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À Buchenwald |
LA SHOAH DANS LA GUERRE CIVILE
OCCIDENTALE
Ce texte est extrait d'un ouvrage en cours
de rédaction, Anus Mundi, et représente le
sous-chapitre I.4.5 de la partie sur l'Histo-
ricité.
Cette guerre
«intérieure» qui se livrait au sein de la guerre civile occidentale et que nous
avons appelé un temps l’Holocauste, terme qui s’est vu remplacé par celui de Shoah, qu’elle était sa fonction précise?
Bouclier humain en vue de maintenir à distance les puissances occidentales de
l’Allemagne? Volonté nationale d’extirper un segment de population appartenant
à une «race» autre? Nécessité impitoyable entraînée par une dérive du sentiment d’entraînement fatal à
laquelle rien ni personne ne pouvait s’opposer? Dans tous ces cas, une
situation sordide qui ne trouve pas de mots pour se définir. Quoi qu’il en
soit, nous devons considérer ainsi le «judéocide» : «le
génocide n’est pas un accident de l’Histoire. Il est le syndrome le plus grave
de la pire maladie de l’homme : sa violence. Comme la guerre, le génocide est
la manifestation spectaculaire de la faculté de l’homme à s’autodétruire. À cet
égard, il est comparable à une forme de cancer qui ronge le corps social».[1]
La maladie comme métaphore ne définit
pas en quoi la question juive doit
être considérée comme l’acmé de cette guerre civile occidentale, le Juif étant
appelé à jouer ce rôle d’agent pathogène – de l’infection - intérieur à la civilisation, et cela bien avant la
naissance d’Adolf Hitler.

Les raisons pour
exterminer une population sont généralement nombreuses pour justifier des
actions de «nettoyage ethnique» au sein de guerres présentées comme
«défensives». Il n’en fut pas autrement dans le cadre de la préparation et de
la mise à exécution du «judéocide». Des vieilles associations entre le prêt
usuraire, le développement du capitalisme et l’immunité des banquiers juifs
partout en Europe, ont fini par dériver de la justification religieuse pour
passer à des raisons scientifiques. Ce racisme anthropologique nouveau genre
avait hérité des justifications religieuses beaucoup de ses obsessions, surtout
celles en relation avec les rapports sexuels, la pureté de race et
d’anthropologie médicale. Raul Hilberg insiste sur la permanence de la
persécution antisémite fortement ancrée dans les mentalités traditionnelles
occidentales pour expliquer la préméditation du projet nazi : «Le processus de destruction nazi ne se
développa nullement par génération spontanée; il fut le sommet d’une nouvelle
évolution cyclique, semblable à celles que nous avons vues se dessiner dans
l’action des artisans des précédentes politiques antijuives. Les missionnaires
du christianisme avaient fini par dire en substance: “Vous n’avez pas le droit
de vivre parmi nous si vous restez juifs.” Après eux, les dirigeants séculiers
avaient proclamé: “Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous.” Enfin, les
nazis allemands décrétèrent: “Vous n’avez pas le droit de vivre”».[2]
Hilberg s’en remet ici aux bio-pouvoirs, à la biocratie comme on disait à l’époque, avec les risques que comporte
tout anachronisme qui ignore les contingences historiques. Hilberg nuance
d’ailleurs sa vision plus loin dans son ouvrage : «L’anéantissement par les Allemands des juifs d’Europe fut le premier
