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M. Denis & S. Lavoie. Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau, 2017 |
CEUX QUI
FONT LES RÉVOLUTIONS À MOITIÉ NE FONT QUE CREUSER LEUR TOMBEAU
ou
THERMIDOR
EN QUÉBEC
Un
an, presque jour pour jour après qu'on eut exécuté médiatiquement
Claude Jutra, voilà que le cinéma québécois crée encore un remous avec un film qui avait tout, au départ, pour ne pas être
commercial; l'un de
ces films dont on aura de la difficulté à
retenir le titre : Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que creuser leur tombeau. Tout
le monde, désormais, sait que cette citation
(déformée)
vient d'un célèbre discours de Louis-Antoine de Saint-Just
(1767-1794), l'un de ces révolutionnaires qui, par sa
jeunesse et par sa fouge, fut l'artisan de la victoire militaire des
armées de la République française contre
ses ennemis et
un ardent promoteur de la Terreur. Saint-Just avait
voté la mort du roi, lui qui était le plus jeune député de la
Convention. De son discours argumentant la peine de mort de Louis
XVI, on retient certaines de sa phrase flamboyante : «On
ne peut régner innocemment
[…]
tout
roi est un rebelle ou un usurpateur»,
phrase
qui pourrait fort bien s'appliquer à n'importe quel chef d'État qui
gouverne contre l'ensemble de ses citoyens, même
légitimé par le processus de la démocratie libérale.

La phrase retenue ici par les cinéastes Mathieu Denis et Simon Lavoie a été adressé à la Convention le 26 février 1794, dans un discours sur les personnes

volutionnaire, député corrompu qui s'était enrichi des dépouilles de la Belgique envahie par l'armée républicaine et plaidant la réconciliation nationale, Danton était l'héritier de Mirabeau et de son esprit jouisseur tout comme son goût pour la corruption propre à la révolution bourgeoise de 1789-1792. Cette phrase qui sert de titre au film est terrible. Et elle surgissait d'un ensemble de confrontations qui agissait comme un facteur centrifuge du mouvement révolutionnaire. C'est pour cela qu'après un bain d'immersion, elle jaillit du noir sous le Requiem et résurrection, op. 224 d'Alan Hovhaness, au début du film.
«On croirait que chacun, épouvanté de sa conscience et de l'inflexibilité des lois, s'est dit à lui-même : “nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles; législateurs philosophes, compatissez à ma faiblesse; je n'ose point vous dire : Je suis vicieux; j'aime mieux vous dire : vous êtes cruels!”
Ce n'est point avec ces maximes que nous acquerrons de la stabilité. Je vous ai dit qu'à la destruction de l'aristocratie le système de la République était lié.
En effet, la force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n'avons point pensé. L'opulence est dans les mains d'un assez grand nombre d'ennemis de la Révolution; les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu'un empire puisse exister, si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme de gouvernement? Ceux qui font des révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe que celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire.
Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver...» (Saint-Just. Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 131, 2004, p. 667.)
Évidemment,
les Saint-Just et les Robespierre sont guère à la mode à la veille d'élire leur prochain président, les
Français ayant à choisir entre un Fillon dont la corruption ferait
rougir de honte le malheureux Danton; ce Macron hermaphrodite qui
gémit comme une femme des slogans hystériques ou de Hamon que les
socialistes voudraient utiliser afin de faire oublier le malheureux
quinquennat de Hollande. Aux extrémités face à Marine Le Pen, la nouvelle
Marie-Antoinette, un Mélenchon porte l'oriflamme de l'extrême-gauche; honnête homme, sans doute fort
intelligent mais qui n'a pas le sens de la
force des choses dans
la lutte des classes qui se livre toujours autour d'une élection
présidentielle, il apparaît comme un électron libre sorti des
banquettes les plus délicates de 1792.
THERMIDOR EN
QUÉBEC
Lorsque
Louis-Antoine de Saint-Just monta les marches de l'échafaud qui le
menait à la guillotine, avec ses amis du parti de Robespierre, le 10 thermidor de l'an II (28 juillet 1794), il dut se poser avec amertume
cette
question : que
restera-t-il de la Révolution maintenant que les brigands ont gagné?
Une nouvelle assemblée naissait que l'on appellera convention
thermidorienne, ramenant les bourgeois corrompus qui avaient survécu
à la Terreur rouge, avec encore plus de sacralisation de la
propriété privée, encore plus de répression de l'extrémisme de
droite (monarchiste) comme de gauche (républicaine), préparant la
voie à un gouvernement centralisé et dictatorial. C'est précisément
cette question que se posent Denis et Lavoie. Cinq ans après les
événements de 2012, que reste-t-il des manifestations étudiantes?
Les critiques emboîtent le pas : «Était-ce
tout? Après tant de cris, après tant d'ecchymoses, après tant de
solidarité aussi, se pouvait-il que s'efface toute trace du conflit?
C'était en 2012, alors qu'un mouvement étudiant sans précédent
mettait à mal le gouvernement québécois lors d'un Printemps érable
qui a fait le tour du monde» (François
Lévesque, Le Devoir, 28 janvier 2017). Voilà une question que l'on
se pose dans les moments de réaction thermidorienne.

Certes,
il n'y a pas eu de guillotinés ni d'armées envoyées aux frontières
du Québec. Et la question se posera à savoir si le soi-disant
printemps érable, en référence aux événements de l'année 2011
dans les différents pays arabes, n'était qu'un mouvement populaire,
une révolte ou l'amorce d'une révolution, mais, le mouvement
s'étirant alors que le coup fatal avait été porté au gouvernement
libéral de Jean Charest, le mouvement étudiant sorti gagnant de la
confrontation. Sans doute que s'il était resté strictement un
mouvement corporatif, s'il ne s'était pas métamorphosé en
mouvement social, il n'aurait pas eu le succès qu'on lui connaît.
Car les manifestants ont raison, aujourd'hui, de dire que le
mouvement du printemps 2012 fut un succès. Il est même réellement
historique dans la mesure où, pour la première fois de son
histoire, au
Québec, un mouvement populaire parvenait à forcer un gouvernement
à démissionner. Certes le gouvernement Charest est mort de ses
turpitudes, de sa culture de corruption, des pots-de-vin, des délits
d'initiés et des collectes de fonds qui se moquent de la légalité,
mais surtout de son mépris envers la population dont le dédain
manifeste du Premier ministre se manifestait sans retenu devant les
étudiants. Ce gouvernement, chargé de gérer la société «comme
un bon père de famille», n'avait été qu'un autre de ces
gouvernements obsédés par une fixation morbide. Les Québécois
avaient connu l'obsession du déficit zéro avec le gouvernement du
Parti Québécois de Lucien Bouchard; il devait connaître par la
suite l'obsession de l'austérité du gouvernement libéral de
Philippe Couillard. Entre les deux, Jean Charest suivait la tradition
de l'exploitation des richesses naturelles du Québec avec un
plan (le Plan Nord) déjà condamné par l'Histoire à l'inefficacité. Comme
toujours, «le bon père de famille» avait des enfants privilégiés,
et des enfants qui lui importaient peu. C'est dans son effronterie que le gouvernement Charest
mérita sa démission précipitée en août.

Et
c'est alors que la récupération thermidorienne s'effectua grâce à
l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement minoritaire péquiste, celui
de Pauline Marois. Celle-ci accomplit sa promesse, faite durant le
temps de la campagne électorale, d'abolir l'augmentation des frais
de scolarité universitaire prévus par le budget Charest,
mais le
détourna de son objectif en le refilant dans l'abolition de
déductions d'impôt qui rongea ceux des étudiants qui avaient des
revenus d'emplois d'été. Ce sentiment de trahison prit du temps à
parvenir à la conscience. Entre temps, le Parti Québécois avait
récupéré deux des porte-paroles étudiants dont l'un se fit élire
député sur l'île de Laval. C'est progressivement que la perte
d'enthousiasme s'émoussa. Comme l'avouent les deux cinéastes : «Ça
nous a ébranlés,
enchaîne Simon Lavoie. On
s’est demandé si on avait mal lu la situation. Les années ont
passé, et on a dû se rendre à l’évidence que l’héritage du
Printemps érable était très mitigé. […]
Le
paradigme politique initial a été rétabli. Ce désir de se
mobiliser, cette intensité, cette découverte par toute une
génération de jeunes qu’ils n’étaient pas juste des
consommateurs, des numéros, des étudiants, mais des citoyens,
est-ce que ça pouvait s’être dissipé aussi soudainement? On ne
pouvait pas se résoudre à penser que tous ces jeunes s’étaient
résignés» (in
François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017).

Voilà
ce qu'est un mouvement thermidorien. Un refroidissement que
Saint-Just exprimait clairement dans l'un des fragments de son œuvre
inachevée sur Les
institutions républicaines
: «La
révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis, il ne
reste que des bonnets rouges portés par l'intrigue. L'exercice de la
terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le
palais»
(ibid. p. 1141). Des bonnets rouges,
des carrés rouges portés par
Pauline Marois et les futurs candidats péquistes à l'élection de 2012 (les carrés rouges disparurent dès revers de collets aussitôt que le P.Q. entra dans la course électorale), il
y avait de quoi tiédir bien des enthousiasmes. «Oui,
le mouvement s'est effondré, reconnaît
Mathieu Denis.
Le simple fait que le Parti libéral, une organisation contre
laquelle le mouvement s'élevait le plus, soit de retour au pouvoir
démontre cette faillite».
(à
Cécile Gladel, Radio-Canada, 11 août 2016). En effet, les
maladresses du gouvernement Marois ramenèrent la vieille équipe de
Charest avec un nouveau Thermidorien en tête, le docteur Philippe Couillard,
comme Premier ministre libéral de la Province de Québec. Les
militants de 2012 n'étaient sûrement pas descendus dans la rue pour
ça!

Entre
temps, le mouvement social était redevenu un mouvement étudiant
parmi d'autres mouvements à l'esprit corporatif, chacun de ces
mouvements prêchant pour sa paroisse et formant une sorte
d'agglutination hétérodoxe qu'on appelle Québec Solidaire :
Mouvements de femmes, mouvements coopératifs, mouvements syndicaux
(et sûrement pas venus des grandes centrales converties au
capitalisme), mouvements
en faveur des immigrants, mouvements
genristes, mouvements environne-
mentalistes... Bref, il y en avait pour tous les goûts, mais la solidarité est ponctuelle, circonstancielle et ne se retransforma plus en mouvement social. Comme bien d'autres, les deux cinéastes ne parvenaient pas à se convaincre : «On ne pouvait pas concevoir que ce mouvement sans précédent n'ait finalement débouché sur rien et que les étudiants soient retournés à leur petit train-train comme si de rien n'était. Et si c'est le cas, alors leur colère, leur amertume et leur souffrance ont dû être énormes», plaide avec compassion Simon Lavoie. Mathieu Denis enchaîne en affirmant que leur film montre combien c'est difficile d'être un jeune idéaliste dans le monde actuel. «Les étudiants du printemps érable se sont fait taper dessus par le monde adulte et celui des banlieues comme ce n'est pas possible. Mais si une société passe son temps à écraser l'idéalisme de sa jeunesse, qu'est-ce qui lui reste?» (in Nathalie Petrowski, La Presse, 15 septembre 2016).

mentalistes... Bref, il y en avait pour tous les goûts, mais la solidarité est ponctuelle, circonstancielle et ne se retransforma plus en mouvement social. Comme bien d'autres, les deux cinéastes ne parvenaient pas à se convaincre : «On ne pouvait pas concevoir que ce mouvement sans précédent n'ait finalement débouché sur rien et que les étudiants soient retournés à leur petit train-train comme si de rien n'était. Et si c'est le cas, alors leur colère, leur amertume et leur souffrance ont dû être énormes», plaide avec compassion Simon Lavoie. Mathieu Denis enchaîne en affirmant que leur film montre combien c'est difficile d'être un jeune idéaliste dans le monde actuel. «Les étudiants du printemps érable se sont fait taper dessus par le monde adulte et celui des banlieues comme ce n'est pas possible. Mais si une société passe son temps à écraser l'idéalisme de sa jeunesse, qu'est-ce qui lui reste?» (in Nathalie Petrowski, La Presse, 15 septembre 2016).
Au
moment où se déroulaient les événements du printemps 2012, Denis
et Lavoie étaient en tournée de
promotion pour un film précédent,
Laurentie,
film
qui parlait de la conquête du Nord et posait la question de
l'enracinement des Québécois dans leur terre natale, nationale, et
aussi «du
désengagement d'une certaine génération et quand on le présentait,
on se faisait souvent aborder pour nous dire qu'on avait eu tort.
Mais avec le recul, on a réalisé que cette effervescence s'était
éteinte»,
comme l'explique Mathieu Denis à Cécile Gladel sur les ondes de
Radio-Canada (11 août 216). Or, l'irruption du mouvement étudiant
apparaissait comme venant contredire ce désengagement.
Était-il
encore possible que la jeunesse québécoise puisse se mobiliser au
point de confondre un consensus social auquel il n'avait aucune part,
sinon qu'en termes passifs de travailleurs, de consommateurs et de
payeurs de frais de scolarité pour un diplôme aux portées
incertaines?

Et
voici que ce frémissement de vie déclenchait la réaction haineuse
des radios de provinces; que des soi-disant intellectuels, comme
Mathieu Bock-Côté, venaient se plaindre devant les caméras de
télévision, que ce n'était pas en bloquant la circulation sur le
pont Jacques-Cartier à l'heure de pointe qu'on faisait avancer la
société. Pourquoi tant de haine déchaînée tout à coup? Mathieu
Denis, dans la même entrevue citée plus haut
«s'explique
mal l'opposition d'une partie de la société et du gouvernement face
aux manifestants, et il se questionne sur les conséquences de la
répression, sur le découra-
gement que ça a engendré chez les personnes de la génération concernée. “C'était inacceptable et inexcusable. On leur a dit que leur opinion n'avait pas de valeur. Quand une génération se lève et qu'on l'étouffe, quel en sera l'impact? Ça sera néfaste, mais j'espère qu'ils vont se relever”... Pour lui, ce nouveau Thermidor ne passait pas : «On s’est pris à imaginer ce qu’étaient devenus ceux qui auraient tant cru que les choses allaient changer pendant le Printemps érable, raconte Simon Lavoie. On ne pouvait pas croire que tout le monde avait accepté une petite job de comptable et que ça faisait partie des souvenirs» (Martin Gignac. Journal Métro, 3 février 2017). Mais l'inacceptable n'est pas l'impensable.

gement que ça a engendré chez les personnes de la génération concernée. “C'était inacceptable et inexcusable. On leur a dit que leur opinion n'avait pas de valeur. Quand une génération se lève et qu'on l'étouffe, quel en sera l'impact? Ça sera néfaste, mais j'espère qu'ils vont se relever”... Pour lui, ce nouveau Thermidor ne passait pas : «On s’est pris à imaginer ce qu’étaient devenus ceux qui auraient tant cru que les choses allaient changer pendant le Printemps érable, raconte Simon Lavoie. On ne pouvait pas croire que tout le monde avait accepté une petite job de comptable et que ça faisait partie des souvenirs» (Martin Gignac. Journal Métro, 3 février 2017). Mais l'inacceptable n'est pas l'impensable.
Cette
prise de conscience de la réaction générale du gouvernement et
d'une grande partie de la population québécoise jointe à un reflux
de l'action politique étudiante mena Denis et Lavoie à un constat
historique. La population québécoise était par nature,
par
essence,
selon
la force
des choses disait
Saint-Just, essentiellement thermidorienne. À Chantal Guy de La
Presse, le 30 janvier 2017, les deux cinéastes rappellent : «Quand
on parle du Québec, il y a quelque chose qui nous frappe et qui est
au cœur
de ce film, c'est l'idée d'un inachèvement éternel, dit Mathieu
Denis. Tant qu'on n'achèvera pas les choses, on est condamné à une
certaine stagnation, voire à une régression. Cet inachèvement est
évident partout dans l'histoire du Québec. Et je pense que la
source même de l'inachèvement, c'est le fait de
ne pas accepter
collectivement qu'on est un peuple et donc qu'on existe.» «On ne
peut malheureu-
sement pas passer à côté, poursuit Simon Lavoie. Nous voulions montrer dans ce film que tout est relié. On tisse des liens avec le passé pour montrer que c'est un continuum, qu'on n'est pas né d'hier, qu'il y a un passé qui nous prédétermine». Et il faut reconnaître que la démonstration du film est impitoyable, baignant de plus en plus à mesure qu'il avance, dans une grande lassitude et un désenchantement du monde. Pour Lavoie, «Il y a quelque chose de drainant et de dur mentalement à constamment échouer. On le voit dans les époques post-référendaires et post-printemps 2012, c'est quelque chose d'amer. Ce que nos personnages veulent dans le film, c'est de transcender ça»
sement pas passer à côté, poursuit Simon Lavoie. Nous voulions montrer dans ce film que tout est relié. On tisse des liens avec le passé pour montrer que c'est un continuum, qu'on n'est pas né d'hier, qu'il y a un passé qui nous prédétermine». Et il faut reconnaître que la démonstration du film est impitoyable, baignant de plus en plus à mesure qu'il avance, dans une grande lassitude et un désenchantement du monde. Pour Lavoie, «Il y a quelque chose de drainant et de dur mentalement à constamment échouer. On le voit dans les époques post-référendaires et post-printemps 2012, c'est quelque chose d'amer. Ce que nos personnages veulent dans le film, c'est de transcender ça»
Dès
les lendemains de la Conquête de 1759, les Canadiens Français de
l'époque acceptèrent passivement leur sort, et cela continua avec
les siècles. Tour à tour, les troubles de 1837-1838, la Rébellion
des Métis de 1885, la crise de la conscription de 1918, la crise
d'Octobre de 1970, la crise suivant l'échec de l'entente du Lac
Meech en 1990 avaient été suivis d'une période thermidorienne. On
s'était enflammé. On avait
combattu. Il y avait eu des morts sur
les champs de bataille, sur le gibet (de de Lorimier à Riel), des
hommes abattus dans les rues de Québec, des emprisonnés, des
terrorisés par l'action des militaires envoyés par le gouvernement
Trudeau... Tout cela avait été suivi de réactions thermidoriennes.
Même le Parti Québécois, qui devait emporter le pouvoir en
novembre 1976, était déjà un parti passablement castré comparé à
l'action politique du Rassemblement de l'Indépendance Nationale
(R.I.N.) du début des années 1960. L'angoisse pathologique
viscérale de la violence créait et entretenait une inhibition de
l'action qui, du point de vue politique, se résumait en une
passivité devant les gouvernements les plus abusifs – ceux de
Duplessis, de Bouchard, de Charest et Couillard -; des gouvernements
se protégeant derrière la légitimité du vote démocratique et des
lois pour agir avec une violence incroyable contre sa propre
population sans soulever la moindre gêne, ni le moindre désordre
social. Bien au contraire, la majorité de la population saluait le
«courage» et la «détermination» de venir à bout des empêcheurs
de tourner en rond. Jamais les mots de Saint-Just n'ont été aussi
exacts que lorsqu'ils s'adressent aux Québécois : «Un
peuple n'a qu'un ennemi dangereux, c'est son gouvernement»
(Rapport
sur le gouvernement, devant la Convention,
10 octobre 1793, ibid. p. 630).

