samedi 25 février 2012

La Grèce : dette financière ou dette historique?

Hans Liska. Skittenbuch, 1943

LA GRÈCE : DETTE FINANCIÈRE OU UNE DETTE HISTORIQUE?

J’ai eu l’occasion, dans un autre message de ce blog (http://jcoupal.blogspot.com/2012/01/les-angoisses-intestinales-deric_30.html), de traiter de la dette grecque et comment Solon nous avait enseigné à ne pas se laisser lier par des chaînes de papiers aux risques de créer une guerre civile dans la Cité. Or voici que le débat rebondit au Parlement européen. Il n’est pas, et de loin, le plus intelligent. Dany-le-Rouge, Daniel Cohn-Bendit, a lancé cette algarade d’eurodéputé : «Les Allemands, qui rechignent à financer un second plan de sauvetage pour la Grèce, devraient se souvenir de tout ce qu'ils ont pillé dans ce pays pendant la Seconde Guerre mondiale [...] Avec les intérêts, ce sont 81 milliards d'euros qui sont dus à Athènes. C'est là une autre façon de voir l'Europe et son histoire». (Cité in Le Monde, 17 février 2012). Il est difficile de passer à côté de la question d’une façon aussi maladroite. Cohn-Bendit se serait appuyé sur les déclaration de l’ex-vice-premier ministre, Theodoros Pangalos, qui lançait sur les ondes de la BBC: «Ils ont pris les réserves d’or de la Banque de Grèce, ils ont pris l’argent grec et ne l’ont jamais rendu. C’est un sujet qu’il faudra bien aborder un jour ou l’autre». C’est alors que le secrétaire d’État aux finances hellènes, Philippos Sahinidis chiffrait la dette allemande envers la Grèce à 162 milliards d’euros, à comparer au montant de la dette grecque qui s’élevait à 350 milliards d’euros, fin 2011. (ibid.) Du coup, le débat quittait l’arène économique pour se retrouver enjeu de la mémoire historique. Ce n’était plus la Grèce qui était redevable à l’Europe, mais l’Allemagne à la Grèce. …Et c’est ainsi que l’on construit l’Union européenne.

Ce vol était en fait considéré comme un «prêt» de 476 millions de reichmarks tenus pour contribution à l’effort de guerre. Veux, veux pas, la Grèce était embrigadée dans le Reich hitlérien. Ses dirigeants avaient-ils le droit de refuser? Évidemment non. Bien sûr, cet «emprunt» ne fut jamais remboursé puisqu’il ne figurait pas dans l’accord de Londres de 1953 qui fixait le montant des dettes extérieures contractées par l’Allemagne entre 1919 et 1945. Afin d’éviter la répétition du triste traité de Versailles de 1919 et de ménager l’Allemagne de l’Ouest, désormais alliée à l’Occident contre le bloc soviétique, on étouffa rapidement les réclamations des anciennes zones occupées par le Reich. Les États-Unis réduisirent la dette de l’Allemagne de moitié - tout comme la troïka européenne l’a fait pour la Grèce - et renvoya au Plan Marshall la reconstruction des pays détruits ou ruinés par l’occupant nazi. L’historien de l’économie allemand Albrecht Ritschl, professeur à la London School of Economics, qui n’est sûrement pas un centre d’études marxistes, en conclut que la prospérité allemande est due à cette abolition unilatérale de la dette allemande et aux bénéfices du Plan Marshall. Lorsqu’afin de se rapprocher des autres pays européens sans passer par l’intermédiaire américain, l’Allemagne s’est décidée à compenser ses anciennes victimes, elle a dédommagé la Grèce de 115 millions de deutsche Marks, soit 58 millions d’euros, en 1960, dans le cadre d’un accord global qui comprenait également Israël. Depuis lors, l’Allemagne estime s’être acquittée de sa dette. En défense contre les accusations grecques, elle rappelle qu’elle a «payé depuis 1960 environ 33 milliards de deutsche Marks d’aides à la Grèce, à la fois de façon bilatérale et dans le cadre de l’Union européenne», à quoi il faut ajouter les 700 millions de dollars récoltés du plan Marshall. Dès lors, la dette grecque repose entièrement sur la responsabilité du gouvernement d’Athènes et du peuple grecque.

