samedi 20 janvier 2018

Des limites de la dénonciation

T.H. Matteson. Procès des sorcières de Salem, 1692.
DES LIMITES DE LA DÉNONCIATION

(Article publié sur Facebook le 20 octobre 2017, 43 lectures)

Il y a un mot qui a toujours suscité en moi les pires craintes : le mot dénonciation. Le mouvement Moi aussi, qui appelle à dénoncer des agresseurs sexuels en position d'autorité, a suscité, en l'espace de deux semaines, une frénésie de délations sur la planète Occident. Dans tous les pays, des starlettes aux grandes vedettes, les mêmes noms de prédateurs reviennent. Au «un contre tous» réplique un «tous contre un» et l'on attend à voir se dresser bientôt des actes d'accusation fort graves. La dénonciation est un mal nécessaire. Elle ne résout toutefois pas le problème. Elle l'expose à la vue de tous. Elle est une réaction saine au pouvoir absolu et tout-puissant de ceux qui dominent dans les milieux corporatifs. Elle a pour valeur sociale d'empêcher que les agressions se poursuivent contre d'autres individus à risques et alimentent le pouvoir par la violence. Elle a pour valeur individuelle d'agir en tant que catharsis d'un refoulé tourmenté par un trauma non soigné et pathologiquement entretenu; de réhabiliter à ses yeux le courage d'une victime qui s'est sentie défaillir au moment du crime; d'une dette envers la société lorsque d'autres dénonciations surviennent et font réaliser à la victime un devoir moral envers les autres.

Les dénonciations sont de deux types. Il y a la dénonciation privée : la victime rapporte aux autorités l'agression subie et met en branle le processus judiciaire. La dénonciation privée est souvent inefficace, car rares sont les agressions qui se font devant témoins. La parole de la victime est confrontée à celle de l'agresseur, auquel cas il n'y a pas d'affaire. No Witness, no evidence, dit le droit américain. Le système policier a beau avoir des techniques «scientifiques» pour alimenter la poursuite, mais la preuve béton, comme on l'appelle, a peu de chance de porter à conséquences devant le jury. L'ombre d'un doute plane, car en dernier, les témoignages s'annulent si l'agresseur ne reconnaît pas explicitement sa culpabilité. Une fois que c'est fait, l’affaire peut passer au civil où la victime entreprend d'autres poursuites afin d’obtenir réparation. Ce long parcours pénible et incertain aggrave le trauma et porte souvent vers la dépression et l'aphasie.

Le second type est la dénonciation publique. Celle-ci prend à témoin la société du tort qui a été fait à une victime par l'appel à d'autres pour voir un acte d'accusation paraphé de plusieurs signatures. Or, il faut bien avoir à l'esprit que depuis l'affaire Weinstein, comme dans l'affaire Rozon, celles qui se sont portées devant les caméras et les micros sont des gens qui vivent dans le milieu de la mondanité des célébrités. Défiler devant les caméras n'est pas à la portée de toutes les victimes. Tant qu'elles se sentaient seules, elles se taisaient. Et même si elles savaient que d'autres victimes avaient subi des sorts identiques, mieux valait se taire et continuer une carrière. Comme tout abcès qui se met à grossir, vient un jour il crève. Avec lui, un barrage s'effondre et les gestes agressifs remontent à la surface. Ici, on atteint un point de bifurcation dangereux.

D'une part, les dénonciations se multiplient et prennent l'ampleur d'un délire psychologique collectif. D'autre part, elles sont immédiatement récupérées par les média qui en font une exhibition liée à la société du spectacle dont les agressions finissent par faire partie intégrante. Dans les deux cas nous obtenons des monstruosités.