RÉSILIENCE
Lorsqu'on
veut présenter cette réaction thermidorienne sous un aspect
positif, le gouvernement et les média en parlent avec un mot
nouveau, la résilience,
qui
semble parfois davantage servir à masquer la résignation,
trop
négatif, trop fataliste.
Entre
un peuple qui dort au gaz tout en ressassant ses ressentiments sur les
ondes
radiophoniques et une jeunesse au sang bouillonnant devant le
cynisme et les mascarades institutionnelles, une impasse apparaît :
«C’est
une question qu’on se pose, admet Mathieu Denis, dont le précédent
film, Corbo,
nageait dans des eaux similaires. Nos protagonistes essaient
désespérément de trouver un moyen de changer le monde dans lequel
ils vivent. Mais ce qui rend ce changement difficile, c’est qu’ils
sont prédéterminés par le monde dans lequel ils vivent.»
(Martin Gignac, Métro, 3 février 2017). Corbo
racontait l'histoire d'un jeune partisan du F.L.Q. tué lorsque la
bombe qu'il transportait lui explosa entre les mains. Le F.L.Q.
chevauchait à côté du R.I.N. comme l'I.R.A. à côté du Sinn
Féin, influencé par les mouvements nationalistes de décolonisation
en Afrique et en Asie du Sud-Est. La crise d'Octobre débarrassa le
Québec du F.L.Q. comme le P.Q. fit de même avec la tendance
riniste, plus radicale. La castration d'Octobre 1970 amena une
réaction thermidorienne avec une Assemblée nationale quasiment
toute libérale. Désormais, il était écrit dans les astres que le
processus d'indépendance du Québec se ferait en dehors de tout
recourt à la violence. Corbo était mort pour rien.

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Jacques Monory. Supplément pour Topino Lebrun, 1975 (détail) |
Les
réalisateurs ne sont pas dupes des limites internes et idéologiques
du mouvement étudiant de 2012: «“Nos
personnages en malaise de société partagent une communauté
d’esprit avec nos plus virulents détracteurs,
estime Mathieu Denis :
la même fougue, la même colère, la même amertume.”
Lui et
Simon Lavoie n’ont guère voulu brosser un compte rendu des
luttes étudiantes de 2012. Vive la création! Le problème est
ailleurs : dans ces plaies toujours vives d’une révolution
avortée, dans ce cri collé à la gorge d’une jeunesse qu’on a
fait taire, dans ce sentiment d’avoir été floué par une société
qui déshumanise. Les cinéastes et leurs opposants partagent un même
diagnostic. Le malentendu provient de temporalités heurtées, entre
réalité complexe et fiction rentre-dedans, comme des plaques
tectoniques s’irritent au frottement»,
commente Odile Tremblay du Devoir (11 février 2017). La liste des
revendications est suffisamment longue pour ne pas
avoir à élaborer autrement que dans la quête profonde de
motivations à ce défoulement collectif cristalisé par la seule
augmentation des frais de scolarité, une fois la porte entr'ouverte,
toutes les autres revendications s'y sont engouffrés.

Le
choc des plaques tectoniques apparaît dans la critique d'une
diplômée en histoire de l'UQAM, Charlotte Aubin, qui, tout en
critiquant de manière virulente le film, ne reste pas insensible à
l'aspect hyperbolique des personnages: «À
la lecture du scénario, ce qui m’a frappée, c’est à quel point
les personnages représentaient quelque chose de plus grand qu’eux.
En
même temps, c’est comme si les rôles étaient
très proches de
nous, et qu’il fallait les éloigner un peu, les intellectua-
liser, pour mieux se les réapproprier ensuite et les investir avec des émotions. On est plutôt habitué au processus inverse». (in François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017). En effet, le dépouillement des personnages heurte la sensibilité de quiconque a participé aux événements de 2012. Voilà pourquoi, les signataires du collectif publié sous le titre Ceux qui parlent des grèves à moitié ne font que répandre l’ignorance, par Le Devoir, s'en prennent à l'allure hystérique que les réalisateurs ont donné aux assemblées générales : «Pierre d’assise du "Printemps érable", les assemblées générales y prennent des allures de mise en scène burlesque. Il y eut effectivement des tensions lors des assemblées, mais on ne peut réduire celles-ci à des affrontements ouverts entre étudiant.es. L’animation d’assemblée devait assurer une prise de parole exempte de chahut, d’esclandres ou même d’applaudissements. La grande majorité de nos assemblées étaient d’une discipline à faire rougir l’Assemblée nationale. (Collectif. Le Devoir, 8 février 2017). En effet, ce type de réactions rappelle moins les assemblées étudiantes, bien sages, de 2012, que les assemblées des
manifestants étudiants des années 70-80, noyautés
par les petits partis communistes, où l'on utilisait l'intimidation,
la huée des dissidents, des gestes semblables à celui que pose
Tumulto dans le film. C'était tout le contraire de
l'ordre d'une assemblée aussi ennuyeuse que l'Assemblée nationale.
Contrairement à Convention, pas de sonnette ici, pas de grabuge dans
les estrades, pas d'appels à pendre un carré vert... Tout était
réglé à la baguette, à la manière des trois porte-paroles
étudiants qui apparaissaient déjà formatés avec cassettes
pré-enregistrées, évitant les pièges et ne se laissant pas
emporter dans des discours émotifs. Pour reprendre la démarche
suggérée par Mme Aubin, il aurait fallu inhiber l'hystérie des personnages, les intellectualiser,
pour
obtenir une image un peu plus conforme aux manifestants de 2012, et
là les réinvestir d'émotions canalisées par la discipline de
l'organisation. Nous sommes loin d'une révolte spontanée et festive
et encore plus d'une révolution aux objectifs utopiques généreuses
mais fanatiques. «La
seule chose que le gouvernement comprend c'est la terreur»,
lance Tumulto à l'assemblée dont il appelle la dissolution. On
aurait jamais entendu ça en 2012, et sous peine d'être accusé de
gauchisme, par les cellules communistes de jadis!

liser, pour mieux se les réapproprier ensuite et les investir avec des émotions. On est plutôt habitué au processus inverse». (in François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017). En effet, le dépouillement des personnages heurte la sensibilité de quiconque a participé aux événements de 2012. Voilà pourquoi, les signataires du collectif publié sous le titre Ceux qui parlent des grèves à moitié ne font que répandre l’ignorance, par Le Devoir, s'en prennent à l'allure hystérique que les réalisateurs ont donné aux assemblées générales : «Pierre d’assise du "Printemps érable", les assemblées générales y prennent des allures de mise en scène burlesque. Il y eut effectivement des tensions lors des assemblées, mais on ne peut réduire celles-ci à des affrontements ouverts entre étudiant.es. L’animation d’assemblée devait assurer une prise de parole exempte de chahut, d’esclandres ou même d’applaudissements. La grande majorité de nos assemblées étaient d’une discipline à faire rougir l’Assemblée nationale. (Collectif. Le Devoir, 8 février 2017). En effet, ce type de réactions rappelle moins les assemblées étudiantes, bien sages, de 2012, que les assemblées des

Voilà
pourquoi, la lettre ouverte présente la grève de 2012 comme «un
exercice d’éducation populaire et non pas de cloisonnement
individualiste et élitiste comme le vivent les quatre protagonistes
du film. Il est difficile de compter le nombre de tracts que nous
avons passés dans les corridors de nos cégeps et de nos
universités, le nombre de tournées de classes que nous avons
faites. Cette grève n’est ni l’hédonisme dénoncé par le père
d’une des protagonistes du film ni l’ascétisme porté par le
quatuor de jeunes “militant.es”. La grève c’est le travail, le
dialogue et oui, aussi, l’action. Cela a été un exercice exigeant
à travers lequel l’enjeu de l’accessibilité aux études et
celui de l’éducation comme valeur cardinale furent
déterminants».(Le
Devoir, 8 février 2017). La stratégie du mouvement étudiant a été
la même tout au long de la durée de la grève : une activité
strictement littéraire. Les porte-paroles ou leaders tenaient à
éviter toutes formes de gauchisme
qui aurait pu dériver vers des revendications
extrémistes. Il ne
fallait pas d'élite non plus. Les média ne devaient pas cibler un tel ou un
tel comme meneur (même si les phares se sont braqués sur les trois
porte-paroles qui devenaient, de
facto, les
leaders. Il n'y eut pas d'hédonisme ni d'ascétisme car la fête
accompagna le mouvement tout au long de sa durée, et les quelques
écarts de conduite se déroulèrent en dehors du temps de la grève,
temps sacré dans lequel, oui devons-nous admettre, on dut glisser du
dialogue vers l'action. En fait, il est difficile de parler de
dialogue quand tout le monde parle d'une même voix (sans tomber dans
la tyrannie
de la majorité de
Tocqueville) et que les opposants à la grève sont, soit chez eux à
faire leurs devoirs en vue de finir la session ou massés dans les
cortèges de contestataires. C'est ainsi que s'accomplit le processus
de réinvestissement émotif des événements de 2012. La
reconstruction a
posteriori des
manifestants vise à donner une image sage et pacifiste des
manifestations, une image essentiellement
bourgeoise que
le délire fanatique des quatre idiots de village du film viennent
bousiller. Le souci de soi, de la réputation du groupe devant l'Histoire, l'emporte ici sur l'analyse critique, et du film et des événements.

Mais,
dans l'ensemble, ces dirigeants des organismes militants ont raison.
Ils furent très sages en 2012, et pour cette raison, une bonne partie
de la population montréalaise les appuya et participa même au
mouvement, transformant le mouvement étudiant en mouvement social.
Cette réussite n'est pas à dédaigner. Mais elle s'inscrivait dans
quelque chose de tout à fait différent de ce dont nous parle
Saint-Just : «La
transformation de la grève étudiante en un mouvement social s’est
faite dans un contexte particulier. Nous souhaitions augmenter notre
rapport de force et tentions de convaincre les travailleuses et
travailleurs de faire la grève avec nous. Malgré nos tentatives, ce
fut la radicalisation du gouvernement Charest qui a provoqué
l’élargissement de la lutte étudiante, et parallèlement une
escalade des tensions. Un climat de confrontation, sans écoute ni
ouverture du gouvernement, mêlé à la répression de plus en plus
brutale des manifestations, a fait en sorte que la violence est
devenue un moyen pour certain.es de se faire entendre. Il y avait
certes des éléments plus sectaires dans le mouvement étudiant,
mais la stratégie que nous avons employée n’a pas été celle de
l’isolement et plutôt celle de l’élargissement de la lutte. Les
casseroles en sont l’exemple le plus frappant, alors que des
centaines de familles sont venues rejoindre les étudiantes et
étudiants dans les rues, et ce, partout au Québec»
(Le Devoir, 8 février 2017). Ici, la rigueur historique ramène à
l'intellectualité
de
la compréhension. Il serait malhonnête de ne pas reconnaître
l'essentiel des événements de 2012 dans cette analyse factuelle.
Mais, en même temps, on doute du succès du mouvement étudiant s'il
n'avait pas été relayé par le mouvement social qui s'acheva
pitoyablement avec les soirées-casseroles. Tumulto n'a pas tort de
réagir, non sans un humour grinçant : «Ouvrez-vous
les yeux tabarnak! On fait rire de nous autres! La réalité c'est
qu'on n'a aucun pouvoir dans une société capitaliste. Nos p'tites
manifestations de casseroles... Pensez-vous que ça impressionne
quelqu'un, du côté des dirigeants? Pas pantoute! Sont sur le point
de partir une fabrique de casseroles juste pour faire plus de cash sur
not' dos! Peu importe ce qu'on fait, si ça affecte pas leur capacité
à exploiter pis à faire des profits, c'est rien que du...»
(M. Denis & S. Lavoie. Ceux
qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un
tomber, s.v.
Flammarion, 2017, p. 25).


Cependant,
l'élargissement dont parlent ces dirigeants n'est pas l'opposition à
l'isolement, voire à l'enfermement des quatre protagonistes du film.
C'est quelque chose de tout à fait différent. C'est la réussite du
mouvement qui condamne à la dispersion et l'isolement de nos quatre
révolutionnaires, cinq ans après les événements. Les exclus avaient eux-mêmes leurs propres exclus. Il est donc
malhonnête d'opposer l'élargissement des uns à l'isolement des
autres car une barrière de temps historique les sépare : un avant
et un après. En fait, le mouvement étudiant, depuis, s'est isolé,
quel que soit son déni, car il ne fait plus parler de lui en dehors
des murs des universités. Rien ne le tient véritablement flamboyant (et surtout pas la rémunération des stages) : ni les conflits avec les directions universitaires ou le
gouvernement, ni par une soif intérieure de vouloir changer le
monde. Il est à plat. C'est-à-dire qu'il a retrouvé sa nature de
résilience qu'il portait en lui en tant que mouvement
petit-bourgeois réformiste. Et, pour l'ensemble de la population
(libérale), c'est bien ainsi.
D'où
cette condamnation en retour des «vrais révolutionnaires», comme
François Lévesque qualifie les cinéastes Mathieu Denis et Simon
Lavoie, ce qui ne plaît sûrement pas à leurs détracteurs : «La
démarche des révolutionnaires de Denis et Lavoie relève davantage
du fantasme élitiste et impressionniste que
de la mobilisation
sociale. Sous le slogan “Le
peuple ne sait pas encore qu’il est malheureux, nous allons le lui
apprendre”,
les protagonistes se placent au-dessus de la masse, alors que le
mouvement démocratique de 2012 se voulait critique, polémique, mais
aussi collectif. Malgré l’avalanche de mots d’auteur.es et de
citations, les personnages du film sont pourtant incapables
d’expliquer leurs revendications, alors que nous avons cultivé
l’idée qu’il fallait débattre, convaincre, ne pas s’enfermer
et ne pas mépriser. Un éteignoir au service de nos détracteurs. La
grève étudiante a fait en sorte que nous militons encore
aujourd’hui pour transformer la société dans laquelle nous
vivons. Nos défis sont énormes : crise écologique,
détérioration de nos conditions de travail et montée en flèche
des inégalités, du sexisme, de l’hétérosexisme et de la
xénophobie. C’est pourquoi nous continuons de lutter au lieu de
sombrer dans l’apitoiement»
(Le
Devoir, 8 février 2017).
On
l'aura constaté, comme dans le film, les défis sont plus faciles à énumérer que les
solutions, ce que le père ramène dans la figure de Roxane (Giutizia)
: «“Quessé
que vous voulez au juste? Han? Dis-moi le, j't'écoute!” Giutizia
sentant visiblement qu'il est inutile d'en ajouter, détourne le
regard. “C'est ce que je pensais! Tu l'sais même pas!...”»
(ibid. p. 39). Mais contre l'opinion des réalisateurs, le père a
raison. Identifier les problèmes est une chose; trouver leur résolution par des
solutions concrètes, c'en est une autre. Que l'on soit dans l'action ou dans le
repli renfermé.