C’est de Ritschl que proviennent les déclarations les plus inspirantes. Dans son entrevue accordée au journal allemand Die Spiegel du 6 juin 2011, le journal rappelle à l’historien économiste que la Grèce a emprunté 110 milliard € de la zone euro et du Fonds monétaire international. Pour rembourser cette dette écrasante pour un pays à l’économie déjà peu rentable, l’Allemagne est, de la troïka, le pays qui exige les mesures les plus austères pour le remboursement de la dette, ce à quoi Ritschl rappelle que la dette allemande envers les États-Unis entre 1924 et 1929 était devenue une véritable pyramide qui s’est effondrée avec la crise de 1931 (en Allemagne). Il n’y avait plus d’argent et les dégâts ont été considérables pour le pays créditeur. En comparaison, le défaut de paiement de la dette grecque, même dans le contexte des lendemains de la crise de 2008, est un problème «insignifiant». Lorsque l’Allemagne fut réunifiée, le chancelier Helmut Kohl a refusé d’appliquer l’accord de Londres de 1953 sur les dettes extérieures de l’Allemagne à l’égard des victimes de l’occupation de 1941-1945. Seuls quelques accomptes furent versés, mais il s’agissait de sommes minimes. La chancelière Angela Merkel a maintenu cette position.

Bref, Albrecht Ritschl confirme mes affirmations du message cité plus haut. Les dettes s’abolissent unilatéralement quand un État décide de le faire, comme le Nicaragua révolutionnaire des années 1980. Alors, les corporations financières demandent aux pays musclés (en l’occurrence les États-Unis) de faire pression, par tous les moyens, pour que le pays reconnaisse sa dette et la rembourse, quitte à établir un embargo à la fois financier et économique autour du pays, la vieille solution des Alliés contre l’Allemagne durant la Grande Guerre. Comme aucun pays ne peut subsister seul dans sa bulle et qu’il faut bien faire commerce avec les voisins, le pays récalcitrant est vite obligé de reconnaître sa dette et de la rembourser, d’où l’étau se desserre et le pays est vite ramené dans le giron de l’économie de marché mondial.

Il faut donc considérer le délire grecque comme une épreuve de force entre le F.M.I. et la zone Euro. Les corporations financières ont besoin d’exercer leur puissance sur les États politiques qui dépendent désormais d’eux. Il font le droit et la loi, non seulement en matière économique (si on peut réduire l’économie à la seule finance), mais également en politique intérieure des États. Mettant la bourgeoisie grecque à genoux, ces corporations (F.M.I., Banque Mondiale, l’Organisation mondiale du commerce, etc.) dotées de think tank universitaires, planifient des stratégies et des tactiques pour aliéner les différents États démocratiques à la dictature des liens financiers mondiaux. La mondialisation commence par la tête avant d’envahir le corps tout entier. Il s’agit donc d’un os jeté aux bourgeoisies nationales pour entreprendre, chacune dans son pays, des «plans d’austérité» afin de détourner l’argent des portefeuilles des Trésors et des individus pour le faire couler dans les coffres des banques en se servant de l’État comme outil de ponctions. La concurrence capitaliste se joue désormais entre les investissements spéculatifs et la production économique, le premier, comme un cancer, finissant par ronger le second et entraîner la ruine des nations. Sarkozy, en campagne pour sa réélection à la tête de la République française utilise à fond cette crise, s’engageant à ne pas être ce capitaine-qui-quitte-son-navire-en-train-de-couler car le trou en dessous de la ligne de flottaison française, qu’est-ce, sinon l’incertitude du cours de l’euro?

