre-fort du parti contre-balançait celui qui sortait des coffres de la province pour récompenser l’entrepreneur désireux de décrocher un lucratif contrat du gouvernement. Au-delà de la corruption courante en démocratie jacksonienne, il y a quelque chose ici qui rappelle la vénalité des offices sous l’Ancien Régime: «Les entrepreneurs qui construisent des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux doivent rendre visite de temps en temps au trésorier de l’Union nationale qui les accueille parfois froidement.» (B. Saint-Aubin. ibid. p. 157) . Un tel régime ne put s’établir que parce qu’il avait été cultivé sur un terreau fertile en mœurs politiques baroques. Sous son prédécesseur, le gouvernement libéral d’Alexandre Taschereau, la ligne de partage entre les intérêts privés des politiciens et les intérêts publics du gouvernement était loin d’être clairement établie. Ainsi, lors de l’enquête sur les comptes publics, en 1936, enquête qui devait mener directement à la victoire de l’Union nationale, le frère du premier ministre, «Antoine Taschereau reconnaît qu’il encaisse pour lui-même les intérêts des $75.000 appartenant à l’Assemblée législative et déposés dans une succursale de la Banque Canadienne Nationale dirigée par son fils. Depuis 1922, ces intérêts composés ont atteint plusieurs milliers de dollars. Antoine Taschereau procède de la même manière avec les fonds de la Commission scolaire de Qubec, dont il est secrétaire. L’enquête révèle un fâcheux défaut de contrôle sur la dépense des deniers publics». (R. Rumilly. Histoire de la province de Québec, t. XXXV: Chute de Taschereau, Montréal, Fides, 1966, p. 178.) Nous sommes bien ici en plein système régalien où les limites du domaine privé du roi se confondent avec celui du domaine public de l’État…
Mais l’introspection ne s’arrête pas là! Le Symbolique de Duplessis puise également dans un fonds baroque. Duplessis est un transfuge politique. Chef du parti conservateur québécois en 1933, il soutient le gouvernement conservateur canadien de Bennett, puis, soupçonnant qu’il ne pourra jamais remporter les élections au Parlement de Québec tant qu’il sera sous la bannière conservatrice, il noue alliance avec un groupe d’intellectuels libéraux dissidents, l’Action Libérale Nationale de Paul Gouin, dont certaines politiques sont franchement progressistes. Reprenant la vieille solution des alliances stratégiques contre un adversaire commun, il fonde un nouveau parti, l’Union Nationale, gagne l’élection de 1936, puis élimine l’aile libérale-nationale du partii. Il est désormais seul maître à bord, chef de parti et chef de gouvernement. Opportunisme ou ambivalence? En ne voyant que l’aspect opportuniste des manœuvres de Duplessis, on risque de simplifier le sens de son long «règne». Les ambiguïtés de Duplessis renvoient à l’ambivalence baroque des Québécois. Célibataire, atteint d’une malformation de la verge, alcoolique, Duplessis, note Rumilly non sans amertume, avait «peu de culture proprement dite et de curiosité littéraire», contrairement à ses adversaires libéraux Godbout ou Lapalme. Il aimait surtout le sport et les calembours faciles. Sa foi religieuse est imbue de superstitions. Élève des  Pères de Sainte-Croix, au Collège Notre-Dame de Montréal au début du siècle, il y rencontre le célèbre Frère André, l’un de ces thaumaturges simplets dont le rayonnement sensationaliste sait attirer les charters de pèlerins. Le Frère André ne cesse de répandre le culte à Saint-Joseph et projette l’érection d’une basilique sur le flanc du Mont-Royal. Or le culte de Saint-Joseph est proprement une invention de l’âge baroque. Toute sa vie, Duplessis gardera une admiration vive pour le petit frère et un culte fervent à Saint-Joseph.
