dimanche 11 février 2018

Marie-Victorin : entre le savoir et la volupté



MARIE-VICTORIN : ENTRE LE SAVOIR ET LA VOLUPTÉ

J'ai, à côté de moi, le livre de la semaine : les Lettres biologiques du Frère Marie-Victorin, présentées par Yves Gingras et paru chez Boréal. Après une introduction et des considérations qui seront reprises dans le reportage de Luc Chartrand diffusé à l'émission Enquête sur les ondes d'Ici Radio-Canada, le jeudi 8 février 2018, Gingras nous dit qu'«en publiant ces lettres, nous voulons contribuer à l'histoire de la sexualité au Québec, domaine encore en friche, et aussi à celle des contraintes de la vie religieuse. […] Cette correspondance intéressera autant l'historien que le psychologue ou le psychanalyste, car elle nous fait découvrir une amitié profonde et spirituelle entre un homme et une femme fondée sur une relation à Dieu qui, en un sens, barre la route à une relation physique que les deux savent dangereuse, sinon impossible» (p. 8). Je trouve, malgré cette volonté, que le travail d'édition est bâclé. Outre le fait que les réponses de Marcelle Gauvreau ne peuvent y être publiées, la présentation de Gingras évite un dialogue avec le texte de Marie-Victorin qui aurait été plus judicieux. Il aurait mieux valu, dans un format développé jadis par la collection française Archives, publiée d'abord chez Julliard puis reprise par Gallimard, présenter les lettres, non pas l'une à la suite de l'autre, sans commentaire, mais procéder par une sélection des extraits les plus significatifs organisés en chapitres relevant les prétextes scientifiques, le dilemme religieux, l'expérimentation sexuelles, etc., avec des commentaires analytiques appropriés. Tout cela s'y trouve ou à peu près, concentré d'une façon assez générale, dans l'introduction qui est à la fois une mise en contexte de la correspondance et un rapide tableau de la sexualité des Québécois à travers des appréciations et critiques glanées ici et là dans la correspondance générale de Marie-Victorin. Nous suivons donc, avec les lettres soigneusement classées chronologiquement, les étapes des expériences liées à la quête de Marie-Victorin, ailleurs au Québec, spécialement à New York et à Cuba.

LA FRAUDE SCIENTIFIQUE

Au cours de cette semaine j'ai émis des observations, commentaires et jugements que je ramènerai ici, non en les confrontant au contenu des lettres, ce qui serait fastidieux, préférant laisser libre choix aux lecteurs que j'invite à se procurer le livre pour se faire leur propre idée. Ces escapades de Marie-Victorin étaient connues depuis les années 1990 par le travail journalistique de Chartrand. Pour les rendre publiques, il fallait l'accord de l'Institut des Écoles chrétiennes, à laquelle appartenait le Frère Marie-Victorin (Conrad Kirouac) (1885-1944) pour que ces lettres soient publiées. Dire que nous en apprenons beaucoup sur l'histoire de la sexualité au Québec, c'est à prendre avec des pincettes, car le Frère Marie-Victorin était une personnalité exceptionnelle qui ne représentait en rien les mœurs sexuelles de ses contemporains, pour autant que nous en connaissons quand même un peu de ces mœurs! Tenter de vivre sa sexualité sous le couvert d'une entreprise scientifique, il s'agissait là d'un tour de force assez original. Ce que cela nous dit, et nous rappelle en fait, c'est la force de l'interdit et du refoulement dans la culture traditionnelle québécoise. Expérimenter la sexualité en se laissant croire que ce n'est pas pour prendre du plaisir mais pour étudier, selon la règle épistémologique de l'observation énoncée par le positivisme de Claude Bernard, voilà, disons, un pieux mensonge.

Ce qui est moins pieux, c'est l'absence de véritable protocole de recherche dans sa démarche. Même si nous la considérons hypocrite ou perverse, elle n'en demeure pas moins une raison nécessaire pour se permettre d'être en paix avec sa conscience de clerc. Cet homme était un amant de la nature, sa Flore Laurentienne le démontre assez bien je pense. En tant que frère enseignant, que botaniste, que poète mais aussi comme nationaliste (il était protégé par Duplessis qui lui paya son Jardin botanique, ne l'oublions pas), Marie-Victorin, si l'on peut dire, baignait dans l'osmose de la nature. Il avait une figure dominante qui le guidait : la figure de la bonne Mère, celle qui nourrit et qui donne tout. L'Église, à ce compte, prenait la relève de cette figure, comme chez tous bons Canadiens-français dévoués au culte marial.