processus de destruction mené à terme dans le monde. Pour la première fois dans
l’histoire de la civilisation occidentale, les agents du crime avaient surmonté
tous les obstacles, administratifs et moraux, à un massacre organisé. Pour la
première fois aussi, les victimes juives, prises dans la camisole de force de
leur histoire, se précipitèrent, physiquement et psychologiquement, dans la
catastrophe. La destruction des Juifs ne fut pas accidentelle. Aux premiers
jours de 1933, lorsque le premier fonctionnaire rédigea la première définition
du “non-aryen” dans une ordonnance de l’administration, le sort du monde juif
européen se trouva scellé».[3]
Car, il va de soi, que le XIXe siècle savait qu’on pouvait «laisser
mourir», sinon
ordonner de tuer des groupes de populations considérées comme
hostiles aux pouvoirs établis. Le cas de la famine irlandaise apparaît ici
comme un préalable à un acte de pure biocratie
: «Dans cette terrible famine, sir Charles Edward Trevelyan, chargé par Londres de suivre et d’affronter les
développements de la situation, voit à l’œuvre une “Providence omnisciente” qui
vise ainsi à résoudre “en Irlande le problème de la disproportion entre population
et nourriture”. En ce sens, l’homme politique britannique a été parfois désigné
comme un “proto-Eichmann”, protagoniste d’une tragédie qu’il faut considérer
comme le prototype des génocides du XXe siècle. [Il est vrai aussi
que] les déclarations de Trevelyan présentent quelque analogie avec la
réflexion [de Benjamin] Franklin, selon laquelle l’extermination des Indiens
entre dans les desseins de la Providence. Il est vrai qu’à présent, l’homme
politique britannique se propose non plus d’anéantir, mais seulement
d’éclaircir drastiquement un groupe ethnique, et sans avoir recours à d’autres
instruments que ceux mis en action par le bon Dieu; reste le fait qu’est
considérée comme “providentielle” l’inanition de masse qui frappe un peuple
depuis longtemps assimilé par les classes dominantes anglaises aux autres
populations coloniales».[4]
Trevelyan a agi passivement devant un problème d’une ampleur exceptionnelle. Il
a laissé mourir. Plus tard, Staline,
afin de maîtriser la révolte des Ukrainiens, agira de manière beaucoup plus
active en faisant mourir, par la
famine des millions d’Ukrainiens. Pourtant, dans le cadre irlandais, moins d’un
demi-siècle après la grande famine, le peuple obtiendra de l’Angleterre
l’Home Rule et finira par accéder à ce à
quoi la Grande-Bretagne se refusait obstinément : l’indépendance nationale. Le
problème irlandais n’était pas un «à côté» des problèmes coloniaux
britanniques, il en fut le déclencheur puisque les principales colonies
peuplées d’anglo-saxons allaient, par la suite, réclamer une plus grande marge
de manœuvre par rapport au Colonial Office et cela lorsque le jingoïsme de Chamberlain aurait voulu
une centralisation impériale indéfectible. De même, G. L. Mosse considère qu’il
serait «erroné de croire que les Juifs
dans l’idéologie volkisch ne constituaient qu’un problème secondaire, et qu’une
minorité d’Hottentots aurait aussi bien pu remplir ce rôle».[5]
La similitude des situations montre qu’il y a une continuité objective entre la
famine irlandaise et le judéocide (ou la famine ukrainienne), mais qu’elle se
distingue stratégiquement en passant de la passivité devant les éléments
naturels au contrôle de ces éléments.



