LES ÉVÉNEMENTS D'OCTOBRE
L'amplification des mots, des images, des slogans atteint un niveau qui
dépasse la réalité, sinon l'entendement. Toute la journée du 22 octobre 2014, comme aux jours bénis
du 11 septembre 2001 où les
média ont découvert que les bulletins d'information
pouvaient être aussi du grand spectacle, les réseaux de télévision n'ont cessé de montrer en
boucles les rares prises de vues de l'attentat commis au Parlement d'Ottawa. À entendre, à voir les
journalistes se pâmer sur ces événements, malheureux certes, j'avais
l'impression de me retrouver au moment d'un désastre universel. Patrice Roy, à
Ici Radio-Canada, ne cessait de répéter qu'aujourd'hui marquait «la perte
de l'innocence» du Canada. Et des Canadiens, va sans dire, car le Canada
sans les Canadiens, ça n'existe pas. Bien entendu, personne ne se demandait
depuis quand le Canada était un pays «innocent», lui qui n'a cessé de fabriquer
des armes, dont les terribles mines anti-personnelles, pour les vendre aux
acheteurs du monde entier. Mais, reconnaissons-le, ce n'était qu'une des sottises
lancées sur les ondes et il dut y en avoir beaucoup que j'ai manquées tout au long de cette journée.

Tel fut l'interminable spectacle avec lequel on nous a gavé pour susciter
colère, révolte, indignation, mais rien de véritablement critique ou
d'intelligent. Seulement des «émotions à fleur de peau», comme le promet
la publicité du Théâtre Jean-Duceppe! Après tout,
toute cette agitation était-elle si différente d'un téléroman? Qu'a-it-on vu? Qu'a-t-on entendu? Beaucoup de
bruits, beaucoup de rumeurs. On a sans cesse recrée le fil
des événements. Un peu passé 10 heures
du matin, voici un type chevelu avec un foulard palestinien dissimulant la
moitié du visage. Il tire - on apprendra plus tard qu'il l'a tué - un soldat
qui fait la garde d'honneur devant «le plus noble monument» d'Ottawa,
comme dira en soirée le Premier Ministre Harper. Puis, du cénotaphe à la
mémoire du Soldat Inconnu, le voilà qu'il pénètre par la grande porte du
Parlement fédéral en déchargeant son arme d'épaule. Il blesse un gardien de
sécurité à la cheville. Plus tard, on verra les agents de la Gendarmerie Royale
du Canada entrer et suivre le grand corridor qui mène à la bibliothèque du
Parlement. Là, on entend une véritable mitraille que l'écho des colonnes
néo-gothiques de l'édifice répercute comme si
on était en plein champ de tirs. Le quidam est finalement abattu par un sergent d'armes. Dans les faits, rien de plus. Tout le reste
n'est que bavardages. Tantôt, l'assassin a un, puis deux complices. On entend des
coups de feu dans un centre commercial tout proche. Tous les édifices de la
colline parlementaire sont invitées à se barricader et à ne laisser ni entrer,
ni sortir personne. Ottawa est à toute fin pratique une cité assiégée.


Évidemment, Patrice Roy n'en sait pas plus que ses téléspectateurs. Il a
avec lui des invités, journalistes ou
c
ommentateurs, qui remplissent le temps,
comme au soir de l'attentat contre Pauline Marois. Son vis-à-vis est le
criminologue Stéphane Berthomet - qui a remplacé Michel Juneau-Katsuya, à qui TVA a offert un meilleur contrat et qui a joué le même rôle auprès de Pierre Bruneau -, pour
remplir le vide d'information. Il alterne avec Emmanuelle Latraverse qui étire
le temps en répétant des lieux communs sur la vie parlementaire les mercredis
matins. Pendant ce temps, on voit des policiers, pistolets à la main, courir
dans toutes les directions. On voit des cordons jaunes érigés pour bloquer les
rues. Un journaliste de la maison est pris dans une alcôve - c'est-à-dire
derrière une colonne -, et 
répète ce dont il a été témoin - il a vu le tireur
passer, c'est tout. Enfin, une communication. Avec le trépident sénateur
Pierre-Hugues Boisvenu, qui nous dit qu'il est, avec ses collègues du caucus
conservateur, enfermé dans une salle où les gardiens de sécurité leurs ont dit
de ne pas bouger. On les devine, enlacés, comme ces petits singes en peluche enlacés. Le Premier Ministre Harper a été évacué
dans un endroit protégé, se pressant au plus vite de sortir au point même que
ses propres gardes du corps devaient peiner à le rattraper. Détaler comme des
lapins ou enfermés comme des rats, voici comment les démocrates entendent
mourir pour la patrie.




