dimanche 21 avril 2019

Entre la greffe et la bouture : le sort des immigrants d'Amérique

Arrivée de Champlain à Québec à bord du Don-de-Dieu, 1608.
ENTRE LA GREFFE ET LA BOUTURE :
LE SORT DES IMMIGRANTS D'AMÉRIQUE 
Marthe Robert (1914-1996).
Afin de placer en ordre ses découvertes sur le processus du développe-
ment psychique des individus, Sigmund Freud a créé un concept, le Familienroman, le roman familial à travers lequel chaque enfant réécrirait sa biographie en fonction de surmonter son conflit œdipien et en particulier le sentiment d'être mal né. En se développant, le jeune enfant en vient à considérer ses parents comme des étrangers au point de développer une névrose face aux frustrations dues par le principe de réalité. Critique littéraire, Marthe Robert a appliqué le modèle du Familienroman à un certain nombre d'œuvres. Dans son essai, Origines du roman et roman des origines (1972), elle distingue deux modes par lesquels les auteurs littéraires parviennent à élargir le cercle de famille afin d'offrir aux lecteurs une version écrite et élaborée de son propre roman familial. Le déterminisme névrotique finit par imposer à tout roman le joug de sa contrainte car, écrit-elle, “à strictement parler il n'y a que deux façons de faire un roman : celle du Bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l'attaquant de front; et celle de l'Enfant trouvé qui, faute de connaissance et de moyens d'action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie”. (M. Robert. Origines du roman et roman des origines, Paris, Gallimard, Col. Tel, 1972, p. 74). La première catégorie, celle du Bâtard, est illustrée par les romans de Balzac, Hugo, Sue et Tolstoï; la seconde, celle de l'Enfant trouvé, par Cyrano de Bergerac, Hofmann, Novalis et Kafka.


Le curé Labelle (Antoine Bertrand), version "Les Pays d'en-haut".
Si on tient compte que l'historio-
graphie nationale est un dérivé du roman (au début du XIXe siècle, par le roman historique fondé en Grande-Bretagne par Walter Scott, aux États-Unis par Fenimore Cooper et en France par Balzac puis Dumas père et Hugo), le Familienroman prend les allures d'un Nationalenroman, le roman national si décrié aujourd'hui tant au niveau historiographique que politique. Il est vrai que le genre littéraire prête à élaborer moins à partir de connaissances objectives qu'à partir d'une subjectivité érigée, par les mythistoires, en vérité. Ce genre est en progression au Québec au détriment de l'historiographie car, d'une certaine façon, il compense auprès du grand public le besoin de satisfaire une conscience historique que des connaissances, trop élaborées ou trop spécifiques, ne parviennent pas à combler. L'adaptation au cinéma ou en séries télévisuelles complète cet approvisionnement aux qualités diverses.


La logique de la réflexion nous amène à nous demander comment vérifier la thèse de Marthe Robert au niveau du Nationalen-
roman. Ce roman collectif enseigné en classe à travers l'histoire nationale façonne la conscience historique mais aussi la représentation sociale que nous faisons de nous-mêmes dans l'espace et dans le temps. J'ai appliqué la première fois ce cadre dans une étude en 1990. (http://jeanpaulcoupal.blogspot.com/2010/06/de-la-demoralisation-tranquille.html) Depuis, je l'ai réutilisé comme fondement symbolique dans l'historicité américaine à travers les trois volumes d'un essai : La poursuite du soleil (https://drive.google.com/drive/u/0/folders/0B195tjojRBFyMzV5bnQ5aWZnYWs). En observant la façon dont les différents groupes coloniaux se sont acclimatés aux territoires américains (à l'époque amérindienne), les nations nouvelles de seconde génération occidentale ont été placées en position de se définir devant deux “obstacles”. La première, le territoire nouveau et ses habitants. La seconde, l'éloignement dans l'espace et le temps des métropoles originaires.