Il
y a quelque chose de sournoisement léniniste dans ce rejet de
l'élitisme. Comme si les militants n'avaient plus besoin
d'avant-garde éclairée
alors que, visiblement, elle existe et lance les mots d'ordre,
organise la distribution des tracts, s'entend avec les comités
pancartes et les comités sandwiches pour entretenir l'énergie des
manifestants et finalement s'occuper de leur trouver un avocat
lorsque la police les torchent en prison. Si les manifestants
n'avaient pas fait ce que cette avant-garde alternative
suggérait
de faire, le mouvement étudiant n'aurait pu se métamorphoser en
mouvement social. Il est donc malhonnête de qualifier les quatre
protagonistes du film comme voulant faire partie d'une élite,
puisqu'une
autre a pris leur place. La prétention des protagonistes est
précisément d'être cette avant-garde
éclairée, ce
qu'elle ne parvient pas à faire, aussi, flouée, refusée,
condamnée, elle n'a plus qu'à s'enfermer pour survivre.
C'est
dans leur isolement, leur exclusion à la fois de la société et du
mouvement social qu'ils vivent leur désarroi. Et la responsabilité
de cette exclusion, il est clair que les apparatchiki du mouvement
étudiant ne veulent pas l'assumer. Retenons bien ce que le collectif
de militants dit : les
personnages du film sont... incapables d'expliquer leurs
revendications. Sans
doute parce qu'ils réfléchissent trop à ce que doit être un
véritable mouvement social qui dépasse le degré zéro de la
contestation : tract, marches, slogans, graffiti. L'allégorie
s'illustre assez bien lorsqu'on vient demander au quatuor de signer
une pétition pour transformer la ruelle en oasis vert. Et que dire
lorsqu'ils affirment
que nous avons cultivé l'idée qu'il fallait débattre, convaincre,
ne pas s'enfermer et ne pas mépriser. Mais
débattre où? Dans la rue? Dans les assemblées générales déjà
soumise au maraudage des grévistes? Voter les propositions des
dirigeants des organismes étudiants? Ces débats, on le sait,
s'achèvent toujours, comme dans les Parlements, comme dans les
assemblées syndicales, en soliloques. Ne pas s'enfermer (s'enfermer
serait contradictoire avec l'idée de manifester) et ne pas mépriser
(ce qui ne se faisait sans doute pas avec ces pancartes où l'on
voyait un trou de cul au milieu du visage de Jean Charest), la
reconstruction mémorielle des événements de 2012 va bon train. La
résilience confine ici au pharisaïsme le plus hypocrite.

En
méditant la phrase de Ferdinand Lassalle : «Le
peuple ne sait pas encore qu’il est malheureux, nous
allons le lui
apprendre»
vaut, en elle-même, une séance de casseroles perdue d'une belle
soirée d'été. Il est symptômatique qu'en annonçant la démission
de son gouvernement, Jean Charest tuait le mouvement social dans
l'œuf.
La concession de son adversaire, Pauline Marois, elle, mettait fin au
mouvement étudiant. Tout pouvait rentrer dans l'ordre avec Léo
Bureau-Blouin passant de la tribune étudiante au siège de député.
Mais la confiance n'y régnait pas et l'élection donna un
gouvernement minoritaire. La conscience malheureuse du peuple restait
toujours là, preuve de l'échec fondamental du mouvement de 2012.
Ces militants qui, aujourd'hui, du haut de leur expérience en
mouvementologie
auraient
dû profiter de méditer cette autre phrase de Saint-Just : «Les
malheureux sont les puissances de la terre; ils ont le droit de
parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent»,
mots qu'il adressa à ses collègues lors du débat
à
la Convention dans lequel il avait également énoncé les mots qui
ont servi au titre du film (sur
les personnes incarcérées, 26
février 1794, op. cit. p. 668).

OU
RÉVOLUTION?
N'y
aurait-il donc eu rien de révolutionnaire
dans
le dit printemps
érable de
2012? L'idéal révolutionnaire ne résiderait-il donc dans l'esprit
romantique des réalisateurs et de leurs personnages? Odile Tremblay
rapporte ainsi : «Les
cinéastes militent eux-mêmes en faveur de l’engagement politique.
“Les choses
vont changer quand tout le monde se prendra en main",
estime Mathieu Denis. "Pas
seulement les jeunes. On porte tous la responsabilité de
l’ina-
chèvement”» (Le Devoir, 16 septembre 2016). Tant que nous ne redevenons pas révolutionnaires, nous demeurons dans la résilience. François Lévesque, qui admire l'œuvre des deux cinéastes, reprend ce qu'en dit le jeune comédien talentueux du film : «Souvent dans le cinéma québécois, on va nuancer jusqu’à ne plus rien dire, pour pas déranger, note à cet égard Laurent Bélanger. Avec Mathieu et Simon, ce n’est pas du tout ça.» Il a raison. Ici, chaque nuance constitue une prise de position (François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017). Refuser la tiédeur, c'est déjà une qualité révolutionnaire, et cette tiédeur n'a jamais cessé d'être omniprésente dans le mouvement étudiant de 2012, malgré les efforts maladroits du gouvernement Charest de le faire passer pour une agitation dangereuse, à la limite du terrorisme.

chèvement”» (Le Devoir, 16 septembre 2016). Tant que nous ne redevenons pas révolutionnaires, nous demeurons dans la résilience. François Lévesque, qui admire l'œuvre des deux cinéastes, reprend ce qu'en dit le jeune comédien talentueux du film : «Souvent dans le cinéma québécois, on va nuancer jusqu’à ne plus rien dire, pour pas déranger, note à cet égard Laurent Bélanger. Avec Mathieu et Simon, ce n’est pas du tout ça.» Il a raison. Ici, chaque nuance constitue une prise de position (François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017). Refuser la tiédeur, c'est déjà une qualité révolutionnaire, et cette tiédeur n'a jamais cessé d'être omniprésente dans le mouvement étudiant de 2012, malgré les efforts maladroits du gouvernement Charest de le faire passer pour une agitation dangereuse, à la limite du terrorisme.
Il
est vrai que depuis 2001, le mot terrorisme est vite utilisé, vite
banalisé par les autorités politiques des pays occidentaux. Suffirait
qu'on manifeste contre le libre-échange pour se faire taxer de terrorisme. Dans le film précédent de Mathieu Denis, Corbo,
le
protagoniste passait inévitablement, selon la logique de Saint-Just
de la
force des choses, à
l'action terroriste : «Mathieu
Denis fait un lien avec son film Corbo,
sur un jeune
Italo-québécois recruté par le FLQ dans les années
60. “Dans
Corbo,
on peut remettre en question les moyens utilisés, mais ce qui est
intéressant avec eux, c'est qu'ils avaient la conviction que c'était
possible de changer le monde dans lequel ils vivaient. Pour les
personnages de film-ci, les choses n'ont pas changé comme ils
l'auraient souhaité. La nuance, et c'est là que je les trouve
inspirants, c'est qu'ils ont la certitude qu'il faut changer les
choses, mais ils n'ont pas la conviction que c'est possible. C'est ce
qui les différencie de Corbo. On est malheureusement dans une époque
où nous n'avons pas la conviction profonde que nous pouvons changer
les choses”»
(Chantal Guy, La Presse, 30 janvier 2017). Les quatre protagonistes
de Ceux
qui font les révolutions... s'engagent
progressivement dans la voie du terrorisme: «Des
graffitis sur des affiches publicitaires, le groupe passera à des
actions plus violentes, et l'on comprend que la ferveur de leur
engagement appelle à un point de non-retour pour rester en
adéquation avec leurs convictions. C'est là le danger qui guette
tout révolutionnaire (Chantal
Guy, La Presse, 3 février 2017). La question de Chantal Guy est
ambiguë et sa réponse.
«Agit-il pour la cause ou pour entretenir la cause en lui? L'idée
n'est pas d'être d'accord ou non avec ce que les personnages pensent
ou avec les moyens qu'ils prennent, mais bien plus d'essayer de
comprendre ce qui préside à leur colère. On dit sans cesse que la
jeunesse est notre avenir, mais que devient-elle lorsqu'on lui dérobe
cet avenir, lorsqu'on lui n'en impose qu'un seul qu'elle ne veut pas,
lorsqu'elle n'a pas de voix, aucun pouvoir?»
(La Presse, 3 février 2017) confine à la mesquinerie.

Agit-il
pour la cause ou pour entretenir la cause en lui? Cette
question entend brouiller les pistes. La révolution, contrairement à la
révolte, peut-être vue comme permanente,
avec des appartchiki qui deviennent des révolutionnaires
professionnels. Certes,
à défaut de nous avoir donner des révolutionnaires, le mouvement
étudiant a accouché de porte-paroles permanents et professionnels.
Ce n'est pas un défaut en soi, tout le monde a besoin de gagner sa
vie au meilleur de ses compétences, mais l'opportunisme a fini par
boucler le cheminement. Or, les protagonistes du film ne vont pas
dans ce sens. Pour eux, la révolution doit être permanente – même
si aucune révolution ne peut être permanente -, car le monde est toujours/déjà à
changer. Voilà pourquoi le film opte pour la révolution contre la
résilience, ce que confirme le mauvais accueil des anciens militants de 2012. Certes, comme le souligne Franco Nuovo, «la
révolution dont ils rêvaient, ils la poursuivent d’abord en
posant de simples actes de vandalisme qui, de plus en plus,
deviennent des actions terroristes»
(Franco Nuovo, Radio-Canada, 3 février 2017), la
force des choses agit
à travers eux. Voilà pourquoi la question de Chantal Guy ne se pose
pas. En entretenant la cause en eux, ils agissent pour la cause, et
Saint-Just ne disait rien de plus. «Osez!
Ce mot renferme toute la politique de cette révolution»
lançait-il, toujours dans le même discours de mars 1794 (ibid. p.
670). Et ce retrait en eux-mêmes, celui qui précède tous les
grands mouvements de l'histoire, les protagonistes se retirent de
l'agitation dans le but de retrouver le sens de l'action véritable.

Il
est compréhensible, dans ces conditions, que le
sens de l'unité soit
difficile à maintenir. Chantal Guy a une perception superficielle – encore une fois – lorsqu'elle ajoute : «Ce
film questionne aussi la force du
groupe, de l'unité. Si l'un tombe,
ou s'individualise, tout tombe. Nous sommes dans l'esprit de
l'engagement total, avec les question-
nements, les maladresses et les difficultés que cela amène» (La Presse, 30 janvier 2017). En effet, et cet individualisme, cet isolisme, fut sans doute la mauvaise structure d'A.D.N. que contenait en lui le mouvement dés le départ. Pour les quelques marches auxquelles j'ai participé, force était de constater que les manifestants avaient de la difficulté, une fois le départ pris, de demeurer en groupe, formant une véritable chaîne. Chacun se débandait très vite. Certains meneurs marchaient à toute vitesse, couraient presque, comme si la police était à leur trousse, personnellement. Ainsi, la traînée s'allongeait, se séparait en petites molécules, enfin en atomes, chacun retournant chez lui ou se
précipitant avec quelques amis dans
une brasserie. Certes, il y eut des soirs où la fête se termina en
casse, en incendie de cônes oranges, comme au coin des rues Ontario
et Saint-Denis. Les premiers grands mouvements de masse, qui
descendaient la rue Berri étaient fort impressionnants, surtout
lorsque le mouvement devint social. Mais ce ne fut pas là la norme
des manifestations. Rien de comparable avec ces mouvements européens
que l'on vit contre l'unification européenne, où les affrontements
entre corps de police et manifestants se comparaient sans gêne avec
ceux de mai 1968. C'est parce que le mouvement était lui-même
centrifuge que les quatre protagonistes se sont retrouvés isolés
dans leur enfermement. Leur révolution n'est pas celle qui était en
train de se dérouler à côté d'eux, et ils s'en sont aperçus.
Tous petits-bourgeois n'est pas inaccessible à la conscience
heureuse débilitante du vivre-ensemble incestueux.

nements, les maladresses et les difficultés que cela amène» (La Presse, 30 janvier 2017). En effet, et cet individualisme, cet isolisme, fut sans doute la mauvaise structure d'A.D.N. que contenait en lui le mouvement dés le départ. Pour les quelques marches auxquelles j'ai participé, force était de constater que les manifestants avaient de la difficulté, une fois le départ pris, de demeurer en groupe, formant une véritable chaîne. Chacun se débandait très vite. Certains meneurs marchaient à toute vitesse, couraient presque, comme si la police était à leur trousse, personnellement. Ainsi, la traînée s'allongeait, se séparait en petites molécules, enfin en atomes, chacun retournant chez lui ou se

À
défaut de l'expérimenter dans le mouvement social, c'est dans leur
groupe que le quatuor vit la conscience révolutionnaire. Mais durant
les trois heures que dure le film, force aussi est de constater qu'à
l'intérieur du groupe, les rêves de liberté, d'égalité et de
fraternité cèdent la place à la tyrannie, à l'inégalité et aux
confessions publiques. Les sentences historiques se démentent par
les comportements. Des quatre, seule
Klas Batalo apporte de l'argent
au groupe qu'elle gagne en se prostituant dans un salon de massage.
Selon une règle communiste simpliste, elle partage ses revenus en
quatre séries égales, se réservant le dix piastre plutôt que les
vingt qui constituent les piles. Le dissimulant aux autres, elle fait
preuve de générosité qui passerait pour un délit bourgeois s'il
était connu. Karine (Ordine Nuovo), la leader, la femme alpha du
groupe, surprend Tumulto visionnant une vidéo You
Tube le
montrant se faisant tabasser par la police en 2012. Elle le domine,
l'oblige à lui montrer ce qu'il cache dans son ordi, puis le dénonce
pour «crime de nostalgie», ce qui amène le jeune homme à une
séance pénible d'humiliation et de masochisme qui excite l'hystérie
de Ordine Nuovo. Elle-même, à la fin, devra passer à
l'auto-critique
pour avoir conduit le groupe à cambrioler la
résidence de sa mère et la ruer de coups. Celle-ci reconnaissant sa
fille, tout le groupe est mis en danger. Pour cela elle s'accuse de
lâcheté et de couardise. Nous ne sommes plus à l'ère de la
Révolution française, mais bien à celle de la Révolution russe et
des procès de Moscou de 1936. Plus près de nous, dans les
fantasques auto-critiques des cellules communistes québécoises d'il
y a trente ans. Une société se reconstituant à l'intérieur du
bunker, engendre les embryons d'un État et d'une hiérarchie tendent
toujours à se développer jusqu'au paroxysme de l'incendie criminel
d'un restaurant qui entraînera dans la mort quatre innocents. Karine
(Ordine Nuovo) s'empressera de dissimuler l'information, réservant
la culpabilité pour elle seule qui a participé à l'incendie avec
Tumulto et qui se terminera de la façon la plus tragique. En
s'immolant elle-même par le feu. Tous les travers des mouvements
révolutionnaires se révèlent dans cette vie repliée sur
elle-même, paranoïaque, psychologiquement malsaine. C'est le prix
fort à payer pour n'avoir que des solutions partielles à opposer à
un problème systémique.


L'historien du cinéma
Pierre Véronneau livre un commentaire des plus pertinents :
De
l'efficacité politique des films, publié
dans la Libre opinion du quotidien Le Devoir : «je
comprends ceux qui ont des réserves sur le contenu du film, tout en
demeurant dans ses paramètres. Il baigne volontairement dans
l’ambiguïté. Les positions politiques et personnelles des
personnages, et leur évolution au cours du récit, donnent matière
à plusieurs interprétations. L’usage d’images d’archives
également. Quand elles se rapportent à 2012, renvoient-elles à une
époque de “guerre
civile”
(j’ai en tête ici le titre de Rodrigue Jean,
L’amour au temps de la guerre civile)
ou servent-elles principalement de déclencheur mémoriel? Quand
elles sont tirées d’archives filmiques, témoignages ou autres,
leur sens vient-il de ce qui est dit (Lavoie et Denis adhèrent-ils
au point de vue d’Aquin sur la fatigue culturelle du Canada
français?) ou de ce qui est raccordé dans la bande image ou son par
le montage (pensons au passage
de la Fête-Dieu à de la mobilisation
contemporaine)? Les citations sans référence de provenance
constituent un troisième obstacle, qu’elles soient sur les corps
des personnages ou en titres. Qui les dit, où et quand est capital
du point de vue de leur signification. Le silence des auteurs nous
amène à nous interroger sur leur intention : acquiescement,
piste de réflexion, critique? Le titre du film est à ce sujet
emblématique. 2012 était-il un temps de révolution? Et comment
entend-on ce terme? Quand filtre dans la presse qu’elle provient de
Saint-Just, acteur important de la Révolution française et de la
Terreur, adhérant à certaines factions du mouvement révolutionnaire
et envoyant à l’échafaud certains qui la feraient à moitié
avant d’être lui-même guillotiné, non seulement la référence
aurait été utile, mais elle aurait aussi permis d’approcher
l’interprétation que voulaient lui donner les auteurs»
(Pierre Véronneau. Le Devoir, 13 février 2017). Les questions
posées ici sont plus pertinentes, en effet, que celles posées par
Chantal Guy. L'ambiguïté du film réside dans le problème que pose
la conscience dédoublée : les manifestants étudiants
vivaient-ils avec une conscience «révolutionnaire» qui était,
manifestement, une fausse
conscience dans
le sens hégélien du terme? Et les «révolutionnaires» du film
sont-ils véritablement sortis de cette fausse conscience et ne se
prêtent-ils pas à une régression instinctive qui les conduit à
poser des actes terroristes qui annoncent les actes similaires commis
depuis quelques mois sur des commerces de Hochelaga-Maisonneuve?

