mercredi 29 février 2012

À l'ère de la pétitionnite aiguë


À L’ÈRE DE LA PÉTITIONNITE AIGUË

Moi qui suis un vieil hibou solitaire, ayant moins d’amis que les doigts d’une seule main, ceux-ci, qui sont fort militants, m’envoient régulièrement des pétitions à signer sur le WEB. Tantôt contre un projet de loi obscène du gouvernement Harper; tantôt contre un projet de loi idiot du gouvernement Charest; tantôt pour l’abolition de la dette en Grèce; tantôt contre le contrôle de l'Union européenne sur le WEB lui-même : toutes causes justes et auxquelles j’ai accepté, parfois, d’ajouter ma signature en attendant que la petite «pitoune» rouge sur mon Mail s’allume pour me dire qu’on avait bien reçu ma signature, mais qu’il y avait également une pétition contre ceci et une pétition pour cela.  Des causes les plus sérieuses aux sujets les plus frivoles. Un abonné Facebook avec 3,492,873 amis doit bien passer ses journées à signer des pétitions et à recevoir des renvois sur courriel. Certains croient que c’est là un signe positif du fonctionnement de nos démocraties libérales : le peuple s’exprime face à son gouvernement. C’est sûrement une bonne chose, en effet, que les citoyens manifestent leurs désaccords contre ces mesures vicieuses dont les États ne sont jamais à court de lois subversives pour déchirer le tissu social. Si on accepte le principe qu’il y a tant de pétitions et tant de signatures, veut dire que la démocratie est en santé, logiquement, le corollaire poserait que les États, eux, sont plus que jamais éloignés des fondements de la démocratie qui sont, selon la vieille maxime d’Abraham Lincoln, les gouvernements du peuple, par le peuple et pour le peuple. Forts de leur légalité plus que de leur légitimité, les gouvernements s’autorisent plutôt de la faiblesse de la mobilisation sociale pour considérer que si toutes pétitions sont légitimes, de droite, de gauche comme du centre (le «marais», la «swamp»), la seule pétition à laquelle ils s’engagent à respecter est le scrutin électoral, une fois tous les quatre ans, ce qui ne coûte vraiment pas cher pour maintenir un régime que tous considèrent, pour une raison et pour une autre et leurs contraires, pourri jusqu’à l’os. Cette année, Français et Américains passeront aux urnes, le Québec peut-être même dès ce printemps. Les taux de participation seront à la baisse, comme depuis quelques années. Pour les travailleurs, ce sera quelques heures de congé prises sur le temps de travail, seul bénéfice qu’ils retireront de leur pratique (ou non) du droit de citoyen.

Et dès le lendemain, le cirque des pétitions recommencera. Or, cette idée de cumuler des signatures n’est pas née en démocratie et le fait de l’utiliser en démocratie n’a jamais démontré une quelconque efficacité du procédé. Le principe qui y préside, nous le devons à Immanuel Kant (1724-1804) dans un petit essai facile à lire, soumis à un concours : Réponse à la question «Qu’est-ce que les Lumières?», publié dans la Berlinische Monatsschrift, dans le numéro de septembre 1784. Ce brillant essai de l’auteur des trois Critiques (de la raison pure, de la raison pratique et de la faculté de juger) porte la marque toutefois du contexte politique des «révolutions par le haut» dans l’Europe du XVIIIe siècle, c’est-à-dire l’alternative à la révolution populaire, le despotisme éclairé, Kant étant un fonctionnaire universitaire dans la Prusse de Frédéric II, sa démarche philosophique se devait d’être plus que prudente pour son emploi et pour sa santé.

Kant y défendait toutefois la liberté de pensée, ce qui était déjà beaucoup. Louis XV, une génération plus tôt, ne le permettait pas, et ce qui pensait librement à la Cour de Frédéric était rassemblé autour de sa table à dîner. Aussi, notre philosophe écrit-il: «Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés: “Ne raisonnez pas”! L’officier dit: Ne raisonnez pas, exécutez! Le financier: “Ne raisonnez pas, payez!” Le prêtre: “Ne raisonnez pas, croyez!” (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise “Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez!”)» (Kant. La philosophie de l’histoire, Paris, Gonthier, Col. Médiations, #33, 1947, p. 48) Décidément, voilà un texte qui plaira à nos actuels pétitionnaires.