Ce qui arrive quand les dénonciations se multiplient au point de déborder les limites de la réalité pour plonger dans le délire psychologique collectif, c'est lorsque l'agression prend l'ampleur d'une épidémie. La civilisation occidentale possède une haine structurée par l'angoisse paranoïde. Elle vit d’une mentalité de garnison, une cité assiégée par des ennemis qui ont, à l'intérieur d'elle, des complices – une cinquième colonne – qui travaillent à miner la collectivité. Depuis le XIIIe siècle, où cette structure a commencé à se mettre en place, on a assisté à des épidémies de dénonciations rarement vues dans d'autres civilisation : le phénomène de la chasse aux sorcières devient itératif au cours des âges : la chasse aux hérétiques; aux cathares; la grande épidémie de sorcellerie qui sévit du XVe au XVIIe siècle et qui conduisit des centaines de milliers de femmes et d'hommes à des tortures sans nom, au bûcher ou au gibet et qui a été qualifié par le psychanalyste autrichien, Lederer, de véritable sexocide (en liaison avec la définition que donnait la Charte de l'ONU d'un génocide). Si, après cette chasse l'humeur massacrante s'apaisa, la condition civile des femmes ne cessa pas pour autant de régresser, surtout avec l'arrivée au pouvoir des classes bourgeoises dès la Révolution française où les porte-paroles des femmes furent souvent exécutés parmi les «exagérés»... Le patriarcat, consolidé par les différents codes civils occidentaux, reproduisit cette gynophobie jusqu'à nos jours et l'appel de Moi aussi n'est qu'une étape dans cette tentative de redresser une perversion collective. Malheureusement, comme les féministes occidentales partagent la même structure négative que l'ensemble de la civilisation, la gynophobie se transforme en androphobie : la peur des hommes. L'épithète de culture du viol entre dans cette catégorie qui veut, comme disait le fin Talleyrand, que toute exagération soit insignifiante. Le machisme devient potentiellement criminel. Plus qu'une attitude ou un comportement vantant la virilité, on le déprécie au point d'en faire la racine de toute agressivité dont les femmes et les enfants (auxquels le féminisme attribue le privilège aux femmes d’être uniques protectrices selon le fait qu’elles sont porteuses et enfantent) sont naturellement désignés comme victimes, relèvent de la même paranoïa. Des fantasmes d'Amazones castrant la figure du Père dans chaque homme deviennent moteurs d'une littérature de bandes dessinées et de cinéma qui fait fortune.

Le délire psychologique peut se déclarer à partir de plusieurs foyers. Il est lié par exemple à des phénomènes comme l'acédie - la perte de tout goût pour la vie -; la mélancolie, le fanatisme, religieux comme athée; l'ennui des désœuvrés; la paranoïa cuisinée par les politiques : l'ultramontanisme québécois (de l'interdit de l'Institut canadien, jugé trop libérale par Mgr Bourget à loi du cadenas contre la diffusion de littératures socialistes sous Duplessis); à l'extérieur, pensons à la Terreur rouge puis à la Terreur blanche qui suivit sous la Révolution française; à la chasse aux ennemis de la race à l'époque de Hitler en Allemagne; aux procès de Moscou à partir de 1936; au McCarthysme dans les années 50 aux États-Unis. Il y eut même une remontée de cette paranoïa dénonciatrice lors de l'apparition du sida associé spécifiquement aux homosexuels, aux Noirs et aux drogués... La facilité avec laquelle la dénonciation dépasse les limites de ses vertus est imperceptible. L'affaire Jutra, en 2016, a montré comment en un seul jour, on pouvait transmettre une dénonciation jusqu'à faire perdre l'élémentaire sens de la justice, qui n'est pas le mieux partagé en ce bas-monde.

Les Pères dominicains, qui longtemps disposèrent du Tribunal de l'Inquisition, savaient que les sources de dénonciations n'étaient pas toutes vertueuses. Le dénonciateur se voyait-il emprisonné souvent dans la cellule voisine de l'accusé, et s'il s'avérait que l'accusé sortait des épreuves blanc comme neige, c'était le dénonciateur qui était condamné et voyait ses biens saisis. C'est un sort semblable qui a frappé les dénonciatrices de l'animateur de CBC, Jian Ghomeshi et celle du député libéral du Québec Gerry Sklavounos. Il ne suffit donc pas de passer devant les caméras et les micros pour que la reconnaissance du crime soit immédiate. Si dans les cas de pédophilie, le dénoncé est reconnu innocent, sa crédibilité demeure entachée et sa carrière est finie pour de bon; mais dans les cas d'agressions sexuelles, un dénoncé acquitté ou à qui la cour a octroyé le privilège du pardon inconditionnel – comme dans le cas de Rozon, sous prétexte de ne pas se voir retirer son passeport et de voyager partout dans le monde, pour affaires -, peut facilement voir sa bonne fortune revenir. Et l'occasion encore plus belle de récidiver.

