mardi 4 octobre 2011

Le rapport Bédard : 36 pages à tabletter au plus sacrant!

Denise  passe l'aspirateur et Michel sort les poubelles



LE RAPPORT BÉDARD : 36 PAGES À TABLETTER AU PLUS SACRANT!
Because our own history has been so neglected,
Inevitably American culture, carried by TV, movies,
magazines, and clothes, sweeps all before it.
Walt Disney is the cultural norm for students, the master
of past and present, and Bart Simpson the exemplar.
Canadian students probably know more American
History than about Canadian. As political scientist Gad
Horowitz lamented the passing of Canada : “”Multiculturalism
Is the masochistic celebration of Canadian nothingness.”


J. L. GRANATSTEIN
Who killed Canadian history?
p. 108


Voici les historiens qui, «comme une vague sur les rochers, irrésistiblement sans s'arrêter», reviennent à l'assaut du gouvernement et de la société pour se plaindre du piètre état dans lequel l'enseignement de l'histoire du Québec est dispensé dans les écoles, mais également à propos de la formation des maîtres. Il s'agit là d'un problème vieux comme le monde, disons vieux comme depuis la trahison des préceptes humanistes du Rapport Parent dès sa publication, et lassant dans la mesure où les gouvernements, de quelque parti qu'ils soient, lèvent le nez tout en proclamant qu'ils sont scandalisés par l'odeur.

C'est un problème complexe, en effet, et son pourrissement au cours des décennies en a fait un qu'il est difficile de savoir par quel bout prendre tant il met en cause des facteurs d'ordre divers: la définition de l'enseignement de l'histoire, d'abord aux écoles primaires et secondaires; la définition de l'enseignement de l'histoire à l'université; la formation des maîtres à l'université; l'incompatibilité entre le monde universitaire et l'attente des citoyens à propos de la conscience historique de leur progéniture. Et j'en oublie peut-être…

Commençons donc par voir comment le professeur Bédard et sa collègue, Mme D'Arcy, nous présentent la chose. Le constat d'abord est classique: «Les résultats désolants de l'enseignement de l'histoire du Québec et du Canada sont tels qu'un sérieux coup de barre doit être donné pour mieux former les futurs enseignants». Combien de rapports signés Jacques Lacoursière, répétant obstinément la même chose, ont fini sur les tablettes des gouvernements au cours des années depuis vingt ans? Encore une fois, nous constatons que c'est la Fondation Lionel-Groulx et la Coalition pour l'histoire, des organismes colorés nationalistes, qui sont derrière ce rapport de 34 pages. Trente-quatre pages seulement! Il est vrai, disait Talleyrand, «quand on a raison, on n'écrit pas 60 pages». Le tout présenté en conférence de presse par le président de la Fondation Claude-Béland. C'est déjà mieux que la sortie en tapinois du rapport Duchesneau. Mais n'attendez pas qu'il fasse le même bruit. À peine un pet-de-sœur.

L'essentiel du rapport Bédard, si on peut l'appeler ainsi, se porte sur la faiblesse de la formation des enseignants en histoire pour les niveaux primaires, secondaires et au cegep. Leur qualification est remise en cause car ils n'ont pas suivi de cours axés sur la Conquête de 1759, les Rébellions de 1837, l'histoire constitutionnelle du Québec, la Révolution tranquille, les conscriptions des deux guerres mondiales et la Guerre de Sept ans. Bref, la critique porte sur le retour de l'histoire événementielle et l'esprit du rapport Bédard s'inscrit dans la lignée de celle de l'historien conservateur canadien-anglais J.-L. Granatstein: Who killed Canadian history? (1998). Mais comme nous sommes, dans la francophonie, pour le retour à l'histoire événementielle boudée par la dernière génération de La Nouvelle Histoire (1970-2000), la revendication ne semble pas anachronique. Pourtant, l'histoire que j'ai lu étant enfant dans le manuel Farley-Lamarche (cours supérieur), visait essentiellement l'histoire événementielle et l'histoire constitutionnelle. Si M. Bédard est «réactionnaire», il l'est avec le courant défendu en France par François Dosse et les historiens post-modernes, c'est-à-dire venus après l'ère de l'École des Annales. Sa présentation à l'émission d'information du midi de Radio-Canada du 3 octobre 2011, nous rappelle que personne n'a écrit de choses nouvelles sur la guerre de la Conquête depuis la somme de 1955 de Guy Frégault et qu'il n'y a plus personne apte à diriger de thèses sur les Troubles de 37-38 depuis la retraite de Jean-Paul Bernard! Mais, continuons…

