mardi 16 novembre 2010

Capitalisme, Démocratie et Corruption

Corruption au Kosovo
CAPITALISME, DÉMOCRATIE ET CORRUPTION

Voilà douze ans, j'écrivais une lettre personnelle à un ami, assisté social, qui voulait s'engager politiquement. Nous étions sous le gouvernement Bouchard et ses mesures ignobles qui n'épargnaient personnes. Ainsi fait le P.Q. chaque fois qu'il perd un référendum: il se venge sur sa population qui ne l'a pas suivi dans son inutile aventure. Douze ans plus tard, suite à une crise financière inquiétante érigée à partir de junk bunds, l'histoire s'est malheureusement répétée sous les Libéraux. Aux mêmes problèmes, ceux-ci suggèrent les mêmes solutions, toutes aussi ignobles, inspirées par de soi-disant «lucides» qui ne cessent de dénoncer les intérêts particuliers des «solidaires», comme si eux-mêmes étaient les garants de la vertu économique de la société en son entier et ne servaient pas autant d'«intérêts particuliers». C'est l'actualité de cette lettre, malgré les douze années qui en séparent la rédaction, que je livre ici au public.

Montréal, le 23 décembre 1998.

Cher Roger.

Il faudrait d’abord commencer par mettre un peu d’ordre dans les idées. De l’ordre, utilisé avec modération, ne fait jamais de tort. Avant de régler le sort du monde, il faut bien connaître son monde. Essayons de le cerner. Alors qu’aujourd’hui on ne cesse d’invoquer les fantômes du XVIIIe siècle pour justifier toutes les saloperies économiques et politiques, et que «la main invisible du marché» semble justifier les pires spéculations éhontées de la finance avec la complicité tacite des gouvernements, il est tout aussi naturel d’invoquer un autre fantôme de ce siècle soi-disant éclairé: voici un paragraphe très actuel de Rousseau tiré de la définition qu’il donne de l’économie politique dans l’Encyclopédie:

Toute société politique est composée d’autres sociétés plus petites, de différentes espèces dont chacune a ses intérêts et ses maximes; mais ces sociétés que chacun aperçoit, parce qu’elles ont une forme extérieure et autorisée, ne sont pas les seules qui existent réellement dans l’état; tous les particuliers qu’un intérêt commun réunit, en composent autant d’autres, permanentes ou passagères, dont la force n’est pas moins réelle pour être moins apparente, et dont les divers rapports bien observés font la véritable connaissance des mœurs. Ce sont toutes ces associations tacites ou formelles qui modifient de tant de manières les apparences de la volonté publique par l’influence de la leur…

J’interromps ici la citation de Rousseau pour voir en quoi cette définition des «sociétés plus petites» demeure très actuelle. Rousseau pensait sans doute aux corporations de métiers, ou aux corps qui constituaient les «états» d’Ancien Régime. Aujourd’hui, les corporations professionnelles, les syndicats, les lobbies, et autres groupes de pression exercent une même influence sur l’ensemble de la société. Par effet d’émulation, les groupes les moins organisés à l’origine ont pris exemple sur ces «sociétés plus petites» pour véhiculer leurs exigences particulières: groupes féministes, groupes gais et lesbiennes, autochtones, allophones, groupes de personnes handicapées, pères divorcés, pour la protection des animaux, internautes bientôt, etc., tout ce que Maffesoli appelle les «nouvelles tribus», …et j’aurais envie d’ajouter assistés sociaux, car, dans le fond, comment n’en arriverions-nous pas à considérer les exclus de la société autrement que comme un groupe d’intérêts particuliers qui n’aurait pas encore défini sa niche sociale ou serait à la quête d’une quelconque désignation propre à la langue de bois pour enfin s’auto-proclamer revendicateur-autorisé de droits sociaux? Plus exactement, ce que je veux dire, c’est dans quelle mesure à ravaler l’état des personnes assistées sociales au même rang que n’importe quel autre groupe de revendications particulières ne risque-t-on pas de confondre les droits des défavorisés de la société générale avec les privilèges réclamés par les groupes d’intérêts particuliers? N’y aurait-il pas là un danger de ramener au niveau des «sociétés plus petites, de différentes espèces dont chacune a ses intérêts et ses maximes» un problème qui relève précisément des manques de la «société politique»? Mais redonnons la parole à Jean-Jacques:

La volonté de ces sociétés particulières a toujours deux relations; pour les membres de l’association, c’est une volonté générale; pour la grande société, c’est une volonté particulière, qui très souvent se trouve droite au premier égard, et vicieuse au second. Tel peut être prêtre dévot, ou brave soldat, ou praticien zélé, et mauvais citoyen. Telle délibération peut être avantageuse à la petite communauté, et très pernicieuse à la grande…

Seconde interruption. Il faut donc choisir s’il faut défendre les pauvres en tant que «société particulière», et là, la tendance prise par tes «comités» sectoriels du RAP (1) est inquiétante, car elle contribue à assimiler (sinon à réduire) les revendications des exclus au niveau des autres revendications particulières. La confusion, je la situerais à ce niveau: les exigences des intérêts particuliers ne sont pas des droits mais bien des privilèges, alors que les retombées négatives de l’organisation sociale briment les droits de ceux qui en sont les victimes. Lorsque les gais et lesbiennes demandent un statut de conjoint pour leur partenaire de couple afin de bénéficier des mêmes avantages sociaux que les couples hétérosexuels, ou le droit d’adopter des enfants afin de se voir reconnaître le statut de famille, sont-ce là «droits» ou «privilèges»? N’est-ce pas un privilège que de revendiquer la différence tout en pratiquant la ressemblance? Confondre un statut d’assistance domestique avec une «prime à l’amour»? Nous sommes là devant une aporie insoluble, car on ne peut à la fois être différent et s’insérer dans la normativité: comment les lois pourraient-elles résoudre ce «caprice» (qui est peut-être aussi une culpabilité) sans créer des retombées négatives sur d’autres groupes sociaux, éventuellement les enfants qui, devenus adultes, revendiqueraient à l’État une compensation pour avoir été élevés dans des familles aux «paramètres» déficients pour un «sain équilibre mental»? Disons des enfants de Duplessis à la sauce gaie et lesbienne. D’autres revendications autochtones ou allophones pourraient être soumises à une même critique où les droits bafoués se paieraient de privilèges exorbitants pour la société. (2) C’est là, comme le dit Rousseau, qu’«une volonté particulière, qui très souvent se trouve droite au premier égard, [est] vicieuse au second.» Il y a la loi et il y a les mœurs, les coutumes; tout ce que le législateur ne peut formuler précisément, exactement, de manière permanente dans les écritures des codes, les mœurs sont là pour l’exprimer, voire même l’expérimenter. Au-delà de la tolérance, la société ne peut rien de plus pour faire respecter les droits des «intérêts particuliers», le reste relevant de l’organisation interne de ces «sociétés particulières». Aujourd’hui, on ne fait plus confiance aux mœurs et aux coutumes et l’on voudrait que tout soit garantie, certifié par les lois, non par souci de légalisme, mais en vue de bénéficier monétairement le moment venu des échappées sociales. On négocie la pension alimentaire en signant le contrat de mariage. Est-ce là un principe de droit, ou n’est-ce pas plutôt une garantie de privilèges advenant d’éventuelles frustrations des attentes de la vie?

De toute façon, si le RAP se définit comme un mouvement social, en quoi se pencher sur les cas des «intérêts particuliers» relèverait-il de ses priorités? Précisément parce que ces groupes se sont organisés en vue d’exercer des pressions auprès des gouvernements, quels services pourraient-ils attendre d’un petit mouvement marginal? S’il s’agit d’un parti politique en puissance, c’est que le RAP exerce déjà une entreprise de maraudage auprès des éventuelles clientèles électorales. De plus, est-ce le but d’un parti politique de se plier à tous les caprices des «intérêts particuliers» de la société générale? N’est-ce pas là s’insérer dans ce jeu qui sert les intérêts des classes dominantes de transformer le politique (ou l’État) en centre de service obligé par les droits des consommateurs à contenter tous les privilèges de leurs caprices? Tous ces caprices forment-ils une volonté générale? Et la pauvreté? N’est-elle qu’un autre tissu de caprices relevant de «volontés particulières»? Laissons Rousseau conclure:

Il est vrai que les sociétés particulières étant toujours subordonnées à celles qui les contiennent, on doit obéir à celles-ci préférablement aux autres; que les devoirs du citoyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de l’homme avant ceux du citoyen; mais malheureusement l’intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir, et augmente à mesure que l’association devient plus étroite et l’engagement moins sacré; preuve invincible que la volonté la plus générale est aussi toujours la plus juste, et que la voix du peuple est en effet la voix de Dieu.

Cette pensée n’était pas propre à Rousseau. Dans l’Encyclopédie encore, à l’article Droit naturel, Diderot écrit de même: «Les volontés particulières sont suspectes; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne: elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais.» Pourquoi? Parce qu’elle est (idéalistement) associée au genre humain. Ici, nous rejoignons la même métaphysique que celle de «la main invisible du marché». Arrêtons-nous là. Il faut donc choisir où tu situes ton engagement personnel: du côté d’une «volonté particulière», alors il s’agit de définir ta participation sur les revendications propres aux groupes d’assistés sociaux et les organiser en groupes de pression efficaces (ce qui est du plus difficile): abolition des tarifs issus de l’assurance-médicament, augmentation des prestations en vue de rejoindre au moins le seuil de pauvreté, l’arrêt des chantages gouvernementaux visant à culpabiliser l’état d’assisté social en dépit des mutations actuelles de l’économie, etc. Si, par contre, tu veux te placer du côté de la «volonté générale», il faut, effectivement, s’enligner à devenir un véritable parti politique et à partir de ce moment, opposer une véritable alternative à la pensée et aux institutions politiques existantes, …à moins de se contenter d’être un cheval parmi d’autres dans une course déjà perdue d’avance pour toute idée progressiste. Je te rappelle la citation de Rousseau que je t’ai dite au téléphone l’autre jour: «…ce qui est utile au public ne s’introduit guère que par la force, attendu que les intérêts particuliers y sont presque toujours opposés.» Les sociétés particulières sont rarement révolutionnaires; seule la «volonté générale» vise au projet de société et entraîne des changements drastiques dans l’organisation sociale.

Là on peut discuter de choses «sérieuses», mais il faut se mettre en dehors du champ des revendications particulières. Ce point, les pauvres ne peuvent le comprendre car leur situation leur apparaît comme urgente (et de fait, elle l’est), mais à long terme le problème social de la pauvreté ne pourra se résoudre qu’avec une révolution sociale majeure. Si la condition actuelle des pauvres occidentaux a pu évoluer depuis le XVIIIe siècle, c’est à cause de l’action sociale et des revendications quasi-révolutionnaires des syndicats de combat des XIXe et XXe siècles. Elle n’a jamais été améliorée en rien par les réclamations réformatrices des «volontés particulières» (je pense ici aux socialistes utopiques à la Owen). Ce qu’on évite bien de se dire. Le problème de la pauvreté, il a été posé déjà au temps des Prophètes de l’Ancien Testament. Il ne se solutionne que par la justice. Lorsque la justice sociale est équitable et respectée, la charité trouve sa place de complémentarité. Charité sans justice n’est que vice. L’un des grands acquis de la Révolution tranquille reposait précisément en ce refus de la charité au nom de l’équité. Le syndicalisme, le socialisme, même imparfaits, visaient à pourvoir chacun de sa part sociale. L’amélioration des formations, le respect des compétences, les avantages sociaux contre les imprévus de l’existence (assurance-maladie, assurance-chômage, la sécurité du revenu, les protections diverses, etc.) suggéraient un «projet social» où les ressources seraient harmonisées aux besoins équitables des membres de la société. L’aide sociale était un droit, non une solidarité arbitraire et encore moins un caprice. La régression accomplie par les derniers gouvernements libéraux et péquistes vise à revenir sur ces acquis et à ramener le vieil état de dépendance où les assistés sociaux étaient les pauvres au service de l’État, comme jadis les serfs l’étaient au service de l’Église. L’évergétisme, le pouvoir par le don: la soumission (pardon!) la clientélisation des exclus est récompensée par une prestation mensuelle (pardon!) un bénéfice mensuel. Jadis, l’État libéral mesurait sa puissance par l’indispensable besoin qu’en avaient les classes bourgeoises dirigeantes pour faire la police des classes dangereuses; aujourd’hui, l’État libéral mesure sa puissance par le clientélisme qui s’est développé sous sa dépendance à travers les revendications des «intérêts particuliers» et la répartition des bénéfices marginaux de la richesse sociale. Les partis politiques reprennent cette relation de clientélisme où les intérêts des groupes reçoivent satisfaction à travers les programmes électoraux. La dissolution de la «volonté générale» n’en est que plus accentuée: c’est le type parfait de régime politique approprié à une société de consommation qui transforme tout - y compris la charité - en spectacles émotionnels.