Doit-on considérer cette dévotion comme à l'origine de la négation du sexe – le sien et celui de la femme? La loupe qu'il utilise pour observer le clitoris de la jeune prostituée nous rappelle les lentilles du télescope de Galilée qui lui permettaient d'observer l'orbe des planètes et le microscope de Leeuwenhoek qui découvrit les spermatozoïdes. La description que Marie-Victorin fait du pénis évoque celle qu'en donnait Léonard de Vinci dans ses carnets et que le frère ne devait pas ignorer. Attirés et repoussés par l'orgasme, ils scindent le plaisir charnel du plaisir intellectuel (la libido sentiendi, la volupté et la libido sciendi, la curiosité), celle-ci dissimulant celle-là. Marie-Victorin opère ici comme un mystique. Il place Marcelle Gauvreau dans une position analogue à celle de la sainte Thérèse du Bernin, les deux femmes ayant décrit leurs expériences intimes, l'une par le biais de la rigueur scientifique, l'autre par sa poésie mystique. Marcelle Gauvreau apparaît comme celle qui reçoit la flèche d'amour de l'ange Marie-Victorin.

Qui, en effet, forniquerait au nom de la science? Marie-Victorin n'ignorait pas que l'épistémologie positiviste de l'époque, qu'il appliquait lui-même dans ses études botaniques, exige de ne pas s'impliquer en tant que sujet dans une expérimentation. On ne peut pas, objectivement, être observateur et participant en même temps dans une expérience scientifique. Ce recours à la justification scientifique relève de l'Idéologique. Il n'appartient pas à l'Imaginaire qui observe, découvre et classe les objets du monde dans sa mémoire à partir de laquelle déborder vers la créativité.

LES TRAVERS DU SEXE

Ce que nous révèle la description des expériences au cours des Lettres biologiques, c'est la quantité de pulsions partielles qui ne cessent de se manifester chez le Frère Marie-Victorin. L'éducation entraîne dans la psychisme du moi le refoulement des «perversions polymor-
phes» de la petite enfance, mais pour autant qu'elles soient refoulées, elles peuvent toujours ressurgir au cours de l'existence, suite à un traumatisme par exemple. Dénombrons-en donc quelques-unes. Le voyeurisme, qu'il sublime en observations. La pédophilie, plutôt que de faire un échantillonnage sur une diversification d'âges. L'usage de prostituées comme des cobayes. Le fétichisme des organes génitaux. Le sadisme, dans la façon de «découper» de manière fantasmatique les objets observés. La sexualité passive, par la fellation, qui était tenue pour anormale pour un homme dans le contexte de la sexologie helléno-chrétienne. C'est ce que je tiens pour ce véritable tour de force que les mœurs québécoises de l'époque ne pouvaient imaginer, à l'exception des milieux de la prostitution. En général, où les Québécois allaient aux putes, ou ils refoulaient, réprimaient et sublimaient leurs pulsions jusque dans, et y compris le mariage.

Dans les années 1970, j'avais appris qu'un couple de grand-parents d'un élève dormait en vêtements de nuit, un drap les séparant l'un de l'autre. Ce drap était percé d'un trou afin de permettre la copulation. On ne pouvait pas vivre plus loin de son corps que ça. On préférait sublimer l'oralité en la reportant sur l'alcool et l'ivresse; l'analité sur l'hypocon-
drie intestinale (comme dans le film Léolo); la peur de la génitalité ouvrait sur l'impuissance et la frigidité, justifiée par le seul commandement biblique de la procréation. Dès lors, les jeunes Roméo et Juliette, le temps des fiançailles passé, ne s'appelaient plus, entre eux, que «Popa» et «Moman». Bref, les Québécois – comme ici Marie-Victorin et Gauvreau -, se détournaient de leur sexualité en voie de maturité pour régresser et se fixer à des stades de développement antérieur. Ils fétichisaient leurs enfants comme des étrons : un tel était le fils de X, fils de Y, fils de Z, selon les interminables listes généalogiques de la Bible. Comme ces enfants n'étaient que des faeces lâchées qui en feraient d'autres et ainsi de génération en génération, leur importance se limitait à servir de bras dans l'entretien de la ferme ou de pourvoyeurs dans les usines : de futurs bâtons de vieillesse pour les parents. Dans le cas de Marie-Victorin et de Gauvreau, il est difficile de considérer qu'ils aient atteint, même après avoir couché ensemble, une véritable maturité sexuelle qui est celle qui érotise le corps tout entier et non seulement une zone érogène ou l'autre.