«Personne ne semble en mesure d'offrir un enseignement de l'histoire nationale qui soit digne de ce nom, même si moins de 22% des recherches universitaires faites au Québec en histoire portent sur des événements ou des personnages importants de la province». Le reste, sans doute, concerne les recherches en histoire sociale du Québec, en histoire économique ou syndicale, résidus de l'enseignement pratiqué dans les années 70-80 où les syndicats et les mouvements féministes autorisés finançaient des programmes de recherches universitaires. Comme ces fonds se sont taris avec les années et que les petites filles sont retournées à Chatelaine, reste donc l'histoire nationale, «cette pellée, cette galeuse». Conclusion, un peu rapide à mon avis, c'est que si «l'offre des cours en histoire politico-nationale est de moins en moins riche et diversifiée, que les professeurs qualifiés dans ce domaine (…) sont presque inexistants, force est de constater que l'intérêt chez les étudiants pour ce type d'histoire reste bien vivant». Alors de quoi se plaint-il, M. Bédard, puisque c'est visiblement pas de l'école que ces universitaires ont hérité du goût pour l'histoire nationale, ou pour l'histoire tout-court? De même que l'histoire était maudite de ma jeunesse parce que les étudiants devaient retenir des dates par cœur associées à des événements, peut-être et je dis bien peut-être, ces étudiants y auraient-ils été intéressés qui regardaient quand même Le courrier du Roy ou Radisson à la télévision, si cette histoire leur avait été présentée autrement? Il ne faut donc pas prêter à l'école une importance qu'elle n'a pas dans la structuration de l'imaginaire des enfants. Je dirais même plus, que l'école telle que nous la connaissons, n'est pas faite pour stimuler grand chose de l'imaginaire chez les enfants. Elle en est plus souvent assassine avec ses problèmes mathématiques obsessionnels à la Bentham et les autres types de névroses qu'elle encourage à développer à travers ses exigences de performance et de réussite à n'importe quel prix, y compris le plagiat (sans se faire prendre), l'utilisation des notes de cours pendant les examens et, en dernier recours, la «normalisation» des notes qui permet, tout en élevant la moyenne des élèves pochetons, de rabaisser celle des élèves qui ont pris la farce au sérieux et se sont dévoués corps et âme à perfectionner leurs devoirs.

Quoi qu'il en soit, les solutions proposées par le rapport Bédard ne sont pas à négliger, tant elles nous renseignent sur leur non faisabilité. D'abord amoindrir l'aspect de formation pédagogique des enseignants en comblant le vide par trois cours d'histoire. Il propose «aussi le retour du certificat d'un an voué à la pédagogie et aux stages de formation dans les écoles». Bref, la corporation des départements de sciences de l'éducation des universités du Québec vont lui tomber dessus à bras raccourci. Les pipes et les poils de barbichette vont virevolter en tous sens dans l'air du Ministère de l'Éducation. Pour le secondaire, il recommande «qu'un futur enseignant ne puisse être accepté au certificat en pédagogie sans avoir réussi au moins 20 cours en histoire à l'université, dont au moins 10 cours en histoire du Québec et/ou du Canada à l'université et au moins deux cours en histoire du Québec consacrés à la question nationale et/ou constitutionnelle». L'objectif idéologique est claire ici, même si le professeur Bédard se défend de l'option nationaliste à laquelle il aspire, il est clair, pour lui, que les cours d'histoire du Québec doivent viser à une utopie politique. «L'élève au centre du projet scolaire» et «l'objectivité de la connaissance historique» en prennent pour leur rhume.

Et les cégep ? Ici, M. Bédard «estime que les professeurs qui enseignent l'histoire doivent disposer d'au moins une maîtrise universitaire dans le domaine et d'une maîtrise spécialisée en histoire du Québec et/ou du Canada». Ici, ce sont les syndicats qui vont hurler et qu'il va se mettre à dos. Mais, tant pis pour lui.