Ritschl reconnaît que la vraie menace du cas grecque repose dans l’effet en chaîne qu’il pourrait produire. Ce que j’appelais l’axe - un axe quasi horizontal - Lisbonne, Madrid, Rome et Athènes, est appelé par l’Europe septentrionale «le club Med» parce que ces pays semblent gaspiller l’argent produit par les pays septentrionaux dont l’économie serait saine et dynamique. Or de tout le «club Med», la Grèce est le plus pauvre des pays en déficit. Si Paris et Berlin passent par-dessus le remboursement en épongeant la dette, elles ne pourront pas refuser à Lisbonne, puis à Madrid et même à Rome la même faveur. C’est alors que le trou sous la ligne de flottaison ira s’élargissant et que la zone euro avouera son impuissance devant les corporations financières internationales. La perte du crédit d’un petit État insignifiant aura conduit l’archipel économique européen à la dévaluation de leurs cotes boursières. Mais revenons plutôt à ce que je tiens pour central dans cet essai, le rappel historique de la dette allemande pour résoudre un  problème économique, utilisant une culpabilité morale basée sur un argument historique. Certes, l’Allemagne, depuis que le problème grecque a été monté en pointe, publie des articles où le ressentiment à l’égard des Grecs est énorme. Les Grecs, en retour, se sentent insultés par cette campagne de presse  négative. Ils demandent alors des comptes pour les années de pillages et de terreur que les armées allemandes ont fait peser sur leur pays. Un porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Berlin, Andreas Peschk affirme que l’Allemagne «aurait payé depuis 1960 environ 33 milliards de deutsche marks d’aides à la Grèce, à la fois de façon bilatérale et dans le cadre de l’Union européenne», s’empressant d’ajouter que «Discuter du passé n’aidera absolument pas à résoudre les problèmes auxquels l’Europe est confrontée aujourd’hui» (Cité in Elisabeth Studer, 25 février 2010, le Blogue Finance, Grèce/Allemagne, où on reparle de l’or nazi…). Effectivement, dans la perspective de l’union européenne, reparler du passé, au lieu de résoudre le problème actuel, ne fera qu’envenimer le présent.

Qui parlait de la dette de l'Allemagne envers la Grèce avant la crise actuelle? Les Grecs? La dictature des colonels et les démocraties corrompues qui se sont succédées depuis 1945 s'en sont toujours accommodées. S'ils n'en parlaient pas, c'était parce que la chose n'existait tout simplement pas à leurs yeux. (Et l'O.T.A.N., dans le contexte des heures chaudes de la Guerre Froide, veillait à ce qu'ils ne s'en souviennent pas). La question n’est pas à savoir si oui ou non l’Allemagne doit à la Grèce, mais si une telle dette historique est remboursable, comme les Allemands demandent aux Grecs de payer la dette financière? C’est faire fie des vies fauchées, des combats meurtriers, des destructions du patrimoine mondial (notion qui n’existait pas à l’époque); et c’était, également, empêcher une nation de se reconstruire après guerre. Or la dette grecque n'est pas une dette historique mais  une dette financière. La Grèce doit, elle doit énormément, mais cette dette n'est en rien comparable à la dette américaine qui, elle, contrairement à la Grèce, a servi à financer des guerres meurtrières, des occupations de territoires, de la spoliation de trésors archéologiques et artistiques et à entretenir des tyrannies locales. La seule grosse sottise que se sont payés les Grecs durant tout ce temps-là, ce sont les Jeux Olympiques d'Athènes de 2004. Toute la différence entre l'extravagante dette américaine et le clubmédisme de la dette grecque réside dans ce à quoi ont servi les sommes empruntées. Si nous marginalisons les dépenses prodigues liées aux Olympiques et à la corruption du régime Papandréou, c'est essentiellement pour soutenir une petite nation dont les richesses économiques sont à peine suffisantes pour faire vivre sa population. Faut-il absolument revenir aux origines de l'histoire de l'emprunt pour se rappeler que les prêts octroyés par les grandes banques des XVIIIe et XIXe siècles servaient avant tout à soutenir le développement industriel et la transformation de l'agriculture domaniale en agriculture de marchés, non à accroître des possibilités d'hypothéquer les temps futurs pour se permettre des consommations de luxe et encore moins de jouer à la spéculation boursière sur des produits financiers douteux qui, s'effondrant comme en 2008, ont entraîné une crise mondiale? La banqueroute de Law et le South Sea Bubble en Angleterre avaient, dès le début du XVIIIe siècle, montré que de tels produits pouvaient miner les emprunts indispensables à doter le marché d'une infrastructure fonctionnelle. C'est ce dont Allemands et Grecs ainsi que l'ensemble de l'Europe devraient se souvenir avant de polariser les colères populaires contre un seul pays, un seul peuple. Cette crise financière est devenue une crise historique par les milliers, sinon les millions de faillites personnelles, d'inflation des prix à la consommation de base, l'endettement des trésors nationaux aussi bien que la dette américaine découle des interventions militaires au Moyen Orient et dans l'Asie centrale. Chacun a sa façon de gaspiller de l'argent, mais il y a des façons, disons, plus «meurtrières» que d'autres.