Notre-Dame de la Guadaloupe, 1531.
Ainsi, le fantasme réussi serait, selon la thèse de Marthe Robert, la figure de soi en Bâtard. Cette figure s'applique historiquement à la colonisation ibérique. Pour cruelle que furent les conquêtes espagnoles, dès la première génération de conquistadores - celle de Hernan Cortès et de Francisco Pizzaro -, le processus de métissage était à l’œuvre. Ces conquérants venus de l'Estramadure n'étaient rien que des laissés pour compte de la Reconquista espagnole sur le royaume musulman de Grenade. N'ayant pu se découper des richesses à partir de l'ennemi, ils s'en découpèrent en Amérique et, pour obtenir le respect des populations, épousèrent des personnes socialement plus élevées qu'eux, les filles des caciques. Ainsi, Cortès épousa la Malinche de qui il eut un fils auquel il donna le même prénom que celui qu'il avait eu de son épouse légitime restée à Cuba. Il en fut de même du conquistador Sebastián Garcilaso de la Vega y Vargas qui épousa la princesse inca Isabel Chimpu Ocllo, descendante de l'Inca Huayna Capac. Sans abolir les rangs sociaux ou même le racisme ethnique, le Bâtard s'acclimata aux défis américains. Pendant que Madrid siphonnait les richesses des mines du Potosi et du Mexique, Mexico se relevait rapidement de la conquista. Une GREFFE ethnique et culturelle s’élaborait favorable à l’émergence d’une civilisation nouvelle.


Sor Juana Inés de la Cruz (1648-1695)
Très vite, la nouvelle société mexicaine brilla d'un esprit intellectuel qui rangeait loin en arrière les prétentions espagnoles. Une ambassade de Chine vint à Mexico y rencontrer le représentant du roi d'Espagne. De grands intellectuels comme Garcilaso Inca de la Vega vinrent en Espagne afin d’y écrire les premiers récits de la conquête espagnole tandis que Sor Juana Inés de la Cruz, poétesse, dramaturge et géographe brillait avec le même éclat que l'architecture et la décoration baroque dans la colonie mexicaine. Les administrateurs coloniaux, les Gachupines au Mexique et les Chapetones en Bolivie, qui se targuaient de leur pure ascendance espagnole, furent très vite haïs et écartés avec la même aversion qu'on avait pour les Indiens non métissés. Lorsqu'au début du XIXe siècle commencèrent les guerres d'émancipation, ils furent les premiers à être embarqués dans les bateaux qui les reconduisirent en Espagne. La bâtardisation ibéro-américaine a permis de créer une civilisation nouvelle, brillante et cultivée et si les impérialismes britannique et américains n'étaient pas intervenus dans les années qui suivirent l'indépendance, l’Amérique latine aurait sans doute conservé la marque d'une société se libéralisant et se démocratisant. Au lieu de cela, on a vu les grandes compagnies étrangères, puis les multinationales s'appuyer sur des militaires et subventionner leurs armées et leur pouvoir despotique. N'en reste pas moins, que la figure du Bâtard rompait complètement avec les figures métropolitaines afin d’assumer son étrangeté face à l'Europe. De cette figure puise le mythe des origines et l’auto-détermination des sociétés ibéro-américaines au prix de confrontations, souvent sanglantes, avec une réalité qui la forgea en même temps qu'elle lui résista d’où qu’elle en tira une supériorité civilisationnelle que nous sous-estimons trop rapidement.


Riel et le gouvernement provisoire métis manitobain 27 décembre 1869.
En Amérique du Nord, ce ne fut pas la figure du Bâtard qui s’imposa, sauf parmi certains groupes tels les immigrants marginalisés dans l'Empire français ou britannique qui épousèrent la vie indienne à travers la course des bois, le portage ou le travail d'éclaireur et de guide. C'est ainsi que se formèrent les Bois-Brûlés de l'Ouest, métissage d'Amérindiens, de Français et d'Écossais qui furent employés dès la fin du XVIIIe siècle par les grandes compagnies de fourrures, la Hudson's Bay Company et la North West Company, appelées un jour à fusionner. Les Anglo-Saxons, plus encore que les Français, refusèrent la greffe, venant déjà en Amérique avec leurs femmes dès le début du XVIe siècle. Leur but était de reproduire intégralement les sociétés qu'ils avaient quittées en Europe. Ils se revêtirent de la figure de l'Enfant trouvé anticipant une transplantation du monde européen, métropolitain, dans les forêts de l'Amérique du Nord selon le mode de la BOUTURE. Un monde nettement tranché entre l’inclusion et l’exclusion.