FORMALISME
Pour
répondre à ces questions, il faut se tourner vers le parti-pris
formaliste des réalisateurs. Avant d'être un film sur un événement
historique ou une réflexion politique, le film est d'abord
expérience esthétique. Cette expérience nous dira ce que les
affirmations insérées dans le film comme celles qui se sont
véhiculées à travers les articles de journaux et les entrevues
médiatiques ne disent pas. Le non-dit manifeste du film se révèle
lorsque nous regardons sa mise en images. Écartons, pour le moment,
les allusions post-modernes à la mémoire, les référents du passé politique ou
cinématographique pour s'en tenir à la mise en scène.
Le
choix d'un huis-clos qui domine le film centre l'intérêt des
spectateurs sur les quatre protagonistes, les autres personnages
apparaissant surtout pour expliquer les fondements de la révolte des
jeunes gens. Cet
aspect n'a visiblement pas été bien déchiffré
par le collectif dans sa critique de la scène de l'assemblée
étudiante, par exemple. Au cinéma, comme dans la vie, il y a des
êtres figés,
plantés-là
pour répéter toujours les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes
attitudes agitées ou inertes. Ce qui se passe intérieurement ne
peut être réduit qu'à une intimité, parfois gênante. Et les
réalisateurs, ici, bousculent la petite gêne qu'on se garde
habituellement face à des personnages idéalisés. Quel Français
s'est imaginé la nudité du général de Gaulle? Quel Anglais, celle
de Winston Churchill? Il en va de même des révolutionnaires qui
sont toujours des individus hors du commun. En guise d'anecdote, je
rappellerai la commotion produite par une recréation numérique du
visage de Robespierre à partir du masque mortuaire qui aurait été
pris par madame Tussaud à la suite de l'exécution du 10 thermidor.
Le visage vérolé et boursouflé de l'Incorruptible choqua par
rapport aux traits figés par les illustrateurs et les peintres de la
fin du XVIIIe siècle. L'actuel candidat à la présidence, Mélenchon, faillit en faire un infarctus! Le choix de filmer de
manière non-conventionnelle correspond, pour
les réalisateurs, au
choix de raconté une intrigue non-
convention-
nelle vécue par des personnages non-conven-
tionnels : «On a écrit un scénario mettant en scène de jeunes révolution-
naires qui refusent toutes les conventions de la société dans laquelle ils vivent : la forme de notre film devait faire écho à leur mode de vie, maintient Mathieu Denis. On n’aurait pas pu faire un film hyper classique pour mettre en scène ces personnages-là. Il fallait que sa forme s’affranchisse des règles et des normes de ce qu’on considère un film aujourd’hui». «À l’instar de nos personnages, on avait une soif de liberté. On avait envie de se permettre des audaces. On ne voulait pas intellectualiser les choses pour se ramener à la raison» (in Martin Gignac, Métro, 3 février 2017).


convention-
nelle vécue par des personnages non-conven-
tionnels : «On a écrit un scénario mettant en scène de jeunes révolution-
naires qui refusent toutes les conventions de la société dans laquelle ils vivent : la forme de notre film devait faire écho à leur mode de vie, maintient Mathieu Denis. On n’aurait pas pu faire un film hyper classique pour mettre en scène ces personnages-là. Il fallait que sa forme s’affranchisse des règles et des normes de ce qu’on considère un film aujourd’hui». «À l’instar de nos personnages, on avait une soif de liberté. On avait envie de se permettre des audaces. On ne voulait pas intellectualiser les choses pour se ramener à la raison» (in Martin Gignac, Métro, 3 février 2017).
La
critique cinématographique remarque la beauté de ce formalisme sans
trop insister toutefois sur sa portée significative. Personne n'ose
entrer dans ce bunker intérieur, se contentant d'en rester à son
apparence expressive. Odile Tremblay écrivait ainsi dans un premier
article sur le film : «Cette
œuvre
ardente et
poétique, sur les lendemains de l’effervescence des
carrés rouges, allie une exploration des idéaux de la jeunesse à
des audaces formelles»
(Le Devoir, 16 septembre 2016). Le bunker devient un loft miteux sous
la plume de Chantal Guy : «Dans
leur grand loft miteux, quatre jeunes qui se sont donné des noms de
résistants refont le monde et tous les arts sont appelés au combat.
Musique, danse, poésie, peinture et littérature tapissent ce film
hypnotisant qui s'ouvre solennellement et sans image sur la pièce
Requiem
et résurrection, op. 224
d'Alan Hovhaness, et qui sera ponctué d'images d'archives (du
Printemps arabe et érable, de l'Ukraine), de références à Hubert
Aquin, Pierre Vallières, Aimé Césaire, Gaston Miron, Josée Yvon,
Albert Camus, Rosa Luxemburg et même l'infréquentable Lionel
Groulx. Les allusions à l'histoire de l'art et du cinéma sont
nombreuses, certaines scènes ressemblant à des tableaux»
(La
Presse, 30 janvier 2017). Mme Guy a dû se sentir mitrailler par
toutes ces références qui, selon l'historien canadien de l'art,
Mark A. Cheetham (La
mémoire post-moderne, Liber,
1992)
est une caractéristique de l'art post-moderne, mais nous reviendrons
à ce goût des références.

Si
tout le film n'est pas un film poétique, certaines scènes
parviennent à atteindre une sensibilité profonde qui dépasse le
mélodrame dans lequel jamais les réalisateurs n'ont concédé une
scène. Dans le loft en question, la caméra suit comme une ombre le
mouvement des personnages. Nous sommes constamment sur leurs
talons,
à quelques exceptions près, comme au début, lorsque nous
découvrons que Klas Batalo est une transgenre et que Roxane
(Giutizia), toutes les deux nues, récitent, chacune en alternance,
des vers remplis
de colère et d'agressivité; ou
plus tard, lorsque Klas Batalo, encore, récite du Josée Yvon
pendant que Giutizia martèle de sa spatule le mur derrière elle. On
ne saurait passer sous silence cette fuite éperdue de Roxane qui,
après avoir poignardé son père, court, vue de dos, sur le trottoir
du pont Jacques-Cartier, entre les deux clôtures recourbées comme
celles d'un pénitencier dont elle serait la seule enfermée. L'arrière-plan sonore est une pièce
déconstruite pour cuivres, cordes, chœur,
piano et percussions de Manfred Trojahn, Architectura
Caelestis, qui
rivalise avec la cacophonie des autos qui passent. Il est plutôt
rare qu'un film d'essai parvienne si bien à joindre le poétique à
l'intellect, et c'est l'une des forces qui font de Ceux
qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un
tombeau un
film puissant et majestueux.

D'un
autre côté, il ne faut pas oublier le milieu dans lequel baignent
Denis et Lavoie, celui des compositions multimedia. Robert Lepage est
passé par là. «Nous
étions dans une volonté très formelle de convoquer à l'écran
d'autres arts, explique Simon Lavoie. De faire un film-somme avec une
certaine largeur. Cet
appartement dans lequel ils vivent est un monde
possible». «C'est l'appel du beau et d'une certaine sensibilité,
renchérit Mathieu Denis. Sortir du concret et du terre à terre pour
se dire qu'il y a autre chose que la morosité ambiante, qu'il y a
une possibilité de s'accrocher à quelque chose.» «Nos films
s'élèvent souvent contre la résignation. On a cette profonde
conviction qu'on n'est jamais condamné à rien et que c'est possible
de choisir où on a envie d'aller», poursuit Mathieu Denis»
(Chantal Guy, La Presse, 30 janvier 2017). Cette dimension utopique
confirme Lévesque lorsqu'il qualifie les réalisateurs de
révolutionnaires.
Mais
une vision utopique reste une aspiration idéologique. Celle-ci
s'exprime jamais dans des dialogues, mais seulement dans des
monologues, poèmes, citations dites ou écrites. La raison évoquée par les réalisateurs est simple et justifiable : «Dans le film, les citations ne sont volontairement jamais "signées" : elles résonnent ainsi plus fortement dans la bouche et dans le quotidien des personnages, elles fusionnent avec leur identité et leurs actions» (ibid. p. 5). Le quatuor est donc en
dialogue constant avec les spectateurs. Ceux-ci peuvent déserter la salle sous la pression du dire révolutionnaire,
comme soutenir jusqu'à la fin ce dialogue qu'ils reçoivent comme
autant de coups de poings. Voici comment on vit en révolution; en
guerre sociale.

Dans
les faits, ce milieu alternatif au confort bourgeois, qui développe
l'ascétisme jusqu'à la haine du sexe, renvoie à cette autre
citation-choc de Saint-Just : «Je
méprise la poussière qui me compose et qui vous parle; on pourra la
persécuter et faire mourir cette poussière! Mais je défie qu'on
m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les
siècles et dans les cieux...»
(Saint-Just, Préambule aux
Fragments
d'Institutions républicaines, éd.
1800). Elle marque le comble de l'ascétisme révolutionnaire
jusqu'au mépris de la vie au nom de la perfection d'un idéal
utopique et réglé comme une horloge. Mais ce que nous raconte le
film, au niveau symbolique, est tout autre. L'ascétisme qui refuse
le sexe, qui désérotise le corps, efface également la tendresse.
C'est l'une des premières scènes du film qui nous le révèle
d'ailleurs, lorsque Roxane (Giutizia) s'approche de Karine (Ordine
Nuovo) et commence à la caresser. Celle-ci interrompt l'étreinte en
prétextant : «On
est en guerre, y a pas de place pour ces affaires-là ici...».
Avec la désérotisation se perd la tendresse qui revient dès que
les personnages quittent leur antre. C'est la scène au tribunal,
lorsque la mère de Karine plaide au juge la jeunesse difficile de sa
fille; c'est l'échange, magnifique, dans le salon de massage, entre
le client et Klas Batalo; enfin l'incapacité de communiquer entre
Tumulto et son père, un brave homme, qui l'a invité au restaurant.
Chacune de ces scènes est marquée d'une intense émotion amoureuse
liée à l'impuissance des uns et des autres de comprendre un destin qui
ne cesse de les éloigner, de les rendre étrangers à leurs proches.
Le communisme du bunker assemble les corps du quatuor comme des
pièces de puzzle, unis dans leur choix révolutionnaire, mais dont
l'unité repose moins sur l'affection des uns pour les autres que sur
l'abandon de l'individuel à l'unité de la cause qui passe par-dessus
tout. Là encore on touche à un point sensible et critique de
l'éthique révolutionnaire.

Comme
Saint-Just, nos quatre révolutionnaires sont coincés entre leur
mysticisme révolutionnaire et le drame intérieur dostoïevskien qui les dévore.
C'est
la grande opposition entre ceux qui poursuivent leur
destin coûte que coûte, jusqu'à leur mort acceptée consciemment s'il le faut, et les
thermidoriens qui repoussent cette mort
par une assurance
pré-mortem d'une vie végétative dans des agitations disneyiennes.
Comment un bunker en désordre, sur les murs duquel on jette des graffiti à
cœur de journée (ce
loft miteux)
pourrait-il être considéré comme une alternative à la morosité
ambiante?
Cette ambiguïté, reconnue par Véronneau, a heurté de plein fouet
les manifestants étudiants qui ne se sont pas reconnus dans ce décor
insolite : «Il
ne s’agit pas ici d’aborder la valeur esthétique de l’œuvre,
mais plutôt le propos politique que certain.e.s semblent y voir. Aux
chroniqueurs et chroniqueuses qui clament que ce film est politique
et que celui-ci interroge ce qu’il reste du Printemps érable,
sachez que nous croyons plutôt que cet objet nous caricature et que
ce dessin, en tout respect pour la liberté artistique, doit être
dénoncé. Cette «claque de cinéma» encensée par certaines
critiques n’a pas le potentiel de «rallumer le feu», mais est
plutôt un éteignoir. Avec leur proposition, c’est Denis et Lavoie
qui creusent le tombeau de la lutte»
(Collectif.
Le Devoir, 8 février 2017). Cet écrit collectif, qui porte le titre
de Ceux
qui parlent des grèves à moitié ne font que répandre l'ignorance,
dit clairement que l'ascétisme révolutionnaire n'est pas leur tasse
de thé.

Et
de fait, rien n'est plus ennuyeux qu'un révolutionnaire, fanatique
ou professionnel. Son approche de l'art se limite généralement à
la propagande, aux tracts et aux œuvres kitsch. Il vit au niveau de
l'abstraction des
idées, incapable de lire des œuvres formelles
dans lesquelles il ne retrouve pas le message qui l'obsède. Des gens
comme Robespierre ou Lénine ne savent pas parler d'art. Saint-Just,
qui a fini sa vie comme révolutionnaire ascète avait commencé sa
carrière en écrivant un roman libertin, Organt.
Les
militants d'En-Lutte et de La Forge des années 1980 furent parmi les êtres
les plus ennuyeux que j'ai rencontré de toute ma vie, la plupart
étant bornés et sans imagination devant les événements qui se
produisaient devant eux, espérant revivre les grandes heures de la
révolution russe ou de la révolution chinoise. Un irréalisme qui
leur faisait croire que nous étions à la veille du Grand Soir et
qu'il fallait voter NON au référendum de 1980 afin de ne pas
diviser le prolétariat canadien! Les soirées sont longues à
débattre de l'Anti-Düring autour d'une bière frelatée.

Ce
refus de la vie est masqué par les réalisateurs. Je suis d'accord
avec ce qu'en dit Véronneau : «Je
suis de ceux qui embarquent dans l’esthétique du film — ses jeux
de variation de cadrage, sa lumière brune et glauque, sa décoration
artistique sursignifiante, sa bande sonore prenante, son montage
qu’Eisenstein aurait dit intellectuel et que la pratique d’Arcand
documentaire rangerait dans le champ de la confrontation
syntagmatique audiovisuelle. Mais en même temps, je la remets en
question. Dans Laurentie,
dans Corbo,
il s’agit déjà d’une méthode exigeante fondée sur la
distanciation récit-spectateurs, personnage-spectateurs. Sauf dans
Le
chat dans le sac,
Gilles Groulx avait recours à une esthétique semblable, difficile
pour le spectateur. Dans chacun de ces cas se pose la question de
l’efficacité politique des films, en fiction comme en
documentaire. Historiquement, on
peut se rappeler le débat qui
opposait Costa-Gavras à des critiques plus à gauche que lui, ou
encore plus loin, le débat qui opposait l’esthétique d’Eisenstein
à celle de Poudovkine»
(Pierre
Véronneau, Le Devoir, 13 février 2017). Surgit un paradoxe
toutefois entre ce parti-pris formalisme qui rend encore plus
difficile la compréhension intellectuelle
des
aspirations contenues dans le film, et cette confrontation dépouillée et immédiate
entre les personnages et le spectateur. Une sorte de rapport antagonique proportionnel entre l'efficacité
politique et l'efficacité esthétique du film, comme s'il était
possible de séparer les deux, la première strictement limitée à
la dimension Idéologique de la conscience, et la seconde à sa
dimension Symbolique. Or cette séparation est épistémologiquement
impossible. On pensera d'abord que les deux iront de paire. Rien
n'est moins évident. L'efficacité esthétique peut jouer contre
l'efficacité politique, et il semblerait qu'à l'intérieur même du
film, nous nous retrouvons, à nouveau, écartelés entre ces plaques
tectoniques dont parle Odile Tremblay et qui font perdre l'équilibre
aux spectateurs les mieux positionnés. Ainsi, comme à Toronto lors du Festival
International de Film, la moitié de la salle qui n'aime pas le
parti-pris politique sortira tandis que la moitié qui vibre au
parti-pris esthétique restera jusqu'au bout des trois heures que
dure le film. Le même choc s'est vérifié avec les vétérans de
2012. Aussi, ne s'agit-il pas de répandre l'ignorance, ce qui est
une absurdité, mais davantage de creuser un tombeau d'où l'on ne
sort, que la nuit, pour se rappeler à l'existence à travers des
gestes spectaculaires.
«La
vie n'est pas un spectacle»
(ibid. pp. 18-19) affirme d'entrée de jeu Tumulto, mais qu'est-ce
que le terrorisme sinon que le spectacle que les vaincus se paient à
eux-mêmes au détriment de la vie?

RETOUR
À LA MATRICE
Pierre Trottier, un essayiste des années 1960, avait compris à quel point
la représentation sociale des Québécois était restée fixée à
l'âge baroque (Mon
Babel, Hurtubise
HMH, Col. Constantes, # 5, 1963; Un
pays baroque, La
Presse, 1979). Les oxymores font partie de son Imaginaire, alimentent
son langage, son comportement, ses valeurs contradictoires qui nous
étonnent encore aujourd'hui. Le peuple Québécois n'a participé ni
aux Révolutions politiques américaine et française, ni à la
Révolution industrielle. La citoyenneté, le parlementarisme, la
démocratie, le libéralisme et l'industrialisation ont été exportés au Canada Français qui les ont reçus sans savoir trop quoi faire avec. Le repli ethnique sur la terre, la forêt, les lacs
et les rivières lui dit qu'il ne possède rien, que tout appartient au conquérant anglophone, qu'il ne lui reste plus d'autre place que là où
il a les pieds posés, enracinés,
et
qu'aujourd'hui, l'impression qu'il ressent est que de ce dernier
bastion, multinationales et immigrants, avec la complicité tacite
des gouvernements fédéral et provincial, voudraient le chasser,
comme le réchauffement des océans fait fondre la plaque de glace
sur laquelle s'est réfugié l'ours polaire. Entremêlés comme les
serpents du pharmacien, l'accueil et le rejet se confondent et, une
fois de plus, il ne faut pas demander aux universitaires ni aux
gestionnaires de faire l'effort de le comprendre tant que l'humiliation
et la terreur resteront des armes efficaces pour le faire taire.