Ici, comme n'importe où ailleurs, le sexe était pourtant présent et surgissait de l'incons-
cient. Il ne trouvait pas toujours de justifications pour se révéler. Viols et enfants illégitimes le prouvent. Alors sévissait la répression, surtout visant les femmes et leurs bâtards tenus pour illégitimes. Le drame célèbre de Gratien Gélinas, Ti-Coq, est là pour nous le rappeler à chaque génération. La prostitution et la “sodomie” (entre adultes consentants) relevaient du code criminel. Policiers et médecins étaient appelés pour rétablir l'ordre et la loi naturelle. Il fallait rectifier les écarts de la contre-nature. Dans le monde des plantes, bien qu'il existe une sexualité, celle-la ne connait ni hétéro, ni homosexualité. Marie-Victorin l'aurait reconnu chez les animaux qu'il n'aurait pas compris davantage. Chez l'humain, il n'était pas loin de partager l'analyse freudienne qui tenait l'homosexualité comme un simple «complexe d'Œdipe négatif».

Plus une société exige de refoulements chez les individus, non seulement il y a sublimation, mais également déni, hypocrisie et surtout perversions. C'est ce que nous venons de constater à travers les confidences du Frère Marie-Victorin. Pensons à la société victorienne du XIXe siècle en Angleterre qui a tout de même produit un Jack l'Éventreur, qui n'était que le sommet de la psychopathologie de l'époque. Pour avoir connu la fin de ce régime dans le Québec des années 1960, il ressortait aux yeux de tous que nous vivions dans l'hypocrisie et la dissimulation. Cette stratégie de la dissi-
mulation nous écartait individuel-
lement du jugement que nous portions sur les autres (la médisances, un péché dans lequel nous étions passés maîtres) était plus facile à démonter que nos dissimulations actuelles tant nous nous disons sérieusement, particulièrement “ouvert” et “transparent” alors que tout baigne dans l'opacité, y compris dans notre vie sexuelle jugée “épanouie”. Et le plus triste, sans doute, c'est lorsqu'on croit percevoir de la transparence alors que nous nous retrouvons dans le plus opaque. Même l'actuel mouvement Me too! qui a l'avantage d'éclairer toute une zone d'ombre malsaine reconnue comme «genre de vie» dans certains milieux, cache également bien d'autres choses. D'où ces délires collectifs de chasse aux sorcières que je condamne férocement depuis le procès intenté à Claude Jutra et qui est un symptôme même de nos déficiences sexuelles.

Dans le cours de sa vie, Marie-Victorin s'est libéré des préjugés (ce que nous nous gardons bien de faire!), et finalement, après avoir exécré le corps et le sexe voués au démon, il a fini par reconnaître qu'il n'y avait rien de mal ni de démoniaque dans la sexualité féminine, décomplexant la pauvre Marcelle, sa secrétaire, mais seulement un produit merveilleux de l'acte créateur. A l'époque, botanistes et zoologues pouvaient s'émerveiller de la beauté de la Création, en parler avec une tendresse que l'on peut juger mièvre aujourd'hui, mais Marie-Victorin garda toujours l'angoisse à la simple idée que l'on prenne ses lettres pour des invitations à l'obscénité. Et sur ce point, il était sincère. Ces savants étaient proches de la nature, à leur manière sans doute, alors qu'aujourd'hui, astrophysiciens et généticiens peuvent s'extasier sur la beauté du monde sans craindre d'être censurés ou jugés pervers.

