jeudi 8 mars 2012

Une tête pour un œil?

Luis Buñuel. Un chien andalou
UNE TÊTE POUR UN ŒIL?

Dans la soirée du 7 mars 2012, dans le contexte de l’actuelle grève étudiante à Montréal (et dans le Québec tout entier), l’un de ces «incidents regrettables» auxquels on était en droit de s’attendre s’est produit. L’affrontement est tourné au vinaigre. Les étudiants, manifestant pacifiquement devant les bureaux de Loto-Québec, bloquant l’accès de l’entrée au bureau de l’entreprise d’État, l’escouade anti-émeute les a reçu à coups de grenades assourdissantes. Une vingtaine d'entre eux ont été blessés parmi lesquels un cégépien de Saint-Jérôme qui risque de perdre l'usage d'un œil. Avec des grenades assourdissantes, on se serait plutôt attendu à des tympans déchirés, mais c’est un œil soufflé qui risque d’être emporté par l’une de ces subtiles tactiques d’une escouade que la société entretient à l’année longue pour quelques rares occasions de sortie et qui, comme des chiens, sont dressés pour attaquer et pour tuer. Des mâles alphas? Que non. De vulgaires canailles qui, pour ne pas être des assassins hors-la-loi, sont engagés comme mercenaires pour défendre les coffres-forts des bourgeois. Ma question a toujours été, que fait-on des pit-bulls enragés? Comme l'écrit un satiriste, heureusement, aucune bagnole n'a été renversée.

La présidente de la FEUQ (Fédération étudiante universitaire du Québec), Martine Desjardins, demande au premier ministre Charest de dénoncer la violence policière à l’égard des étudiants! C’est un non-sens. Penser que Charest va se donner à lui-même des coups de pied au cul devant les journalistes, c’est de la rigolade. Son affirmation d’être un mouvement pacifique et démocratique, c’est aussi de la rigolade : on ne revendique pas «pacifiquement», à moins de faire comme Gandhi, des jeûnes ou de la simplicité volontaire en masse, sans en appeler à un minimum d'agressivité. Si les étudiants n'étaient pas mus par une certaine dose de ressentiments, voire de violence, ils ne déambuleraient pas dans les rues, ne bloqueraient pas des pavillons de l’UQAM ou ne peloteraient pas de balles de neige les policiers. Il faut cesser de prendre les gens pour des idiots. Par contre, le processus est sans doute démocratique, mais la démocratie ne signifie pas le consensus, demandez à cette douce Ariel. Elle se délecte de ses cours de sciences po. à l’Université de Montréal jusqu’à s’en lécher les doigts, comme disait la publicité. La démocratie, c’est la loi du nombre, et quand le nombre reviendra à la majorité silencieuse qui attend, en réserve, le jour où elle aura fait tous ses travaux de session pendant que les 125 000 mobilisés défilent et voudra retourner à l’Université les remettre pour avoir ses notes et ses crédits pour lesquels elle a payés, ce jour-là les 125 000 seront bien obligés de se résigner à tenir le rôle de la minorité, car la loi du nombre ne joue pas toujours, et je dirais même rarement, pour les causes les plus justes ou les principes les plus nobles. S'il avait fallu attendre après un référendum populaire pour abolir la peine de mort ou autoriser le droit à l'avortement, nous attendrions encore. La solution référendaire nous a-t-elle donnée l'indépendance nationale? Alors, cessons de porter la démocratie électorale aux nues et ne la considérons que comme un moyen, parmi d'autres, pour accéder au bien commun.

Voilà pourquoi je me suis toujours tenu loin de la politique partisane, et surtout celle dont le projet idéologique se présente comme un idéal collectif. En tant qu'intellectuel, il faut savoir de quel côté on se situe. Il y a le côté de l’action dans l’urgence, et celui de la critique dans la constance. Si la critique dans la constance tant à inhiber l'action sociale, l’action conduit, au contraire, à commettre des gestes immoraux, présentés machiavéliquement comme tout simplement amoraux. J’entendais M. Nadeau-Dubois répéter qu’il n’était pas là pour juger du bien et du mal des gestes posés. Cette fois-ci, je ne peux que le tenir pour un irresponsable, non pas à la manière égoïste du jovialiste Bock-Côté, mais tout simplement comme un acteur historique insensé. On ne peut pas mobiliser l’agressivité des individus puis ensuite faire comme Ponce Pilate, se laver les mains du bien et du mal des conséquences. De fait, s’il est logique dans son raisonnement amoral, la perte de l’œil de l’étudiant du cégep de Saint-Jérôme n’est pas plus «bien» ou «mal» que le geste du policier qui a lancé la grenade assourdissante. Il me confirme par là, malheureusement, que son intérêt pour l’histoire culturelle n’est qu’opportuniste et qu'il campe dans ce département parce qu'il n'a de carrière en tête sinon que d'être animateur de foules revendicatrices). Une telle attitude finit toujours par faire en sorte que les opposants au régime finissent par épouser les manières de faire du régime honni. Ainsi les bolcheviks ont-ils reproduit, à la puissance n, la violence du régime tsariste qu'ils ont renversé; les maoistes, à la puissance n, la violence du régime de Tchang Kaï-Chek, et ainsi de suite…

