mercredi 24 juillet 2013

La valeur du speedo dans la culture de la pauvreté


LA VALEUR DU SPEEDO DANS LA CULTURE DE LA PAUVRETÉ

L’un des principaux problèmes de la pauvreté, ce sont les pauvres. Car outre le fait que la pauvreté est une condition économique insuffisante à l’entretien d’une vie, c’est aussi une culture, et une culture de la pauvreté, c’est l’aliénation de la majorité des hommes et des femmes à des rêves qui sont «vendus» par une élite qui s’offre en exemple, à condition évidemment de ne pas la suivre.

Dans les romans du XIXe siècle, écrits par des bourgeois comme Victor Hugo ou Charles Dickens, les pauvres représentaient encore une vision catholique de rédemption. Les classes corrompues par l’argent, retrouvaient dans la pureté et l’innocence de personnages de la caste sous-prolétarienne des comportements héroïques, dignes jadis des récits des chevaliers du Moyen-Âge. Nancy, la généreuse petite prostituée du gang de Figin dans Oliver Twist ou le Gavroche des Misérables sont moins des reproductions de la réalité que des fantasmes bourgeois de la rédemption du monde par la capacité de sacrifice de soi des plus pauvres. Une sorte de christologie laïque. Ce n’est pas un hasard si les grands succès des comédies musicales sont précisément des récupérations à grands spectacles d’Oliver Twist et des Misérables. Moins que des hommages, ce sont des parodies des romans originaux. Un lumpenprolétaire qui se sacrifie, quelle belle conduite pour un esprit bourgeois! Du mélodrame. Rien de ces ouvriers grévistes, de ces étudiants manifestants, de ces femmes battues qui se défendent comme ils peuvent. Les deux issus du mythe sont simples. La mort (Nancy, Gavroche) ou la réception dans/par une famille morale (Oliver, Cossette), c’est à dire riche et bourgeoise.

Il ne faut pas oublier que les bourgeois ne viennent pas de l’aristocratie ni de la noblesse, mais bien du petit peuple : des travailleurs, des artisans, de cultivateurs mieux nantis financièrement, de spéculateurs mêmes. Au temps de l'âge industriel, déjà la culture de la pauvreté suivait  et adoptait les valeurs de la culture bourgeoise. À l'époque, la culture de la pauvreté essayait de se hisser, même artificiellement, aux valeurs de la classe dirigeante. Les romanciers de toutes nationalités, au XIXe siècle, racontaient les heurs et malheurs de l’ascension bourgeoise. Du parfumeur César Birotteau de Balzac à Saccard de Zola, pour ne prendre que la tradition française. En même temps, il était possible de mesurer l’évolution des mœurs et des valeurs de la classe bourgeoise qui allaient de la honte morbide des dettes chez Birotteau à l’impitoyable «curée» que Saccard exerçait autour de lui, à commencer par son fils et sa femme. Or, en s'inspirant de la culture bourgeoise, les pauvres s'efforçaient de hisser leurs valeurs, de prendre des modèles, de se donner des exemples de conduites morales. Or, c’est dans cette dégradation morale du comportement bourgeois, au fil de l’ascension de la richesse, que nous pouvons voir comment le modèle bourgeois est devenu le rêve pitoyable des pauvres, la base même de la culture de la pauvreté. Rendu à l’âge post-industriel, la culture de la pauvreté reste la récupération des rêves bourgeois, même si ceux-ci sont de la pire vulgarité. Et encore mieux lorsqu’ils sont de la pire vulgarité, ils rejoignent le fonds commun qui unissait jadis bourgeois et apprentis ou paysans pauvres.

Des romans comme ceux de Balzac, de Dickens, de Hugo ou de Zola concluent, bien avant Darwin mais en toute conformité avec l’enseignement de Machiavel, que l’ascension sociale dépend de deux facteurs : la force (le lion) et la ruse (le renard). La femme, l’argent, la réputation, le pouvoir (politique), l’intimidation, sont les buts de cette lutte que le darwinisme social, dénaturé de la pensée originale de Darwin, associe aux succès du fittest et du brightest. Cette morale simpliste se dément de nos jours par des procès aussi célèbres que celui d’Éric et Lola (en fait le clown de l’espace, Guy Laliberté), où on constate que si fittest et brightest que soit l’avaleur de flammes devenu millionnaire du cirque, ses déboires conjugales, la dépression économique, la réputation entachée, l’impotence et l’intimidation dérisoire (qui a obligé les journalistes à ne pas révéler son nom durant l’affaire) ne sont que de la poudre aux yeux. Combien de biographies d’hommes riches et célèbres faut-il donc lire pour ne pas constater qu’on en arrive toujours à la même finale : il meurt malheureux, seul, étouffé dans sa richesse et méprisé de tous.