Les problèmes de la pauvreté ne relèvent donc pas de caprices particuliers mais de justice sociale, c’est-à-dire que les revendications sociales supposent la constitution ou le maintien du tissu social, celui désigné par Rousseau sous le concept de «volonté générale», alors que les revendications particulières ne visent qu’à maintenir le tissu d’une société dépendante, même peut-être au détriment de la société en son entier. Tout cela s’inscrit dans le processus de transformation de la «volonté générale» en masse anonyme et sans visage. Qui exige la justice oblige à reconsidérer, de manière permanente, les lois et le fonctionnement des institutions publiques. Il se place, par le fait même, en dehors des paramètres actuels de la démocratie libérale et de son goût de l’immobilisme; il devient une véritable alternative. Il ne s’agit pas de se concilier ou de tirer des compromis avec les puissances existantes, il veut, comme Marx jadis, «transformer la réalité», c’est-à-dire renverser ces puissances. Et pourquoi pas…?

Transformer d’abord la règle économique du capitalisme qui veut la privatisation des profits et la socialisation des déficits, des pertes. Il ne faudrait pas une grosse enquête pour s’apercevoir que bien des prêts à intérêt consentis par les grandes banques internationales aux États nationaux se sont remboursés aussitôt d’avantages concédés par l’État emprunteur à des partenaires industriels de ces grandes banques (avantages multiples sur les prêts gouvernementaux, salaire des employés payé par les gouvernements, tarifs électricité moindres, aménagement des infrastructures routières ou municipales à taux réduits, délits d’initiés, primes diverses, etc.). Les populations paient donc le remboursement de ces dettes non pas une mais deux fois, sinon plus… Quel gouvernement occidental oserait se plier à la suggestion dissuasive du Monde Diplomatique de taxer les gains en spéculation boursière ou immobilière? La séparation de la finance internationale de l’économie mondiale menace l’équilibre économique des sociétés au bénéfice de la concentration des richesses dans les mains d’un petit groupe international de financiers soutenu par des institutions issues des accords de Bretton Woods aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (Le F.M.I., la Banque mondiale, l’O.M.C. et ses tribunaux de commerce, etc.). Tous ces organismes mondiaux sont autrement plus efficaces que les institutions de l’O.N.U.! Et pour causes…

