samedi 12 mars 2011

Le sentiment tragique de l'Histoire


LE SENTIMENT TRAGIQUE DE L’HISTOIRE
À propos du tsunami japonais du 11 mars 2011

Les tremblements de terre, surtout s’ils sont suivis d’un raz-de-marée dévastateur, ont contribué dans l’histoire de la philosophie au moins à deux reprises. Il est convenu maintenant que le mythe de l’Atlantide s’inspire des souvenirs multiséculaires des Grecs qui subirent et échappèrent à la terrible éruption volcanique de Thera et à l’immense raz-de-marée qui dut balayer la mer Égée et toute la Méditerranée orientale, entraînant dans sa destruction la thalassocratie de Minos (la Crète) (-1 500 av. J.C). Le second, plus près de nous, date du 1er novembre 1755, lorsqu’un tremblement de terre suivi d’un raz-de-marée détruisit la ville de Lisbonne qui fit entre 10 et 12 000 victimes. Si pour Platon, la fable de l’Atlantide sert à illustrer le destin des cités idéales, comme si seule une catastrophe de nature géophysique pouvait venir à bout d’une cité harmonieuse et riche, Voltaire, dans ses réflexions concernant l’impact moral et psychologique de la catastrophe de Lisbonne, en a conclu à l’absurdité de la divinité et fait de la civilisation le fardeau lourd posé sur les seules épaules de l’homme. Qui aura lu son fameux poème sur la destruction de Lisbonne n’oubliera jamais ces vers interrogateurs:
Quoi! l’Univers entier sans ce gouffre infernal, Sans engloutir Lisbonne eût-il été plus mal?
Il y envoya même son propre reporter, son personnage de Candide, afin de soupirer sur les décombres de la capitale portugaise:
Que faut-il, ô mortels! Mortel il faut souffrir,
Se soumettre en silence, adorer et mourir.
L’ironie irréligieuse de ces deux derniers vers n’est pas ce qui a de mieux dans l’œuvre de Voltaire. Par contre, son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des Nations, publié pour la première fois l’année qui suivit le tremblement de terre (1756), est une tentative plaisante de donner une suite au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, en insistant, toutefois, sur les progrès accomplis par l’humanité depuis le dernier millénaire.

Au cours des sept dernières années, le monde a connu trois catastrophes d’une ampleur comparable. Le soir de Noël 2004, les télévisions du monde entier annonçaient le terrible tremblement de terre qui affectait l’île de Sumatra, en Indonésie, et le tsunami (puisque c’est ainsi que nous désignons désormais les raz-de-marée) qui ravagea tout l’Océan Indien, semant panique et morts jusque sur les côtes thaïlandaises et indiennes et dont les dernières vagues allèrent mourir sur les rives de l’Afrique orientale. D’une magnitude entre 9,1 à 9,3 à l’échelle de Richter, l’épicentre se situait à la frontière des plaques tectoniques eurasienne et indo-australienne. Selon l’article Wikipedia, «ce tremblement de terre avait la quatrième magnitude la plus puissante jamais enregistrée dans le monde». Après le choc tellurique, un tsunami allant jusqu’à 35 m de hauteur a frappé, d’un côté l’Indonésie, de l’autre les côtes du Sri Lanka et du sud de l’Inde. On dénombra entre 216 000 et 232 000 pertes en vie humaine. Ce serait l’un des dix séismes les plus meurtriers de l’histoire.

En 2010, ce fut au tour de Haïti de supporter un tremblement de terre destructeur (sans tsunami cette fois). D’une magnitude de 7,0 à 7,3 à l’échelle Richter, le tremblement de terre du 12 janvier 2010 avait son épicentre à 25 km de Port-au-Prince. D’autres secousses suivirent jusqu’au 20 janvier, cette fois-ci à moins de 10 kilomètres sous la surface. À lui seul, le premier tremblement de terre aurait fait 230 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 millions de sans-abris dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Malgré une mobilisation générale du monde entier, les problèmes d’acheminement des secours et la reconstruction de Haïti, après un an, restent toujours aussi problématiques. Même en pays riches, on se remet difficilement d’une telle catastrophe.