C'est
ainsi, dans ce drame
baroque, pour
employer les mots de Martin Gignac (Journal Métro, 3 février 2017),
le loft miteux de Chantal Guy se transforme en lieu des possibilités
alternatives de Denis et Lavoie (ou vice
versa).
Même chose pour Franco Nuovo : «Atypique
à bien des égards, il est de ce genre de cinéma à la fois
répulsif et fascinant»
(Franco Nuovo, Radio-Canada, 3 février 2017). Cette
projection futurisante
d'un monde idéal, d'une utopie, apparaît surtout sous son revers,
un retour dans la matrice, dans la voie utérine de la figure de la
Mère après un rejet de la figure du Père de reconnaître la
volonté de ses enfants. La chose nous est dite lors de la scène
déjà mentionnée dans laquelle Klas Batalo achève de réciter le
poème de Josée Yvon pour s'approcher de la peinture tracée au mur
par Roxane (Giutizia) : «Délaissant
sa pose, et s'approchant de l'œuvre – comme si celle-ci l'attirait
– Klas Batalo plonge ses mains dans la cavité creusée par
Giutizia pour arracher du mur un large pan de gyproc. Elle se fraye
peu à peu une énorme ouverture au centre de la fresque fraîchement
peinte. La caméra semble à son tour,
irrésistiblement attirée
vers ce trou noir, qui englobe bientôt presque toute l'image. Klas
Batalo pénètre de manière étrange – onirique – dans ce
trou... Quand tout s'apaise, on constate que cette œuvre, que l'on
aperçoit maintenant de pied en cap, nous présente une figure
stylisée dans une esthétique nous rappelant les personnages
décharnés de Francis Bacon. Le trou béant constitue ce qui nous
semble être le vortex d'un sexe féminin immense...»
(ibid. p. 52). Ce retour à la matrice du quatuor dit des choses indicibles et qui dut heurter grand nombre de carrés rouges
confrontés à leurs motivations inconscientes. Comme
le disait encore notre ami Saint-Just, Le
peuple est un éternel enfant (op.
cit. pp. 371-372). Ainsi, les gouvernements le traitent-ils.

Pourquoi,
alors, les critiques refusent-ils de reconnaître le bunker des
protagonistes pour ce que les réalisateurs voudraient qu'il soit?
Nuovo, à la suite de Guy, se demande : «L'aspect
répulsif, à quoi tient-il alors? À l’univers glauque qui y est
dépeint, probablement. À sa lourdeur amplifiée par la lenteur de
la réalisation. À l’histoire qui, en nageant dans un certain
désordre, échappe à la fluidité. Remarquez, ce langage
cinématographique n’est pas accidentel; il est voulu et imposé
par les deux cinéastes. Il est peut-être aussi dû à la longueur
de certaines citations gravées sur une pellicule qui se débat sans
répit»
(Radio-Canada,
3 février 2017). Ce milieu répulsif, en partant, définit les
personnages qui vivent «la
vie de ces guérilleros sans envergure ni lendemain...»
(Franco
Nuovo, Radio-Canada, 3 février 2017) Donc, disons-le franchement :
des avortons.
À La Presse, même son de cloche chez Nathalie Petrowski : «Les
quatre, dans la vingtaine, viennent d'univers différents, sont
révoltés contre la société, maudissent leurs parents boomers et
portent des noms bizarres comme Klas Batalo, Tumulto ou Giutizia. […]
ils ont trouvé refuge dans une sorte de bunker et trou à rats où
ils donnent libre cours à leur idéalisme en attendant de faire une
révolution qui n'aura pas lieu»
(Nathalie
Petrowski, La Presse, 15 septembre 2016). Enfin, au Devoir, Odile
Tremblay parle de «regards
sur une société inachevée»
(16
septembre 2016); mais ici, la critique ne fait que reprendre les mots
d'un des réalisateurs : «cette
œuvre lucide et éclatée. Le film déborde de la crise des carrés
rouges pour poser un regard sur le Québec entier, d’hier à
demain. “Une société inachevée”, comme la définit Simon
Lavoie»
(Odile
Tremblay, Le Devoir, 16 septembre 2016). Mais, on doit s'entendre sur
la distinction que la société inachevée n'est pas la même dans
les deux camps. Pour Denis et Lavoie, c'est la société québécoise,
éternelle thermidorienne et résiliée, qui est cette société
inachevée, les Québécois ce peuple d'avortons; pour les critiques
et les étudiants, par contre, ce sont les quatre héros du film qui
ont choisi de vivre dans un enfermement élitiste,
repliés
sur eux-mêmes.

La
déshumanisation
des
personnages devient la conséquence logique des critiques autant que
du parti-pris révolutionnaire. Trou
à rats dit
la Petrowski. Chantal Guy n'y comprend rien de mieux qui parle d'une
«société de partage» comme d'une tribu de Mouk-à-Mouk : «Ils
se sont donné des noms de résistants. Giutizia (Charlotte Aubin),
Tumulto (Laurent Bélanger), Ordine Nuovo (Emmanuelle
Lussier-
Martinez) et Klas Batalo (Gabrielle Tremblay) forment un
groupe soudé et égalitaire selon des règles très strictes. Tout
est en commun, l'appartement, l'argent, l'affection, les plans
d'action, de même que leurs violentes autocritiques rappelant les
groupes communistes. Ils refusent la sexualité “parce que nous
sommes en guerre”, dit Ordine, dès le début. En guerre contre
quoi? Ce n'est pas clair, mais les images, elles, le sont. Ce qu'ils
quittent et refusent, ce sont les banlieues cossues remplies de
“Monster Houses” et de parvenus qui ne vivent que pour l'argent,
les centres commerciaux, les festivals qui font office de culture,
les restaurants “branchés” qui embourgeoisent leur quartier, la
télévision qui abrutit leurs parents. Bref, ils fuient la société
sclérosée, plongée dans le confort et l'indifférence selon la
formule de Denys Arcand, qu'est devenu le Québec, selon eux»
(Chantal
Guy, 3 février 2017). En quelques mots, ils fuient ce que les pages
de La Presse du week-end ne cessent d'étaler depuis des décennies.
Cette société branchée
n'est
pas seulement celle de leurs parents; elle est aussi celle des autres
manifestants qui ont cessé la lutte, floués ou cocus contents de
l'élection du Parti Québécois. En définitive trois sociétés s'affrontent : celle des Monster
Houses et des centres d'achat, celle
du bunker, loft-trou à rats tout à l'opposé, et, dans le milieu,
comme étage intermédiaire et lieu de rencontre, le mouvement
étudiant contestataire.

Chantal
Guy a toutefois raison de rappeler la morale puritaine des cocos des
années 80. Cet ascétisme hypocrite était copié essentiellement
sur la
pensée Mao Tsé-Tung qui,
lui, ne s'est jamais gêné de corrompre des enfants et de leur
refiler ses maladies vénériennes. Mais puisque tout le monde fait
appel au cinéma de la Nouvelle
Vague, de
Godard et autres Chinoises,
permettez-moi
de faire un parallèle avec un autre film qui ne va pas sans
présenter certains rapports avec Ceux
qui font des révolutions... Je
parle du film de Pier-Paolo Pasolini inspiré d'une œuvre du marquis
de Sade : Salò
ou les 120 journées de Sodome. Dans
le roman, écrit alors que Sade était à la Bastille, quelques jours
seulement avant la prise de la forteresse le 14 juillet 1789, on
retrouve également quatre personnages qui entreprennent une
régression mentale. Ils enlèvent des enfants dont ils entendent
abuser de toutes les perversités possibles qu'ils amènent avec eux
dans un
château, Silling, perdu dans la Forêt Noire. Derrière eux,
ils coupent tous les ponts et s'enferment dans cette matrice perverse
pour jouir sans arrêt durant les cent-vingt prochaines journées. Ce
roman, que Sade qualifiait d'être son meilleur, n'est qu'une suite
d'abjections et le moins philosophique de tous. Avec le réalisateur
italien, les enfants sont devenus des adolescents, et Silling la
République fasciste de Salò, gouvernée par Mussolini sous l'aide
protectrice des S.S. de Hitler. Dans Pasolini comme dans Sade, les
quatre individus représentent chacun un ordre de la société :
l'aristocrate, le financier, l'évêque et la magistrature. Comme le
dit le chef de la bande, le duc de Blangis, aux enfants (adolescents)
: aujourd'hui,
vous êtes morts au monde. Le
quatuor de Denis et Lavoie, exclu des exclus, chaque fois qu'ils
pénètrent dans le trou
à rats, se
disent, eux aussi, qu'ils sont morts
au monde..



Dans
le roman, comme dans le film, ceux qui se seront entièrement soumis
aux jeux pervers des libertins, pourront revenir sauf des cent-vingt
journées; mais ceux qui auront été surpris à désobéir ou à
mécontenter l'un ou l'autre des puissants, seront impitoyablement
torturés et mis à mort. Comprendre l'univers des
victimes de Silling
permet de mieux comprendre l'état des quatre déviants enfermés
dans leur loft miteux. Il est inutile de dire que Sade était
l'anti-thèse de Saint-Just et, comme Michelet aimait à le rappeler,
l'exécution du 10 thermidor ouvrit les portes des prisons et Sade
retrouva sa liberté. La sexualité, contenue ou libérée, n'est
plus le désir mais la possession aliénante du corps. Les quatre
débauchés de Sade/Pasolini qui tiennent le pouvoir et la richesse
entendent contrôler la sexualité : les grosses familles si on veut
restreindre la circulation de l'argent; le malthusianisme si on
veut accroître les taxes et les impôts et augmenter le pouvoir
d'achat à la consommation. Rares sont les sexualités qui auront été aussi contenues et libérées par les forces de la religion et du marché que la sexualité des Canadiens Français (ou des Québécois si vous préférez). En retour, l'ordre révolutionnaire exige
le même contrôle sur la sexualité, ici aussi comme une
reproduction automatique et inconsciente des paramètres de la société
honnie. Le refus du plaisir est une condamnation de la corruption,
autant dans son aspect moral que dans son aspect spirituel. Chantal
Guy, qui confond sexualité et nudité, en profite pour sortir une
autre de ces observations qui font de La Presse un journal insipide :
«Les
quatre personnages de Ceux
qui font les révolutions... refusent
une sexualité qui les détournerait de leur combat révolutionnaire,
mais s'affichent complètement nus très souvent dans le
film.
Mathieu Denis et Simon Lavoie expliquent ce parti pris, qui refuse
l'exploitation et la désamorce, même, par le désir de pureté de
leurs protagonistes. C'est aussi une façon de montrer leur
vulnérabilité. “La nudité exprime cet absolu, précise Lavoie.
Dans la logique interne du scénario, ces gens-là n'ont pas de
pudeur, ils refusent les normes, et quand ils sont nus ensemble, ils
sont absolument égaux”. “Pour changer le monde, poursuit Mathieu
Denis, ils doivent se refuser à tout ce qu'on leur a imposé, et ils
rejettent même la notion de genre. Comme ils ne croient pas aux
genres, ils ne croient pas à la sexualisation des corps. Il y a un
homme, deux femmes, une transsexuelle et ils sont ensemble sans
problèmes”»
(Chantal
Guy. La Presse, 30 janvier 2017). Nous avons vu que dans la tradition
révolutionnaire, il y allait plus loin que ça. La nudité abolit
l'individualité, la personnalité et surtout l'identité de chacun;
elle crée le corps-objet, la statistique, la masse. L'homme, la
femme, la transgenre n'ont plus de sexe, ils ne sont que des corps
sublimés par la révolution en même temps qu'ils étalent leur
castration sociale.


François
Lévesque, seul, n'est pas dupe de la confusion : «Ainsi,
ces passages de “confession-expiation” révélant une certaine
complaisance masochiste, un complexe du saint martyr. Ainsi ce moment
où Giutizia reproche à Ordinne Nuovo, retranchée dans un
extrémisme narcissique, de ne plus se battre
pour la cause, mais
contre elle-même. Ainsi ce flash-back
de souper en famille lors duquel Giutizia reproche à son père
“boomer” ses valeurs capitalistes et son manque d’ouverture
culturelle, entre autres accusations, tout cela pour ensuite prendre
le maquis avec trois autres blancs»
(François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017). Malheureusement,
Lévesque tire une leçon idéologique faussée d'une esthétique où
la sublimation l'emporte sur la consommation: «Ce
dernier paradoxe illustre bien la nature insidieuse du repli
identitaire, cette obsession de la “souche” enracinée si
profondément qu’elle se manifeste souvent de manière
inconsciente»
(François Lévesque. Le Devoir, 28 janvier 2017). La répression de
la conscience,
indispensable à établir un fonctionnement opératoire
du rez-de-chaussée,
suivra
naturellement.
Le
monde du travail et de la consommation, qui aliène les individus à
leurs désirs conditionnés par les minorités
dominantes de
la société et surtout par l'État, peut conduire au repli (non pas
tant identitaire qu'existentiel, ce qui est en soi beaucoup plus
grave) comme à la radicalisation idéologique et au terrorisme. Si
la société est d'humeur sadique, comme l'est la société
américaine, nous aurons alors meurtres et agressions; si la société
est d'humeur masochiste, comme la nôtre, la société québécoise,
alors nous aurons des suicides et des drames familiaux. Le désarroi
des étudiants après le reflux thermidorien de 2012 fut et reste un
résultat négatif qui marquera bien des vies et ramènera les
Québécois à leur masochisme du né
pour un p'tit pain. Bref,
l'auto-sabotage de tout ce que le gouvernement aurait voulu produire afin de
stimuler l'économie québécoise!


C'est
ainsi que, pour se donner du courage après le rejet de son film par
les étudiants de 2012, «Mathieu
Denis reste philosophe. «Dans
la frange la plus furieuse, épidermique, de la réponse à notre
film, je perçois ironiquement une ressemblance avec nos personnages
qui portent en eux une fougue évidente, mais aussi une part
d’amertume, ainsi qu’une colère qu’ils ne savent pas comment
canaliser. Dans le cas présent, on dirait qu’il y a des gens qui
ont canalisé leur colère contre notre film. Je ne suis pas prêt à
dire que c’est mauvais, en cela qu’il y a de nouveau une prise de
parole. On rediscute de l’héritage du
Printemps érable… Même
si c’est douloureux de subir certains commentaires, j’y vois du
positif»,
conclut le coréalisateur qui, pour l’anecdote, arrivait d’une
rencontre avec des étudiants en cinéma de l’UQAM au moment de
rappeler Le
Devoir»
(François
Lévesque. Le Devoir, 9 février 2017). Ce monde à trois étages,
qu'il soit de Sade, de Pasolini ou de Denis et Lavoie, est bien le
monde de la lutte des classes. L'extrait de la vidéo montrant la
célébration de l'anniversaire de Jacqueline Desmarais à Sagard,
événement mondain de la haute bourgeoisie canadienne et qui se
déroulait au moment fort du conflit étudiant, porte la même
laideur ontologique que les quatre libertins de Sade/Pasolini.

MÉMOIRE
POST-MODERNE
Les
critiques convergent à rappeler, à travers Ceux
qui ne font les révolutions..., le
cinéma de la Nouvelle
Vague, en
France durant les années soixante. Ainsi, Franco Nuovo :
«Pendant trois heures, les images défilent. Ce ne sont pas
tellement celles, illusoires, d’une révolution avortée ou d’une
société sclérosée. L’étonnement tient plutôt, malgré la
confusion, au phrasé, à l’audace d’un cinéma qu’on
qualifiait autrefois d’expérimental, voire par moment de “Nouvelle
Vague”.
C’est parce qu’il continue d’évoluer dans une certaine
marginalité qu’il intrigue. Les personnages sont des visages
inconnus et des corps révélés» (Radio-Canada, 3 février 2017).
Nuovo, comme Petrowski d'ailleurs, restent fascinés par les scènes
de nu du personnage transgenre.
Comme
il est normal, les références vont avant tout à l'histoire du
cinéma. De la Nouvelle Vague, on retiendra surtout Godard et en
particulier La Chinoise :
«Il
est décrit par le TIFF comme “évoquant
le
film La Chinoise de Jean-Luc Godard, fusionnant la fiction et la
réalité en racontant l'histoire d'une cellule de la gauche radicale
québécoise, dont l'objectif est de créer le chaos à Montréal
pour renverser le gouvernement”»
(Cecile
Gladel, Radio-Canada, 11 août 2016). Cette référence est partagée
par Chantal Guy : «Des
citations ornent les murs ou le film lui-même - une
référence directe au prophétique La
Chinoise de
Jean-Luc Godard, qui traitait de jeunes marxistes-léninistes
complotant un assassinat politique, tourné un an avant Mai 68. Les
réalisateurs puisent leurs extraits chez Pierre Vallières, Aimé
Césaire, Hubert Aquin, Rosa Luxemburg, Gaston Miron, Jean
Bouthillette, Josée Yvon, le FLQ, Kropotkine, Saint-Denys Garneau...
Bref, ils citent et récitent beaucoup»
(Chantal Guy, La Presse, 3 février 2017). Il est évident que tant
de citations embrouillent l'esprit
de Mme Guy. Mme Petrowski
préférera, pour sa part le rappel, «après
le plan
noir de cinq minutes
rappelant ceux de Marguerite Duras dans Le camion...»
(Nathalie
Petrowski, La Presse, 15 septembre 2016). Pour leur part, les
réalisateurs, confrontés à la désapprobation des acteurs de 2012,
de rappeler un autre film du genre «La maman et la putain,
chef-d’œuvre
de Jean Eustache, [qui]
s’était
fait en son temps torpiller faute d’avoir été jugé représentatif
de Mai 68. Ce film était sorti en 1973, à peine cinq ans après le
grand soulèvement parisien des pavés. Tant d’espoirs refusaient
alors d’avorter, tant de rancœurs
avaient survécu à un mouvement aux reins brisés. Le film servit
d’exutoire à des frustrations soixante-huitardes. L’histoire se
répète»
(Odile
Tremblay, Le Devoir, 11 février 2017). Peut-être. Mais il
semblerait que la répétition historique soit enracinée dans
l'Imaginaire de Simon Lavoie, réalisateur d'une superbe adaptation
de la nouvelle de Anne Hébert, Le torrent :
«Le
passé dans le présent Comme dans Laurentie,
les cinéastes recourent à des citations poétiques évocatrices,
Anne Hébert côtoyant Rosa Luxemburg. Heureuse : l’intégration
de bouts de reportages ouvrant sur le Printemps arabe et sur la crise
ukrainienne, de vidéos captées durant les manifestations, et
d’extraits d’entrevues d’archives,
dont une avec Hubert Aquin.
L’auteur de Prochain
épisode
y relate avoir été certain qu’une révolution secouerait le
Québec, puis avoir compris que tel ne serait pas le cas tout en
réaffirmant que cette latence ne pourrait durer indéfiniment. On
est saisi, car il pourrait alors être en train de commenter notre
époque. D’indiquer Simon Lavoie : "Les choses se
répètent. On amène Aquin, le chanoine Groulx, Jack Kerouac… On
tisse des liens entre le Québec d’hier et celui d’aujourd’hui,
pour mieux comprendre, pour mieux se comprendre"»
(François
Lévesque, Le Devoir, 28 janvier 2017). Un peu moins évident quand
Franco Nuovo voit «une
familiarité avec les cellules du Front
de libération du Québec
(FLQ), aussi bien que des images tirées de la réalité, comme de ce
gala où se pavanaient nos nobles dirigeants et leurs valets. Cette
scène n’est d’ailleurs pas sans rappeler Le temps des bouffons,
de Pierre Falardeau»
(Radio-Canada, 3 février 2017). Il est vrai que les invités
d'honneur à la réception de Sagard ne cèdent en rien au pathétique
des invités d'honneur du Beaver Club, mais il ne s'agit pas
exactement de la même génération de dominants.