C'est alors que se présente la seconde bifurcation : celle d'intégrer la dénonciation publique dans le processus même du spectacle d'où elle est issue. On l'a dit : une dénonciation d'une victime lambda n'a pas la même portée que celle d'une vedette de cinéma ou de quelqu'un proche du métier des communications. La dénonciation n'apporte pas de valeur symbolique à une victime ou à son agresseur s'ils ne sont pas déjà intégrés dans un marché de produits symboliques. L'agression contre une inconnue ne vaut pas l’agression d'une Gwyneth Paltrow. Les vedettes qui dénoncent Rozon (Salomé Corbo ou Sophie Moreau) sont connues du grand public aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas au moment de leurs agressions. Une confrontation symbolique se met en place : le producteur multimillionnaire et tout-puissant (Weinberg ou Rozon) d’un bord contre des vedettes régulièrement vues et aimées à l’écran. David abat Goliath : l’issu du mythe est respecté. Dans une société du spectacle où le mensonge donne l'illusion de la réalité, la réalité de l'illusion finit par faire croire que le mal sera puni, que les offensées seront rétribuées et que la justice triomphera du vice. L'opération de catharsis se produit et suscite l'espérance d'une société plus juste et plus équitable. Le Happy ending arrive comme à la fin d’une comédie musicale. Au bout d'un certain temps, le coupable revient devant les caméras, nous impose une séance de larmoiement, obtient l'empathie du public et remercie avant de tirer sa révérence et de reprendre sa carrière. Et tout le monde applaudit, jusqu'aux victimes qui viennent apporter leur soutien moral au condamné en lui pardonnant publiquement (comme elles l’avaient dénoncée) ses gestes déplacés. Des émissions du genre Tout le monde en parle favorise cette exposition hirsute qui fait rouler les trémolos dans la gorge, des spectateurs comme des acteurs. En ce sens, de la dénonciation-spectacle à la réconciliation et au pardon, en passant par la cour de justice, les sentences, les peines et les gratifications d'une bonne conduite sont autant d'étapes que la machine du spectacle continuera de suivre et d'entretenir. Il y aura toujours une Nathalie Simard, vedette de son drame, pour ressortir sur la place publique et appeler à la dénonciation des agresseurs. Ce qui nous fait oublier que tout cela se passait dans l'arrière-cuisine du Village de Nathalie.

Je le répète, comme la police, la dénonciation est un mal nécessaire. Elle doit nous mettre en garde contre des individus toxiques prêts à produire des maux indescriptibles à des individus comme à la société en général. Mais dès que celle-ci devient hybris à son tour, qu'elle dépasse les mesures qui la rendent nécessaire, que le contrôle que la raison peut avoir sur elle est défié, la dénonciation devient l'objet d'un totalitarisme moral sinon politique qui peut avoir de graves conséquences pour la collectivité. Moi aussi, je suis contre les agressions qui avilissent l'intégrité humaine des individus, mais Moi aussi je suis contre les dénonciations opportunistes, les chasses aux sorcières et les faux spectacles de pardons consensuels
 
Montréal, 
20 octobre 2017

Commentaires
Jérôme Lefebvre
Jérôme Lefebvre Oui, je suis pleinement d’accord. Hurler avec les loups prépare les esprits aux pogroms ...
(Et j’espère qu’on lira bien toutes les précautions que tu prends.)