George Washington et l'armée américaine à Valley Forge, 1778.
Dans les colonies anglaises, chaque groupe d'immigrants se fit octroyer du Roi une charte ou une constitution qui reconduisait dans chacune des treize colonies américaines les rapports à la couronne anglaise. En Nouvelle-France, Champlain voulut, avec Richelieu et par la constitution de la Compagnie des Cent-Associés, reproduire au Canada le système despotique d'un empire français en Amérique qui, durant un laps court temps, s'étendit de l'Acadie jusqu'à la Nouvelle-Orléans au sud et aux limites des Rocheuses à l'ouest. Ce mode de bouturage rattachait davantage les colonies à leurs métropoles, de telle manière qu'il fallut des actes dramatiques pour rompre définitivement les liens. La Nouvelle-France vit ses liens se rompre par la Conquête de 1760. Psychologiquement, le dernier lien fut rompu en 1793, lorsque leur roi – le roi de France – fut décapité à Paris. La Révolution française consomma cette rupture. Mais déjà les colonies américaines s'étaient séparées de l'Angleterre par une guerre d'indépendance qui s'étira sur une période de neuf années d'hésitations et de faiblesse militaire malgré l'aide fournie par la France et l'Espagne.


Le "Red Ensign" canadien, 1957-1965.
Si un certain métissage ethnique et culturel put s'opérer en Nouvelle-France, métissage rendu plus difficile par le faible taux démographique des migrations françaises, les Anglo-Saxons opérèrent très tôt en chassant devant eux les autochtones du continent. Le carnage dura aux États-Unis jusqu'à la dernière décennie du XIXe siècle, tandis que l'Empire britannique d'Amérique du Nord, à partir de 1763, astreignit ses autochtones à vivre dans des réserves qui finirent par relever du tutorat du gouvernement du Canada. La province de Québec, avec sa population francophone et catholique, développa un lien affectif plutôt nostalgique avec la France préférant s’en remettre à Rome qui prenait figure d'une nouvelle mère envers laquelle, malgré les déceptions répétées, elle ne cessa de recourir en vain pour défendre ses intérêts devant le gouvernement anglophone et protestant du Canada. Cette mélancolie s'exprima dans les arts, la dramaturgie, le cinéma et la télévision jusqu'à la fin des années 60 du XXe siècle. Les Canadiens, pour leur part, restèrent attachés de la même façon aux souvenirs du glorieux Empire britannique auquel ils avaient appartenu à son époque d’extension maxima, trait d'union entre le commerce anglais et l'Extrême-Orient ainsi que les colonies australes. Encore au début des années 1960, Victoria refusa de nationaliser le nom de la province en Colombie Canadienne alors que le gouvernement fédéral éprouva toutes les difficultés à adopter un drapeau canadien qui ne serait plus le Red Enseign.


Revue MAINTENANT, dossier «CHEVAL...»,  N.134, mars 1974.
Dans les cas de Nationalenroman américains, les figures du Bâtard et de l'Enfant-trouvé n'ont pas donné deux modes d'adaptation au continent nouveau, mais bien le contraire. Ce sont les modes d'adaptation qui élaborèrent ces deux figures fantasmatiques de représentation de soi collective. D’une part, parce que le métissage s'est opéré très rapidement sous forme de GREFFE dans les régions ibéro-américaines que la figure du Bâtard s'est développée, ne serait-ce dès le XVIIe siècle avec la fusion du baroque européen et des arts issus des civilisations pré-colombiennes. D'autre part, c'est parce qu'Anglais et Français opérèrent par BOUTURE des sociétés métropolitaines qu'ils en vinrent à développer la figure de l'Enfant trouvé; que le métissage culturel s'est trouvé limité et a engendré un problème d'identification face à l'américanité. L'opiniâtreté à rester attaché à des symboles européens, de plus en plus archaïques au fur et à mesure que la modernité technologique s'imposait, ont créé des distorsions. Au Québec, le français d'une élite cléricale et bourgeoise devint totalement étranger aux dialectes populaires des régions dont les formes les plus ataviques furent le joual urbain et les anglicismes des milieux de travail. L'art canadien prit longtemps à s'émanciper des racines britanniques, se sentant toujours menacé par la force du rayonnement de la culture des voisins du Sud. Le rattachement à son frère ennemi québécois lui est devenu son principal bouclier contre la diffusion accélérée de cet impérialisme culturel qui ne se conforme pas à la culture nationale canadienne-anglaise.