‹Enfin, M. Bédard propose la création d'un centre à l'Institut national de recherche scientifique (INRS) consacré à l'histoire politique du Québec et à la coordination des octrois de chaires de recherche sur le Québec dans les universités». Si l'on considère que l'INRS est le pendant québécois du célèbre CNRS français où l'École des Annales trôna durant des décennies, on devine que M. Bédard veut passer par-dessus la tête des départements universitaires qui aiment bien placer leurs chouchous dans les postes créés pour eux puisqu'ils ne changeront pas l'ultime direction des orientations à la recherche. Inutile de dire que le rapport Bédard est mort avant même d'avoir vécu.

Maintenant que le bébé a été jeté, analysons en profondeur l'eau du bain. Je vous l'ai dit, voilà un problème complexe à prendre, car comme les poupées gigognes, un problème en enrobe un autre. On peut le prendre par la discipline même, l'histoire, sa connaissance et son rôle dans la conscience humaine; ou on peut le prendre par l'enveloppe globale de l'éducation: du plus petit au plus grand ou du plus grand au plus petit. Monsieur Bédard a choisi de le prendre par le plus petit, la connaissance de l'histoire nationale. Reprenons donc sa démarche.

L'histoire nationale d'abord apparaît à ceux pour qui, idéologiquement, fédéralistes ou nationalistes, est un must dans la propagande de leur praxis politique. Autant dire que l'histoire du Québec, dans cette soupe, n'est pas plus sérieuse que l'histoire allemande dans la soupe nazie ou l'histoire russe dans la poutine soviétique. Je me souviens de cet ami qui résidait à Laval et qui me racontait que son professeur d'histoire terminait, à la fin de chaque période, son récit comme dans un conte de fées, avec cette morale qui concluait: «et voici comment on s'est faite fourrer c'te fois-là». À se faire infliger d'hebdomadaires blessures narcissiques de la sorte, il n'y a pas de quoi donner le goût d'en connaître davantage sur notre histoire nationale. C'est semer le ressentiment qui insulte à l'intelligence et amputer le cœur d'un élan légitime. Il y a un temps où de pures consciences auraient appelé ceci un «viol». En quoi le viol des consciences est-il moins grave que celui des corps? La connaissance historique ne servirait-elle donc à rien sinon qu'à insuffler de mauvaises pensées dans de jeunes têtes balançant au rythme de leur MP3 à propos d'une nation qui, comme dans le tableau de Dali, ne serait qu'une Jeune vierge autosodomisée par les cornes de sa propre chasteté (1954).


Et c'est bien là le problème le plus grave de l'histoire nationale du Québec. On ne peut plus l'enseigner comme le voudrait M. Bédard. Les événements dont il établit une sélection parmi un ensemble de traumatismes collectifs nous ramèneraient au syndrome du Chouayen, à l'image du syndrome de Vichy en France. Des traitres en 1759, des traitres en 1837, des traitres en 1885, des traitres encore en 1917 et en 1942, toujours des traitres en 1980, en 1982, en 1995… Cette histoire est potentiellement porteuse de psychose et de fièvre obsidionale. Elle est malsaine. Non parce qu'elle est événementielle, nationale ou dissimulée sous le couvert apparemment objectif de l'histoire constitutionnelle (qui est aussi un culte pervers des institutions), mais parce qu'elle n'est qu'une ponction sélective d'événements négatifs et non d'événements positifs qui montreraient toute la force, l'intelligence, sinon la ruse qu'ont su déployer les Québécois après chacun de ces événements traumatiques pour survivre en tant que collectivité identitaire: l'Acte de Québec de 1774 qui sauva l'essentiel de l'identité canadienne de l'époque; la constitution de 1791 qui établit, en Occident, l'un des premiers Parlements démocratiques (en même temps que la France); la résistance des francophones minoritaires dans le gouvernement du Canada-Uni en 1840 - oui M. Kelly, même si ces traitres étaient corrompus et vendus, le Manifeste aux électeurs de Terrebonne de Lafontaine et son obstination à sauvegarder le français comme langue d'usage au Parlement, demeurent des victoires quoi qu'on en dise -; la rixe de Québec de 1917, qui nous a définitivement coupé du parti conservateur canadien, a eu, de loin, dans le sens du mystère de l'histoire ou de l'interprétation whig, l'effet de nous faire rejeter aujourd'hui encore, majoritairement, le gouvernement Harper, et le référendum de 1942 comme la Constitution de 1982 ont cessé de nous faire croire que le parti Libéral était le parti des intérêts francophones au Canada. Il est vrai que les effets délétères en furent la force du gouvernement de Maurice Duplessis et l'ambivalence constitutionnelle du Québec, mais sans les corruptions de Maurice qui, lui, ne mettait pas les enveloppes brunes dans ses poches mais dans les coffres de la Province, il n'y aurait pas eu cet argent disponible à l'État québécois pour construire ses hôpitaux, ses polyvalentes et autres autoroutes durant près de 20 ans, et notre ambivalence constitutionnelle, si elle ne nous sauve pas, retarde toutefois notre assimilation en déployant une revanche culturelle impressionnante dont il faut être fier. Comme nous le voyons, l'histoire nationale n'est pas malsaine en soi ; c'est son utilisation à des fins propagandistes qui la rend malsaine. Malheureusement, elle est structurée de façon à être pervertie par des intérêts idéologiques, du côté du pouvoir comme du côté de la contestation. Entre les deux, quelle place reste-t-il pour une histoire nationale qui soit celle d'une histoire «saine» tout en étant authentiquement «nationale»?