Transformer l’économie mondiale, non plus confondue avec les opérations financières mais avec une véritable intégration des activités économiques dans un marché ouvert. Qu’est-ce à dire? J’aime bien la distinction qu’opérait Braudel entre l’économie de marché et le capitalisme. L’économie de marché, ce sont les échanges; le capitalisme est une forme parasitaire qui dérègle le mécanisme des échanges pour l’orienter vers la concentration des profits (au risque de l’épuisement des ressources). L’erreur du marxisme a été de confondre structurellement l’économie de marché avec le capitalisme et voir le capitalisme comme un système innovateur d’une classe audacieuse, la bourgeoisie. Or, le capitalisme n’innove en rien, il ne fait que parasiter les bonnes idées et les détourner au profit d’une minorité dominante, donc, selon Rousseau et Diderot, des «intérêts particuliers» (pervertis). C’est donc reconnaître qu’en régime capitaliste, la démocratie ne peut être que corruption, car l’électorat devient un marché où se consomment les options idéologiques et la distribution du vote. La minorité créatrice est ailleurs: dans la technologie, dans la science, dans la culture, mais tout cela ne sert pas directement ou immédiatement les intérêts des parasites. Minorité créatrice et minorité dominante se confondent rarement. Lorsqu’une minorité devient dominante, c’est qu’elle n’est généralement plus créatrice (de sociétés). Suivant les règles de l’égoïsme libéral du XVIIIe siècle, le capitalisme est passé de l’économie commerciale à la production industrielle, puis au secteur des services, épuisant tour à tour les ressources offertes par chaque secteur. La technologie évince les travailleurs, la science devient strictement utilitariste, la culture productrice de fétiches de marchandise. Aujourd’hui, la spéculation peut se passer des activités économiques comme soutiens de ses opérations, et par le fait même, siphonne tout le capital mobilisé par l’économie pour le porter sur les échanges fantasmatiques des transferts de fonds, ce qui entraîne comme principal résultat le gaspillage et le pourrissement des ressources. L’«obsession» qui se focalise sur des abcès de fixation tel le «déficit zéro» et la diminution de la dette, repose sur ce processus. Le seul intérêt des groupes financiers internationaux à soumettre les États et les populations à sa dépendance est de bénéficier encore plus des spéculations opérées par l’endettement des particuliers et des États, l’État ne pouvant s’aliéner à une puissance étrangère, ne fait jamais faillite et peut donc supporter (indéfiniment?) les pertes encourues par les transactions. D’autre part, autre effet pernicieux, comment un État peut-il être souverain s’il n’a pas le contrôle de son propre porte-monnaie? L’aliénation des ministres des finances au diktat des puissances financières internationales annule toutes les dispositions de la démocratie et du tour électoral. Il n’y a plus de droite ni de gauche, les idéologies sont renvoyées dos à dos, la servilité des milieux politiques les oblige à tenir des discours rassurants et conciliants alors que tout le système repose en fait sur un équilibre précaire du pari financier. Paul Martin refuse la concentration des banques canadiennes: est-ce pour le bien-être des petits et moyens producteurs? Non. Il veut d’abord attirer les banques étrangères, stimuler la compétition bancaire, puis accorder la concentration aujourd’hui refusée. À court terme, effectivement, la classe moyenne profitera de sa décision… à long terme, lorsque les banques seront concentrées et que la compétition des banques étrangères sera ramenée sur un même pied avec les banques nationales, l’avantage un temps acquis, se dissipera pour laisser place aux échanges internationales musclées. Est-ce un complot? Non. C’est une logique financière incontournable dans une mondialisation où les frontières protectionnistes sont abolies.