Autre lubie de la présidente de la FEUQ : «Les services de police ont non seulement perdu le contrôle de la situation, mais …ils ont exercé une force démesurée pour disperser la foule; et ce, rappelons-le, simplement pour faciliter l'accès au bureau de Loto-Québec», a dénoncé Martine Desjardins. Les policiers sont des lâches. Nous les avons vu, par deux fois en moins d’un an, sous le coup de la panique tuer trois personnes en tirant sur deux itinérants désarmés. La «force excessive», c'est leur spécialité! Comment peut-on perdre le contrôle de la situation, quand il n’y a de situation que paranoïaque. Si la ministre de l’éducation se permet de quémander les plans de déplacement des manifestants, le nombre de manifestants prévus, et pourquoi pas, si la cantine mobile va les suivre, c’est pour apaiser les chiens de garde qui s’énervent rien qu’à l’odeur d’un bon beignet tout chaud Tis’ Motons. Évidemment, que répondraient les forces policières si les manifestants leur demandaient : combien il y aura de policiers en services et en civils? d'agents provocateurs? Quels seront les armes à leur disposition? Quelle stratégie utiliseront-ils pour disperser la foule? Combien de paniers à salade mobilisés? La requête de Mme Beauchamps est aussi imbécile que ça, et le degré de corruption des syndicats s’y soumettant volontiers, prouve de leur part l’absence totale de toute volonté d'amélioration de la condition sociale. Là-dessus, je maintiens mon appui à M. Nadeau-Dubois. Ne pas livrer les parcours des manifestations est non seulement un droit, mais une stratégie de lutte légitime auquel, ou bien les deux parties s’y soumettent entièrement, ou bien aucun ne le fait. Et considérant l’hypocrisie des services policiers, mieux vaut qu’on en reste la, Selma.

Il est vrai que les manifestations sont un droit reconnu, mais il est moins inacceptable qu’un étudiant soit grièvement blessé alors qu’il exerce son droit, car le droit à la manifestation a lui aussi ses bornes. Les foules de la Révolution française ont accroché des innocents, les prenant pour des aristocrates, et les ont pendus à des lanternes publiques. Le problème consiste à ne pas savoir à quel moment précis se produit le «débordement», ce qu’aucun stratège, si fin soit-il, ne peut préciser. En tant qu’apprenti historien, M. Nadeau-Dubois doit sûrement se souvenir qu’après la victoire française de Montcalm à William-Henry (1757), la colonne de prisonniers anglais qu’il amenait avec lui fut subitement attaquée par ses alliés amérindiens qui tuèrent et scalpèrent les «habits rouges», le malheureux Montcalm s’interposant de son mieux pour arrêter le «débordement». S’il ne l’a pas étudié, il peut toujours s’en référer au film Le Dernier des Mohicans, qui raconte l’épisode. Or, M. Nadeau-Dubois ne peut pas faire mieux que le marquis de Montcalm, car à l’impossible, nul n’est tenu. Et si Mme Desjardins trouve le silence de M. Charest «inadmissible», sachez qu’elle aura seulement droit aux regrets du premier ministre pour «l’incident regrettable», et rien de plus.

«En ne dénonçant pas la répression policière contre les étudiants, le premier ministre, ministre de la Jeunesse, y consent, a affirmé la présidente de la FEUQ, Martine Desjardins, jeudi, dans un communiqué. Combien de temps encore Jean Charest va-t-il se mettre la tête dans le sable ? Combien d'autres événements malheureux de ce genre va-t-il se produire avant que le gouvernement prenne ses responsabilités? Il devrait plutôt promouvoir la discussion au lieu de l'affrontement». Or, tout le problème est là! Pour le gouvernement, la discussion est close et il n’est pas question de rouvrir le dossier, dut-il y avoir 700 000 étudiants dans la rue! Ce n’est pas qu’il a la tête dans le sable - d’ailleurs les autruches ne se mettent pas la tête dans le sable, c’est une légende, elles ne sont pas si sottes puisqu'elles savent bien qu'elles étoufferaient! -, c'est que sa tête est vissée à droite car il a besoin du vote de droite pour gagner ses prochaines élections, et sa mainmise sur les revendications étudiantes vont lui permettre, du moins espère-t-il, arracher des votes aux caquistes et autres droitistes de province. À la veille d'une campagne électorale où il joue le tout pour le tout, il n’est pas pour se montrer mou, sachant que toutes manifestations étudiantes finissent par dégénérer un jour ou l’autre. Robert Bourassa le savait déjà, et les Péquistes de même lorsqu’ils étaient au gouvernement. Comme la loi de la géographie, les manifestations sont condamnées à moyen terme à s’élimer. Voilà l’urgence qui pousse dans le dos des leaders étudiants. Et en mi-session, les pinces du temps commencent à se refermer tranquillement sur eux. Tant qu’à la force démesurée employée par la police pour disperser la foule, cela fait partie de la stratégie policière, ne pas en être conscient confine à l’amateurisme!