John Gionta
John Gionta "Je le répète, comme la police, la dénonciation est un mal nécessaire. Elle doit nous mettre en garde contre des individus toxiques prêts à produire des maux indescriptibles à des individus comme à la société en général. Mais dès qu'elle dépasse les mesures qui la rendent nécessaire, que le contrôle que la raison peut avoir sur elle est défié, la dénonciation devient l'objet d'un totalitarisme moral sinon politique qui peut avoir de graves conséquences pour la collectivité." Oh oui, certainement! Ceci, c'est le mois d'octobre...Le mois de l'excès, de la démesure malsaine, des débordements incontrôlables ...Le Canada, en octobre 1970, qui vote la LOI DES MESURES DE GUERRE: juste ça! Le Canada devenu une république de bananes...pour des prunes!!! (È bonne, è bonne)
Julie Deschênes
Julie Deschênes Bah non. Juste un p’tit mini oui. En fait, si la campagne du « me too » peut soulager des victimes tout en dévoilant des agresseurs, je trouve ça plutôt positif. Tsé, c’est plutôt récent que les femmes peuvent être entendues et écoutées suite à des agressions. Il n’y a pas si longtemps, c’était un phénomène tabou. Et si elles portaient plainte à la justice, c’était pour raconter leur agression à un milieu chapeauté par des hommes qui souvent prenaient leurs histoires à la légère. C’est une des raisons pour lesquelles plusieurs femmes se taisaient ou se taisent encore. En plus de subir une agression, elles se faisaient ridiculiser ou ignorer par les autorités, entre autres. Mais ça, tu le sais déjà.

Bon, c’est certain que là sur facebook, on voit des « me too » et des « moi aussi » qui ne sont peut-être pas « réels » (besoin d’attention oblige), mais en même temps je me dis que ça compense pour toutes les victimes qui n’osent pas ou ne veulent simplement pas afficher leur « me too » sur les réseaux sociaux. Je trouve ça très personnel la façon de gérer une agression.

Fait que la dénonciation étant un phénomène relativement nouveau pour les femmes qui ont subi des agressions dans leur milieu professionnel ou autre, j’estime que le mouvement du « me too » est une amorce salutaire et utile. Et si ça peut aussi décourager, dissuader ou effrayer des trous du cul qui abusent de leur pouvoir ou qui sont atteints du trouble de la personnalité narcissique (abus de pouvoir et narcissisme étant intimement reliés selon moi), j’approuve haut la main la campagne du « me too ». C’est un début. Baon ! C’est mon opinion et je la partage. Mets ça dans ta pipe pis fume-la.

(maintenant je vais aller lire ton texte en entier :D )


Jérôme Lefebvre
Jérôme Lefebvre Ben oui ... lire en entier quand même... Radical et nuancé, du Coupal quoi.
Julie Deschênes
Julie Deschênes J’sais.
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul Coupal J'écoutais une entrevue de l'historien Vigarello qui a écrit une histoire du viol depuis le XVIe siècle qui racontait que jadis, lorsqu'une femme était violée, c'était l'époux ou le père de famille qui portait l'affaire devant les tribunaux parce que c'était lui qui se sentait abusé dans sa propriété. C'est ainsi que les hommes ont toujours été des plus empathiques pour leur femme et leurs filles. -_-

Julie Deschênes
Julie Deschênes Tu vois, on part de loin :(
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul Coupal Bah! cinq siècles. C'est si court face à l'histoire de la Terre...
Julie Deschênes
Julie Deschênes Mais considérant que la Terre va expirer dans moins d’un siècle, cinq siècles c’est énorme !
Jean-Paul Coupal
Jean-Paul Coupal On est mort depuis deux semaines, une météorite est sensée avoir heurté la terre. Alors! Les femens peuvent aller se rhabiller.
Julie Deschênes
Julie Deschênes Je te laisse le dernier mot. Là je dois aller acheter de la moulée pour nourrir mon troupeau ce soir.
Catherine Hervé
Catherine Hervé En effet , les conséquences de certaines dénonciations peuvent être dramatiques ,quand " dénonciation" n'est pas très éloignée de" délation" .

Jean-Paul Coupal
Jean-Paul Coupal En effet, Catherine, la limite est très mince et facilement franchissable. Il y aura beaucoup de dénonciations mais elles n'entraîneront pas toutes des poursuites car, là encore, le droit, pour être bien rationnel, n'en laisse pas moins de fortes zones grises qui relèvent de l'interprétation des tribunaux. La différence tient probablement dans la distinction que vous faites entre la dénonciation et la délation, qui apparaît toujours odieuse depuis les faits que je relate plus haut. C'est résumé en une phrase mon propos, merci <3

Catherine Hervé
Catherine Hervé Merci surtout à vous pour l'intérêt de votre publication qui nous permet de penser les sujets sensibles comme celui que vous traitez ici avec discernement et nuance .

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