Et maintenant, c’est autour du Japon. D’une magnitude de 8,9 à l’échelle Richter, c’est le séisme qu’on disait attendu de la population nippone, comme si celui qui détruisit Tokyo en 1923, n’avait pas été le grand tremblement de terre, lui aussi, attendu, avec ses 8,2 à l’échelle Richter et ses 140 000 morts. Au moment où j’écris ces lignes, on dénombre déjà 1 800 morts, nombre insignifiant compte tenu des décombres sous lesquelles doivent être ensevelis encore bon nombre de victimes. Comble de la catastrophe, on apprend que des centrales nucléaires ont été sérieusement endommagées, laissant échapper des gaz radio-actifs. Au pays d’Hiroshima et de Nagasaki, alors que le nombre des victimes ne peut que se multiplier au cours des prochains jours, le séisme, le tsunami et les radiations risquent d’apparaître comme un cauchemar de fin du monde.

On a dit que les Japonais attendaient ce séisme de grande ampleur. En fait, ils l’attendaient comme les Californiens attendent le leur, en mémoire du séisme qui ravagea San Francisco en 1906. Ils l’attendaient comme les Portugais, qui apprennent dans leurs manuels scolaires les récits de 1755, attendent le retour du grand terramoto. Ils l’attendaient comme les Siciliens attendent le tremblement de terre qui sera de l’amplitude de celui qui ravagea Messine et qui fit 82 000 morts en 1908. Partout où des villes populeuses ont été victimes un jour d’une catastrophe naturelle s’attendent à la répétition d’une catastrophe encore plus grande, d’une plus grande amplitude et avec un nombre de victimes toujours plus élevé. Tous, ils l’attendent. Mais tous, pour rien au monde, refuseraient de quitter les lieux prédestinés à la catastrophe maudite qu’ils anticipent. Cette résillance, comparable à celle des habitants qui profitent des riches sols volcaniques, à flancs de montagnes meurtrières, est un étrange mélange de stoïcisme et de fatalisme qui évoque le thème développé par le philosophe espagnol Miguel de Unamuno au début du XXe siècle: le sentiment tragique de la vie.

Pour Unamuno, «il y a quelque chose que, à défaut d’autre nom, nous appellerons le sentiment tragique de la vie, qui entraîne derrière soi toute une conception de la vie même et de l’univers, toute une philosophie plus ou moins formulée, plus ou moins consciente. Ce sentiment, non seulement peuvent l’avoir et l’ont en fait des hommes individuels, mais des peuples entiers. Et ce sentiment, plutôt que de procéder de certaines idées, les détermine, même quand, bien entendu, ces idées réagissent sur lui en le corroborant. Parfois il peut provenir d’une maladie accidentelle…; mais d’autres fois il est constitutionnel. […] personne n’a prouvé que l’homme soit fait pour être naturellement joyeux. Il n’y a plus: l’homme, par le fait d’être homme, d’avoir conscience, est déjà, par rapport à l’âne ou au crabe, un animal malade. La conscience est une maladie» (éd. Gallimard, p. 30). Unamuno situe l’origine de ce sentiment entre la vie et la connaissance et oppose de manière exclusive ces deux données: «Car vivre est une chose, connaître en est une autre…, il y a entre elles deux une telle opposition que nous pouvons dire que tout le vital est antirationnel et non pas seulement irrationnel, et tout le rationnel, antivital. Et c’est là la base du sentiment tragique de la vie» (ibid. p. 49). En effet, nos Siciliens, nos Portugais, nos Californiens et nos Japonais savent qu’un jour ce sera le retour du grand terramoto suivi du grand tsunami. Ce jour-là, le séisme sera le plus grand jamais subi. La terre tremblera plus profondément, plus longtemps et le tsunami en retour pénétrera plus loin à l’intérieur des terres, semant une plus grande destruction sous ses eaux, entraînant un chaos originel et laissant derrière lui plus de cadavres qu’aucune catastrophe antérieure. Bref, ils ont la connaissance, connaissance subjective sans doute, impressionniste, résignée. Mais il y a la vie.