Or, c’est un tour de force sadique que de faire partager ce rêve aux malheureux de la terre. La fable - car c’est devenue une fable de La Fontaine - des Lavigueur en est un exemple. Tout commence par une série de coïncidences pour le moins burlesque (on en trouve des identiques dans les films de Charlot et de Laurel & Hardy, etc.) : billet de loto acheté, billet gagnant, billet perdu, billet retrouvé. Du vaudeville, on passe rapidement au mélodrame avec la mort de la mère, l’initiatrice du bingo familial, qui meurt avant même de voir l’argent. Puis, au moment du triomphe, le père Lavigueur veut s’acheter un «truck de bière», faire des voyages dans le sud, s'acheter une maison de riche kitch où il boira ses caisses de bière en camisole. C'est ainsi que le monde de la loto s'engraisse de la culture de la pauvreté. Ce n’est pas parce qu’on devient riche qu’on cesse d’être pauvre, et c’est là toute la morale de la fable. Tout le reste n’est qu’une suite où alternent le burlesque et le tragique. Tout le monde meurt : par maladie, par suicide, par addiction à la drogue et la seule qui y gagne demeure celle qui s’est équipée d’un salon de coiffure. Rêve également lié à la culture de la pauvreté.

Devons-nous remonter dans le temps? Voici l’un des premiers films de fiction de Denys Arcand, La maudite Galette. Un mon oncle avoue à son fils et à sa bru qu’il a un motton de caché et qu’il voudrait le léguer à ce couple. Pour fêter, tout le monde s’enivre et les brimades fusent de toutes parts, de sorte que le mon oncle part en claquant la porte les avertissant qu’ils ne toucheront pas une cenne de son magot! La bru, digère mal cette menace, appelle ses frères et organise le vol de la maison du tonton, perdue en pleine campagne. Dans une longue séquence qui rappelle les films noirs français d’après-guerre, les apprentis voleurs roulent dans la nuit sur un chemin non éclairé avant d'arriver à la maison. Ils s'emparent du vieillard, le torturent et le tuent. Tout se passerait bien si l’homme de main du couple, considéré comme un demeuré, ne les avait pas suivi. Et commence le jeu de massacre. Tout le monde y passera jusqu’au demeuré et à la bru qui, rendus chez les parents de l'homme de main, s’entretuent pour le magot dans la petite maison pauvre sous le pont Jacques-Cartier, proche du port de Montréal. Dans la marre de sang, le couple de petits vieux s’empresse de ramasser l’argent et de le cacher dans le baril de la lessiveuse à tordeurs. La scène finale nous les montre au volant d'une auto neuve, sous le soleil - comme en clair-obscur avec la longue conduite funèbre de route de campagne de nuit -, sur l’autoroute Bonaventure en direction de la Floride, où ils iront finir leurs vieux jours avec l’argent du crime. Là encore, ce n’est pas parce qu’on devient riche qu’on cesse d’être pauvre.

Et l’on pourrait remonter ainsi jusqu’au roman de Gérin-Lajoie, Jean Rivard. Le célèbre personnage de Claude-Henri Grignon, Séraphin Poudrier, a, lui aussi, pendant près d’un demi-siècle, enseigné quotidiennement, puis de manière hebdomadaire, la même rengaine. Même riche, Séraphin Poudrier maintien une culture de la pauvreté dans son ménage, et sa femme Donalda ne cesse d'implorer Sainte Misère, les colons endettés de boire comme des trous, de forniquer revêtus avec leurs longues jaquettes et bonnets de nuit et le gouvernement de décerner des permis de quêter dans les paroisses. Bref, un avant-goût rustique de nos débauches post-modernes.