Bien mince, mais pas inexistante. L'histoire nationale n'est pas nationale parce que politique, quelle que soit la définition que nous donnions au terme de «nation». Contemporaine de l'apparition de l'art dramatique moderne, l'historiographie nationale s'érige, elle aussi, sur une loi des trois unités: unité d'espace (le territoire national, même si on peut jouer avec l'extension des frontières au cours du temps, il y a un cœur autour duquel tourne le reste des territoires (ici la vallée du Saint-Laurent, reconnue comme «empire» par le célèbre historien canadien anglais Creighton); unité de temps (une durée, qu'elle commence avec les Vikings, Cabot ou Cartier, jusqu'à nos jours); unité d'intrigue (l'action principale, complétée par une série d'actions secondaires, structure le récit), c'est-à-dire le développement d'une collectivité par ses institutions. On pourrait même y ajouter une quatrième unité, celle du «corps» constituée «organiquement» par les produits culturels qui en font une collectivité dynamique et non passive dans la dimension spatio-temporelle. Mais comme dans l'art dramatique, il est impossible d'affronter l'histoire nationale sans faire abstraction de ses affects. Née sous la métaphore de la Mère-Nature, la Mère-Nation appelle à l'appartenance naturelle de chacun d'entre ses membres, qu'importe la langue ou la culture qu'ils choisissent de pratiquer à la maison. Inutile d'évoquer cet appel à la Terre et aux Morts de Barrès ou au Blut und Boden volkisch. Le fait que la nation se définit d'abord par un territoire et les hommes et femmes qui y sont nées ou y ont immigré suffit à faire de la Nation une métaphore de la figure de la Mère. Cela est universel et rien, pas même une constitution fédérale, peut changer les règles de la nécessité symbolique. La subversion idéologique peut essayer, toutefois, d'en détourner le sens pour des valeurs monnayables, mais jamais elle ne peut aller jusqu'à déraciner le rapport symbolique fondamental. Le Canada fut longtemps notre mère («Ô Canada, mon pays, mes amours»), comme la France avant lui; maintenant, ce n'est plus qu'une fédération politique basée sur des intérêts économiques et financiers. Si même un Stephen Harper doit se résigner à ce fait, qui d'autres pourraient lui résister encore ?