Le paradoxe est
que la vieille rancœur entre Irlandais et Anglais n’avait pas d’équivalent
entre Allemands et Juifs. Enzio Traverso insiste même sur le fait qu’«un simple regard sur l’ensemble du continent
indique d’ailleurs qu’au début du siècle l’Allemagne apparaissait comme un îlot
heureux pour les juifs
européens, à côté des vagues d’antisémitisme qui déferlaient
dans la France de l’affaire Dreyfus, dans la Russie des pogromes tsaristes,
dans l’Ukraine et la Bohême des procès pour meurtre rituel, et même dans
l’Autriche de Karl Lueger, le maire social-chrétien, populiste et ouvertement
antisémite de Vienne. Pour que l’antisémitisme allemand (qui, en dépit de sa
diffusion comme habitus mental, ne
représentait que 2% de l’électorat au début du siècle) devint l’idéologie du
régime nazi, il fallut le traumatisme de la Première Guerre mondiale et une
dislocation des rapports sociaux dans l’ensemble du pays. Bref, il fallut une
modernisation sociale chaotique et déchirante, une instabilité politique
chronique sous Weimar, une crise économique profonde et prolongée, l’essor d’un
nationalisme agressif alimenté par la crainte du bolchevisme et d’une
révolution allemande esquissée entre 1918 et 1923, il fallut enfin l’attente
d’un sauveur charismatique, incarné par un sinistre personnage dont la
popularité, en dehors d’un tel contexte, n’aurait jamais dépassé quelques brasseries
munichoises».[6] Durant la
Belle-Époque, en effet, c’était la France qui suivait la logique exclusive de
la cohabitation des Juifs sur un quelconque territoire national, comme le
formule si bien Ernest Renan dans son opuscule des lendemains de la défaite de
1870, La Réforme intellectuelle et
morale : «La doctrine des
frontières naturelles et celle du droit des populations ne peuvent être
invoquées par la même bouche, sous peine d’une évidente contradiction».[7]
Certes, on n’en était pas encore à la
nécessité de tuer les Juifs, comme ce le sera avec le génocide nazi, mais
le Juif apparaissait comme une catégorie extra-nationale propre à parasiter la sève de
la nation
française. Avec des mots chargés d’une haine viscérale, le journaliste Édouard Drumont allait former une génération d’antisémites dont les coups d’éclat entre
1930 et 1945 donneront un sérieux coup de main à l’entreprise génocidaire
allemande. À l’énumération rapportée par Traverso, ce qui devait contribuer à
mettre en branle le processus en Allemagne, on le devine, ce fut aussi les
résultats de la Révolution russe. La paranoïa bourgeoise allemande prêtait à
Lénine et à Trotsky des ascendances juives (vraies dans le deuxième cas et
possible dans le premier). Deux écoles d’interprétations historiques
s’affrontent maintenant, l’une privilégiant l’épistémologie de la contingence
historique (l’intentionnalisme), l’autre de
la nécessité (le fonctionnalisme) : «Prenons par exemple l’analyse historique du génocide des Juifs, et le
débat entre les historiens qui tentent de comprendre ses causes. Les
intentionnalistes pensent qu’Hitler et son idéologie propre ont joué un rôle
capital dans la solution finale. Les fonctionnalistes, au
contraire, disent que
l’œuvre d’Hitler était accidentelle face au mode de fonctionnement du régime et
sa dynamique structurelle qui rendirent inéluctable l’enchaînement des faits.
Selon eux, sans l’armée, l’administration, l’industrie, les SS, Hitler n’aurait
jamais pu atteindre son objectif. Les premiers disent que le meurtre des Juifs
a commencé à partir de la décision d’Hitler qui a attendu les conditions
propices à sa mise en œuvre. Les seconds pensent qu’Hitler a eu l’idée générale
de trouver une “solution” au “problème juif”, mais il n’a pas mis en œuvre les
tâches pratiques. Ainsi, que l’on prenne la perspective intentionnaliste ou
fonctionnaliste, on se retrouve dans un système de causalité exclusif, visant à
réduire l’événement du génocide en identifiant une cause unique : la personne
d’Hitler, ou l’entité bureaucratique sont censées expliquer le génocide des
Juifs».[8]



Certes, cette reductio ad
absurdum ne représente pas tout ce que l’on peut tirer des deux
épistémologies, il suffit de faire passer la personnalité d’Hitler au second
plan pour voir les structures sociales de base accomplir leurs œuvres. Une
telle réduction n’est possible que si l’on considère le génocide comme un