Bien sûr, ruse et violence ne se pratiquent pas de la même façon chez les riches que chez les pauvres. Les riches enduisent la matraque de vaseline, leur policiers ajoutent un bottin téléphonique entre la matraque et la tête du matraqué lorsqu’il s’agit d’interroger un gréviste ou un soi-disant activiste. On ne va généralement pas, comme au Chili sous Pinochet ou en Argentine sous les militaires, jusqu'à faire «disparaître» les corps des prisonniers récalcitrants. Ici, pas d’électrodes aux testicules ni de requins dans le Golfe Saint-Laurent pour dévorer des anarchistes revendicateurs. Les requins se prélassent paisiblement dans des spa, à Sagard, ou dans les avions qui trainent des queues de journalistes, de metteurs en scène, d’écrivains, de photographes harnachés derrière une bibitte de Péladeau ou d’Angelil. Avec ces bibittes, les rêves des pauvres deviennent l’équivalent du dicton américain : «n’importe qui aux États-Unis peut devenir président». Quelle que soit la vérité de cette phrase, il faut reconnaître qu'en un peu plus de deux cent ans, il n’y a eu que quarante-trois Américains qui sont parvenus au poste de président des États-Unis, ce qui est assez peu, reconnaissons-le.

Au Québec, la violence que contient la culture de la pauvreté s'exprime de manière plus directe, plus brutale. Pas de vaseline, ici. On y va à bras raccourci. À la violence traditionnelle des «Québécois de souche» se joint des violences de groupes ethniques récemment immigrés. À Montréal, chaque groupe ethnique a sa mafia de petits racketters qui rançonne ses marchands, ses fonctionnaires, ses syndicats. Les jeunes ne rêvent plus de devenir comme ces vedettes du hockey, Maurice Richard ou Guy Lafleur - les jeunes ne les ont pas connus -, mais des superhéros de bandes dessinées! La frustration de pouvoir accéder aux biens de consommations de divertissements les entraîne à devenir, très tôt, petit dealer de drogue, cambrioleur de dépanneur à la petite semaine, en faisant même du «taxage» dans les écoles. Il n'y a pas de petits profits. En retour, la bourgeoisie recrute ces meilleurs fiers à bras pour la protéger. Pour détourner les jeunes noirs de Montréal de la tentation de rejoindre les gangs de rues, on les entraîne afin de devenir de futurs «champions» de boxe - solution que l’on retrouve partout dans le tiers-monde : plutôt que de les voir taper du bourgeois, mieux vaut les voir se tapocher entre eux et parier sur les meilleurs poings -, mais combien, pour la plupart et dans le meilleur des cas, ne finiront-ils pas agents dans une compagnie de sécurité à veiller sur les sacs d'argent des capitalistes? De menace au ventre du bourgeois, on en fera des protecteurs de ce même ventre. Pasolini avait fait bondir les étudiants de Nanterre (je crois) lorsqu'il leur avait dit qu'ils n'étaient pas des prolétaires; que les prolétaires - les vrais -, étaient dans la police qui les avait matraqués en mai 68. Il avait raison.

Si l'on enlève toutes les couches d'hypocrisie et de faux bons sentiments (comme des vrais d'ailleurs), qui enrobent ces solutions partielles, nous nous apercevons que la violence est le point de rencontre des deux classes sociales. Bourgeoisie et classes pauvres se distribuent des codes exclusifs où la violence des uns est confrontée, autorisée ou limitée par la violence des autres. Comme un étau, ce double rapport de forces exerce une pression insoutenable sur l'ensemble de la société, de sorte que les débordements sont constants. Brutalités policières exagérées contre crimes meurtriers dans la petite pègre. Ayant appris à s'en accommoder, les villes font avec. En Europe comme en Amérique. Les programmes de rééducation et de réinsertion des condamnés mineurs ne sont que des solutions incomplètes et cathartiques. Le problème est donné (résolu ou non) au cas par cas, et non par rapport à une stratégie de socialisation. Le discours enrobant toutes ces initiatives sont les mêmes que l’on retrouvait dans les romans bourgeois du XIXe siècle. «Ouvrir une école, c’est fermer une prison», disait Hugo. C’est beau, on y souscrit volontiers, mais dans les faits, ce n’est pas automatique. L’école est une prison comme la prison est une école, et les matières qu’on y enseigne conduisent souvent aux mêmes résultats.