Peter Ewart. Affiche pour le Pacific Canadian, 1947.
Ce long tour de table pour dire ceci. Les populations migrantes au Québec sont confrontées aux mêmes modes d'adaptation que nos ancêtres des temps jadis. Elles ont le choix de se transplanter en se greffant avec le milieu humain et naturel ou de s'acharner à bouturer des portions de Moyen-Orient en terre d’accueil. Aucun gouvernement ne peut choisir à leur place sans passer pour impérialiste, colonialiste ou discriminatoire. Elles doivent donc le concevoir par elles-mêmes et choisir dans le meilleur sens de leur adaptation et de leur fusion avec la société d'accueil. Car même si celle-ci ne peut choisir à leur place ou les forcer à emprunter une voie plutôt que l'autre, elle a pour responsabilité de poser les limites qui peuvent rassembler le plus grand nombre de diversités en provenance de multiples lieux et de multiples cultures du monde, parfois hostiles les unes aux autres. Elle doit le faire aussi compte tenu des limites de sa richesse et de ses valeurs dominantes afin que ne se développent des confrontations violentes qui ont tant parsemées autant l'histoire des nations ibéro-américaines que nord-américaines. Des accommodements précoces éviteront toujours des confrontations futures entretenues par des gouvernements qui n'ont jamais fait preuve de régimes matérialisant une quelconque autorité d'État. En ce sens, il y va autant de la maturité de la culture québécoise que de l'adaptation des migrants à leur américanisation


Célébration de la Fête Dieu à Montréal, années 40 ou 50.
En ce sens, l'expérience québécoise et canadienne démontre que la BOUTURE retarde l'adaptation au milieu naturel et humain. Elle crée des retards conséquents au développement économique et social. En isolant les colonies de l'américanité, la persistance catholique de la mémoire d'une Nouvelle-France mythifiée et idéalisée de même que le rabâchage du glorieux Empire britannique a longtemps isolé la culture canadienne sur elle-même et a empêché jusqu'à tout récemment une éclosion capable de la distinguer, à l'internationale, de la culture américaine ou britannique. À force de célébrer des idoles anachroniques, la figure de l'Enfant trouvé finit par cultiver des amertumes et des ressentiments qui cultivent la haine et la confrontation. Maintenant que la culture québécoise s'est entièrement reconnue comme américaine, elle sera plus défiante à accepter des cultures qui voudraient, à leur tour, recréer des transplantations de milieux incompatibles avec autant la nature du territoire que celle de leurs populations.


Boucar Diouf et sa famille.
D'autre part, dans la mesure où la GREFFE permet la naissance de syncrétismes qui ouvre à de nouvelles cultures et les bénéfices ne pourront qu'être partagés. En promouvant le métissage dans les années 1990, la jeunesse québécoise était mieux avisée que celle d'aujourd'hui qui n'a que des procès à faire au passé comme si elle se situait en dehors de la réalité, dans un présentisme également identique à lui-même tout au long des millénaires antérieurs. Cette paresse de l'esprit qui confine à la paresse du cœur renoue avec une tendance anti-intellectuelle de fond assez bien partagée en Amérique du Nord alors que très tôt, dans le monde métissé de la Nouvelle Espagne, à Mexico, une petite religieuse des carmes déchaussés en savait plus en matière de géographie humaine avec ses moindres moyens qu'elle aujourd'hui avec tous ses sites de voyages virtuels⏳
Jean-Paul Coupal
Sherbrooke, 6 avril 2019.

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