Transformer le travail. Mais le travail ne se transforme-t-il pas de lui-même? Depuis Aristote et Xénophon, les Occidentaux n’ont-ils pas toujours considéré l’homme comme un être trop noble pour s’astreindre aux tâches triviales? Après l’esclavage, le servage et le salariat, voici la dernière étape de ce lent projet où le travail sera enfin exécuté par les machines. Le regrette-t-on? Nullement. Qui veut travailler? Qui veut endurer la punition que Dieu imposa à Adam pour sa curiosité mal placée? Personne. Les pauvres, les assistés sociaux veulent-ils retourner au soi-disant marché du travail? Non, et ils ont raison. Reposons le problème. Dans le système industriel, chaque individu était doté de deux bras: le bras producteur et le bras consommateur. Le bras producteur apportait le nécessaire pour permettre au bras consommateur d’entretenir l’organisme. L’actuelle crise technologique du travail ampute l’individu de son bras producteur tout en sur-stimulant son bras consommateur. Malheureusement, «le nécessaire» n’a pas suivi la «révolution technologique» si chère au regretté Robert Bourassa - que les péquistes aient son âme! -, et l’appauvrissement expérimenté par les pays du Tiers-Monde depuis un demi-siècle se répand maintenant dans nos sociétés jugées jusqu’à tout récemment comme «développées». N’attendons donc pas le retour des vieilles usines à briques rouges et à colonnes de fumée noire. Chaque entreprise qui congédie ses travailleurs voit, le lendemain, sa cote montée à la bourse. De plus, la structure psychologique amollie de l’actuelle jeunesse ne pourrait lui permettre de supporter les contraintes endurées jadis par nos ancêtres de la Révolution industrielle. Le travail est mort ou bien mourant. Du moins, un certain genre de travail, la job, celle des salariés qui se contentaient des cinq jours d’ouvrages et des congés de fin de semaine. Aujourd’hui, les travailleurs du XXIe siècle se pensent créateurs: poètes, scribouilleurs, barbouilleurs, joueurs de cymbales et toute une classe acculturée qui s’imagine créatrice du seul fait de ses petits talents et que des sophistes lui font croire que chacun à quelque chose à raconter d’intéressant. On éloigne cette évidence évangélique que la culture, comme le royaume des Cieux, appelle beaucoup de monde, mais en retient très peu. Lequel de ces «créateurs» voudrait revenir à un véritable statut de «travailleur»? En fait, chacun veut une part des ressources qui satisfasse ses besoins, et comme ces «créateurs» n’ont pas le contrôle psychologique de leurs désirs ni de leurs angoisses, alors les besoins ne cessent d’obséder. C’est une véritable manne pour les Psy-squades en mal de déprimés ou mieux, de psychotiques. Entre la liberté et la sécurité, là encore, comme plus haut, il s’agit de choisir la liberté dans la sécurité et la sécurité dans la liberté. Voilà une autre aporie que la société politique ne peut résoudre. Une société où le travail est en voie d’extinction doit trouver un bras compensateur au bras producteur. Il n’est pas suffisant de se replier sur le travail contractuel, l’emploi occasionnel ou l’entrepreneurship, qui ne peuvent satisfaire la grande majorité des désœuvrés ou des employés mis en disponibilité. La répartition équitable des richesses même ne suffirait pas non plus, considérant que les besoins de chacun ne peuvent être satisfaits par aucune institution humaine. L’équité (et non l’impossible égalité) ne peut se ramener qu’à la justice et toute justice est un partage de Salomon qui laisse des frustrations mais épargne l’essentiel de l’enjeu.

Au moment où le tissu social se déchire sous les revendications égotistes des «intérêts particuliers»; au moment où l’individualisme absolu (l’isolisme) du marquis de Sade l’emporte sur le totalitarisme intransigeant de Marat, est-il possible de reconstituer une volonté générale qui pense les problèmes sociaux autrement qu’en termes de clientélisme et de dépendance victimaire envers des institutions châtrées? Quel projet d’éducation scolaire pourrait résister à tant d’’inepties véhiculées par la société du spectacle et les jeux vidéos? Comment trouver la juste mesure entre les intérêts particuliers et la volonté générale sans tomber ni dans le totalitarisme d’État ni dans l’anarchie de la loi de la jungle?