Les médisances et les calomnies, si courantes dans un monde profondément refoulé, appartenaient au caractère général d'une société catholique rigoriste. Celle-ci, avons-nous dit, maintenait une sexualité immature dont la pulsion masochiste finissait par dominer toutes les autres et le comportement dit normal. Une course impossible à savoir qui était le plus vertueux (et non le moins vicieux); un goût morbide pour l'auto-flagellation et les culpabilités diverses; la répression de ses désirs d'émancipation; le report d'une vie heureuse après la mort dans un monde océanique pratiquant un voyeurisme sans fin de la figure divine et surtout, surtout cet orgueil démesuré d'affirmer que nous étions supérieurs par notre capacité à endurer plus de souffrances que n'importe qui d'autres sur terre. Il y a un peu de cet orgueil qui se manifeste encore dans notre pseudo-islamophobie : une femme musulmane voilée, de la tête aux pieds, souffre plus que Lise Watier derrière son bureau de pdg d'entreprise : c'est inacceptable! Cette façon de concevoir le catholicisme était tellement arriérée qu'elle dégoûta les catholiques français fuyant l'Occupation nazie qu'ils préférèrent se retrouver à Toronto plutôt que dans la vichyste province de Québec. Une sexualité régressive et répressive, qui s'accrochait aux pulsions partielles plutôt qu'au cours naturel des stades de développement de la sexualité était déjà condamnée sans circonstances atténuantes.

Soyons justes, toutefois, le refoulement ne se libérait pas seulement par la voie des perversions. L'économie sexuelle des Canadiens-français avait, elle aussi, cette voie de sortie qu'est la sublimation. Les arts et les sciences furent des lieux de libération (relative) les plus favorables aux esprits souffrants de la répression sexuelle. Dès l'entre-deux-guerres, l'intrusion du gouvernement fédéral dans les affaires morales souleva une résistance nationale, en particulier celle d'Henri Bourassa, face au divorce. Mais les signes étaient déjà présents : ça craquait de tous bords tous côtés. L'alliance tacite des partis politiques québécois pour ne pas accorder le droit de vote aux femmes alors qu'elles l'obtenaient progressivement dans tout le reste de l'Amérique du Nord désignait cette résistance comme vaine. Dans le cas de Marcelle Gauvreau, je ne sais pas, mais dans celui de Marie-Victorin, la réaction triomphe par le fait qu'il n'a pas fait de sa secrétaire sa maîtresse après l'expérience commune qu'ils ont eu ensemble. Que serait devenue cette relation si le Frère Marie-Victorin n'était pas mort dans un accident d'automobile? A l'époque, les catholiques citaient en exemple le «mariage blanc» tel que pratiqué par le couple de philosophes Jacques et Raissa Maritain. On trouve quelque chose d'analogue dans cette relation épistolaire.

L'INVENTION DE YVES GINGRAS

Voir le Frère Marie-Victorin comme contestataire, reconnaissons-le, est une "invention" d'Yves Gingras. On a jamais vu Marie-Victorin autrement qu'en scientifique appliqué et auteur de nouvelles littéraires. C'est Robert Rumilly, la plume qui écrivit nombre de discours de Duplessis, qui rédigea la biographie du Frère, et comme ce n'était pas un "progressiste", il n'aurait sûrement pas parlé des Lettres biologiques. D'un autre côté, nous devons pondérer notre jugement par le fait que, pour avoir accès à une vie intellectuelle et scientifique, il fallait, à l'époque, rentrer dans le clergé, car même les gouvernements n'étaient pas toujours les plus accueillants. La botanique n'était pas considérée autrement que devant servir à l'agriculture; c'était seulement un des éléments de la bonne culture générale, comme la zoologie et l'astronomie. Mais, il faut reconnaître, toutefois, que le gouvernement de Duplessis fut, avant la Révolution tranquille, celui qui dota nombre d'écoles et d'universités de laboratoires scientifiques, sans doute sous l'influence de son ami Marie-Victorin. Il faut apprendre à considérer que "la grande noirceur" n'était pas partout si noire que ça.

On ne peut reprocher à Marie-Victorin que les cadres de la société de son époque imposaient à tout le monde, sans exception, une soumission aux institutions. Sommes-nous en droit de lui lancer la pierre que tant de commentaires fusent à son égard? Et nos soumissions à nous? Là aussi nous divaguons de la science pour entrer dans le jugement moral, qui est toujours, comme chacun sait, relatif. Soumission à des politiciens dont nous savons qu'ils sont véreux et menteurs; soumission à la consommation tout azimut; soumission à l'idéologie télévisuelle incestueuse; soumission à des patrons extorqueurs de nos biens et exploiteurs de notre travail; des propriétaires favorisés par les lois que nous subissons plutôt que nous nous révoltons. L'accepta-
tion globale de notre génération est-elle plus acceptable que celle de Marie-Victorin et de Marcelle Gauvreau? Nous voulons tous le beurre et l'argent du beurre et notre sécurité dépend de la façon dont nous respectons hypocritement ces institutions. Enfin, ne sommes-nous pas tous pris entre notre libre-arbitre et les nécessités existentielles, surfant habilement entre interdits et châtiments? En revêtant de justifications scientifiques la satisfaction de ses désirs pervers, puisque dans la morale chrétienne le seul but de toutes vies sexuelles est la procréation, selon la loi naturelle, il parvenait à réconcilier ce qui causait fracture en son âme et conscience : l'ascétisme et la tentation, la bénédiction divine en sus! Avouons que c'est bien un tour de force que nous parvenons rarement nous-mêmes à exécuter.