Il y a faire de l’histoire et faire l’Histoire. Sans doute M. Nadeau-Dubois pense-t-il faire l’Histoire, ce qui est un grand privilège, et Mme Desjardins exige des reconnaissances de fautes professionnelles et morales dans ce qui s’est passé, mercredi soir, devant la Loto où, ce malheureux étudiant de Saint-Jérôme n’a pas tiré le bon numéro. Or. M. Nadeau-Dubois dit que les questions morales ne sont pas de son ressort et Mme Desjardins parle d’un droit inaliénable de manifester pacifiquement et démocratiquement. Or, comme je l’ai dit, on ne peut pas convoquer l’agressivité des manifestants par le pacifisme. Tournée contre l’extérieur ou retournée contre soi, la violence reste la violence, et les manifestations sont toujours prétextes à violences, peu importe la cause qui les justifie. L’Histoire, la vraie, est faite de violence et de démesure, d’agressivité et d’hybris pour prendre le vieux mot grecque, enfin de sang et de morts. Ne pas en accepter la responsabilité, ce n'est pas faire preuve de «rigueur stratégique», mais de lâcheté puérile. Cromwell, Robespierre, Lénine, Mao, tous prenaient la responsabilité des morts de la Terreur. Voilà pourquoi il faut que l’enjeu en vaille la chandelle. Si les mesures de Charest et de Beauchamps demeurent inchangées, ce jeune homme aura perdu son œil pour rien, sinon pour le thrill d’avoir dépensé son adrénaline à affronter « la loi et l’ordre» injustes. Si, par miracle, les étudiants obtenaient gain de cause, ce ne serait que partie remise, comme les mesures de 2012 rattrapent ce que les étudiants ont gagné en 2005! Mieux que le quizz télévisé, ça s'appelle «paquet voleur». Voilà où tient la différence entre gagner quelques sous à la loto et prendre la Bastille.

Aujourd’hui, Mme Beauchamps, pour répondre à certaines plaintes sur la gestion des universités et le coût de constructions inutiles, affirmait que son gouvernement entendait régir les universités en imposant aux différents établissements une surveillance étroite des dépenses budgétaires. Elle n’a pas employé le mot, fort blessant, mais si ce n’est pas une mise en tutelle (douce), je me demande bien ce que c’est? Bref, le gouvernement impose aux universités québécoises le même frein imposé aux hôpitaux. Saines gestions ou peines d’amendes. Voilà qui en dit gros sur la maturité des dirigeants des institutions québécoises. Comme des enfants abandonnés la nuit dans un Toys’r us, recteurs et rectrices, doyens et doyennes, ont dépensé sans compter l’argent des citoyens et des étudiants au détriment même de la qualité des études. Les pertes scandaleuses de l’UQAM ne sont que la cerise sur un haut gâteaux de crème fouettée où le concordat entreprises/universités a conduit à un gaspillage éhonté. Comme toujous dans les affaires de dettes, les étudiants sont les endosseurs de ces crapules et c’est à eux qu’on veut refiler la facture d'une «gérance» de sous-succursales de Chez Paré et de L'Axe. Le contenu, la qualité des cours, tout ce qui a déjà été sacrifié ne se reconstruira pas de sitôt.