Peut-être, précisément, ne pouvons-nous éviter tout cela, et, comme les Romains de la décadence, ne ferions-nous pas mieux de penser en dehors de ces catégories? Les Chrétiens, sensibles à l’aporie de leur époque, se réfugièrent dans les monastères et, malgré certaines destructions fort regrettables, sauvèrent l’essentiel de la culture antique tout en s’efforçant de créer une nouvelle société, la communauté chrétienne. Les Bénédictins du Monte Cassino (dont l’abbaye où se battirent les Canadiens durant la Seconde Guerre mondiale fut entièrement détruite par les bombardements de ces barbares modernes que furent les nazis), arrachaient les souches et bêchaient un sol rocailleux pour en faire un jardin dans un monde où retentissaient les cris des Barbares et les délires des Romains devenus hystériques, cultivant ainsi le silence en prônant l’économie des paroles essentielles. Dans une société civile partagée entre le totalitarisme de l’État byzantin et l’anarchie des royautés germaniques analphabètes, ils conservèrent l’administration pondérée des appareils traditionnels de la romanité. Bref, comme le tissu social de l’Empire romain s’effritant sous le coup des «intérêts particuliers» des tribus Goths, Ostrogoths, Wisigoths, Franques et autres, le tissu social de la civilisation occidentale s’effrite sous le coup des intérêts de nos nouvelles tribus, et c’est là un sens irréversible de l’Histoire - du moins à mon humble avis, et l’explosion de l’informatique et de l’autoroute électronique me le confirme sérieusement -, aussi, je parierais sur les petites expériences parallèles, insignifiantes, en dehors des références conventionnelles du parti politique ou du mouvement social. La sagesse, pour le moment, serait de hurler avec les loups et de parier sur sa tribu à condition de la doter d’une structure à la fois de transmission et d’innovation (afin de contrer la tendance trop naturelle à se pétrifier avec le succès), développée d’avantage au niveau des liens interpersonnels que dans la lettre des règlements sociaux. C’est toujours plus difficile de penser un monde autre que de reproduire un monde dont les paramètres ont déjà été fixés par d’autres et qui nous ont réussis. Ce n’est peut-être pas très courageux ou très héroïque, mais il s’agit d’être efficace à long terme, aussi faut-il stimuler à nouveau son esprit critique et faire le partage entre ce qui est souhaitable et ce qui est réalisable, miser sur l’adaptation (en vue de sauvegarder ce qui est important dans l’évolution de la nature humaine) en un temps où il est propice de profiter des dérives d’une société qui tend trop souvent aux paramètres étanches et donc, conservateurs.

Si nous fantasmons tant sur les dinosaures, peut-être est-ce parce que nous vivons dans un monde frappé de gigantisme: les États nationaux quasi inamovibles, la puissance technologique capable de réduire la Terre en amas de poussières cosmiques, les corporations financières internationales dont on ne compte plus les zéros au bout des bénéfices, l’indolence et l’indifférence des masses - la désertion psychologique malgré certains spasmes ou agitations considérés comme une renaissance (toujours éphémère) de l’engagement et du militantisme -, devant un destin qui se réduit à la trinité du Diable: narcissisme - hédonisme - nihilisme; aussi y a-t-il peu de chance pour qu’une morale activiste de l’Histoire qui voudrait transformer les choses selon un projet de société valable, puisse être suffisamment capable d’enthousiasmer les foules jusqu’à renverser ces colosses idolâtrés. Peut-être sommes-nous dans un état de pourrissement plus ou moins avancé, et cela, comme n’importe quelle gangrène, est un processus de mort de la civilisation occidentale (mais peut-être pas nécessairement de La Civilisation), processus irréversible donc, et que le seul art de bien mourir selon un vrai philosophe, est de faire en sorte que, contrairement au poisson, la société en agonie ne commence pas à pourrir par la tête.

Mais tu peux préférer la voie optimiste contre cette poussée mélancolique qui envahit la fin de ma lettre et souhaiter, comme dans l’un de ces sneak-preview que fait l’industrie cinématographique d’Hollywood afin que le public choisisse une fin entre deux à un même film; que la Mondialisation devienne cette nouvelle chrysalide qui transverbérerait le pourrissement régressif de l’Occident et l’agitation déréglée des peuples bousculés par le choc des civilisations en une nouvelle Lumière qui éclairerait l’Histoire-à-faire des futures générations. Ce qui, à l’exemple déjà citée de saint Benoît et de ses frères, dans son abbaye juchée sur le Monte Cassino, loin à l’écart des absurdités sordides, en pleine possession de sa règle, i.e. de ses moyens, les conduirait à suivre le conseil de Voltaire à Candide, cultiver leur propre jardin.⌛

(1) L’un de ces mouvements à l’époque des gouvernements Bouchard et Landry, disparu aujourd’hui, probablement fondu dans Québec Solidaire. (Note de l’auteur, 2010)
(2) C’est le cas, aujourd’hui (2010) des soi-disant accommodements raisonnables qui sont, encore-là des privilèges plutôt que des droits.

J.-P.

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