Alors comment profiter de cette place bien mince sans la voir se subvertir en propagande politique en faveur d'un Père-État, qu'il soit de Québec ou d'Ottawa? Par une éducation éthique liée à «l'histoire vue comme science morale». J'en appellerai alors à ce grand pédagogue que fut Henri Guillemin et dont je me délecte toujours de ses cours concernant une histoire nationale jamais nationaliste. Dans sa première leçon sur la Commune de Paris de 1871, donnée le 17 avril 1971, il dit ceci: «Je voudrais d'abord vous apporter quelques citations. Il y en a une de Chateaubriand, qui est dans ses Mémoires d'outre-tombe et qui m'a toujours frappé; il dit: "Faites attention à l'histoire que l'imposture se charge d'écrire". Simone Weil, d'autre part, qui a dit: "Croire à l'histoire officielle, c'est croire les criminels sur paroles". Enfin, il y a Victor Hugo, dans un texte très peu connu, c'est dans Toute La Lyre, ça s'appelle "Aux historiens". Il leur dit deux choses aux historiens. Il leur dit "Dis le vrai", ça veut dire ne mentez pas, dites le vrai; d'autre part il ajoute: "Ne nous racontez pas un opprobe notoire comme on raconterait n'importe quelle histoire". Ça veut dire quoi ça? Ça veut dire que l'objectivité dont on parle toujours en histoire, ce n'est pas possible. Pourquoi? Objectivité, ça veut dire considérer les faits comme des objets. Comment voulez-vous que l'on considère comme des objets une histoire humaine, une aventure humaine, quelque chose qui nous concerne tous. Alors je dirais que l'impassibilité est impossible devant une histoire comme celle de la Commune, qui est une histoire affreuse, une histoire atroce. Mais si l'impassibilité est impossible, la loyauté est le premier devoir. C'est ce que je vais essayer de faire. Une histoire véridique, de vous dire la vérité, de ne pas vous cacher ce qui peut me gêner dans cette histoire-là, qui n'est certes pas toujours belle, enfin en m'appliquant à être avant tout honnête». Loyauté et honnêteté plutôt qu'objectivité et scientificité qui sont les deux moyens de «couillonner» une connaissance et de la rendre impuissante à nourrir l'esprit et à conseiller le comportement moral. L'histoire nationale (comme l'histoire sociale) est la moins passible d'objectivité tant qu'elle nous interpelle par le fait même que cette histoire est nôtre et que nous contribuons présentement à la poursuivre ; la scientificité a ses limites que la méthode respecte mais qui ne peut mener qu'à mi-chemin de l'enquête, laissant le soin à la qualité d'interprète de l'historien de poursuivre dans les voies sombres où elle ne peut l'accompagner. Rien de tout cela ne fait partie d'aucun enseignement primaire, secondaire, collégial ou universitaire actuel.

Une fois le cas éthique de l'histoire nationale résolue, tournons-nous vers son aspect pratique. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit ailleurs, je veux parler de cette question sadique d'«à quoi ça sert de savoir l'histoire»? Ça sert strictement à rien, voilà la réponse de tout honnête pragmatique. Elle est implicite dans la tête de tout le monde et explicite dans celle de ceux qu'elle laisse encore bouche bée lorsqu'on leur pose la question et, comme un péché à commettre, détournent la tête et gardent silence. Pour justifier l'enseignement de l'histoire, on lui a adjoint les cours de citoyenneté, comme si l'histoire plus qu'aucune autre connaissance, avait à voir avec la citoyenneté. Et pourquoi pas la physique, après tout, à la source de la bombe atomique? Et pourquoi pas les cours de bienséance puisque la citoyenneté commande aussi la civilité? On donne la citoyenneté à l'enseignement de l'histoire un peu comme les cours de cultures religieuses à l'enseignement de la religion. Une sauvette  pratique pour dire qu'on n'y croit plus mais qu'on doit le sauver, par acquis de conscience et pour maintenir la paix civile avec les pratiquants venus de d'autres horizons religieux. Or, comment apprendre les religions sans histoire sainte, et que cette histoire sainte, qu'elle soit juive, chrétienne ou musulmane n'est pas incluse dans ces cours? Voilà des têtes bien pleines mais bien mal faites aurait dit Montaigne.