Et puisque nous revenons à la dette historique, il faudrait demander aux Grecs pourquoi ils n'adressent pas une demande de compensation à l'Italie, puisque ce sont les armées italiennes qui, les premières, ont envahi la Grèce. L’Allemagne s’est portée au secours de son allié italien parce que la force des résistants grecs parvenait à refouler l’envahisseur. Pour être «moral» comme le demande Cohn-Bendit, il faudrait réclamer également un paiement de la dette grecque à Rome. Or Rome, tout comme Athènes, vit dans une démocratie corrompue et prodigue. C’est donc à l’agressivité allemande que s’en prennent les Grecs et non au remboursement des dommages de 1941-1945.

Pour comprendre, sans l’excuser, le ressentiment allemand envers les Grecs, il faut se dire, au Canada, au Québec, combien attendrions-nous d’argent de la part de l’Angleterre pour éponger la souffrance endurée par les Acadiens déportés en 1755 après avoir été spoliés, dépossédés, vus leurs familles séparées dans des bateaux et envoyés dans des lieux d’exils différents? La honte de cet événement scandalisait encore un Arnold Toynbee deux siècles plus tard, au moment où se produisait ce grand mouvement de personnes déplacées qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Combien, en tant que Canadiens, que Québécois, serions-nous prêts à payer en dédommagements et intérêts, après les avoir chassé, contaminé, exploité, enfermé dans des réserves, acculturés, méprisés pendant des générations et encore, les Amérindiens depuis 300 ans? Qui plus est, qui paiera la gestion de la dette et son remboursement? Pourtant, ce sont tous là des «crimes collectifs» dont la préméditation fut souvent avouée (le cas confirmé par un écrit du général Amherst répandant des peaux contaminées de véroles aux Indiens soulevés par Pontiac en 1763 est exemplaire; l’extraction des «superstitions» des «sauvages» était explicitement reconnue pendant trois siècles par les sermons des missionnaires et l’Église catholique, la culpabilité ici aussi ne fait aucun doute). Or, l’invasion de la Grèce fut décidée unilatéralement par l’Italie fasciste et l’Allemagne s’est trouvée dans la nécessité logique du Pacte d’Acier de se porter à la rescousse de son allié mal pris. Ce sont-là, certes, d’autres «crimes collectifs». La question universelle qui se pose, entre deux sanglots de l’homme blanc, revient à demander combien chacun d’entre nous serions prêts à payer une facture historique? Irions-nous jusqu’à perdre notre sécurité sociale et financière? Nos salaires? Nos pensions de retraités? Nos services sociaux? C’est pourtant ce que demandent les corporations financières en imposant des mesures drastiques de resserrement des dépenses à chaque ministère national du Trésor. Ainsi, plutôt que de ramener les spoliations passées, attaquons-nous aux spoliations présentes. Puisqu’il faut prendre l’argent quelque part, la solution des corporations est de forcer les Trésors nationaux à pratiquer les ponctions dans les poches individuelles et dans les services sociaux, dont l'expression «plan d'austérité» n'est que l'euphémisme. Ce n'est pas là une dette historique mais rien qu'une dette financière aux effets historiques aussi dommageables qu'une dévastation militaire comme nous l'avons vu plus haut.