Mais Kant était plus intelligent que la moyenne des démocrates du Parc Yellowstone. Il poursuit: «Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageuse? - Je réponds: l’usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent simplement se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n’est donc pas permis de raisonner; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce de la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre entendement, s’adresse à un public par des écrits: il peut en tout cas raisonner, sans qu’en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu’un officier à
René Magritte. L'empire des lumières
qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut pas lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés: même une critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus; il a la mission de communiquer au  public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Église, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère». (ibid. pp. 48-50). Ouf!

Il faut d’abord souligner le caractère «absolument moderne» du texte de Kant. Kant ne parle pas de sujets, mais bien de citoyens. Il commence par une critique des automatismes qui sont particulièrement ceux des régimes monarchiques ou des dictatures. Ce qui distingue le citoyen de l’ancien sujet et le libère des automatismes despotiques, c’est l’usage de la raison. Or il y a un usage public de la raison et un usage privé. De plus, l’usage public s’adresse au savant devant l’ensemble du public qui lit. Qu’est-ce que ça veut dire? Rien de plus que l’usage public de sa raison est à la base de l’opinion publique, c’est-à-dire qu’elle est libre de circuler à travers les journaux, pamphlets, pétitions ajouterions-nous, et que cet usage publique suppose l’instruction, la connaissance du savant. Un idiot, un dément ne peut user de l'usage public de sa déraison de peur de conduire tout droit à des mouvements de foules ou de paniques, à l’anarchie et au désordre. C’est donc un usage de la raison aristocratique, hiérarchique et privilégié dont il est question.

L’usage privé n’est pas moins exigeant puisqu’il est opératoire dans un poste civil, c’est-à-dire dans une occupation d’État. Il s’adresse non pas au savant tout acabit, mais spécifiquement au fonctionnaire. Ici, le fonctionnaire se voit corseté par sa position dans l’appareil d’État. Il pense, il a sa raison, mais il ne peut la diffuser comme pour le savant. Ce dernier seul peut critiquer le gouvernement sur la place publique tout en reconnaissant les limites dues à l’obéissance des lois. (Il ne peut appeler à l'action politique). Plus que lui encore, le fonctionnaire se doit d’obéir à l’ordre, mais non plus selon le mode automatique, mais celui de la raison d’État. Comme un fonctionnaire, par définition, est également un savant, il est en droit de «faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge». La liberté de conscience des individus les place donc entre la nécessité, s’ils sont savant, de diffuser leur critique tout en restant soumis aux lois du prince et surtout au droit de réserve qui, généralement, ne dépasseront pas les murs de la chancellerie. Comment donc passer de l’usage public de la critique à son usage privé? Kant donne une réponse: «La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante: “Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi?” Éventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l’attente d’une loi meilleure, en vue d’introduire un certain ordre. Mais c’est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi. Et cela jusqu’au jour où à l’examen de la nature de ces choses aura été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l’accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l’institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l’ancienne. Mais, s’unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d’une vie d’homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l’humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit» (ibid. pp. 51-52). Kant parle de la religion, mais il pense toujours à l'État.