L'évocation
de Falardeau est facile à reconnaître, pourtant, elle ne vaut pas
ce glissement subtile qui va d'un vieux film d'archives présentant
une procession en vue de bénir les récoltes dans les années quarante dans un village de Charlevoix et qui, sans
changer de trame sonore portant un cantique, nous amène à une
scène pénible de matraquage par les policiers des manifestants de
2012. Si l'on refuse la répression morale véhiculée par la
religion, on goûtera de la répression physique des corps policiers.
La réaction thermidorienne est impitoyable. Au moment où l'actuel
gouvernement Couillard veut réhabiliter les signes religieux dans la
fonction publique pour satisfaire à une minorité musulmane, le
message porte loin. Certes, Denis et Lavoie ne pouvaient prévoir le
drame du 29 janvier, comme nous en reparlerons, mais ils ne peuvent se défendre de supposer que le refoulé de la morale
catholique se libère aujourd'hui dans le mouvement populaire. Il
est certain que cette continuité dans le film renvoie à une
continuité historique. N'en déplaise à l'opportunisme politicien,
la laïcité est là pour durer dans les institutions québécoises.
Les
références littéraires pèsent plus encore sur le film que les
références tirées de l'histoire du cinéma. Lorsque Gilles Groulx
filmait Le
chat dans le sac (1964),
ce film que l'Office National du Film présente «à
travers la confrontation d’un couple dans la vingtaine, [posant] la grande question de l'accession à la
maturité politique du
peuple québécois telle que perçue par un cinéaste épris d'idéal
et d'absolu», le
personnage de Claude citait, lui aussi, ses sources de référence :
Louis E. Lomax (La
révolte noire),
Claude
Julien (La
révolution cubaine),
Frantz Fanon (Les
damnés de la terre),
une
étude sur le cinéaste Jean
Vigo, un dictionnaire des proverbes, la revue Parti-Pris,
enfin
de Maurice Garçon, Plaidoyer
contre la censure. Le
jeune Claude lisait beaucoup lui aussi, mais il lisait des auteurs
actuels. Les citations et les références – la mémoire – de
Denis et Lavoie sont beaucoup plus diversifiées en termes de
courants idéologiques, mais Tumulto cite surtout des sources du
passé. Nathalie Petrowski aussi les a retenues : «Débordant
de vidéos d'actualité glanées sur You
Tube
montrant manifs, révoltes et incendies, ou encore d'extraits
d'entrevues de Jack Kerouac et d'Hubert
Aquin, truffé de citations
de Jean-Paul Sartre, Saint-Just, Lionel Groulx, Aimé Césaire ou
Josée Yvon qui remplissent à répétition l'écran»
(La
Presse, 15 septembre 2016), et c'est à dessein que les deux
réalisateurs ont préféré les classiques : «La
principale raison qui nous a poussés à incorporer ces textes dans
le film réside dans leur incroyable actualité, même s'ils ont
parfois été écrits il y a plus de 50 ans»
(ibid. p. 182). Les vidéos sur You
Tube tiennent
ici la place que les découpures de journaux tenaient dans la vie
intellectuelle de Claude. Un moyen de saisir l'instant, mais la
différence, et elle est de taille, tient au fait que les instants
captés par Claude s'insérait dans le monde qui se faisait en son
temps; dans le cas de Ceux
qui font les révolutions..., les
instants sont puisés, désespérément pourrions-nous ajouter, des
durées, des continuités, des cycles ou des tendances passées et
dont ils témoignent des échecs historiques, échecs prémonitoires
de leur propre défaite.
Certes, les quatre protagonistes du film
sont de ceux qu'on disait, il y a déjà plus de vingt ans, que
c'étaient des
enfants sans histoire. Et,
effectivement, cette histoire entretient avec le post-moder-
nisme des références éparses, ponctuelles, contradic-
toires : Saint-Just et Camus s'excluent; Sartre et Groulx sont incompatibles; le classicisme érudit d'Aquin se heurte à la poésie obscène et débridée de Yvon. Extraits de leurs contextes respectifs, ils arrivent dans l'esprit des manifestants comme des météores qui stimulent et étourdissent, comme le montre les réactions de Petrowski et de Guy : «Que reste-t-il du printemps 2012, de cette révolte étudiante qui avait fini par dépasser le simple cadre d'une opposition à une hausse des droits de scolarité? Un grand désenchantement de la jeunesse la plus engagée, selon ce film, dont le titre, qui est une phrase plus qu'un titre, est de Saint-Just, figure radicale de la Révolution française, qui appelait à la mort du roi Louis XVI... On peut aussi bien l'appliquer à quelque chose qui ne s'est pas produit en 2012 qu'au destin des quatre personnages du film s'ils échouent dans leur entreprise révolutionnaire,
pourtant condamnée d'avance. L'ombre
d'Albert Camus plane sur ce pur objet de cinéma, celle de
L'homme révolté,
bien sûr, mais aussi celle de la pièce Les
justes,
si l'on pense aux questionnements moraux de l'usage de la violence
pour une cause» (Chantal
Guy, La Presse, 3 février 2017). Titre fort approprié de Camus,
mais Saint-Just avait déjà son idée sur la justice par rapport à
la liberté et à l'égalité : «Un
peuple est libre quand il ne peut être opprimé ni conquis, égal,
quand il est souverain, juste, quand il est réglé par des lois»
("Du rapport de la nature et des principes de la constitution",
in ibid. p. 382). Si la chose avait été aussi simple, nous
pourrions dire que les Québécois sont libres, mais comment se
fait-il qu'ils sont encore opprimés et se considèrent comme
toujours conquis, et par le fait même échappent à toute égalité
et, corollaire, à toute justice?



nisme des références éparses, ponctuelles, contradic-
toires : Saint-Just et Camus s'excluent; Sartre et Groulx sont incompatibles; le classicisme érudit d'Aquin se heurte à la poésie obscène et débridée de Yvon. Extraits de leurs contextes respectifs, ils arrivent dans l'esprit des manifestants comme des météores qui stimulent et étourdissent, comme le montre les réactions de Petrowski et de Guy : «Que reste-t-il du printemps 2012, de cette révolte étudiante qui avait fini par dépasser le simple cadre d'une opposition à une hausse des droits de scolarité? Un grand désenchantement de la jeunesse la plus engagée, selon ce film, dont le titre, qui est une phrase plus qu'un titre, est de Saint-Just, figure radicale de la Révolution française, qui appelait à la mort du roi Louis XVI... On peut aussi bien l'appliquer à quelque chose qui ne s'est pas produit en 2012 qu'au destin des quatre personnages du film s'ils échouent dans leur entreprise révolutionnaire,

La
conscience malheureuse des protagonistes de Ceux
qui font les révolutions... ne
se ramène pas à la
frustration que les thermidoriens ont pu
ressentir de s'être fait flouer par le Parti Québécois ou le
retour des Libéraux. Ils ne sont pas emportés par le cynisme dans
lequel baignent ceux qui ont fait la révolution à moitié. Le
désarroi empêche le cynisme de s'emparer de leur être. Pour se
repérer, pour se ressaisir, c'est alors qu'ils versent dans le
fanatisme et le terrorisme, la face obscure de la Révolution. Comme
ceux qui vandalisent ces commerces huppés qui s'installent
progressivement dans le quartier défavorisé
d'Hochelaga-Maisonneuve, oubliant que ce quartier aussi est la proie
des spéculateurs qui voudraient y attirer une nouvelle population
comme dans les métamorphoses précédentes du Plateau Mont-Royal et
de Rosemont-La Petite Patrie. Ces gestes sont incontestablement
lamentables et ne servent à rien, et sûrement pas à éveiller les
consciences. Ces gestes ne dénoncent pas la pauvreté sociale du
quartier, mais son contraire, le refus de la richesse – gouffre qui
distingue nos ascètes révolutionnaires de nos étudiants
thermidoriens -, car la richesse, ce n'est pas seulement la rapacité
des nantis ou la cupidité des petits-bourgeois. C'est aussi une
éducation, une culture qui élève les esprits, développe les
consciences, présente autre chose que des hot dogs steamés
et de la poutine. Oui, certes, mais à quoi ça sert si les pauvres
du quartier ne peuvent se la payer, cette éducation? Précisément,
l'injuste est là. Contrairement à l'austérité compulsive des
néo-libéraux pour rembourser des dettes fantaisistes, comme le
déficit 0 pour l'an 2000 de Lucien Bouchard ou le fonds des
générations dont le but est de combler les prévarications
libérales de Jean Charest, on n'impose pas l'ascétisme à une
population que l'on fait vivre dans une société de consommation.
C'est là un retour au sadisme exprimé dans le formalisme même du
film : le loft miteux, les gribouillages, la nudité
désérotisée, le désordre domestique. Le capitalisme s'attaque sur
son flanc politique et non en s'en prenant à des commerçants isolés
qui n'ont pas plus le choix que les pauvres de vivre avec/dans le
système néo-libéral.


Évidemment,
le médium cinématographique puise aussi bien dans la mémoire du
cinéma que de la politique, mémoires qui parfois se confondent, par
exemple dans la scène finale. Voulant développer sur la scène de
l'immolation de Karine, les réalisateurs écrivent :
«Ce retour vers l'individualité marque d'une certaine façon la faillite des idéaux du groupe. Et ce geste individuel constitue l'absolue extrémité que l'on puisse concevoir : l'auto-immolation par le feu. Le schisme qui en découle est irrévocable. Avec la mort d'Ordine Nuovo s'achève aussi le film.
Cette immolation est toutefois exempte de son sens politique traditionnel. Quand, à l'inverse, l'étudiant en philosophie Jan Polach s'immole par le feu sur la place Venceslas, à Prague, le 16 janvier 1969, en guise de protestation contre l'invasion russe d'août 1968, on note le choix d'un lieu emblématique, pour un retentissement maximal. Comme ce jeune Tchécoslovaque, ceux qui posent ce genre de geste tendent généralement à l'expliquer par une lettre ou un manifeste puissant. L'immolation par le feu est donc un geste éminemment politique qui constitue le suicide sacrificiel par excellence; le degré suprême de la douleur auto-infligée destiné à provoquer une onde de choc dans la population. Quelqu'un qui a la vie devant soi décide d'affronter le feu, plutôt que de vivre en enfer...
Or, dans Ceux qui font les révolutions..., Ordine Nuovo commet plutôt ce geste sur les platebandes du bungalow de sa mère, en banlieue. Celle-ci, assise confortablement dans son salon ne remarque rien du brasier qui emporte sa propre fille. Ordine Nuovo meurt dans l'absence totale d'explications. Signe des temps, la jeune femme ne cherche pas à conférer à ce sacrifice un sens pour ceux qui suivront» (ibid. pp. 185-186).
Précisément.
Si, en s'immolant par le feu, Karine (puisque Ordine Nuovo, en retrouvant son individualité, laisse en héritage à la
conscience de Karine la
culpabilité des morts de l'incendie du restaurant et de l'agression
sauvage sur sa mère) ne commet pas un geste politique, que peut-elle
bien commettre d'autre qu'un geste poétique? Le fait
que sa mère ne voit son enfant brûler, ni n'entend ses cris de souffrance ajoute, à l'épreuve de cette scène finale, tout le sens du
film. On se tourne alors soit vers un autre fait historique, la mort
de la poétesse Huguette Gaulin, qui avait eu le malheur de
s'accrocher un peu trop à un auteur connu, et qui s'immola par le
feu à l'âge de 28 ans, le 4 juin 1972 sur la Place Jacques-Cartier,
un site touristique du Vieux-Montréal. Ses dernières paroles
furent reprises dans plusieurs chansons : «Vous
avez
détruit la beauté du monde».
Et tout près du cadavre on retrouva son calepin de notes, dont elle
ne se séparait jamais, et dans lequel elle avait consigné ses
dernières réflexions. Ou encore à la scène finale d'un film
québécois de 1970, Actof the heart, un
film de Paul Almond racontant l'histoire de Martha Hayes, une jeune
femme très fervente de la Côte-Nord qui arrive à Montréal, où
elle travaille comme gouvernante auprès du fils d'une veuve fortunée
. Elle se joint à une chorale d'église et rencontre puis s'éprend
d'un jeune moine. Lorsque le fils de la veuve meurt dans un accident,
Martha se prend à douter de sa foi et avoue au jeune frère son
amour pour lui. Amour partagé de retour, il quitte son ordre pour
aller vivre avec elle. Mais c'est un échec. La vie de couple s'avère
invivable pour ces deux êtres mal adaptés à la réalité. Rongée
par le remords d'avoir douter de Dieu, elle s'immole par le feu sur
le Mont-Royal. Simon Lavoie a peut-être raison, après tout, de
croire en la répétition historique.


ENTRE
L'ENTHOUSIASME ET LE REJET
L'accueil
réservé à Ceux
qui ne font les révolutions..., on
l'a vu, a varié selon les spectateurs et a été jusqu'à soulever
des polémiques dans les journaux. Au départ, lors de la
présentation au Festival International du Film de Toronto (TIFF),
la table était mise. Comme le souligne Nathalie Pétrowski, qui
s'y trouvait : «La
salle du Winter Garden compte environ 900 places et, mardi soir,
pour cette première mondiale d'un film qualifié de trésor caché
par le directeur du TIFF lui-même, la salle était pleine. Une heure
et demie plus tard, la salle s'était vidée de moitié. Ceux qui
font les révolutions à moitié
vident aussi parfois la moitié de
leurs salles. Mais stoïques, les deux cinéastes québécois
assumaient pleinement le phénomène. "Je préfère de loin une
salle où ceux qui quittent sont furieux et piqués au vif et ceux
qui restent, enthousiastes et vaillants, à une salle pleine de gens
indifférents", a philosophé Mathieu Denis. À raison, car
ceux qui sont restés jusqu'à minuit ne l'ont pas fait à moitié,
applaudissant chaleureusement ce film dont le titre est une citation
de Saint-Just»
(Nathalie Petrowski, La Presse, 15 septembre 2016). Bien sûr, si des
critiques ont pu dire que c'était le plus grand film québécois de
l'année, cela ne fait pas oublier la réception violemment féroce
de certains groupes. Au départ, le refus du film était diffus :
«Des
groupes LGBT trouvent la transsexuelle du film pas crédible, pour
des gens de droite ce sujet méritait d’être esquivé. Mathieu
Denis constate que la réception de ce film varie selon les centres
d’intérêt de chacun, dans notre société atomisée où chacun
appréhende l’œuvre
par le biais de sa lunette restreinte. Ils voulaient brosser le
portrait global d’une époque chargée. L’heure est à la
division» (Odile
Tremblay, Le Devoir, 11 février 2017). Cette division n'était
pourtant pas entre les carrés rouges et les carrés verts, mais à
l'intérieur même de cette macédoine qu'est la gauche québécoise.
Ces tensions intenables que l'on retrouve au sein de Québec
Solidaire et qui s'agitent entre le réchauffement planétaire, les
colonies israéliennes en terre palestinienne, l'élection de Trump
et les toilettes spéciales pour transgenres.