La conscience historique se nourrit malgré l'absence de connaissance historique. Elle se fait par la curiosité individuelle, par les média qui vont du cinéma et la télévision jusqu'aux jeux vidéo et aux gamineries des médiévales, des tours de musées, des bandes dessinées, des antiquités patrimoniales. Ce ne sont peut-être pas toujours les meilleurs supports intellectuels de la connaissance historique, mais ils valent autant que cette histoire sanctifiante du Canada de Guy Laviolette des années 1950-1960. Je ne reviendrai pas sur ces séries discutées ailleurs, The Tudors et The Borgias qui valent mieux que bien des mauvais professeurs d'histoire. Le salut de la connaissance historique ne passe pas obligatoirement par l'enseignement, n'en déplaise; mais l'enseignement est nécessaire dans la mesure où il donne une importance académique à une connaissance qui n'est pas un simple divertissement éclectique de l'esprit. Dans la mesure où elle parle des identités collectives, de leur naissance, de leur formation, de leur destin, elle est aussi un préalable à la philosophie morale, à la conscience dans sa dimension temporelle. Elle dit l'Être nécessaire, structurel des collectivités, au-delà de leur Dasein contingent, conjoncturel. Nous sommes, ici et maintenant, en 2011, dans tel État, dans telle province, sur tel territoire, parlant telles langues, pratiquant telles cultures, obéissant à telles institutions, gouvernés par telles classes, inscrits dans tel système économique. Tout cela est transitoire, a été et peut être encore changé. Mais une continuité qui défie l'ordre de l'immanence a été établi et nous suivons son cours, malgré vents et marées. Cette conscience de soi se révèle si peu à nous même que nous acceptons de la refouler dans un inconscient qui réagit seulement lorsque sa nature est profondément atteinte, menacée: la contestation de la langue maternelle par exemple, le mépris de ses symboles de reconnaissance (piétiner un chandail du Canadien causerait plus d'émois qu'un drapeau du Québec) ou encore lorsque par vanité, nous nous attribuons collectivement des réussites internationales individuelles qui ont peu à voir avec nos traditions. Rien de tout cela ne fait partie d'un discours politique ou intellectuel dans notre société.

D'où l'incompatibilité entre le monde universitaire et l'attente que nous pourrions avoir envers la connaissance historique qu'il diffuse. Celle-ci, dans un état de conscience de soi mieux éveillée, moins engourdie par les succès d'apparats et les divertissements laudatifs, ne trouverait guère de quoi se mettre sous la dent avec le type d'enseignement universitaire. L'enseignement universitaire est un enseignement en vue de former des chercheurs avec les meilleurs étudiants et ponctionner du financement gouvernemental avec les bacheliers sans avenir dans la discipline. La formation des étudiants n'est pas au centre des intérêts des départements d'histoire. La promotion de la discipline non plus. Considérant les fonds limités réservés aux universités, le pot of gold est de la largeur d'une citrouille d'enfant le soir de l'Halloween: il a une capacité limitée à recevoir des bonbons. C'est ce qu'on appelle le «sous-financement des universités». Vu l'aspect peu pratique et peu commercial de la connaissance historique, il est douteux que l'essentiel des fonds consentis aux universités revienne dans les départements d'histoire, d'où l'extinction progressive de cette vieille race des professeurs d'histoire pour la nouvelle des chargés de cours, sans possibilité d'avancement ou de s'inscrire dans une évolution corporatiste. Déjà les syndicats de chargés de cours se battent contre les syndicats des enseignants pour ronger le même os. Les étudiants ne sont qu'un prétexte à la vie de ces grosses machines à petits sous. En ce sens, les enseignants formeront des étudiants - des maîtres - qui allongeront leur liste de direction de thèses, la vanité des lettres de recommandation, les renvois d'ascenseurs dans les distributions de bourses, mais rarement garantie de permanence indispensable à former une pensée historienne appelée à s'inscrire dans une démarche évolutive. Les universités portent des branches stériles tant elles s'empressent à compétitionner entre elles, et il y en a bien quelques uns qui les émonderaient sans scrupules si on leur laissait leurs scies à chaîne entre les mains. Aussi, elles n'investiront pas dans l'enseignement de l'histoire, encore moins dans l'histoire nationale qui reste peu exportable pour un pays comme le Québec, même si la Californie et l'Université de Bologne en Italie ont manifesté durant des années l'intérêt pour l'histoire du Québec. C'est au niveau de thèmes parcellaires que l'enseignement universitaire se dirige. Ces thèmes répondent entièrement aux pulsions partielles qui satisfont aux perversions les plus intimes et attirent une forte clientèle: les mœurs (sexuelles surtout), l'alimentation (à la mode, société de consommation oblige), le corps (à cause de la santé et du vieillissement), les relations avec l'Islam (9/1/1 exige), etc. Cet «éclatement» de l'histoire va à l'encontre de l'épistémologie de l'histoire nationale. C'est cette parcellarisation qui finit par intéresser les étudiants de maîtrise et de doctorat, car là ils peuvent espérer être «exportables» et succéder à leur maître le jour où un Dieu qui n'existe pas le rappellera à lui et laissera une chaire prête à enseigner les peurs alimentaires ou l'histoire des «anormaux». À l'université, l'histoire nationale n'est pas rentable et même ce qui relève de la recherche historique sur le Québec appartient à cette parcellarisation dont je viens de mentionner les objets. Cet enseignement est trop spécialisé pour saisir la synthèse qui est la base même de la connaissance historique, ce que Henri Berr avait démontré, voilà plus de cent ans. Rien de tout cela ne contribue à la formation des maîtres à l'université.