Enfin, l’Idéologique de Duplessis complète cet inventaire baroque du personnage et de son époque. Entre la solution absolutiste et la solution révolutionnaire, Duplessis entend fonder l’absolutisme sur l’autorité. Semblable en cela aux monarchistes de l’Action française, il prend à la lettre l’adage Vox populi, vox Dei! et refuse toute opposition en dehors des campagnes électorales. Sa répression violente des grèves ouvrières à Asbestos ou Louiseville évoque la violence arbitraire avec laquelle les monarchies éliminaient les Jacqueries. Sa persécution des «hérétiques» socialistes, communistes, staliniens ou Témoins de Jéhovah, relève d’une volonté d’unanimisme idéologique apparenté aux causes de la Révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685. De fait, Duplessis est roi dans son Royaume. Il réside au Château Frontenac, hôtel du Pacific Canadian, où il trône sur le siège du Gouverneur de la Nouvelle-France. La célèbre réplique de Frontenac à l’émissaire du général anglais Phipps («Sachez que je vais répondre… à coups de fusil et par la bouche de mes canons. Apprenez qu’on n’envoie pas sommer de la sorte un homme comme moi.»), pourrait traduire toute la politique de l’autonomie provinciale que le Gouvernement de l’Union Nationale opposera aux ingérences fédérales répétées dans les prérogatives constitutionnelles provinciales. Comme Frontenac (1622-1698), Duplessis gouverne la province de haut. Son cabinet est son Conseil Souverain. Le premier il nomme un ministre des Finances d’origine francophone. Il crée l’impôt provincial, et il officialise un drapeau français et royaliste, le fleurdelysée, comme emblème national des Québécois (1949). Duplessis, comme un gouverneur de la Nouvelle-France, sait qu’il n’a rien à attendre de la métropole (ici Ottawa) et doit se résigner à affirmer l’auto-suffisance de la colonie (ici la Province de Québec). S’il a répété à plusieurs reprises que «les évêques mangeaient dans ma main», de nombreuses photos, des films, le montrent se penchant pour embrasser les bagues aux doigts des évêques. Avec Duplessis, comme avec Frontenac, si c’est l’alliance du Trône et de l’Autel, l’Autel reste soumis au Trône comme dans la pure tradition gallicane. Les démêlées qu’il entretient avec le cardinal Villeneuve et Mgr Charbonneau ne vont pas sans rappeler les différends entre Frontenac et Mgr de Laval, souvent sur des questions de mœurs. Depuis la fin du XIXe siècle, la conscience (et l’inconscient) historique des Québécois vivaient dans le souvenir rémanant de la Nouvelle-France. Comment s’étonner que les Québécois du temps de Duplessis, et le Premier Ministre lui-même, n’aient pu échapper ou ressusciter cette période louangée.
(27) J. Duvignaud. Sociologie du théâtre, paris, P.U.F., Col. Bibliothèque de Sociologie contemporaine, 1965, p. 327.
(28) O. Ranum. Les Parisiens du XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, Col. U Prisme, # 20, 1973, p. 192.
(29)  R. Lahaise. op. cit. p. 191.
(30)  Cité in R. Lahaise. ibid. p. 486.
(31)  J. Solé. L’amour en Occident à l’époque moderne, Bruxelles, Complexe, Col. Histoire, # 9, 1976, p. 70.
(32)  J. Delumeau. Rassurer et protéger, Paris, Fayard, 1989, p. 341.
(33) G. Mordillat et J. Prieur. Jésus contre Jésus, Paris, Seuil, Col. Points, # P200, 1999, p. 22.
(34) T. Todorov. Éloge de l’individu, Paris, Seuil, Col. Points-Essais, # 514, 2004, pp. 53 à 55.
(35) M. Fumaroli. L’école du silence, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 633, 1998 p. 324.
(36) R. Mandrou. De la culture populaire aux 17e et 18e siècles, Paris, Stock, 1964, pp. 79 et 80.
(37) S. Melchior-Bonnet, in J. Delumeau et D. Roche. (éd.) op. cit. p. 60.