Évidemment,
on l'a vu, les carrés rouges eux-mêmes se sont montrés les
critiques les plus virulents. «Les
coups les plus durs viennent du camp dont ils soutiennent pourtant la
cause. Friendly
fire,
comme on dit. Car un groupe d’anciens militants du printemps 2012
ne décolère pas, estimant Ceux
qui font les révolutions…
décollé de la réalité de leurs luttes. Mathieu Denis a fermé son
compte Facebook,
où il recevait des injures, retiré son adresse courriel des
circuits professionnels. Des affiches du film ont été déchirées
ou vandalisées. Le ton monte. Le distributeur du film, Louis
Dussault, parle de sabotage, de harcèlement»
(Odile Tremblay, Le Devoir, 11 février 2017). On ne reviendra pas
sur les raisons de cette mésentente que nous croyons avoir expliquée
plus haut. Il s'agit simplement de noter la hargne sans précédent
qui a été engendré par ce film.

La charge la plus forte a été formulé dans le brûlot : Ceux qui parlent des grèves à moitié ne font que répandre l’ignorance, publié dans Le Devoir, le 8 février 2017. Ce texte collectif, signé d'anciens animateurs du mouvement étudiant de 2012 témoigne d'une colère... rouge : «À leurs yeux, Ceux qui font les révolutions… caricature leur action, passe sous silence la volonté qu’ils ont eue de construire un mouvement démocratique et mérite d’être dénoncé» (Odile Tremblay, Le Devoir, 11 février 2017). Le Québec souffre d'une overdose de démocratisme comme s'il s'agissait d'une vertu en soi alors que la démocratie n'est utilisée ici qu'en tant


La
jeune historienne et militante Camille Robert va dans le même sens
en considérant que «pour
les actrices et acteurs des luttes sociales, les récits qui en sont
construits ont quelque chose d’étrange, sorte de dédoublement, de
projection imparfaite, décalée. Je m’attendais, dans cette
mesure, à ce que cette représentation cinématographique post-grève
ne colle pas parfaitement à la réalité. Les critiques ont, jusqu’à
présent, parlé d’un film qui abordait la suite de 2012 sans
complaisance. D’entrée de jeu, Ceux
qui font les révolutions à moitié...
ne se présente pas comme un film politique. Il parvient, toutefois,
à exploiter un contexte politique en le vidant de sa substance et de
son sens»
(Camille
Robert, Le Devoir, 8 février 2017). Comme toujours, le problème
réside dans le fait que chacun peut substituer un sens à ces
événements, aujourd'hui, qu'il n'avait pas à l'époque, et cela
vaut autant pour les
réalisateurs que pour les acteurs du printemps
2012. Le passage du temps modifie les perceptions et nous
reconstruisons toujours le passé, même le plus récent, selon des
états d'âme actuels. Camille Robert et le collectif oublient qu'il
ne s'agit pas d'une introspection des étudiants de 2012, mais de
ceux d'aujourd'hui, cinq ans plus tard, qui refusent le deuil de la
poursuite du mouvement vers une fin utopique par des moyens
révolutionnaires et non un réformisme démocratique à la petite
semaine sur des points qui généralement touchent toujours au
confort et au moindre effort pour le maximum de gains. Camille
Robert passe donc, elle aussi, à côté de l'objectif du film
lorsqu'elle rejette, non sans mépris, le désarroi des protagonistes en terminant: «Au
final, Ceux
qui font les révolutions à moitié...
s’adresse moins aux grévistes de 2012 qu’à un public dépolitisé
en quête de sens, qui peut alors vivre
un militantisme par procuration» (Camille Robert, Le Devoir, 8
février 2017), ce qui est sans doute une belle formule vide de sens.

Gabriel Nadeau-Dubois, le porte-parole vedette devenu leader étudiant de
2012, lui aussi, a profité de la tribune de Radio-Canada pour donner
son opinion sur le film. Certes, Denis et Lavoie ne sont pas Xavier
Dolan, aussi préfère-t-il s'attaquer à la promotion du film, qui,
selon lui, «laisse
entendre que la grève étudiante s'est avérée un échec».
«Demander à une lutte étudiante de renverser une direction que
prend la société québécoise depuis 30 ans, soit le
néolibéralisme, de virer le paquebot de bord, ça me semble
disproportionné», soutient-il»
(10
février 2017). En effet, mais que dire du moment où le mouvement
étudiant devint un mouvement social? Sans doute la jonction
souhaitée avec le mouvement ouvrier ne s'est pas produite de manière
significative, ce qui confirmerait Lavoie dans sa tendance à la
répétition historique puisque cette jonction manquée fut aussi à
l'origine de la défaite du mouvement de mai 1968. Comme je l'ai dit,
le mouvement social s'est épuisé presque aussi vite qu'il s'était
rallié au mouvement étudiant, et l'élection de l'automne 2012 a
chanté son requiem.

Les
débordements ont pris tout le monde par surprise. «Quand
elles n’ont pas été arrachées, des inscriptions haineuses ont
été écrites sur les affiches du film dans Hochelaga autant que
dans Rosemont ou sur le Plateau; ça n’est pas circonscrit à un
quartier. Notre réseau Facebook
a été infiltré; on a eu du sabotage, du harcèlement. On remet en
question le droit d’exister du film: c’est
stalinien comme
attitude», explique Louis Dussault, qui a envisagé de porter
plainte à la police, mais y a renoncé pour l’instant. S’il n’a
jamais rien vu de tel dans le cinéma québécois, le distributeur
dresse toutefois un parallèle avec un film français fort
controversé en son temps. “Quand
La
maman et la putain
est sorti en 1973, tous les soixante-huitards ont dénoncé un film
qui trahissait les idéaux de Mai 68. On évoquait une dérive de la
droite. Ils n’avaient pas de recul et ont pris le film pour une
tentative d’illustration de Mai 68 alors que ce n’était pas ça.
De la même manière, le film de Mathieu et Simon n’est une
illustration ni du Printemps érable ni du vécu de ceux qui l’ont
fait”»
(François
Lévesque, Le Devoir, 9 février 2017). En effet, il faut remonter
loin dans l'histoire du cinéma québécois pour voir de telles
manifestations, surtout qu'«on
ignore qui est derrière cette cabale»
(François
Lévesque, Le Devoir, 9 février 2017), et préfère-t-on sans doute
ne pas le savoir. Les réalisateurs s'en tiennent à la version
qu'ils véhiculent depuis la présentation de leur film au TIFF :
«Simon
et moi, nous nous surprenions que le Printemps
érable
soit si vite disparu de la sphère publique; qu’il ait été si
vite occulté des débats publics. Nous avons donc voulu ramener
certains questionnements soulevés à l’époque. En ce
moment, il y
a un groupe de personnes qui s’attaque à l’existence même du
film, qui nous reproche de ne pas avoir reproduit fidèlement ce qu’a
été l’expérience du Printemps érable
de l’intérieur. Mais ce n’est pas du tout ce que nous
prétendions faire. Notre film ne se passe pas en 2012; il n’est
pas un compte rendu de ce qui s’est produit alors et il ne met pas
en scène des personnes réelles. L’action se déroule aujourd’hui,
avec des personnages fictifs qui tentent de rester engagés dans la
durée tout en faisant face à des questionnements difficiles :
comment se battre? Et contre qui? Pour moi, ces questionnements-là,
oui, font écho à la lutte étudiante de 2012, mais ils résonnent
de manière universelle au présent. En tant que société, en tant
que collectivité, on doit tous se débattre avec cette
problématique. Nous sommes plusieurs à craindre que notre société
soit en train de foncer dans un mur, mais nous ne détenons pas la
solution. S’attaquer de la sorte au film, c’est se tromper de
cible»
(François
Lévesque. Le Devoir, 9 février 2017). La limite entre
l'incompréhension du film et les intentions des réalisateurs passe
ici. Alors que les militants carrés rouges s'en tiennent à
l'événement clos dans le temps, les réalisateurs s'engagent dans
une durée ouverte et ont «choisi
de traiter la temporalité de manière impressionniste, c'est-à-dire
qu['ils
souhaitaient] que
l'on ne puisse pas toujours situer précisément le positionnement
temporel de certains passages du film. Cette ambiguïté maintient
selon [eux]
le
spectateur dans un état d'apesanteur et de vertige duquel peut
émaner une certaine poésie que nous tentons de mettre de l'avant –
une modernité narrative, en d'autres mots»
(ibid. p. 187).


Qui
sont, en effet, ces vandales? Des étudiants qui ruminent leur
déception de ne pas se reconnaître dans les protagonistes du film,
ou d'autres qui s'y reconnaissent un peu trop? Nadeau-Dubois, qui
n'avait pas encore vu le film, soulignait que «depuis
2012, j’ai rarement vu autant de militants, qui proviennent de
toutes sortes de tendances à l’intérieur du mouvement étudiant,
être autant d’accord sur quelque chose. Des
plus modérés au plus
radicaux, les réactions sont unanimement négatives». (François
Lévesque, Le Devoir, 9 février 2017). Quoi qu'il en soit, cette
cabale à elle seule suffit à indiquer qu'il y a quelque chose qui
ne passe pas avec ce film, et qu'il est probable que ce choc ne sera
que passager. En ce qui a trait à l'histoire du cinéma québécois,
comme le souligne Véronneau, «il
s’agit clairement d’une
œuvre
importante qu’on ne peut balayer du revers de la main»
(Le
Devoir, 13 mars 2017). Et Saint-Just d'avoir raison une fois de plus
contre les thermidoriens : «Tous
les arts ont produit des merveilles : l'art de gouverner n'a
produit que des monstres : c'est que nous avons cherché
soigneusement nos plaisirs dans la nature, et nos principes dans
notre orgueil»
(Discours sur la Constitution de la France, 24 avril 1793, in ibid.
p. 536).

JUGEMENTS
«La
jeunesse a le dos large, mais je ne les jugerais pas ni ne les
blâmerais. Ils n'ont pas été appuyés par la société, par ma
génération, ils ont été réprimés avec une violence incroyable»
déclarait Mathieu Denis. (à Cecile Gladel, Radio-Canada, 11 août
2016). Lorsque la Cassandre de La Presse déclarait à propos du
film : «Certains
quitteront la salle en pestant, c'est évident, mais pour d'autres,
notamment les orphelins du printemps érable, il y a de fortes
chances que cet objet étrange et percutant devienne un film culte»
(Nathalie
Petrowski, La Presse, 15 septembre 2016), évidemment, le temps lui a
donné tort. La vérité est qu'il est encore trop tôt, et pour bien
prendre conscience de l'importance du mouvement social de 2012, et
pour juger du film de Denis et Lavoie. Les circonstances qui vont et
viennent obligent à revisiter et les événements, et les produits
culturels qui sont relus en fonction de la relativité des
conjonctures. Les intentions des réalisateurs sont peut-être restés
les mêmes, mais le succès de leur film a entraîné des variations
dans la perception même de leur œuvre cinématographique. Pour
Odile Tremblay, «Leur
cinéma ne prétend pas offrir en pâture des héros sympathiques,
mais secouer les esprits, dire : “Attention!
Contenu explosif!”»
(Le
Devoir, 11 février 2017). Elle aussi essaie de s'expliquer le débat
houleux suscité par le film en tentant de trouver un terrain
commun : «Les
cinéastes et leurs opposants partagent un même diagnostic. Le
malentendu provient de temporalités heurtées, entre réalité
complexe et fiction rentre-dedans, comme des plaques tectoniques
s’irritent au frottement. Le film va mûrir au passage du temps»
(Le
Devoir, 11 février 2017). C'est une façon de voir les choses.
À
La Presse, on se fait plus borné. «Ce
film plein de prétentions (que d'aucuns trouveront prétentieux) est
riche autant de forme que de fond, et l'on comprend à quelle
enseigne logent les personnages. Anti-colonialisme, anti-capitalisme,
anti-fédéralisme... nous sommes dans l'extrême gauche, que les
réalisateurs relient au nationalisme québécois, alors
qu'aujourd'hui, ces mouvements semblent détachés et
irréconciliables, comme le Parti québécois et Québec solidaire.
Ils unissent la colère “gauchiste”
de cette jeunesse qu'on dit “mondialisée”
à son contexte politique immédiat, ce qui est peut-être la plus
grande audace de ce film qui, pendant trois heures, distribue les
claques sur la gueule, esthétiques et politiques» (Chantal
Guy, 3 février 2017). L'important est de maintenir la confusion. Ce
n'est pas du film de Denis et Lavoie que la semence de l'ignorance se
répand, mais de ce type de présentation. On s'imagine mal que
Chantal Guy puisse dormir dans le même lit que Lise Ravary, mais les
amalgames – pratique dans laquelle Saint-Just était passé maître
pour confondre les corrompus et les députés – sied bien à la
presse québécoise. La critique de La Presse étiquette là où les
réalisateurs
interrogent : «Ce
que je retiens de 2012, ajoute Mathieu Denis, c'est une complexité
des enjeux, une imprécision des raisons pour lesquelles on mène des
luttes qui font que c'est difficile, particulièrement aujourd'hui,
de lutter. Pourquoi doit-on se battre? Contre quoi doit-on se battre?
Je pense que c'est quelque chose dont le mouvement étudiant a
beaucoup souffert. Quand on y pense, c'est un déclencheur presque
anecdotique qui est à l'origine de tout ça, quelque chose de très
valable, mais ultimement, qu'est-ce qu'on revendique, qu'est-ce qu'on
refuse? La réponse n'était pas claire en 2012 et elle ne l'est pas
plus aujourd'hui. Et tant qu'on n'énonce pas clairement les raisons
pour lesquelles on se bat et les ennemis contre lesquels on se bat,
c'est très difficile de mener un combat à terme»
(Chantal
Guy, La Presse, 30 janvier 2017). Les historiens savent que les
grands événements sont souvent déclenchés à partir d'un geste banal, voire même insignifiant : le chasse-mouche frôlant
la figure du consul français a entraîné la conquête
militaire et l'occupation de l'Algérie pour 132 ans; un bout de
papier froissé cueilli dans la poubelle de l'attaché militaire
allemand à Paris a suffi à déclencher l'Affaire Dreyfus et
l'assassinat de l'émissaire Jumonville s'est achevé dans la
conquête de la Nouvelle-France par les Anglais. La hausse des frais
de scolarité, de même, a fini par sceller le sort du gouvernement Charest.

![]() |
Uli Edel. La Bande à Baader, 2008 |
Les
variations liées à la relativité des contextes historiques
apparaît déjà au Québec dans la lecture que les réalisateurs
font du film avant et depuis l'attentat à la mosquée de Sainte-Foy
(29 janvier 2017). La vieille impression que le Québec semble exclue
de la menace de la violence vient une fois de plus se démentir. Les
Québécois sont violents avait démontré Marc Laurendeau il y a un
demi-siècle. Tout comme les autres peuples de la terre, le crime
politique n'y est pas inexistant. Il ne l'est que dans la propagande, où,
comme sa némésis soviétique dans le temps, les démocraties
libérales considèrent la violence politique comme relevant de la
déraison
et
enferment dans ses asiles ceux qui commettent des crimes à caractère
politique. Le caporal Lortie s'est fait oublier depuis la fusillade à
l'Assemblée nationale après avoir été suivi par un Psy Squad;
Richard Henry Bain a montré que des armes entre les mains d'un fou
devenait un instrument politique dangereux, selon la cible qui était
visée et non l'humeur de l'assassin. Du jeune Bissonnette,
l'important est de le faire oublier le plus rapidement possible pour
inscrire, contre la laïcité, le droit du port de signes religieux
dans les institutions québécoises, ce qui est de fort mauvaise
gouvernance de la part «d'un soi-disant bon père de famille». Des
intellectuels organiques, comme Charles Taylor, le chantre du multiculturalisme, s'empresse d'apporter son aval à la décision. Les protagonistes du film Ceux
qui font les révolutions... doivent
en subir aussi les contre-coups. Rappelant un précédant film des
réalisateurs, Odile Tremblay écrit : «Par
surcroît, l’attentat de Québec fait surtout penser à Laurentie,
le précédent film du tandem (2011) sur la dérive identitaire d’un
Québécois de souche pris
de haine pour son voisin immigrant»
(Le
Devoir, 11 février 2017). Et Chantal Guy de guère faire mieux :
«On
pourrait croire que ce film sort à un très mauvais moment, alors
que le Québec vit l'un des plus tragiques attentats de son histoire,
un attentat motivé par la haine raciste qui révèle un fossé
effrayant. Mais, au contraire, peut-être nous montre-t-il
précisément ce qui est en train de pourrir derrière tous les
débats actuels. Ce film, qui s'inspire d'un moment précis et qui
arrive à un moment précis, ne sera pas daté dans notre
cinématographie. Il fera date»
(Chantal
Guy, 3 février 2017), autre formule tendancieuse. Ceux
qui font les révolutions... montrent
l'innocuité de la violence comme stratégie de conscientisation
politique. Les références à l'identité ne sont pas négatives,
prêchées contre l'étranger, mais plutôt axées sur le constat
historique hérité de Jean Bouthillette : Qui prétend porter
plusieurs identités se condamne à la schizophrénie ou à l'absence
d'être. On ne peut imaginer conscience plus malheureuse.