Il est difficile de voir un révolutionnaire en Marie-Victorin. Toute sa démarche démontre justement le contraire. Il ne cherchait pas à se libérer, sinon il aurait fait comme d'autres, déjà à l'époque : il aurait défroqué. Il aurait vécu sa vie civilement ou aurait émigré en France ou en Amérique latine où il aurait pu se faire engager tant sa réputation était connue. Comme il voyageait beaucoup en dissimulant son ordre, se promenant en vêtements civils, il aurait vécu comme bien d'autres prêtres défroqués ou athées. Non, il avait trop à perdre, côté sécurité, revenus, son laboratoire, son institut botanique et son Jardin botanique payé aux frais de l'État avare de Duplessis. De plus, il ne désirait pas vivre une vie sexuelle que nous tenons pour apporter la plénitude physique et psychique. Il voulait goûter au fruit juste par curiosité (libido sciendi) et non pour devenir consommateur (libido sentiendi). Il n'a atteint, me semble-t-il, la volupté que par procuration de ses démarches scientifiques et non comme une expérience véritablement érotique.

Le philosophe Michel Foucault, dans sa Volonté de savoir, le premier tome de son Histoire de la sexualité, distingue la civilisation occidentale par sa particularité de traiter la sexualité sur le modèle d'une scientia sexualis, c'est-à-dire une sexualité abordée par son côté mécanique, quantitatif (la cuiller à soupe de sperme), analytique, façon plutôt froide d'aborder l'objet. Il l'opposait à l'ars erotica que l'on trouve dans les livres orientaux et africains, tel le recueil du Kama Sutra en Inde, ou de même ailleurs en Chine et au Japon où la sexualité est abordée sur son aspect esthétique, qualitatif (les caresses), épidermique, façon chaude. Les Lettres biologiques sont tout sauf des lettres érotiques, voire même de véritables lettres d'amour mystique. En ce sens, il appartient bien à la civilisation occidentale et n'a donc rien révolutionné de notre constitution d'homme-machine qui vit sa sexualité comme un simple changement d'huile. Bref, jamais il n'a vraiment cherché à «se libérer» ni à libérer les autres, mais seulement à satisfaire une curiosité ambiguë.

Cette volonté de ne pas succomber à la vulgarité a pourtant donner des lettres d'une certaine fraîcheur littéraire. Ce qui aurait pu être des notes d'observations ennuyeuses, il a rédigé des lettres non dénuées de délicatesse, voire de poésie. Les gens d'aujourd'hui partagent une connaissance plutôt fantaisiste des rapports entre le religieux et le sexuel. Quand nous écoutons ou lisons les extraits des lettres des deux tourtereaux, je suis touché par la délicatesse avec laquelle ils parlent de ce qui était tenu alors pour tabou, sale, vicieux, obscène. Qu'en diriez-vous si vous en veniez à lire des textes de médecins et de psychiatres de la même époque? La brutalité des propos, le sans-gêne des descriptions anatomiques, les théories farfelues et libidineuses sur le comportement sexuel des femmes... Certes, il y avait toujours la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, traduite dans les années trente en français, avec les passages croustillants laissés en latin. Quand on pense aux Onze mille verges d'Apollinaire – du Sade sans déblatéra-
tions sophistes -, Mme Navarro et ses consœurs en tomberaient dans les pommes! Si Marie-Victorin avait employé la même brutalité dans sa correspondance, on aurait crié au vieux cochon! Au vieux salaud! Comme ce rapport brutal manque, alors on fait comme des adolescent(e)s : on se cache dans le coin pour mieux ricaner. Cette incapacité à saisir la conscience historique pour la ramener à l'aune de nos attitudes et comportements, comme une norme à la fois universelle et intemporelle, nous réduit à un état plus pathétique que le pauvre Marie-Victorin en son temps. Ce qui fait rigoler dans ces échanges épistolaires, finalement, c'est le contraste entre une préciosité dans l'écriture et le langage que nous avons échangée pour une paillardise et une vulgarité avec lesquelles nous nous plaisons à parler du sexe sans parler de sexualité. L'obsession du sexe finit par nous avaler complètement, comme l'obsession du religieux avalait Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau. Où situer le progrès moral entre eux et nous? Je trouve qu'ils sont d'heureux innocents qui jouent aux docteurs, comme des enfants; et je trouve ennuyeux à entendre parler de sexe comme des robots de leurs vis.