Prisonniers d’une morale manichéenne du bien et du mal, nous classons de même les institutions. L’Éducation, la Justice, le Commerce, l’Industrie, les Finances, la Santé sont de bonnes institutions; l’ignorance, le crime, le vol, l’extorsion, les fraudes et la maladie sont de mauvaises. Mais lorsque l’éducation conduit à limiter la connaissance et à entraver la conscience, ne se livre-t-elle pas entièrement à l’ignorance? N’est-ce pas ce que les ténors de la Révolution tranquille reprochaient à l’éducation «arriérée» donnée par le clergé au temps des Insolences du Frère Untel? Or, le constat, aujourd’hui, reste le même. La connaissance, la conscience se cultivent en dehors des institutions du savoir, et même du haut-savoir. Et la Justice? Quel ministère porte-t-il un titre aussi peu convenant à ce qui s’y donne que celui-là? La vérité, la justice se transigent dans des négociations interminables qui tournent toujours autour de l’argent. La lourdeur du spectacle burlesque et anachronique des procédures des «gens de robes» s’unit au byzantinisme crasse du fonctionnariat juridique qui vise essentiellement non à faire respecter la «loi» quasi sacrée, mais à trouver des fonds dans les poches des accusés et des condamnés. Le Commerce? Encore ne se voit-il pas grever d'un fort manque d'éthique et d’équité, car le commerce inégal qui fait du Québec une colonie du Canada, des États-Unis et de l’Europe à travers la sacro-sainte idéologie du libre-marché se fait toujours au mépris des consommateurs locaux et aux bénéfices des producteurs étrangers, tout comme dans le bon vieux temps du colonialisme. Et l’Industrie? Elle a  déjà été sacrifiée depuis vingt ans, et ce dans tous les domaines : agriculture, transformation, mise en valeur des ressources naturelles. Les Finances sont généreuses des biens des particuliers, mais selon les classes sociales auxquelles ils appartiennent, ce qui signifie qu’il y a beaucoup d’extorsion dans les calculs fiscaux des petits-bourgeois et des salariés et encore plus d'évasion et de détournement fiscal dans le calcul des revenus de la grande bourgeoisie et du haut-fonctionnariat. Enfin, la Santé dont rêvent les bourgeois équivaut à l’immortalité. Et cela se paie. Pour les autres, il s’agit de bien savoir gérer leur maladie et leur mort. Ce n’est pas que ces institutions ne font que du mal, mais elles ne font pas que du bien, et la balance est déficitaire du côté du bien. C'est la différence entre notre Idéal du Moi collectif puisé dans les utopies libérales du XVIIIe siècle et des Lumières et notre Moi idéal qui est celui d'une société où les passions ne se soumettent pas à la raison comme prévu : entre la «richesse de la nation» et «la culture de la pauvreté», comment s’articulent les deux données?

La bonne ou la mauvaise gestion de la richesse dépend de deux variables : qui produit cette richesse et qui gère cette richesse? La pauvreté produit beaucoup de richesse, c’est-à-dire tout ce que la société ne paie pas pour le travail et les services qu’un grand nombre de gens, membres pourtant de la société, lui procurent tout en étant refoulés de la gestion sociale : agriculteurs ayant fait faillite; professionnels non-employés et non protégés suite aux monopoles syndicaux liés par les conventions collectives aux intérêts du patronat et des gouvernants; travailleurs non qualifiés pour des tâches dont ils sont écartés afin de restées inoccupées parce que trop coûteuses à combler; travailleurs autonomes ou saisonniers dont les tâches sont parcellaires et non assimilées au régime de protection sociale. C’est la production de la richesse qui engendre la pauvreté alors que par définition, du moins dans l’esprit d’Adam Smith, c’était tout le contraire qui devait se réaliser. C’était vrai où le capitalisme industriel devenait un capitalisme essentiellement de production. Maintenant que nous sommes dans un capitalisme de consommation, la chose ne l’est plus. Le néo-libéralisme trahit de ce fait la doxa dont il ne cesse de se revendiquer. Plus il y aura de richesses, plus l’appauvrissement cumulera les valeurs de la déchéance, celles du déchet, de la pollution et du gaspillage, de l'abject, et cela, même si le pouvoir d'achat des pauvres s'améliore légèrement. La mal-bouffe n’est pas que pour les riches, elle est surtout pour les pauvres. Les logements surévalués sont abandonnés pour une nouvelle culture des taudis dissimulés dans les demi sous-sols, les derniers étages, les mansardes, les appartements de H.L.M. trop petits, trop inconfortables, trop bruyants pour que quiconque puisse y rester. Ainsi, selon le principe du Québec inc des Bourassa et des Bouchard, le Québec s’enrichit alors que les Québécois ne cessent de s’appauvrir, et ce qui empêche de le voir ressembler à ces photos misérabilistes des années 30, c’est que les familles se sont réduites de 17 à 1 enfant.