Il faut vivre avec et malgré cette connaissance. Après tout, rien ne dit que ce sera de notre vivant que le cataclysme en question se produira, et alors on peut dormir en paix sans craindre la moindre responsabilité pour le sort de la génération qui le subira puisqu’elle aura été prévenue et qu’elle n’avait qu’à quitter les lieux avant qu’il ne se produise. En ce sens, effectivement, le vital est antirationnel. Il s’oppose à la vision de Hegel qui jugeait que le réel était rationnel. La raison, en effet, qui voudrait que les gens fuient ces zones maudites, avoue son échec devant la persistance des habitants à demeurer dans ces zones. Les Japonais ne déserteront jamais leurs îles, pas plus que les Néo-Zélandais, après les deux tremblements de terre qui touchèrent, quelques semaines avant le tremblement de terre du Japon, la ville de Christ-Church.

Le philosophe espagnol expliquait ce paradoxe par la confrontation du vitalisme et du rationalisme. Le monde de Descartes s’effritait sous les coups du Malin Génie alors que la vitalité nietzschéenne des peuples commandait de persister sur ses positions historiques. «Jusque sous ce qu’on appelle le problème de la connaissance il n’y a que ce sentiment affectif humain, comme sous la recherche du pourquoi, de la finalité. tout le reste consiste à se tromper ou à tromper autrui. Et à vouloir tromper autrui pour se tromper soi-même» (Ibid. p. 52). Aucune explication rationnelle de ce phénomène ne peut témoigner de la persistance de la vie à s’accrocher aux flancs des volcans ou aux plaques tectoniques mouvantes. Pas plus que ce phoque qui alla s’établir sur l’île volcanique de Surtsey, en Islande, quelques temps après que son volcan l’eut tirée des profondeurs marines (1963). La vie est irrationnelle. Le mystère l’enveloppe. Pourquoi tant d’espèces disparues au cours des millions d’années alors que le phylum des cordées est passé des poissons les plus primitifs jusqu’aux mammifères les plus évolués? Le cours de l’Histoire de la Terre est rempli de ces mystères que les paléontologistes parviennent difficilement à expliquer. Autant le comportement humain paraît irrationnel et erratique, autant le cours du développement de la vie à travers des millions d’espèces, allant se succédant ou cohabitant les unes avec les autres, avec une continuité dans le perfectionnement des organes d'adaptation, dépasse ce que l’entendement humain, malgré toute sa science et son érudition, ne parvient pas à éclaircir. Doit-on s’en montrer triste? Je ne le pense pas.