Évidemment, tant
qu'on aura pas meilleure information, on rappellera les incidents de la veille,
à Saint-Jean-sur-Richelieu, mon patelin d'origine, où un détraqué qui, dans
le stationnement d'un centre d'achat, a
foncé sur deux soldats qui allaient manger un
beigne au Tim Hortons tout à côté. L'un des soldats est mort, l'autre blessé.
Une chasse à l'homme menée par la Sûreté du Québec s'en suit. La fourgonnette
du tueur se renverse dans un fossé, l'abruti sort avec son couteau en lançant
des phrases célébrant Allah! Là encore la police mitraille ce martyre qui doit
s'amuser en ce moment avec les 72 vierges qui le reçoivent au Paradis. Tout
cela est ridicule. Tout cela est pathétique. C'est une programmation de mauvais
goût le plus indigeste qui soit.

Car après tout,
que doit-on comprendre de tous ces événements? Deux convertis à l'Islam; des
fanatiques qui auraient voulu combattre dans l'armée du califat (sic!) de l'État islamique, se trouvent bloqués par la saisie de leur passeport par la Gendarmerie,
décident de pratiquer la guerre en tuant des soldats ici même, au
Canada. Ils sont frustrés de ne pouvoir rejoindre ces
tueurs, ces assassins, ces psychopathes du monde entier rassemblés en Syrie et en Irak, qui violent,
qui mutilent, qui torturent et qui massacrent présentement les Kurdes pour la vérité d'Allah - qui est,
comme par coïncidence -, la leur. Aussi, isolés dans leurs ressentiments
personnels, ils décident de tuer des pions. Car, disons-le, le soldat qui s'en
va prendre son café Tim Hortons ou le pion placé symboliquement devant le
cénotaphe ne sont rien dans l'ensemble des forces qui confrontent le pays avec
la situation internationale. C'est sans doute triste et épouvantable pour les
parents et amis des deux victimes, mais politiquement, cela n'empêchera rien de
rouler comme à son ordinaire.



Il est inutile de
chercher l'action d'un quelconque réseau derrière tout cela. Ces têtes brûlées
n'agissent que par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Comme dans un jeu de dominos, ils s'encouragent les uns
les autres. Il est certain que le gouvernement Harper, avec son goût pour le
militarisme et les
terroristes, a tout intérêt à monter l'affaire en épingle et souhaiter la prolifération de cette peste islamique.
Une mitraillade au Parlement, ça vaut mieux qu'un coup de pied de Magnotta! Et
pourtant! Nous sommes bien loin des trois morts et des treize blessés de
l'attentat du caporal Lortie au Parlement de Québec, le 8 mai 1984. À part le
soldat tué devant le cénotaphe et le gardien de sécurité blessé, il n'y a pas
eu d'autres morts que l'assassin. Et pourtant! En 1984, on ne disait pas que le
Québec «sortait de l'innocence»!