Il est toujours possible de considérer le Frère Marie-Victorin comme un promoteur du nationalisme québécois, mais ne poussons pas jusqu'à l'indépendantisme, s'il-vous-plaît! Il était nationaliste, avec l'abbé Groulx, Maurice Duplessis, le clergé québécois et une grande partie de la population canadienne-française de l'époque; bref, il nageait dans le sens du courant. Comme avoir été contestataire en 1968. L'effort n'était pas exigeant. Son nationalisme, nous le retrouvons, par exemple, dans un de ses Récits laurentiens, obsédé par la fameuse phrase de Durham du peuple sans histoire et sans littérature. Dans le récit, il plonge Durham en transe et lui fait apparaître Madeleine de Verchères qui trace de son doigt sur l'odieux document : «Thou lied, Durham!». Marie-Victorin entretenait une relation particulière avec sa secrétaire, tout comme Lionel Groulx avec la sienne, qui était sa nièce. Chacun des deux clercs partageait une complicité particulière avec une proche centrée sur le partage d'une même passion intellec-
tuelle. Je pense ici à Pasolini, qui était l'anti-thèse de Marie-Victorin, qui s'était toujours défendu d'être catholique, alors qu'il était châtié par l'Église (qui lui refusa son prix œcuménique pour Theorema), comme il se disait marxiste, communiste et qui se voyait désavoué par le P.C.I.. L'orthodoxie, d'où qu'elle vienne, est toujours impitoyable, et la nôtre ne l'est pas moins sous ses allures de libéralités et de démocratie et qui n'en est pas moins d'une cruauté incroyable, tant du sadisme physique elle est passée au sadisme moral de la bureaucratie. Souvent, je me dis que s'il y avait un préposé à l'accueil en enfer, il serait sûrement Québécois.

CONCLUSION

Dans le contexte de l'entre-deux-guerres, n'oublions jamais le prestige narcissique qu'un clerc de la qualité de Marie-Victorin pouvait tirer de sa position. Telle sera ma dernière observation. La carrière de Marie-Victorin est aux antipodes de celle de son célèbre contemporain, le Frère André, qui, lui, imposait la chasteté pudique à ses quémandeuses. Sa mort, en 1936, dans l'apothéose nationale, coïncide étrangement avec le désir qui prit Marie-Victorin de commencer ses Lettres biologiques. Le Frère André, à l'époque, était une icône essentiellement nationale qui débordait un peu sur les rives catholiques des États-Unis. À l'extérieur du continent, on ne le connaissait pas. Marie-Victorin, si. Il était tenu pour une sommité internationale dans le monde de la botanique et de la biologie. Il correspondait avec des savants du monde entier qui le respectaient. L'un était un thaumaturge qui prétendait défier les lois de la biologie; l'autre un scrupuleux observateur des lois naturelles (d'où sa condamnation de l'homosexualité). Même en terme de pensée scientifique, Marie-Victorin restait plus proche de l'Histoire des Animaux d'Aristote que de l'Origine des espèces de Darwin, toujours mis à l'index au Québec comme dans certaines parties des États-Unis. Sa Flore laurentienne expose, recense, décrit, répertorie, classifie, mais ne traite pas de l'évolutionnisme ou de la paléobotanique. Voilà pourquoi je ne suis pas d'accord avec Gingras pour en faire un "révolutionnaire" dans l'histoire de la science comme de la sexualité. Il demeure toujours en surface, des plantes comme des corps. Cela n'enlève en rien à la valeur de ses travaux, cela aide seulement à préciser la connaissance du personnage. Il ne faudrait pas faire de Marie-Victorin un second Jutra dont l'abjection, par un gouvernement aveugle suivant les hystériques borgnes, pèsera toujours sur la conscience de nos actuels pudibonds et castrateurs/trices

Montréal
11 février 2018

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