À combien s'élèverait le calcul de la dette historique due, et combien serions-nous prêts à payer de notre poche nos culpabilités historiques? Alors, Canadiens et Québécois, nous réagissons comme les Allemands, en dénonçant les vieux stéréotypes de l'inadaptation des Autochtones, du banditisme dans les réserves, de leur impossible autodiscipline, enfin du scalp de Dollard des Ormeaux! Pour sa part, Élisabeth II a bien de la difficulté à prononcer en français le vieux mot «Acadien»… Pas étonnant donc que les Allemands montent sur leurs grands chevaux et s’en prennent au laxisme administratif grecque. Tout cela renvoie au fait que la culpabilité historique n'est valable non pas sur la traite à tirer, mais seulement dans le rappel moral des décisions, préméditations et gestes que les collectivités ont posés, à la fois à l'égard d'elles-mêmes et à l'égard des autres. Autrement, le calcul de la dette ne peut être que financier et ne remboursera en rien les dommages subits par le passé.

Ainsi, ce calcul a été fait pour la dette allemande à l'égard de la Grèce : «…selon les calculs des spécialistes, la somme libellée en reichsmarks correspond aujourd'hui à 14 milliards de dollars, environ 10 milliards d'euros. De plus, si on affecte ce montant d'un taux d'intérêt classique de 3 % sur 66 ans, on parvient à un total de 95 milliards de dollars, 68 milliards d'euros, soit un cinquième de la dette grecque. Certes, cela ne suffirait pas à renflouer le Trésor grec, mais cela améliorerait grandement la situation. Et cela constituerait surtout une jolie revanche d'Athènes sur un gouvernement allemand qui, depuis le début de la crise des dettes souveraines, est plus que réticent à apporter son aide au moins sérieux des pays du "club Med'", comme on le dit assez méchamment à Berlin». (Le Point. Grèce, quand l’Allemagne oublie ses dettes, 23 septembre 2011). CQFD. Ou bien on force Berlin à cracher son dû à Athènes, et alors seulement 1/5e de la dette pourra être remboursé, ce qui ne fera qu'alléger le fardeau, mais ne changera en rien la pression exercée par les requins de la finance internationale sur le Trésor grec, et plus grave encore, le remboursement allemand viendrait, de facto, confirmer l'acceptation par les Grecs de leur dette à l'égard du F.M.I. & Cie (Dettes de l'Allemagne = dettes de la Grèce, selon le principe : une dette c'est une dette)…