«Pourquoi, demande Unamuno, veux-je savoir d’où je viens et où je vais, d’où vient et où va ce qui m’entoure, et ce que signifie tout cela? C’est que je ne veux pas mourir en entier, et veux savoir si je suis destiné à mourir ou non, définitivement. Et si je ne meurs pas, qu’en sera-t-il de moi? Et si je meurs, alors rien n’a de sens. Et il y a trois solutions: a, ou je sais que je meurs en entier, et alors c’est le désespoir irrémédiable, ou b, je sais que je ne meurs pas en entier, et alors c’est la résignation, ou enfin c, je ne peux savoir ni l’un ni l’autre, et alors c’est la résignation dans le désespoir ou celui-ci dans celle-là, une résignation désespérée ou un désespoir résigné, et la lutte» (p. 48). Si on retient a, l’homme agnostique ou athée a appris à vivre avec ce désespoir. Il a déplacé le sens de la vie, le sens de l’histoire, sur l’existence seule. «Après nous le déluge!», et tant pis pour ceux qui nous suivront. Cet égoïsme sadien est l’un des moteurs de la mentalité consumériste capitaliste. Les objets transitionnels tiennent la place de la foi religieuse. On s’attache aux possessions terrestres, on se fait passer pour «épicurien» alors que très souvent notre goût est peu développé, et l’on se contente de tirer de la vie ce qu’elle nous donne. On ne vit pas plus joyeux nécessairement, mais plus aphasique : on n’a rien à dire sur rien. Si on s’en tient à la solution b, on tend alors à se rabattre, soit sur ses enfants, soit sur ses œuvres, et alors le verdict de Unamuno est intraitable: «Toute cette vie que l’on vit dans ses enfants, ou dans ses œuvres, ou dans l’univers, ce sont de vagues élucubrations satisfaisant seulement ceux qui sont atteints de stupidité affective, tout en pouvant être, pour le reste, des personnes éminentes au point de vue cérébral. Car on peut avoir un grand talent, ce que nous appelons un grand talent, et être sentimentalement stupide ou même moralement imbécile. On en a vu maint exemple. Ces stupides affectifs doués de talent disent volontiers qu’il ne sert à rien de creuser l’inconnaissable ni de ruer contre l’aiguillon. C’est comme si l’on disait à un amputé de la jambe qu’il ne lui sert de rien de penser à sa mutilation. Or à nous tous il nous manque quelque chose; la seule différence est que les uns le sentent, les autres non. Ou bien ils font comme s’ils ne le sentaient pas, et alors ce sont des hypocrites» (p. 29). Enfin, la solution c se résume à un oxymoron roulant sur le désespoir et la résignation fondu dans la lutte. Une lutte sans issue, en un combat douteux.

Certes, à moins d’avoir la foi qui animait le philosophe basque, le lourd héritage janséniste de Pascal et l’anti-philistisme de Nietzsche, il n’est pas possible de concevoir le sentiment tragique de la vie autrement que comme une faillite de l’esprit humain devant le défi que lui pose la vie. Or, dans la mesure où le défi de la vie ignore, par manque de conscience raisonnée, quel sens peut porter son errance d’espèce en espèce, l’Histoire, parce que fait humain, est dotée de cette conscience - de cette «maladie» - qui change les perspectives du jeu. Si, d’un côté, Dieu est exclut définitivement de l’Histoire puisque son existence - ou son inexistence - n’explique aucun fait, aucun événement qui se produit dans la vie des individus et des peuples, sa croyance seule, en tant que phénomène psychologique et social, peut être considérée comme intervenant dans le cours de l’Histoire. Mais seulement en tant que phénomène et non en tant qu’intervention surnaturelle. Quand Nietzsche dit que Dieu est mort, il s’agit bien du Dieu de l’Histoire, de celui à qui l’on attribuait victoire et défaite dans les mythologies anciennes. Son rôle est désormais tenu par l’homme, et c’est à lui que le philosophe de l’histoire demande désormais des comptes.

D'autre part, l’homme n’est pas très doué pour répondre à ces questions. Si le réel est rationnel, sa logique n’est pas celle de la raison pure à la Descartes; c’est celle de la raison pratique de Kant, comme le reconnaît Unamuno. Une raison pratique qui réintègre Dieu parmi les impératifs catégoriques mais un Dieu qui est l’inconscient freudien, car lui seul dresse le pont entre la vie et la raison. Là où Unamuno ne voit qu’un conflit, qu’une séparation irréductible, la psychanalyse a réconcilié en l’homme la vitalité affective et la raison logique. Désormais, il y a une vitalité logique (ou une logique de la vitalité si l’on accepte, nous aussi, de jouer aux oxymores) et une raison affective. Par le fait même, nous pouvons accéder au sens de l’Histoire sans passer par la métaphysique. La conjonction des motivations (psychiques) et des intérêts (sociaux) rend possible la conscientisation, le jugement et l’action. La solution b est réhabilitée, et le fait de se survivre dans ses enfants et dans ses œuvres donne à la chaîne de la solidarité intergénérationnelle un but à notre existence individuelle dans l’existence collective. Nous avons des enfants, des élèves, des lecteurs afin de pouvoir se dire que nous verrons à travers leurs yeux ce qui aura échappé aux nôtres. Et c’est en vertu de cette survivance qui lie étroitement à travers les gènes ou à travers l’esprit partagé, que le sens de la vie et de l’histoire devient supportable. Notre vie éphémère se poursuivra à travers d’autres vies éphémères jusqu’à former un cordon solide prêt à défier les ans. Le sens de l’Histoire échappera peut-être à notre conscience, mais son mystère sera reconnu comme un pari dont les chances de réussites se mesurent par la connaissance des siècles passés. Sans connaissance de l’histoire, la conscience historique demeure une «conscience sans science». On s’abandonne alors au hasard comme à une métaphysique sans Dieu. C’est la solution, pitoyable, du Sujet kantien. Je lui préfère encore le Dieu de Unamuno.