Défenseur de l’idée de progrès par la diffusion des connaissances, Kant veut prévenir les autorités et les citoyens de ne pas user de lois conservatrices dont le but serait, précisément, d’obturer les lumières du progrès. Contre un tel gouvernement insensé qui ne pourrait être supporté qu’un certain temps sans causer de dommages irréversibles (nuisible pour la postérité), le seul interdit reste d’empêcher que chacun des citoyens, «…en sa qualité de savant, [ait] la liberté de formuler des remarquer sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi» (ibid. p. 51). Kant s’en remet donc à l’opinion publique - qui n’est pas l’opinion populaire -, le soin de dire son fait au gouvernement abusif, despotique ou obscurantiste. Kant prend l’image du prêtre, mais il s’adresse aussi bien à l’armée qu’à la société politique du temps, c’est-à-dire au roi. Dans cet appel aux «écrits» repose donc le principe à l’origine de la pétition. À elle est rattachée le corollaire de laisser subsister l’ordre établi. C’est ce que s'efforcent de conserver la plupart des constitutions occidentales. Plaignez-vous tant que vous voulez, cela fait partie des droits inhérents aux citoyens, mais ne touchez pas à l’ordre établi, sinon vous dépasserez les limites de l’usage publique pour entrer dans celui de l’usage privé qui fera de vous, non un révolutionnaire, un putschiste, un anarchiste ou un hérétique, mais un bandit, un criminel, un simple délinquant de droit commun…

Et le philosophe de conclure: «Si donc maintenant on nous demande: “Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé?”, voici la réponse: “Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières”. Il s’en faut encore de beaucoup, au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d’utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d’autrui…» (ibid. p. 53). Kant reconnaît donc qu’il vit encore sous une forme de despotisme, mais un despotisme qui tend à s’éclairer. Les Joseph II, Frédéric II, Catherine II et le malheureux Louis XVI dans les mains duquel le despotisme éclatera en mille morceaux, voudraient perpétuer les privilèges des sociétés aristocratiques et absolutistes, mais la modernisation les talonne. Ils doivent donc apprendre à ne plus considérer leurs peuples comme des sujets qui seraient leurs propriétés, mais comme des citoyens autonomes, et surtout libres de penser et d’exprimer leurs critiques face à l’administration publique. Le procédé des pétitions répond parfaitement bien à la suggestion de Kant.

Le kantisme, philosophie de l’idéalisme abstrait, a suivi, au cours de ces deux derniers siècles, des hauts et des bas. Fort répandu dans les milieux savants avant que Hegel le critique au début du XIXe siècle, il est ressurgi à la fin de ce même siècle avec des sociologues tels Max Weber et des philosophes tels Wilhelm Dilthey. La montée des fascismes l’a fait réintégrer sa taupinière jusqu’à ce que des penseurs de la trempe de Raymond Aron aille le chercher pour devenir la philosophie politique de la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale contre le marxisme soviétique. La fonction historique du kantisme, c’est d’équilibrer le concept de l’homme-machine issu de Descartes et surtout de son disciple, le médecin La Mettrie (1709-1751) qui siégeait à l’Académie de Berlin, constituée presqu’essentiellement de philosophes français qui n’avaient pu accéder à l’Institut et encore moins à l’Académie Française. Par sa critique de la raison pure, Kant critiquait déjà la pensée cartésienne, qui rageait après le malin génie qui pouvait parvenir à tromper la raison. Pour Kant, l’usage de l’a priori comme échafaudage capable de permettre d’atteindre à la connaissance a ouvert la voie à l’impératif catégorique, d’ordre métaphysique, mais aussi aux préjugés et stéréotypes capables de fausser les faits et les jugements, ce dont il était suffisament conscient pour mettre ses lecteurs en garde, le but de l’a priori n’étant pas de se substituer à l’architectonique de la pensée. Par l’impératif catégorique, Kant rééquilibrait la représentation de l’homme comme une machine - n'employait-il pas, plus haut, l'expression «une pièce de la machine» pour parler du savant dans la société? - par des droits universels, dont on ne pouvait démontrer empiriquement la vérité ou la fausseté. La liberté en était un. Le progrès, à ses yeux le plus important et indissociables de l’autre, également. Les droits de l’homme aussi sont un impératif catégorique. La condamnation des pensées kantiennes par l’Église catholique montre à quel point l’usage kantien de l’impératif catégorique nuisait aux vieux principes de la transcendance religieuse. Chez Kant, il n’y a pas de Dieu à l’origine des impératifs. Ils proviennent de l’ordre humain, de la vie en communauté, des rapports entre les individus. L’a priori prend même une dimension anthropologique puisqu’il semble trouver dans la métaphysique des mœurs, l’origine même de ces impératifs, universels pour tous les types de société. Mais Kant n’était pas homme à aller y voir de lui-même.