Ou bien, on renvoie le passé au passé, on cesse de s'en servir comme outil de distraction et l'on passe à «l'histoire immédiate». Rien n'est plus infantilisant pour les peuples que ce recours au chantage affectif de «Qui a le plus souffert?» par le passé, afin de mieux oublier qui souffre et qui fait souffrir présentement? Aujourd'hui ce sont les Grecs, hier c'étaient les Juifs, demain ce sera au tour de quelqu’un d’autre. Nous sommes ou non responsables de notre Histoire. Lorsque nous n'en sommes pas responsables, nous ne pouvons guère faire autrement que les Grecs en 1941, entre collaboration et résistance; en Grèce comme ailleurs dans les Balkans. Car, nous ne pouvons plus, contrairement à l'Antiquité, séparer la Grèce du complexe balkanique et de sa proximité de la jonction des Dardanelles, disputées depuis des siècles entre Occidentaux et Russes et, à plus fortes raisons durant la Guerre Froide. De plus, en 66 ans, sous les Colonels, sous les corrompus de la démocratie des Papandréou, que faisaient les Grecs? Après la défaite, lors de la guerre du Péloponnèse, et après l’«occupation» de la tyrannie des Trente, qui ne dura qu'un an, vers qui se tournèrent les Athéniens? Vers les anciens alliés de son ennemie, Sparte, et forma une seconde ligue athénienne, impérialiste et militaire, ce qui accéléra la déchéance de la Cité et la mena, impuissante, devant la nouvelle puissance montante de l'heure : la Macédoine. La Grèce moderne s'est tournée, elle, en participant à l'O.T.A.N. (Les deux vieux ennemis de la veille, qui se chicanaient toujours par Chypre interposée, la Grèce et la Turquie, entrèrent ensemble à l'O.T.A.N. la même année, 1952, et, rappelons-le, l’accord de Londres qui libérait l’Allemagne de ses dettes date de 1953.). La Grèce, tyrannisée ou corrompue, faisait son siège avec les États-Unis (on oublie que le vieux Papandréou, Andréas, avait épousé une américaine et que son fils, Georges, est de nationalité américaine), fournissant une liberté de «présence» (on ne disait plus d’occupation) militaire en vue de surveiller l'U.R.S.S., ce qui entraînait, comme dans tous pays «librement occupés», une généreuse abondance de retombées pécuniaires collatérales sortant de la poche des «invités» (Ce qui a été tant de fois décriés par les communistes grecques). N'est-il pas étrange que les problèmes d'endettement de la Grèce aient commencé lorsque l'O.T.A.N., après la chute du Mur de Berlin et la réunification de l'Allemagne, se soit retiré progressivement de ses anciennes bases d'observation militaire de Grèce et de Turquie? Ce que les nazis avaient commencé, les Américains l'ont achevé : la  «fragilisation» de l'économie grecque. Après Berlin, après Rome, pourquoi ne pas refiler une partie de la dette grecque à Washington? Dans ce dernier cas, les Grecs faisaient autrement mieux leur Histoire que sous l'occupation allemande. Moralement, ils ne sont donc pas tout à fait aussi «innocents» de la situation dans laquelle ils se retrouvent actuellement.
 
 On le voit, il est toujours possible de surenchérir sur le passé et remonter ainsi jusqu’à l’Australopithèque. Après la fin de la dictature des Trente, Athènes était passée dans une politique qui comprenait l’oubli des dettes passées. Nicole Loraux rappelle le discours de Kléokritos après la défaite de l’armée des Trente devant celle des démocrates athéniens: «Vous qui partagez avec nous la cité, pourquoi nous tuez-vous?» Puis, elle explique: «La question même - question de démocrate, à coup sûr, car un oligarque, lui, eût d’avance connu la réponse, sachant que l’adversaire est l’ennemi - était incongrue (ou, au contraire, trop anachroniquement connue), tout comme cette amnistie qu’elle annonçait et par laquelle les vainqueurs se lieraient à leurs anciens adversaires, s’engageant, sous la foi du serment le plus solennel, à “ne pas rappeler les malheurs” du passé» (N. Loraux. La cité divisée, Paris, Payot & Rivages, Col. P.B.P. # 540, 2005, p. 7). Or Grecs et Allemands appartiennent à la même civilisation; la civilisation occidentale bien sûr, mais aussi aux plus vieux fonds de la civilisation indo-européenne. Encore une fois, les contraintes financières parviennent à semer la discorde et la zizanie au sein de la civilisation. Certes, il est possible de juger différemment de cette «amnistie», comme l’observe Loraux, quand «après la défaite finale dans la guerre du Péloponnèse, après le coup d’État oligarchique des Trente “tyrans” et ses exactions, le retour victorieux des résistants démocrates, retrouvant leurs concitoyens, adversaires d’hier, pour jurer avec eux d’oublier le passé dans le consensus. C’est, disent les modernes historiens de la Grèce, le premier exemple, à la fois étonnant et familier, d’une amnistie. C’est aussi, dans les manuels - mais déjà dans les écrits et les discours d’après 400 -, le tournant par lequel Athènes quitte le siècle de Périclès pour entrer dans ce qu’on appelle la “crise du IVe siècle”» (N. Loraux. ibid. pp. 13-14). L’amnistie/amnésie doit-elle être considérée comme le début de la décadence grecque, ou la décadence grecque, amorcée avec la guerre civile sous Périclès, ne passe-t-elle pas par cette tentative de réconciliation en vue de s’arrêter sur une pente glissante?