Cette mesure du gouvernement révèle beaucoup de choses. D’abord la collusion entre les milieux de la construction et le milieu universitaire sous la bénédiction du ministère. Les petits châteaux construits pour l’UQAM n’ont rien à voir avec les pavillons du CHUM. C’était du bâtiment pour du bâtiment, les enveloppes brunes de contracteurs, les coups d’ascenseurs à la F.T.Q. construction, les retombées dans la poche du parti. Tout cela se passait alors que Patty Courchesne était ministre de l'Éducation, non? Du temps où les garderies suçaient le bon trayon. Si la commission Charbonneau est une commission sérieuse, elle devrait aller y mettre son nez …juste pour voir. Ensuite, il y a la longue décrépitude de la valeur de la diplomation québécoise. Si la réputation de l’Université McGill est si élevée, c’est bien parce que c’est la plus vieille université et la plus indépendante du gouvernement du Québec. Sa fortune lui permet de s’associer à des entrepreneurs de haute-technologie dans les différents domaines. Sa vieille austérité british étant évaporée avec l’extinction des dinosaures, elle offre maintenant un programme ouvert aux Québécois des deux langues «officielles». Mais il faut y maintenir un haut statut! À côté, Laval, Montréal et Sherbrooke tentent de s'établir avec quelques programmes ici et là, mais dans l’ensemble, l’université québécoise est une institution sclérosée, bloquée, avec des forces imaginatives variables. Elle ressemble à ces universités d’États américains : de plus en plus locaux et de moins en moins universels. Enfin, il y a dans cette tutelle la répétition de ce que fut toujours le drame de l’Université. Son utopie est de devenir la «Cité du Savoir», celle de la formation d’une meilleure humanité, plus instruite, plus consciente, plus interactive avec le milieu. En fait, c’est une pute de luxe. Pute de l’Église pendant des siècles, elle fut tour à tour pute de l’État, pute de l’entreprise capitaliste et maintenant double pute à la fois de l’entreprise capitaliste et de l’État. Le mot «Universitas» est un mot qui ne s’accorde plus à elle, sauf pour la corruption, la prostitution et la réification des individus en boulons de machinerie. On y pond des articles qui, trop souvent, sont des répétitions de vieux savoirs qu’on avait oublié par manque de culture. On y réinvente couramment l'eau tiède. On parvient même à y démontrer des faussetés! Les éditions universitaires sont sous-financées pour publier les thèses étudiantes …encore si elles le méritent. Il n’y a que rarement un suvi sérieux dans les projets entrepris dans les différents programmes de recherche. Bref, tout ce que le mouvement de grève ne parvient pas à paralyser, car les étudiants mobilisés proviennent essentiellement des collèges et du premier cycle universitaire, les cycles second et troisième, ceux engagés dans la recherche, sont rarement touchés par ce type de débrayage.

Est-ce que tout cela vaut tant d’énervements? Il y a une vérité que révèlent les lois de l’évolution organique. Quand un organe ne satisfait plus à la fonction pour laquelle il est requis, il dépérit et meurt. Si nous renversions la proposition et
Mégacéros du Pléistocène
jetions à bas toute cette pourriture qui cancérigène la société, est-ce qu’il y aurait toujours le même besoin, et si oui, ne se donnerait-il pas des organes vitaux neufs, plus dynamiques, plus conscients des enjeux de son existence que toutes ces économies de bouts de chandelles du gouvernement, ces prédations de porte-feuilles étudiants (et de parents), enfin, l’engraissement d’universitaires qui vivent dans leur tour d’ivoire à diriger des thèses insipides qui dérogent aux plus élémentaires règles de la recherche, comme dans une sinécure perpétuelle pré-Résidences Soleil? Si je m’en tiens seulement à la connaissance historique et à son utilité, je suis bien obligé d’admettre que les téléromans de Fabienne Larouche conviennent mieux à cette faim d’histoire que les recherches universitaires! Des pièces de théâtre et des films «d’époque» s’échinent à faire revivre en nous un passé négligé, en voie de se perdre dans des tableaux statistiques qui servent à bien peu de monde. Le vieux péché universitaire, c'est sa tendance, une fois l'institution établie, à se scléroser, à s'embourber dans une scolastique vite déshydratée de sève intellectuelle, préférant le goût de la rhétorique vide et de la logique des fuites de robinets. Le besoin, je le constate, existe, mais les organes sont usés, désuets. Alors? Pour bien des disciplines, et je pense ici surtout aux sciences humaines, il faut reprendre à partir de presque-zéro plutôt que de dépérir sur des institutions vétustes et impertinentes. Il faut retrouver l’esprit intempestif des découvreurs, des défricheurs, des colonisateurs et ériger la Cité. Nous devons, ou bien nous enliser dans un automne de la modernité ressassant les expériences passées sans penser innover, intoxiqués par les résultats plus souvent spectaculaires et divertissants que véritablement matures du domaine chéri de la haute-technologie, ou bien participer à une nouvelle aube de la Renaissance à partir de l'actuelle révolution culturelle qui se déroule au Québec (même si tous ses produits ne sont pas de valeurs égales); encouragés à saisir ce dernier détour, à défaut d'en avoir saisi d'autres? Si le cégépien de Saint-Jérôme a perdu un œil pour que le monde intellectuel québécois se dote de têtes, d'intelligences (humaines et non pas artificielles), et ne sert plus seulement à reproduire des fonctionnaires associés comme des rouages à des institutions ron ron petit patapon, oui, ce sera un gain qui donnerait sens à cette grève étudiante, et un gain hénaurme, comme aimait à le ronfler Flaubert⌛
Montréal
8 mars 2012

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