Cinq ans après la publication du texte de Kant, la Révolution éclate à Paris. Kant dévie de son trajet habituel pour se rendre à l’université afin de s’arrêter à un kiosque à journaux pour y lire les derniers développements qui suivent le 14 juillet. Est-ce enfin l’avènement des lumières? En tous cas, on y verra la première pétition publique. Certes, il existait depuis toujours des remontrances adressées aux rois. Celles que le Parlement britannique adressa au roi Charles Ier étant envoyées au panier, c’est finalement la tête du roi qui alla les rejoindre. En France, seuls les membres des parlements de justice pouvaient adresser de telles remontrances, mais avec des despotes genre Louis XIV et Louis XV, la rigueur était de mise. Les cahiers de doléances remplis partout en France durant l’année qui précéda l’ouverture des États généraux pouvaient ressembler à une forme de pétition mais c’était surtout des revendications plutôt que des admonestations. C’est sous la Constituante qu’eut lieu la première cérémonie d’une pétition officielle adressée au roi. Du droit de pétition individuelle reconnue sous l’Ancien Régime, la Révolution fit passer la pétition au rang collectif. L’occasion d’user de pétitions collectives devint l’occasion d’agitations populaires et furent vite dépréciées par le gouvernement. Il est vrai que le nouveau régime était encore dépourvu de structures politiques. M. Pertué écrit: «Aussi, préoccupée de réduire le débat public à ses discussions et désireuse de ne pas les conduire sous l’influence des députations de citoyens, l’Assemblée constituante fut amenée à limiter le droit de pétition qu’elle avait implicitement reconnu dans son règlement intérieur du 29 juillet [1789]. D’abord, elle le réserva aux citoyens actifs [ceux dotés du droit de vote censitaire] et réduisit les délégations à dix personnes (14 décembre 1789 et 21 mai 1790). Puis, mettant à profit le reflux du mouvement populaire, l’Assemblée interdit les pétitions collectives, sauf celles des assemblées de communes et de sections, et seulement en matière d’intérêt municipal (10 mai 1791). C’était retirer la parole aux “citoyens du Palais royal” comme aux sociétés populaires et refermer strictement les municipalités dans leurs attributions. Mais ces textes ne furent pas respectés et la fuite du roi [à Varennes] fut l’occasion de la fameuse pétition du Club des Cordeliers qui demandait que les assemblées primaires fussent consultées sur son sort. Refoulés à l’Assemblée, les pétitionnaires allèrent déposer leur adresse sur l’autel de la patrie au Champ-de-Mars où La Fayette fit tirer sur eux (17 juillet 1791)». (A. Soboul (éd.) Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 840).