(38) H. Daniel-Rops. L’Église de la Renaissance et de la Réforme, t. 2: Une ère de renouveau: la Réforme catholique, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1955. pp. 437-438.
(39) M. Ménard, in J. Delumeau et D. Roche (éd.) op. cit. p. 214.
(40)  M. Ménard, in J. Delumeau et D. Roche (éd.) ibid. p. 215.
(41) N. Élias. La société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 135.
(42) R. Avermaete. Guillaume le Taciturne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1939 p. 81.
(43) R. Mandrou. La raison du prince, Paris, Fayard, réed. Marabout, Col. Université, # MU325, 1980 p. 50.
(44) J. Bérenger, Y. Durand, J. Meyer. Pionniers et colons en Amérique du Nord, Paris, Armand Colin, col. Uprisme, # 26, 1974, pp. 184-185.
(45) A. de Tocqueville. L’Ancien Régime et la Révolution, 1856, cité in P. Goubert. Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, Col. Pluriel, # 8306, 1966, p. 60.
(46) G. Lanctôt. Les Canadiens Français et leurs voisins du Sud, Montréal, Bernard Valiquette, 1941 p. 94.
(47) R. Muchembled. Culture populaire et culture des élites, Paris, Flammarion, Col. L’Histoire vivante, 1978 p. 79.
(48) R. Muchembled, citant Arnold Van Gennep, ibid. p. 69.
(49)  R. Muchembled,  ibid. p. 69.
(50) Cité in J. Lacouture. Jésuites, t. 2: Les revenants, Paris, Fayard, 1992, p. 480.
(51) D. Fernandez. La perle et le croissant, Paris, Plon, Col. Terre humaine/poche, # 10272, 1995 pp. 315-316.
(52) Cité in H. D. Graham et T. R. Gurr (éd.) Violence in America, New-York, New American Library, 1969, p. 420.
(53) D. Fernandez. op.cit. p. 50.
(54) Cité in R. Lahaise. op. cit. p. 162.
(55) Dom Deschamps (1714-1774), bénédictin qui vécut et travailla en bon moine au prieuré de Montreuil-Bellay tout en défendant des thèses matérialistes et communistes. Il s’agit ici d’une note tirée du Manuscrit 200, La vérité oai système (tome II) par demandes et réponses, Demande XXXII, conservé à la Bibliothèque de Poitiers, in R. Desné. (éd.)  Les matérialistes français de 1750 à 1800, Paris, Buchet/Chastel, Col. Le vrai savoir, 1965, pp. 277-278. Ce qu’y décrit dom Deschamps correspond assez bien à une conception de la démocratie située dans les cadres de la représentation sociale baroque, avant l’élaboration de tout projet révolutionnaire propre au XVIIIe siècle.
(56) Cité in R. Lahaise. op. cit. p. 427.
(57) J. Kérouac. Sur la route, Paris, Gallimard, p. 116, cité in A. Charters. Kérouac, le vagabond, Paris, L’Étincelle, 1974, p. 114.
(58)  Un demi-siècle après Kérouac, alors que la dérive conduit inexorablement au mur érigé en soi-même, le poète ne se suicide plus moralement, par l’alcool; il se tue avec arme blanche, se rate, se taillade, endure les pires souffrances d’un geste extrême mal exécuté, s’épuise enfin dans l’hémorragie. Nous sommes à Montréal en mai 2000; il pleut, il fait froid au cœur du Plateau Mont-Royal, sur l’affreuse rue Rachel. C’est «Dédé» Fortin, poète chansonnier du groupe des Colocs, autre victime auto-immolée à la fossilisation de la tranquille société québécoise, et dont la dernière strophe résonne comme le cri éternel d’une culture en voie d’extinction:
Condamné par le doute, immobile et craintif,
Je suis comme mon peuple, indécis et rêveur,
Je parle à qui le veut de mon pays fictif
Le cœur plein de vertige et rongé par la peur.
Vibrant mais ô combien tragique hommage au vertige baroque québécois.

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