Et que dire de la définition de l'enseignement de l'histoire à l'université. Eh bien, cela regarde moins les départements d'histoire que les départements de sciences de l'éducation. C'est là où le «lobby des pédagogues» que dénonce M. Bédard a porté le coup le plus sérieux. Encore dans les années 70, si je prends le cas de l'U.Q.A.M. que je connais un peu mieux, une partie des enseignants chargés de la formation des professeurs d'histoire - les Michel Allard ou André Lefebvre - restait affiliée au département d'histoire, centrant le plus possible la formation des maîtres autour de la discipline. Puis il y eut guerre civile avec les historiens qui voulaient, eux, former d'autres historiens, et faute d'ententes, le département d'éducation a raflé le tout. Il y a donc une «aversion bien sentie» entre l'enseignement de l'histoire et la formation des historiens. Paradoxale direz-vous? Pas si l'on comprend bien la nature corporatiste des départements universitaires. Avec la disparition de ces professeurs d'enseignement de l'histoire, la définition de celui-ci a forcément changé. Les universitaires ne changeraient pas le contenu des cours ni la structure du programme pour complaire aux attentes des Écoles primaires, secondaires et aux cégeps. Enseigner l'histoire à l'université se déconnectait de l'enseignement de l'histoire aux autres niveaux. Là, c'était pour former des héritiers dans la recherches, ici, former des citoyens à l'exemple des nouveaux arrivants qui, pour obtenir leur droit de citoyenneté canadienne, doivent savoir quelques rudiments de l'histoire du Canada. En ce sens, l'enseignement de l'histoire aux niveaux primaire, secondaire et au cégep s'est rétrécit à ce que nous exigeons des immigrants: immigrants dans notre propre pays, voilà la leçon qui découle de cette dérive pédagogique. Ce constat, M. Bédard aurait dû avoir le courage de le faire, puisqu'il va dans le même sens que la recolonisation du Québec et du Canada, son retour à ses structures économiques et sociales du XIXe siècle qui, comme disait l'évêque Cauchon dans la pièce de Bernard Shaw sur Jeanne d'Arc, «comme un chien, retourne à son vomi». Rien donc, de tout cela, ne peut contribuer à former des enseignants compétents en histoire, autrement qu'à travers la personnalité individuelle de chaque enseignant, dans nos institutions actuelles.