![]() |
Patrice Vincent, frappé mortellement à St. Jean-sur-Richelieu |
![]() |
Nathan Cirillo, tué devant le Cénotaphe d'Ottawa |
Il y a un art de
la terreur. Les États procèdent généralement par des mesures extraordinaires;
policières, militaires, judiciaires mais toujours arbitraires. La Terreur rouge comme la Terreur blanche
sont des terreurs d'État. Mais le vrai terrorisme individuel est celui,
imprévisible, ciblé, stratégique. Voilà pourquoi j'ai toujours admiré ces
anarchistes du tournant du XXe siècle qui ne niaisaient pas avec le puck. Entre
1890 et 1910, des rois, une impératrice, des premiers ministres, deux
présidents de République sont
assassinés par des anarchistes isolés. Ces chefs d'État aussi
étaient entourés d'une forte sécurité, protégés souvent par des cotes de
mailles, isolés des foules. Pourtant, des individus souvent chétifs, parfois tuberculeux
comme les deux assassins de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo en 1914,
sociopathes le plus souvent, parvenaient à toucher leur cible avec une arme
relativement facile à dissimuler. Voilà pourquoi les chefs d'État n'étaient
jamais sûrs lorsqu'ils sortaient pour se rendre à une séance du Parlement, à un
garden party ou tout simplement en rentrant chez eux le soir, se demandaient s'ils y
arriveraient vivants! Si, aujourd'hui, il est si facile de sauter la clôture
entourant la Maison Blanche ou d'entrer dans un parlement, aucun président ni
premier-ministre n'est tombé sous les balles d'un terroriste ou la lame d'un
djihadiste.

Voyez ces fiers
anarchistes à l'œuvre! Caserio qui quitte la file contenue des spectateurs, parvient à
poser le pas sur le marche-pied du landau présidentiel et plonger son poignard
dans le corps du président
Sadi-Carnot à Lyon en 1894. Un coup parfait. Et
Czolgosz, le pistolet dissimulé dans son mouchoir sensé couvrir une blessure à
la main, tirer dans le bide du gros président McKinley. Pas de niaisage là non
plus! Les cibles étaient visées par les assassins. Parfois, il s’agit de pur
hasard, comme lorsque, déçu de ne pouvoir trouver de cible célèbre, Luigi
Lucheni, bouscule l’impératrice Élisabeth, sur un quai à Genève, la poignardant
au cœur. La victime ne s’est aperçue qu’à bord du bateau qui avait quitté le
quai qu’elle était en train de se vider de son sang! Bien sûr, le petit ouvrier
Lucheni n’était qu’un obsessif, mais son crime n’en était pas moins politique.
Le roi Humbert Ier d’Italie est abattu, non par un Italien de chez lui, mais
par un Italien venu expressément des États-Unis, du New Jersey plus précisément, Gaetano
Bresci. Derrière tous
ces «fous» demeurent pourtant des vengeurs de
l’oppression des classes laborieuses, des lois anti-sociales, ou du moins
anti-socialistes. Et le Canada? Épargné dans son innocence? Nenni. il a fallut
qu’un fenian, Patrick James Whelan, pour se glisser derrière Thomas d’Arcy McGee -
l’un des Pères de la Confédération! - et lui tirer une balle de pistolet dans la
nuque pour que le premier acte terroriste contemporain se déroule au Canada. Il
mourra dans les bras de John A. Macdonald qu’il venait à peine de quitter.
D’ailleurs, tout au long de cette journée du 22 octobre, on pouvait voir les
policiers tournoyer autour de sa statue érigée sur la colline parlementaire!
Évidemment, aujourd’hui, personne ne pensait à lui pour rappeler qu’il s’est
commis des actes de terrorisme au Canada (souvent visant un ambassadeur
étranger, tel celui de Turquie par un Arménien, il y a quelques années)!
C’était nouveau. C’était inusité. C’était enlevant. Il se passait enfin quelque
chose de sérieux à Ottawa.