L’Europe est incontestablement le méson de la civilisation occidentale. Nous, Québécois, qui vivons en périphérie de ce centre, restons suffisamment conscients de la distance et de la proximité à la fois qui nous rattachent à l'Europe. Solon voulait se tenir au centre du méson et ainsi réconcilier riches et pauvres dans la même Cité. Or, en tant que tyran, tout en se tenant au centre du méson, Solon maintenait l’apparence conflictuelle: «Sans doute, dans la réflexion aristotélicienne, entre ses deux moitiés ennemies la cité est-elle invitée à interposer un milieu, qui est le tiers-parti des gens du milieu. Mais dans le méson athénien de l’époque archaïque où toujours le conflit menace, entre les deux armées de citoyens il n’y a que Solon, debout comme un hoplite, seul comme un tyran, pour tenir en respect les deux factions qui brûlent de reprendre le combat. Et après Solon? C’est d’Aristote précisément que nous tenons l’information : Il y a une loi que Solon a conçue pour l’avenir incertain, pour les trop prévisibles conflits à venir. Et la loi dit : “Celui qui, lors d’une stásis [i.e. une guerre civile] dans la cité, n’aura pas pris les armes avec l’un des deux partis, qu’il soit privé de ses droits et qu’il n’ait plus part à la cité”» (N. Loraux. ibid. p. 102). Personne, dans une guerre civile, ne peut s’extraire du conflit sans perdre son droit de cité. Il n’a que deux choix qui se présentent à lui : être partisans, ou comme Solon le sage, se tenir dans la fracture du méson. C’est l’hybris du monde financier qui crée l'actuelle stásis occidentale, il faut donc choisir ou bien son camp (les riches avec l’Allemagne, les pauvres avec la Grèce), et l’épreuve mettra en péril, à nouveau et au moment où il ne faudrait pas, la civilisation; ou bien on se place dans l’anfractuosité sociale et l’on rassemble les forces contre le véritable agent de «déliaison», la force centrifuge qui déchire le tissu social de la civilisation. Pour ce faire, ressusciter les malheurs du passé servent davantage les agents de désagrégation de la civilisation qu’un parti ou l’autre : «C’est ainsi qu’au début du Ve siècle, Athènes s’engageait dans une pratique très surveillée de la mémoire civique. La seconde interdiction à l’extrême fin du siècle [la première visait l’interdiction de la représentation sur scène de la prise de Milet pendant la guerre du Péloponnèse qui avait donné lieu à une tuerie invraisemblable], vise à barrer tout rappel des “malheurs” qui, cette fois-ci, ont directement atteint le soi de la cité, déchiré de l’intérieur par la guerre civile. Après la sanglante oligarchie des Trente, l’interdiction de “rappeler les malheurs” scelle en 403 la réconciliation démocratique. Constituant cet épisode en paradigme, nous l’appelons une amnistie (la “première” dit-on) […]. 403 avant notre ère : les démocrates, hier pourchassés, maintenant rentrés vainqueurs à Athènes proclament la réconciliation générale en recourant à un décret et à une prestation de serment. Le décret proclame l’interdiction : me mnesikakeîn, “il est interdit de rappeler les malheurs”. Le serment engage tous les Athéniens, démocrates, oligarques conséquents et gens “tranquilles” restés dans la ville pendant la dictature, mais il les engage un par un : ou mnesikakéso, “je ne rappellerai pas les malheurs”» (N. Loraux. ibid. pp. 150-151); c’est-à-dire je ne rallumerai pas la guerre civile. Or les Cohn-Bendit et autres Pangalos ramènent le cauchemar du IIIe Reich sur le devant de la scène en vue d'éteindre un conflit financier où ce rappel ne peut rien résoudre sinon empirer les choses en ramenant une sorte de loi du talion allégée. Le discours de l’orateur Lysias, dont le frère avait été tué de façon inique par un les tyrans (soit dit en passant les mêmes qui ont condamné Socrate à boire la ciguë), prêche la vengeance en ouvrant un procès (diké): «Eux mettaient des innocents à mort sans les juger; vous vous croyez obligés, vous, de juger selon la loi [katàtón nômon] des hommes qui ont causé la perte de la cité et dont le châtiment, même si vous en aviez illégalement le désir [paranômos boulômenoi], ne saurait être une réparation suffisante du mal qu’ils ont fait à la cité. Que pourraient-ils en effet endurer qui soit une expiation digne de leurs actes? […] Puisque la peine que vous leur infligerez sera, quoi que vous fassiez, insuffisante, ne serait-ce pas honteux [aiskhrón], de votre part, de refuser tout châtiment qu’on peut vouloir tirer d’eux?» (Cité in N. Loraux. ibid. p. 250). Finalement, Lysias lui-même renoncera au procès. Aucun remboursement allemand serait suffisant, en effet, pour éponger la souffrance endurée par les Grecs durant l’occupation, et Pangalos est assez intelligent pour le reconnaître et demander juste ce qu’il est en droit de recevoir des Allemands: «"Je ne dis pas qu'ils doivent nécessairement rendre cet argent, mais ils pourraient au moins dire merci".