COMMERCIALISATION
Il
n'y a pas que la relativité politique qui risque de modifier
l'interprétation rétrospective du film. Le succès commercial n'est
peut-être pas étranger à la hargne qui s'exprime envers le film
parmi les militants étudiants. Il est clair qu'on fait de l'argent
sur le dos du mouvement : «En
salle depuis une semaine, le brûlot de Mathieu Denis et Simon Lavoie
Ceux
qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un
tombeau,
couronné meilleur long métrage canadien au Festival de Toronto,
s’est ancré au Printemps érable de 2012, pour mieux s’en
abstraire. L’action principale trouve son souffle quatre ans plus
tard, quand de jeunes révolutionnaires, frustrés, ivres de colère
et prêts à tout, refusent d’abandonner la lutte» (Odile
Tremblay, Le Devoir, 11 février 2017). Dire que le film est «ancré
au Printemps érable..., pour mieux s'en abstraire», c'est
une maladresse qui déjà éveille l'impression d'une récupération
commerciale du mouvement. Alors que les réalisateurs s'obstinent à
dire que le rapprochement avec 2012 ne se confond pas avec ce que
vivent les personnages du film. Par contre, la publicité et le racolage
médiatique profitent de la célébration des cinq années pour mousser
la publicité du film. Un film que les militants critiquent et
refusent. Par le fait même, il devient le centre d'une polémique
faussée dès le départ par les publicitaires et les journalistes ou
critiques.
C'est
ainsi que le perçoit la militante Camille Robert : «Ce
long métrage, ce sont les révoltes imaginées de ceux qui ne
militent pas. Le scénario trahit une piètre compréhension des
mouvements sociaux, étudiants comme révolutionnaires, et un travail
de documentation bâclé de la part des réalisateurs. Les actions
des quatre jeunes demeurent essentiellement des actes de violence
individuels (bousculade pendant l’assemblée générale, agressions
physiques contre les parents, automutilation), ce qui rompt avec les
attaques contre les symboles (banques, multinationales, postes de
police) généralement privilégiées par les militant.e.s
anarchistes ou révolutionnaires. Ces choix ne sont pas anodins, et
mènent à une certaine condamnation implicite du militantisme des
personnages. La scène du restaurant — où deux jeunes observent et
insultent à travers une vitrine une clientèle fortunée savourant
un repas — est en cela évocatrice du point de vue de Denis et
Lavoie, qui sont ceux confortablement attablés et indifférents aux
réalités militantes»
(Le
Devoir, 8 février 2017). Sur ce point, elle rejoint ceux parlant de
militantisme
par
procuration. En
ce sens, il est possible d'inverser les intentions – et les
résultats – des réalisateurs. Ces renversements peuvent être
tendancieux, comme on l'a vu chez certains de nos critiques
journalistiques, ou tout simplement liés à l'incompréhension du
parti-pris
esthétique de l'œuvre : «Dénudé
de ses prétentions révolution-
naires, Ceux qui font les révolutions à moitié n’est pas un hommage à celles et ceux qui ont “fait 2012”, mais un détournement vide qui présente les quatre militant.e.s comme des désœuvré.e.s au discours désarticulé et aux moyens d’action invraisemblables. Le misérabilisme est poussé jusqu’à les présenter nus, vivant dans l’obscurité, sans électricité et pratiquement coupés de tout lien avec le monde extérieur. Ainsi, ce récit contribue à une stigmatisation des militant.e.s de gauche en les insérant dans une caricature fade et superficielle» (Camille Robert, Le Devoir, 8 février 2017). L'attentat à la mosquée de Sainte-Foy comme la perception d'une récupération du mouvement étudiant pour des intérêts personnels sont des écueils qui font dévier le film de sa portée réelle. La pureté révolutionnaire des protagonistes se voit éclaboussée par des actions extérieures au film. De part et d'autre de la barricade, on estime, avec Saint-Just, que «la confiance n'a plus de prix lorsqu'on la partage avec des hommes corrompus». Comment peut-on vivre, depuis 2012, avec une confiance dans des hommes corrompus sinon qu'on accepte, cyniquement, la corruption au risque de l'abus de confiance. Telle est la raison qui explique que malgré le dégoût que les Québécois ont pour le gouvernement Couillard, comme il persiste majoritairement dans le choix électoral. Les Québécois se satisfont d'être des citoyens cocus-contents afin de jeter le voile sur tous les dérapages de l'idée angélique qu'ils se font d'eux-mêmes.

naires, Ceux qui font les révolutions à moitié n’est pas un hommage à celles et ceux qui ont “fait 2012”, mais un détournement vide qui présente les quatre militant.e.s comme des désœuvré.e.s au discours désarticulé et aux moyens d’action invraisemblables. Le misérabilisme est poussé jusqu’à les présenter nus, vivant dans l’obscurité, sans électricité et pratiquement coupés de tout lien avec le monde extérieur. Ainsi, ce récit contribue à une stigmatisation des militant.e.s de gauche en les insérant dans une caricature fade et superficielle» (Camille Robert, Le Devoir, 8 février 2017). L'attentat à la mosquée de Sainte-Foy comme la perception d'une récupération du mouvement étudiant pour des intérêts personnels sont des écueils qui font dévier le film de sa portée réelle. La pureté révolutionnaire des protagonistes se voit éclaboussée par des actions extérieures au film. De part et d'autre de la barricade, on estime, avec Saint-Just, que «la confiance n'a plus de prix lorsqu'on la partage avec des hommes corrompus». Comment peut-on vivre, depuis 2012, avec une confiance dans des hommes corrompus sinon qu'on accepte, cyniquement, la corruption au risque de l'abus de confiance. Telle est la raison qui explique que malgré le dégoût que les Québécois ont pour le gouvernement Couillard, comme il persiste majoritairement dans le choix électoral. Les Québécois se satisfont d'être des citoyens cocus-contents afin de jeter le voile sur tous les dérapages de l'idée angélique qu'ils se font d'eux-mêmes.
La
douloureuse tragédie du film réside dans l'impossibilité de la
voie révolutionnaire. D'un côté, il y a la violence qui finit
toujours par s'imposer, comme elle le fit en 2012, avec la répression
policière suivie de la répression judiciaire. La révolution est un
mouvement que l'on n'arrête pas. La Révolution française comme
la
Révolution russe, une fois sur leur lancée, ont consommé en peu de
temps beaucoup de révolu-
tionnaires. Personne n'était prêt – et personne n'est prêt, présentement – au Québec pour se lancer dans ce type d'aventure qui nous est complètement étranger. Véronneau rappelle que : «Dans les années 1970, des militants, des critiques et des professeurs d’extrême gauche québécois s’en prenaient aux films politiques et sociaux pour en dénoncer le point de vue — pas assez anticapitaliste, pas assez socialiste, trop social-démocrate, trop récupérateur — ou pour dire ce qu’aurait dû être le film, ce qu’on aurait dû y retrouver. Cette même tendance se voit
encore
avec le film de Lavoie et Denis. S’y greffent ceux qui ne
comprennent pas les critiques positives parues jusqu’à ce jour,
certaines même dithyrambiques (Helen Faradji le qualifiant de
meilleur film québécois à Radio-Canada)»
(Le
Devoir. 13 février 2017). Ici, plutôt que Saint-Just, c'est vers le
Girondin Vergniaud qu'il faut se tourner lorsqu'il s'adressait :
«Citoyens,
il est à craindre que la révolution, comme Saturne, ne dévore
successivement tous ses enfants et n'engendre enfin le despotisme
avec les calamités...»
Et, effectivement, la Révolution française s'acheva avec l'aventure
impériale très sanglante de Napoléon tout comme la Révolution
russe s'acheva dans les carnages commandées par Staline. Vergniaud
lui-même fut décapité moins d'un an avant Saint-Just. La
Révolution est un engin qui carbure au sang humain et des
populations dont le poids démographique pèse peu sur le territoire
n'a pas intérêt à s'engager dans la lutte révolutionnaire armée,
comme l'ont démontré les troubles de 1837-1838.

tionnaires. Personne n'était prêt – et personne n'est prêt, présentement – au Québec pour se lancer dans ce type d'aventure qui nous est complètement étranger. Véronneau rappelle que : «Dans les années 1970, des militants, des critiques et des professeurs d’extrême gauche québécois s’en prenaient aux films politiques et sociaux pour en dénoncer le point de vue — pas assez anticapitaliste, pas assez socialiste, trop social-démocrate, trop récupérateur — ou pour dire ce qu’aurait dû être le film, ce qu’on aurait dû y retrouver. Cette même tendance se voit

De
l'autre côté, la réaction thermidorienne finit dans la corruption
et le conformisme social. Elle assure une paix passive,
végétative, repliée sur la routine du quotidien, l'ennui et le divertissement obsessionnel. Avec le temps, l'angoisse psychique suscite
d'autres formes de réactions violentes ou haineuses. Ce n'est pas
l'appel révolutionnaire qui a mené aux attentats de Polytechnique,
de Concordia, de Dawson ou de la mosquée de Sainte-Foy, mais la
résilience épuisée de la société thermidorienne québécoise qui
ne sait plus que distinguer des menaces et se montrer incapable de se prémunir contre ses ressentiments, ce qui risque de dégénérer en actes de violence
gratuits. Cette longue fatigue, d'abord entretenue par la domination
cléricale durant plus d'un siècle puis relayée par les industries
culturelles qui assurent à la fois profits et amusements,
s'achève à la Place des Spectacles, véritable nécropole de danses macabres où les
gigs,
alignées le
long du mur de l'édifice de la Place des Arts, attendent, comme
les Statues de l'île de Pâques, leurs prochains visiteurs. Dans un tel
contexte, la morale sadienne s'accommode très bien avec le
multiculturalisme qui n'est qu'un autre nom donné à l'atomisme des
foules et aux mécanismes des masses. Le désarroi des militants
régressés dans leur bunker maternel laisse parfois sortir, la nuit,
un élan de/vers la vie, vite réprimé par l'approche des agents de la
paix. Ces quelques cocktails Molotof lancés vers des cibles qui n'ont de significations que pour les terroristes, hérissent à peine le poil des bras des
thermidoriens qui s'agitent sur la scène animée par le dernier D.J. avant de retomber dans leur profond coma diabétique. Le film nous laisse d'ailleurs sur l'espérance sincère des réalisateurs lorsque Roxane (Giutizia) débarrasse les objets qui obstruaient la fenêtre donnant sur le vestibule, laissant une lumière franche envahir la cuisine. Est-ce un geste de vaincue qui accepterait finalement la résilience à la société thermidorienne (à l'exemple des révolutionnaires de la génération des boomers), ou tout simplement la possibilité de continuer la révolution par une attitude et une action alternatives à la fois à l'embourgeoisement et aux actes sanglants? Si Saint-Just vivait aujourd'hui, retournerait-il à la politique ou ne s'engagerait-il pas plutôt dans une voie alternative? Comme tourner des films par exemple⌛

Montréal
16
février 2017
Marc Fiset Je n'ai pas vu le film, ça viendra ! Ton propos (long et exigeant tout en contraste avec le « twittisme » ambiant), m'interroge à plusieurs niveaux sur ce qu’est la révolution ?
RépondreSupprimerD’abord sur le bien-fondé de la révolution puisqu'elle tue, les révolutionnaires au premier chef. Est-ce humain de vouloir changer le monde au point d'entrevoir lucidement sa propre mort ?
La violence comme moyen de se faire entendre est-elle aujourd’hui toujours de mise ? « Désormais, il était écrit dans les astres que le processus d'indépendance du Québec se ferait en dehors de tout recourt à la violence. » écris-tu alors que je ressens dans ton propos un brin de nostalgie. N’est-ce pas mieux ainsi ? Je veux dire sur le plan humain. N’est-ce pas une évolution documentée de la façon dont les rapports de force ont évolué au fil des âges ? Il y a beaucoup d’autre façon de faire résistance, de développer des rapports de force qui s’attaquent aux biens et symboles des possédants qui mènent à des succès. Par contre ces succès ne sont pas révolutionnaire.
Le cycle révolution/thermidor semble évacuer l’apport des mouvements sociaux qui perdurent dans le temps et, malgré l’ère de liquéfaction ambiante, arrivent à faire poindre quelques lumières ici et là. Et cela sans compter tous ceux qui s’organisent autrement, qui sont justement résilient et qui parfois peuvent offrir une voie de contournement à grande échelle (ex. : les coopératives). De mettre tous les résilients dans le sac du petit-bourgeois réformiste me pose problème. C’est un jugement moral qui ne valorise que l’idéal révolutionnaire.
Et donc qu’elle est cet idéal ? Celui du grand soir, alors que victorieux du capitalisme nous nous retrouverions comme par enchantement au paradis ? D’une part que fait-on de la condition humaine ? Et d’autres part qui a eu l’expérience que l’arrivée peut combler tous ses besoins / désirs ; hormis les bouddhistes ; mais encore ceux-là n’arrivent pas, ils cheminent dans la béatitude. Que pouvons-nous faire d’autre entre la naissance et la mort que de cheminer ? Et dans une perspective sociale et politique de cheminer ensemble ? Ça n’exclut pas les luttes nécessaires contre l’oppression et les foires d’empoignes occasionnelles. On se bat pour des idées (bien qu’avec les changements climatiques l’idée c’est notre survie) et que celles-ci n’ont de valeurs que lorsque partagées par une majorité.
Il n’y a pas de solution finale, comme il n’y a pas de sens à la vie. Nous cherchons notre voie, dispersés dans le clair-obscur. Il n’y a qu’un seul moyen de faire sens, c’est de partager ce sens et donc de progresser ensemble. C’est dans une certaine mesure l’utopie de Québec solidaire mais ça c’est un autre débat ;-)
Jean-Paul Coupal Merci Marc de ton commentaire que je trouve très riche par ses questions et ses observations que je partage en général. Il y avait un slogan fort populaire, il y a longtemps : Mourir debout ou vivre à genoux. Il illustre assez bien l'alternative, sans doute simpliste, qui s'offrait au monde. On s'habitue, à la longue, à vivre à genoux et à se croire heureux. Je pense que c'est ce qui révolte le plus le quatuor du film et que la résilience essaie de cacher. Car vivre à genoux suppose que beaucoup de choses embarquent sur le dos : le travail sous-payé; l'excitation à la consommation, les hypothèques dues; les factures à payer à tous les mois; l'interdiction de crier sa révolte contre les abus fait sur son dos et j'en passe. Alors on cherche des consolations, et toujours plus de consolations. Ainsi, la condition humaine apparaît vite infernale et il faut des "tranquillisants" ou autres narcotiques pour la supporter. 1/2
SupprimerLe choix révolutionnaire s'impose (la force des choses) tant il signifie au départ une rupture pour viser une autre harmonie. Évidemment, ceux qui bénéficient de la situation ante se refusent et alors la violence entre vite dans la balance. Qui détient les forces de l'argent, des lois et de l'armée finira par l'emporter? Et tout ça n'est jamais évident au départ du succès. Il n'est pas sûr que si Saint-Just avait su que la révolution à laquelle il appartenait allait se terminer dans une déroule de Russie, qu'il l'aurait encourager. Pourtant, élève d'Aristote, il dit quelque part que la dictature devient l'exit naturel des révolutions. Et la dictature qui terrorisait le plus était celle que Tocqueville reconnaissait en Amérique : la pensée unique, plus terrifiante que n'importe quel tyran! Or, avec l'économie néo-libérale et les communications électroniques universelles, nous y arrivons, à travers cette situation appelé la mondialisation.
SupprimerLa scène finale du film porte cet espoir dont tu parles. On débouche la fenêtre et on laisse entrer la lumière. Que fera le trio désormais? C'est une invitation à trouver une troisième voie. Elle apparaît d'ores et déjà individuelle et pour les réalisateurs, réfléchir sur l'impasse révolutionnaire face à l'unanimisme réactionnaire (résilient) - d'où l'importance de la phrase de Lassalle : Le peuple ne sait pas qu'il est malheureux, nous allons le lui apprendre -, exige une nouvelle "pédagogie" qui n'est pas le vandalisme ni le terrorisme.
Les solutions alternatives, comme le coopératisme, était une solution propre à l'ancienne société québécoise catholique car elle était liée organiquement à la pratique communautaire du catholicisme. Dans une société où le capitalisme, en tant qu'idéologie, à banaliser toutes autres formes de pratiques, les coopératives qui survivent finissent toujours par dépendre de cadres capitalistes et se transforment elles-mêmes, en institutions capitalistes. Le sort des Caisses populaires Desjardins illustre cette observation. Depuis que les grandes centrales syndicales ont déplacé les cotisations du fonds de grève à des Fonds de solidarité FTQ ou CSN, le syndicalisme creuse sa propre tombe au profit d'entrepreneurs qui sont obligés de se développer en usant des mêmes moyens que leurs anciens ennemis pour survivre au détriment de leurs travailleurs. On finit toujours par retomber à genoux et à voir notre dos amasser les traites.
Le seul avantage de Thermidor, c'est qu'il assure les acquis partiels de la Révolution, les acquis qui permettent de repartir sur la société modernisée au niveau des lois et des institutions. La Révolution tranquille a duré de 1960 à 1976 environ, le gouvernement Lévesque a fini par compléter ce que la défaite du gouvernement Lesage avait laissé en suspend. 1980 a marqué le choix vers la voie de la réaction, de la résilience avec promesse de faire un dernier pas - promesse qui ne s'est pas tenue en 1995. Aujourd'hui, plus personne ne croit en cette promesse qui sert d'attrape-nonos afin de porter un parti plutôt qu'un autre au même type de gouvernance. Il en va de même pour les idées socialisantes avec la débandade des partis comme le P.S. français, le NPD et Québec Solidaire. Le défi historique est désormais de trouver, comme des explorateurs polaires, cette troisième voie, et nous restons l'oreille tendue...