La vocation pédagogique qui anime tout cela - la grande poupée gigogne qui enveloppe tout le reste, c'est le choix même du type d'éducation et d'enseignement que nous voulons donner à nos enfants. Le Rapport Parent des années soixante, parce que Monseigneur Parent était un clerc, parce que Marcel Rioux était un sociologue humaniste, parce que les autres membres ne voulaient pas tout sacrifier de l'histoire de l'éducation au Québec sur un coup de tête nord-américain, avait voulu maintenir la dimension humaniste dans l'enseignement québécois. Or, très tôt, les ministères successifs ont trahi cette dimension pour l'orienter vers la sacro-sainte fiction du «marché de l'emploi». Dans la grande dialectique qui anime l'histoire de la pédagogie depuis les Grecs, dans une orientation toute capitaliste de l'économie libérale de marché, le choix a été clair d'opter pour la technè plutôt que la païdeia. Cessons de nous raconter des histoires à la Fabienne Larouche. L'enfant n'est pas au cœur des préoccupations de l'institution scolaire. C'est le marché qui préside à l'organisation des programmes et aux conditionnements psychologiques des élèves. S'imaginer que des enseignants, des directeurs, des travailleurs sociaux s'unissent pour le bien des élèves traumatisés est une fiction et non une réalité: l'idéal du Moi des enseignants n'atteint jamais au Moi idéal, inférieur en nature et en capacité. La frustration est grande, aussi bien du côté des professeurs, qui devant des jeunes morveux qui les défient sans pudeur, n'obtiennent souvent support ni de la direction, ni de leur syndicat et encore moins des parents, ont vite fait d'entrer en burn-out, que du côté des élèves qui, en devenant des hommes, des femmes, réaliseront le vide intérieur laissé par une absence essentielle, c'est-à-dire un manque à leur Être qui n'est pas que fonction sociale dans la machine de production. Où réside alors la valeur de la matière dans de telles conditions? À une époque où l'on parle de taxage, de décrochage scolaire, de prostitution parmi les élèves du secondaire, d'usage de drogues de plus en plus dures, de violence parfois extrême même en usant des média sociaux, pour un grand nombre d'élèves, la vie scolaire est un pénible rite d'initiation à la vie. La matière, qui devrait être source de consolation et de mérite, est devenue une série de disciplines enseignées selon des itinéraires et des agendas bien précis fixés par le Ministère pour que tous les élèves du Québec arrivent à la dernière leçon, tous en même temps, le 20 juin de chaque année. La technè sophiste enseigne la spécialisation à outrance, le professionnalisme opérationnel, la méthode de productivité performante et l'isolement dans un compartiment réduit du savoir dont la seule utilité est d'être corvéable et exploitable à merci. La païdeia est l'enseignement de la formation humaine, l'éducation au sens le plus noble du mot, le développement d'une conscience associée aux connaissances objectives et subjectives du monde et du moi. C'est l'autonomie, l'effondrement des illusions, les désenchantements comme les espoirs, c'est aussi la capacité de confronter et de surmonter les épreuves de l'existence: ensuite, un métier, une profession, un savoir-faire. La connaissance historique appartient à ce type de formation. Réduite à l'état de technè, elle ne peut être que ce que les professeurs d'université veulent qu'elle soit: une technique de recherche et la thèse comme fraise. Rien de tout cela ne se retrouve dans les programmes du Ministère, bien au contraire. L'humanisme est un vœu pieux qu'on laisse aux auteurs de téléromans. À l'école, ce sont des choses sérieuses qu'on enseigne, et ceux qui échouent, avant de décrocher, on les enverra aux Professionnels Non Enseignants, c'est à dire aux Pas Nécessaires à l'Enseignement. Rien non plus, de tout cela, ne peut contribuer à former des élèves intéressés à l'histoire, nationale ou autre.

Telle est l'autopsie que je fais de ce vieux problème inlassablement ressassé depuis des décennies. Quand les historiens nationalistes se le tiendront-ils pour dit? Il n'y aura pas de troisième référendum, l'avenir du Québec ne passera pas par son siège à l'O.N.U. Il n'y a qu'une proclamation unilatérale du gouvernement, entériné post-factum par un plébiscite, qui peut, stratégiquement, conduire à l'indépendance du Québec, qui ne pourra jamais faire abstraction des deux siècles où il aura été sous la domination anglaise et partie constituante du Canada. Mais il y a d'abord plus important. Dans une société où les professionnels fonctionnent aux sophismes, où des gens formés en médecine ou en droit acceptent de tenir des déclarations les plus fantaisistes pour des relations de faits objectifs, c'est toute la conscience québécoise qui est sacrifiée sur le bûcher du mensonge et de la rentabilité. Ils auront beau en appeler à l'intelligence sinon à l'empathie des Québécois, appuie moral et bonne chance, ils récolteront ce que leurs prédécesseurs auront semé. Où est-il dit que les pépins des raisins mangés par les pères agaceront les dents des enfants?⌛

Montréal
3 octobre 2011

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