Dans le cas présent, et il faudrait que tous les Européens dotés de bon sens le reconnaissent, les Grecs sont passés de la soumission politique à l'aliénation financière, ce processus qui stigmatise les pays qui signent des contrats avec des corporations internationales et acceptent de soumettre leurs populations à des institutions non-démocratiques. Cet impérialisme sans empereur au sens strict, et qui sévit sur les pays occidentaux comme il sévit depuis si longtemps sur les pays dit en voie de développement, personne ne le dénonce au sein du Parlement européen. On accepte là, comme dans chaque parlement national, telle une évidence, cette entorse mal soignée aux principes démocratiques. Plutôt qu'essayer de justifier la Grèce en sortant les «immondices» allemandes et se montrer prêts à redemander des emprunts sur les marchés financiers aussitôt que la dette serait épongée, comme l’actuel premier ministre Papadimos serait le premier à le faire sans doute, la solution au problème grecque passe par une solution mondiale.

Les Grecs souffrent et ils nous disent ce que nous souffrirons lorsque viendra notre tour. C'est ce qui dérange le plus dans cette histoire-là, parce que nous ne voulons pas rompre avec une sécurité financière factice (la crise, qui a secoué les Canadiens lorsqu’à la conférence de Davos, en février 2012, le premier ministre Harper a mis les fonds de pension sur la table du boucher, est assez éloquente à cet égard). De plus, nous sommes placés devant l'impossibilité de renflouer à la fois en monnaies sonnantes et trébuchantes les caisses de l'État tout en maintenant un rythme toujours accéléré de consommation indispensable au soutien des marchés, de la création d'emplois, des profits d'entreprises essentiels aux réinvestissements et à la «modernisation», enfin la production économique concurrentielle avec les coûts de production compétitifs avec la Chine, l'Inde et Taïwan. Entre l’inflation et la récession, le capitalisme n’a d’autres choix que d’agir comme un bandit de grands chemins, et c’est ce qu’il fait, et ce qu’il fera, envers et contre toute morale, envers et contre tout accroissement de la richesse s’il le faut. Nous voici donc obligés de résoudre une équation à quatre inconnus (la monnaie de singe de spéculations sur des produits financiers + la production économique nationale (les 3 secteurs de développement, primaire, secondaire, tertiaire) + les rentrées en monnaies sonnantes et trébuchantes dans les Trésors nationaux + le pouvoir d'achat des individus et des familles qui soutiennent la consommation = x. Trouvez la solution et vous aurez droit au prix Nobel d'économie à la fin de l'année, et les Grecs vous en seront éternellement reconnaissants⌛

Montréal,
24 février 2012

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