Cette inhabilité s’était déjà vue lors des
événements d’Octobre 1970. Pouvez-vous m’expliquer qu’allait faire cet imbécile
de Lanctôt avec ses jeunes petits-bourgeois du groupe terroriste F.L.Q. (Front de Libération du
Québec) en allant enlever un attaché
commercial de bas niveau? Dénoncer le symbole de l’oppres-

sion britanni-
que? Voyons
donc! Dans ce cas-là on enlève un consul ou un ambassadeur, comme il se faisait
en Europe ou en Afrique du Nord lors de la décolonisation! Un attaché
commercial, c’était peu risqué pour nos terroristes d'opérette. Les
terroristes québécois sont un mélange paradoxal de courage et de couardise, à
l’image de tous les oxymorons baroques qui caractérisent tant notre peuple. Courage,
car ça en prend pour foncer sur deux soldats et entraîner derrière soi une
cohorte d’autos-patrouilles en sachant qu’on ne sortira pas vivant de cette
situation, comme «Ahmad» Rouleau! Mais il faut être en même temps peureux pour
ne pas cibler rien de mieux que deux soldats allant aux beignes!

Un terroriste intelligent sait qu’on ne frappe
pas une population au cœur, et encore moins un État. Car l’État n’a pas de
cœur. Il est ce «monstre froid» dont parlait Nietzsche! Voilà pourquoi les
dictateurs, les faiseurs de pronunciamiento ou les commanditaires de coups
d’État, depuis Jules César jusqu’aux généralissimes Franco et Pinochet, ces
Dupond-Dupont de la torture sadique, savent qu’un État, ça se décapite. C’est
la tête qu’il faut viser. Les bourgeois de la Révolution anglaise comme de la
Révolution française ont obtenu l'abaissement du despotisme avec les têtes de Charles Ier et de
Louis XVI; Lénine et les Soviétiques ont fait assassiner froidement le Tsar et
toute la famille impériale. Nos anarchistes, plus haut, ne visaient pas des
soldats ou des policiers, mais des rois et des présidents. Certes, la réaction
ne se faisait pas attendre. Après l’assassinat de Sadi-Carnot, le nouveau
président français, Casimir-Périer, fit voter les lois intolérables; le nouveau
président, Théodore Roosevelt, qui succéda à McKinley, fit régner la terreur de
son gros bâton contre les organisations syndicales et anarchistes, comme
l’International Worker of the World, l’I.W.W. Macdonald ne s’inquiétait pas
d’une rébellion populaire des Canadiens puisque Phelan avait tué
McGee parce
qu’il l’accusait d’avoir trahi la cause de l’indépendan-

ce irlandaise. Les
événe-
ments d’octobre 1970 ont créé une situation qui a sidéré les Québécois
pour les cinq années suivant les grandes rafles de l’hiver 70. Mais en 1976,
ils portaient un gouvernement indépendantiste au pouvoir. Ce qui est venu
après, c’est une autre histoire.
Voilà pourquoi je dis que nous assistons depuis
quelques jours à un ensemble de gestes erratiques, sans aucune véritable
planification d’une
quelconque organisation occulte. La facilité avec laquelle
Stephen Harper lui-même a laissé les Canadiens s’équiper d’armes d’épaule, en relâchant le cordon du registre des armes à feu, le sert
maintenant, même si un malheureux soldat y a perdu la vie. Les coupures de
financement aux services policiers a également permis à Rouleau de s’enfuir
dans la nature après avoir menti sur un retour sur sa foi islamiste. S’il y a
un responsable de tout ce qui vient de se passer, c’est lui. Ce sont ses politiques,
tant intérieures qu’extérieures, qui ont permis que de tels crimes se passent
sous nos yeux. Ce n’est pas l’innocence que le Canada vient de perdre,
c’est la campagne électorale de l’an prochain que Harper vient de gagner
en misant sur la démagogie des poubellistes de radio, de télévision et de
journaux. Et en cela, tous les Canadiens sont effectivement les perdants⌛

Montréal
23 octobre 2014
Excellent texte encore une fois monsieur Coupal.Tout ça arrange tout ce qui s'appelle force de sécurité et c'est toujours une mauvaise nouvelle.
RépondreSupprimerDaniel D