De sorte que si les gouvernements successifs sont parvenus à réduire progressivement - et trop lentement - la pauvreté économique sans pour autant la rendre plus viable, cette pauvreté n'avait d'autre choix, la culture populaire traditionnelle étant disparue, que de se donner pour culture que les valeurs d'une culture matérielle strictement limitée aux divertissements. Le désœuvrement des pauvres ramène, par un détour pervers, l'ennui et la désolation qui rongent déjà la culture bourgeoise. Cette culture sans esprit s'abandonne aux mirages de la télévision et de certains gadgets électroniques. L’ère du vide est celle de la culture de la pauvreté soumise entièrement au diktat d’une culture bourgeoise stérilisée déjà depuis un siècle. Les rêves des pauvres ayant toujours été faits des valeurs bourgeoises mais sans les possibilités économiques de pleinement les réaliser, le résultat, aujourd'hui, montre que ces rêves ne sont plus qu'une accumulation de sources de frustrations, de refoulements et de violence généralement retournée contre eux-mêmes. L'espoir toujours cultivé que tout le monde peut réussir dans nos sociétés passe du réel au virtuel et n'engendrera que davantage de psychose, davantage de schizophrénie, davantage de névroses majeures.

C’est la confrontation à ce constat que révèle le vidéo-clip du raper montréalais Alexandro Zapata. No Money No Candy (http://www.youtube.com/watch?v=jPCFPyE-pQU). Vieille locution québécoise qu’on entendait du temps de Duplessis, il est étrange de l’entendre reprise par un jeune montréalais. On a dit beaucoup de mal sur ce vidéo promotionnel. On l’a dit cheap; mal réalisé pour des oreilles faites au rap; sexiste, et un tas de grossièretés qui sortes aussi de la culture de la pauvreté. Certes, rien de comparable à la vidéo de Xavier Dolan. Mais, c’est précisément la différence de milieu qui oppose le vidéo de Zapata à celle de Dolan. La mise en scène, ici, est simple. Des fils à papa sur une plage, en speedo, faisant des sports nautiques. Autrement, les amis de Zapata ramassés autour de lui dans une ancienne taverne devenue le lieu où la bande se tient pour raper. Je l’ai peut-être dit, mais je n’aime pas le rap. Certes, on dira que mon goût bourgeois est incompatible avec une musique soul, une musique qui rythme sur deux temps avec des rimes dont la morale est souvent grosse comme le poing. À ce titre, le vidéo-clip de Zapata n’échappe pas à ces défauts qui font la qualité du genre. Mais comment les amateurs de rap en viennent-ils à ne pas aimer No Money No Candy?

Laissons les spécialistes discuter des qualités et des défauts du vidéo. Le rap a cessé d’être un genre propre à la culture de la pauvreté des quartiers afro-américains des États-Unis. C’est devenu une culture internationale, adaptée dans toutes les langues. Des raper comme Eminem ou Grand Corps Malade sont considérés comme des poètes. Je ne sais pas. Étant allergique au genre, j'y vois la poésie dans ce qu’elle a de plus facile, de plus «classique», et aussi de plus faux : le goût de la rime qui fait le rythme de la strophe. Avouons-le, nous sommes loin de Racine et de Shakespeare. Et aussi loin, si on peut dire, de Prévert. C’est parce que le rap est devenu partie intégrante de la culture de consommation bourgeoise, totalement récupéré, que No Money No Candy heurte une partie du publique. Comment? Parce que les jeunes gens bcbg présentés en speedo et en motos d’eau sont, précisément, des amateurs de rap. Sur la plage, c’est la musique qu’ils écoutent. Dans leurs soirées de graduation, c’est celle sur laquelle ils dansent. Même les Afro-américains qui ont fait fortune avec le rap se sont vite assimilés à la culture bourgeoise, même s’ils boitillaient toujours du pied pour rappeler qu’ils étaient des descendants des anciens esclaves enchaînés, ils ont hissé la valeur du mal (le crime, la prostitution,  le viol, la vendetta, l’extorsion, l’intimidation) au rang des valeurs bourgeoises qui reconnaît SA vérité dans ce langage importé des classes défavorisées. Et les rapers de la taverne ne demandent rien de mieux que de se hisser à ce niveau et profiter eux aussi des étés sur la plage avec des motos d’eau et des poupées de luxe en speedo. Voilà pourquoi, ce n’est pas parce qu’on devient riche qu’on cesse d’être pauvre. Cette loi de l’éternel retour, c’est celle prêchée par Zapata.