Cet épisode célèbre de la Révolution montre qu’à l’époque, le pouvoir incertain ne niaisait pas avec les pétitions collectives. Il est vraie que la pétition ne demandait rien de moins que la démotion de Louis XVI. Afin de calmer la population et l’afflux de pétitions, l’Assemblée avait décrété que dans l’affaire de Varennes (au cours de la nuit du 20-21 juin 1791), la famille royale avait été «enlevée» par des inconnus qui avaient pris la fuite. Le subterfuge n’eut d’effet que de multiplier les pétitions, certaines contre le roi (comme celles des Cordeliers), d’autres contre l’Assemblée elle-même. Les Jacobins écrivirent leur propre pétition demandant l’abdication, avec pour signataire Choderlos de Laclos (qui l’avait suggérée), Lanthenas, Sergent, Ducancel, Danton et Brissot (qui l’avait rédigée). Toutefois, la pétition n’en appelait pas à la République mais à la substitution de la branche aînée par la branche cadette (le duc d’Orléans) sur le trône de France. C’est alors qu’éclata le drame : «Les démocrates refusèrent ce recul jacobin et se réunirent le 17 juillet au Champ de Mars. Une troisième pétition fut aussitôt rédigée; d’origine cordelière, son auteur principal fut probablement François Robert; elle demandait à l’Assemblée de revenir sur ses décrets des 15 et 16 juillet. Aucune référence directe à la république ne transparaissait, mais l’esprit républicain de la pétition était clair. Déposé sur l’Autel de la Patrie, elle fut signée par plus de 6 000 parisiens, venus en cortège en ce dimanche de juillet. Déclarée contraire à la Constitution et à la loi cette pétition fut le prétexte à la répression brutale contre tous les démocrates. La municipalité de Paris, sur ordre de Bailly [le maire de Paris, il devait plus tard payer ce geste de sa tête], proclama la loi martiale et fit marcher la Garde nationale, commandée par La Fayette, contre la foule. Après avoir hissé le drapeau rouge, La Fayette fit ouvrir le feu; la panique s’empara de la foule, composée en partie de femmes et d’enfants; la cavalerie pourchassa les fuyards dans les rues avoisinantes. Au total il y eut plus de 50 morts et des centaines de blessés» (M. Dorigny. in ibid. p. 202). Pour la petite histoire, rappelons qu’un coiffeur et un acolyte se glissèrent de nuit sous les marches de l’Autel afin de reluquer sous les jupes des citoyennes qui graviraient les marches de l'Autel pour venir signer la pétition. Les ayant aperçus, une femme se mit à crier, ce qui créa une certaine commotion qui se termina par le meurtre des voyeurs. La panique de Bailly et la fusillade de La Fayette transformèrent une affaire de peeping tom en un massacre citoyen.

Alors que le capitalisme industriel s’installait en Angleterre, l’usage de pétitions devint à peu près le seul recours qu’avait la population pour critiquer les injustices sociales mais aussi les déséquilibres de la représentation au Parlement. Le socialisme utopique anglais, le mouvement chartiste, trouva dans la pétition le moyen de faire entendre la voix des plaignants. C’étaient des pétitions essentiellement politiques, bien qu’il fut possible d’en soupçonner derrière des raisons économiques. «Les chartistes se recrutent d’abord parmi d’anciens radicaux, déçus en 1832, parmi des bourgeois, des membres aussi de l’“aristocratie” ouvrière, et, au départ, ils se sont manifestés à Birmingham et à Londres. La charte qu’ils défendent à partir de 1838, à travers un combat qui se prolongera jusqu’en 1854 au moins, comporte six exigences essentielles : le suffrage universel masculin, l’éligibilité pour tous, la convocation annuelle du Parlement, le vote secret, l’indemnité parlementaire, la définition honnête des circonscriptions électorales. Rien de révolutionnaire en soi aux yeux d’un démocrate d’aujourd’hui, qui constatera que seule l’élection annuelle n’est guère entrée dans les mœurs européennes. L’usage de la violence “physique” n’est pas envisagée dans un premier temps; l’arme absolue devait être la pétition». (R. Marx. La reine Victoria, Paris, Fayard, 2000, pp. 114-115). Marx poursuit: «Pendant que circula la pétition de 1839, un camp de “durs”, surtout recrutés dans le Nord, autour de l’Irlandais Feargus O’Connor, prône en cas de nécessité le recours à une forme violente de combat qui répondrait à la violence d’État. Et ce clan s’impose parfois aux dépens des modérés du Sud, regroupés autour de Lovett et Francis Place. L’échec aussi bien de la pétition que de quelques grèves sporadiques conduit O’Connor, qui publie à Leeds le principal journal du mouvement, le Northern Star, à prôner une nouvelle pétition : elle sera présentée en 1842, accompagnée d’actes de violence qui affectent surtout d’abord le Lancashire et le Pays de Galles, alors particulièrement touchés par une crise économique et le désespoir des pauvres» (ibid. p. 115). Il est évident que Kant n’aurait pas aimé.