La solution c devient alors obsolète car, précisément, il est possible de savoir. Un savoir partiel sans doute; un savoir limité, discuté, controversé, incertain qui terrifie les esprits suspicieux. Faut-il alors s’abandonner au mystère de l’histoire comme on s’abandonnait jadis à la croyance en Dieu? Mais l’Histoire n’a rien de divin. Je l’ai dit, Dieu est mort et donc est sorti de l’histoire. Il n’est ni cause ni finalité, et s’il existe, l’histoire ne prend pas son sens en lui mais dans la conduite des hommes qui l’expérimentent et l’écrivent. Ce savoir, toutefois, nous interdit, malgré ses déficiences, de désespérer ni de se résigner. Il nous interdit de désespérer car nous ignorons ce que seront les paramètres de l’esprit et du monde objectif humains au cours des siècles ultérieurs. Nous ne pouvons nous reprocher de ne pas connaître le lointain futur, mais nous pouvons nous reprocher d’ignorer le passé, or c’est le passé qui nous impose d’investir notre foi dans l’aventure ultérieure de l’humanité. Sans cette foi dans l'avenir, notre expérience vitale est vaine. (Pourquoi ne pas paraphraser saint Paul, après tout?) De même, la connaissance historique nous ordonne de ne pas se résigner ni se résiller, au prix de révolutions sanglantes et chaotiques s’il le faut, afin d’empêcher la sclérose des sociétés et des cultures qui tendent toujours à demeurer identiques à elles-mêmes, dans un éternel présent, qui était l’enfer chez saint Augustin. Le conservatisme social, qui investit dans l’immobilisme des structures et des institutions, agit parmi les sociétés humaines avec le même risque qu’on retrouve parmi les êtres vivants: celui de les fossiliser derrière des apparences vivantes, sans possibilité d’évolution.

Alors? Le sentiment tragique de l’Histoire? Comme nos Japonais, nos Portugais, nos Californiens et nos Siciliens, nous restons en attente. Il est terrible de regarder ses enfants en se disant qu’ils ne connaîtront peut-être pas la plénitude existentielle qui aura été la nôtre aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Qu’ils assisteront peut-être à des guerres terribles - et nous parvenons à la certitude que ces guerres viendront -, car ces guerres sont de la nature agressive de la compétition entre les sociétés humaines qui ne sont que des modes d’adaptation de l’espèce humaine au milieu terrestre. Nous angoissons déjà pour l’évolution du climat, des espèces qui disparaissent ici et là sur le globe comme autant d’annonces d’une sixième extinction massive qui marquerait le passage de l’Anthropozoïque comme quatrième ère géologique. Si nous faisons des enfants, si nous anticipons de voir le monde futur à travers leurs yeux, c’est bien, précisément, pour ne pas s’imaginer les voir se faire tuer dans un massacre comme celui de 1914-1918 ou torturés par des bourreaux sadiques comme ceux qui agissaient comme fonctionnaires - de la banalité du mal à la banalité de l’horreur - dans l’Allemagne nazie ou la Russie soviétique. Si de telles horreurs - sans compter les guerres de la Révolution et de l’Empire, les guerres de religions, les dévastations féodales et les invasions de toutes sortes -, ont déjà été commises, c’est qu’elles pourraient toujours éventuellement se répéter. Avons-nous agis, de notre vivant, afin que les raisins que nous avons mangés ne laissent pas leurs pépins pris entre les dents de nos enfants? En sommes-nous bien sûrs? Or, la conscience historique nous interdit à la fois de désespérer ni de se résigner à ce rôle que nous jouons. Parce qu’il n’y a plus de fin de l’Histoire qui tient pour un équivalent de l’apocalypse annoncée. Comme l’écrivait encore Miguel de Unamuno, «…la fin de l’Histoire et de l’Humanité c’est nous tous, chaque homme, chaque individu. (p. 357). Aussi, dans chaque enfant que nous faisons, c’est la fin de l’Histoire que nous traçons, comme nous-mêmes sommes la fin de cette même Histoire. Même si la conscience, en tant que maladie, devient terriblement douloureuse et difficilement supportable; même si elle est bien cette croix que nous portons, d’où l’impossibilité pour le commun des mortels d’y accéder autrement que par des voies détournées, nous restons tous solidaire, à travers la chaîne des générations, de cette fin, toujours recommencée et jamais la même.