Ici, plus de notions de progrès ni de décadence. C’est la règle du jeu : no money, no candy. Jeu des affaires qui se jouait déjà sous Duplessis, Bourassa et Bouchard. Rien de neuf sous le soleil, comme le dit l’Ecclésiaste. Il n’y a pas à s’enthousiasmer, ni à déprimer. Contre l’aphasie qui paralyse, le texte dit que si tu veux avoir des candies, il faut te grouiller. Et se grouiller ici ne veut pas dire «travailler», «s’éduquer», «se tenir en santé», «se soumettre à la loi», mais «mériter». Or le mérite, notion particulièrement désuète dans nos démocraties totalitaires qui vivent sur le népotisme, ne s'acquiert plus aujourd'hui, on ne le sait que trop, par le travail, ni par l'éducation, ni par la soumission à la loi. On ne sait toutefois pas s’il s’agit d’un appel à la révolte ou à la violence gratuite, mais le rêve des rapers ne fait pas de doute : le cash qui manque marque une frontière entre les petits bourgeois en speedo sur les rives du Lac des Deux-Montagnes et les rapers de la taverne de la rue Ontario.

La confusion des deux groupes de jeunes rend mal à l’aise ceux qui aiment le rap mais pensent que les paroles ne s’adressent pas à eux. Peu importe, les deux groupes présentés dans le vidéo-clip disent fondamentalement la même chose. Cette condensation de la culture bourgeoise et de la culture de la pauvreté procède comme toujours, par récupération mutuelle. Pour la culture bourgeoise, il s’agit de récupérer des chansons de la culture de la pauvreté et d'en faire un hit sur les ondes. Pour les pauvres, il s'agit d'assimiler les valeurs fantasmatiques de la classe dirigeante. Voilà pourquoi les principales critiques contre le rap de Zapata sont essentiellement esthétiques. Il y manque de ce glamour que les producteurs de vidéo ajoutent à ceux de Fifty Cents ou autres rapers à la Eminem.  Les gosses de riches refusent de se reconnaître dans une vidéo cheap. Par le fait même, la récupération montre la perte d’authenticité que la culture bourgeoise fait subir à toutes les cultures qui ne sont pas issues de son milieu. Il en a été ainsi avec la culture classique, généralement aristocratique - ainsi de la Joconde violée par McDo pour une pub -, comme il en est de la culture de la pauvreté - le rap bonifié par les multiples montages, les effets spéciaux, le numérique. Cette débauche culturelle cache et révèle en même temps le fonds culturel de la classe bourgeoise : l’imitatio. Son incapacité «de se payer» l’emulatio l’oblige constamment à piller les œuvres des autres classes. Marx avait très bien compris cette stratégie culturelle, et c’est moins dans le monde des arts et des lettres qu’il trouvait la créativité de la nouvelle classe bourgeoise que dans ses produits matériels. Laissant Eschyle et Sophocle aux Grecs et à l’esclavagisme; Shakespeare aux nobles et à la féodalité, la culture bourgeoise lui apparaissait moins inventive que plagiaire. Et cela n’a pas cessé après un siècle d’apogée. La confusion des valeurs éthiques qui dénonce la fausseté du manichéisme religieux ou métaphysique prêché par les Américains est toujours des plus mal venues. Il est possible au cinéma, à la télévision, de produire des films qui dénoncent la rapacité économique, la menace du totalitarisme d’État, les cultures infernales du communisme et du socialisme, mais jamais il est permis de dire que les bons opèrent par la méchanceté, que ce sont eux les vrais porteurs du mal, les Lucifer de cette terre. Toutes les actions négatives conduisent à des résultats positifs, déformant ainsi la pensée d’Augustin qui disait que «du mal peut naître le bien». Il s’agit plutôt que le bien utilise le mal  mais à bon escient. Ce sophisme est pleinement bourgeois, incompatible avec les valeurs chrétiennes ou la morale chevaleresque tant il exprime la morale sadienne du capitalisme. «On est pas des trous de cul» disait un personnage de Marie Letellier dans son étude sur la culture de la pauvreté à Montréal dans les années 1960-1970. Peut-être. Mais avec la quantité de rêves à porter, il y en entre pas mal pour des culs si serrés⌛
Montréal
23 juillet 2013

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