«Après une période de sensible apaisement dans les années suivantes, la crise économique de 1846-1848 constitue le terreau d’une ultime tentative: une pétition géante est préparée, dans l’enthousiasme et l’espérance suscitées en 1848 par les succès révolutionnaires sur le Continent, pendant ce “printemps de l’Europe” qui a vu s’écrouler la monarchie de Juillet, ébranler l’empire des Habsbourg autrichiens et chasser Metternich du pouvoir à Vienne, jeter bas un moment la souveraineté temporelle de la papauté. O’Connor, pour contraindre le Parlement à prendre garde cette fois-ci à une pétition dont les rouleaux sont signés par six millions de citoyens, veut faire pression sur les députés et convoque le 10 avril, ses artisans sur les terres communales de Kennington, au sud de Londres. La situation paraît insurrectionnelle au gouvernement, qui masse des forces de policiers et de volontaires pour protéger la capitale. Il permet ainsi que l’emporte une solution pacifique. O’Connor seul se rend en fiacre à Westminster, y déposer son précieux fardeau de signatures, obtient qu’on les examine… et autorise du coup ses adversaires à tourner en ridicule une pétition sur laquelle les signatures apocryphes, dont celles de Victoria et du prince Albert, en jouxtent d’autres pourtant infiniment plus nombreuses et authentiques. C’en est fini du chartisme, d’autant qu’O’Connor sombre progressivement dans la folie…» (ibid. pp. 115-116). Dès lors, la porte sera grande ouverte au syndicalisme militant et à la formation d’un éventuel parti socialiste.

Dans les pays démocratiques du XXe siècle, l’usage des pétitions devint la façon privilégiée par laquelle les intellectuels, en particulier les intellectuels français, s’engagèrent politiquement. Dès l’Affaire Dreyfus, des pétitions pour la réouverture du procès furent nombreuses. Par contre, d’autres pétitions recueillaient des signatures contre. La décennie des années trente entraîna une pluie de pétitions de droite et de gauche. Après la guerre, les intellectuels se mobilisèrent pour envoyer une pétition au général De Gaulle afin de gracier Brasillach, le directeur de la revue Je suis partout, antisémite virulent, collaborateur plus qu’enthousiaste. Cette pétition n’était pas signée par des deux de piques : Paul Valéry, Paul Claudel, François Mauriac, Daniel-Rops, Albert Camus, Marcel Aymé, Jean Paulhan, Roland Dorgelès, Jean Cocteau, Colette, Arthur Honegger, Maurice de Vlaminck, Jean Anouilh, André Barsacq, Jean-Louis Barrault, Thierry Maulnier… De Gaulle refusa la grâce et Brasillach fut fusillé, afin d’avertir les intellectuels de la responsabilité des conséquences de leurs écrits. C’était un retour de l’argument kantien sur la réalité historique.

Il est difficile de constater une quelconque efficacité de la pétition comme mode de contestation des actes d’un gouvernement. La légitimité de pétitionner est le minimum requis par Kant aux gouvernements à saveur despotique. Et depuis Tocqueville, nous savons très bien qu’il existe une «tyrannie de la majorité», c’est-à-dire un despotisme du gouvernement démocratique. La solution kantienne visait à  insuffler de l’humanité dans une vision mécaniciste de l’être humain telle que le machinisme de la Révolution industrielle capitaliste faisait triompher en son temps. Or, comme l’a montré Lacan, il était possible, même à un individu comme Sade, de renverser le principe kantien et se l’approprier pour autoriser cette «machine» à toutes ses fantaisies pourvues qu’elles en améliorent le rendement énergétique. Concession au vieil humanisme chrétien ou renaissant, la bourgeoisie occidentale se sert de la pensée de Kant comme cache-sexe devant l’obscénité d’un mode de production qui réduit l’humanité à chair à production (sinon à canon) sans autres fins que les profits pour une minorité sadienne. Comme toutes les pratiques «vertueuses», la pétition est une occasion de plus aux minorités dominantes de se payer la tête de la naïveté des masses, et plus encore lorsqu’elles sont savantes et usent de l’écrit pour manifester leurs cris de désespoir. Rien ne ferait plus rire le divin marquis que voir ses victimes lui apporter une pétition nourrie de leurs signatures, Justine en tête…⌛

Montréal
29 février 2012

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