Et nos œuvres? Sommes-nous certains qu’elles nous survivront. Et si oui, dans quel état? Ne seront-elles pas trahies par des interprétations déviationnistes? Y aura-t-il des fidèles élèves suffisamment bien formés pour reprendre le travail interrompu par la mort inévitable, inexorable? Et la postérité de cette œuvre? Sera-t-elle à la mesure des intentions qui y ont présidées? Ne sera-t-elle pas récupérée par des esprits malavisés aux intentions malhonnêtes? N’entraînera-t-elle pas, précisément, la souffrance et la mort de nos propres enfants? Qu’a-t-on fait des œuvres de Darwin et de Pavlov? Du racisme qui aurait fait horreur au biologiste. Du conditionnement de foules qui horrifiait le psychologue. N’en tirera-t-on pas des leçons perverses au nom des bons sentiments (comme avec l’enseignement de Jésus dans le christianisme) ou au nom des mauvais sentiments (comme avec l’enseignement de Nietzsche et de Bergson chez les fascistes)? Là aussi des multiples angoisses sur le sort de nos œuvres devraient nous conduire à la résignation et au désespoir. Or, là aussi la connaissance historique interdit de désespérer ou de se résigner à un sort tragique. L’enseignement de Jésus a donné aussi une valeur aux individus inconnue avant son passage sur terre. Le nihilisme de Nietzsche nous ramène aux vertus propres de l’homme, à sa volonté de puissance plutôt qu’à sa nécrose bourgeoise. Pas plus que le nazisme se retrouve en germe dans sa pensée, pas plus celle de Bergson ne se retrouve chez Mussolini. Les fascismes, hitlérien ou italien, n’avaient besoin ni de Nietzsche ni de Bergson pour devenir ce qu’ils sont devenus. Alors, rien ne prédispose nos œuvres à devenir autrement que ce que notre pensée et nos capacités formelles auront été en mesure de créer. Nous ne sommes pas plus responsables de la déviation intentionnelle et perverse de nos œuvres que du mauvais plis que peuvent prendre nos enfants selon leurs fréquentations et leurs responsabilités propres.
Le sentiment tragique de l’Histoire est bien un degré élevé de la conscience historique humaine. De plus, il englobe l’histoire de la vie, particulière à ce jour à la planète Terre. Elle prend en charge 4 milliards et plus d’années d’évolution dont le dernier million est occupé par une présence hirsute, celle de l’humanité. De plus, il suppose les siècles qui suivront - dire des millénaires serait présomptueux: quelle dynastie familiale, combien d’œuvres complètes peuvent se revendiquer d’avoir survécu un millénaire et plus? Pris entre l’indéfectible confiance dans les capacités humaines et les possibilités temporelles d’une part et la tentation de l’impossible résignation et du désespoir interdit, le sentiment tragique de l’Histoire nous place dans la situation de ces Japonais qui reconstruiront leurs villes après avoir pleuré leurs deuils et en attente, toujours, du prochain cataclysme⌛

Montréal
12 mars 2011

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