«assassinat collectif», une sorte de meurtres en série :
«Ainsi donc, on
peut postuler une certaine parenté
entre le comportement sadique des tueurs
professionnels SS et les réactions ambiguës et déconcertantes des tueurs
amateurs et des témoins. Chez les opérateurs des camps de la mort, tous les
interdits avaient été levés, permettant aux instincts sanguinaires ou dépravés
de se satisfaire en pleine liberté; en revanche, les amateurs ne parvenaient
pas à s’affranchir des inhibitions que la civilisation impose, de sorte que des
conflits pénibles surgissaient dans leurs âmes; pour de nombreux citoyens du
IIIe Reich, l’extermination des Juifs constituait la seule issue à
une situation devenue intolérable. Ne serait-ce pas l’une des raisons pour
lesquelles, bien que la “solution finale” les horrifiait, ils y aspiraient dans
le secret de leurs cœurs : une fois que les Juifs auraient disparu, leurs tourments
ne prendraient-ils pas fin? C’est ainsi qu’à mesure que le destin des Juifs
s’aggravait, les déportations faisaient suite aux spoliations, et les
massacres, aux déportations, leur disparition était souhaitée avec une ardeur
plus vive. À ce propos, une étude attentive des archives nazies révèle que le
projet de l’extermination totale n’a pas été élaboré au cours des années qui
précédèrent la guerre, mais qu’il a surgi en quelque sorte spontanément, au fur
et à mesure de l’aggravation des persécutions. Même le terme de Endlösung, la
“solution finale”, ne signifiait au début que “l’élimination des Juifs du corps
national allemand”, c’est-à-dire leur expulsion d’Allemagne, et ce n’est que
par étapes qu’il se chargeait d’un sens de plus en plus sinistre. Mais l’histoire
de plus d’un crime nous apprend que c’est en proportion des souffrances causées
à la victime que croît la haine qui leur est portée; c’est ainsi que se
déchaînent les forces du mal, jusqu’à l’explosion finale».[9]
Certes, ce qui s’est commis dans les camps de la mort ne furent rien de moins
que de vils assassinats, mais il y a une différence autrement que
quantitative
entre un assassinat, voire même une série de meurtres, d’un génocide! Autre
thèse reductio ad absurdum, à l’opposé, de la précédente,
toute individualiste (la volonté d’un seul, Hitler), c’est celle contenue dans Les Bourreaux volontaires de Hitler :
«Pour Goldhagen, le génocide juif fut
conçu comme “un projet national allemand” dont Hitler ne fut, en dernière
analyse, que le principal exécuteur: “L’holocauste - écrit-il - est ce qui
définit le nazisme, mais pas seulement lui : il est aussi ce qui définit la
société allemande pendant la période nazie”. Les exécuteurs directs - qu’il
chiffre à 100 000 personnes, peut-être même, ajoute-t-il, 500 000 ou plus - ont
agi avec le soutien de l’ensemble de la société allemande, hantée depuis
plusieurs siècles par la conviction selon laquelle “les juifs méritaient de
mourir”».[10] Ici, c’est
la lutte de races qui expliquerait les fondements du génocide. Aryens contre
Juifs, les partis étaient clairement définis, alors que Gœbbels répondait à
Fritz Lang, le cinéaste, de le laisser décider qui était Juif de qui ne l’était
pas!


Il vaut mieux
inscrire le judéocide à l’intérieur de la brutalisation des mœurs issue de la
Belle-Époque et surtout de la Grande Guerre suivre le cours progressif et
évolutif de l’entraînement fatal. Les
Italiens les premiers, avant les Espagnols et leur guerre civile, ouvrirent la
saison des massacres industriels commis à
froid : «Même si leur gravité a été longtemps méconnue, les actes de barbarie
commis par l’Italie fasciste en Éthiopie sont bien éloignés d’une entreprise de
génocide dont la particularité fut d’avoir été idéologiquement motivée,
administrativement planifiée et industriellement accomplie».[11]
Cela ne veut pas dire que les intentions génocidaires ne faisaient pas partie
des plans de l’occupation italienne, mais l’occupation même y fit naître ces
intentions! Ceci permet de mieux comprendre ce que nous rappelle Traverzo :
«il faut souligner les traits propres à
la Shoah, un génocide qui fut perpétré au cœur de la Deuxième Guerre mondiale
mais qui ne peut pas être simplement déduit de sa logique interne. Si la guerre
à l’Est, radicalisée par toutes les tensions qu’elle condense, permit de
déclencher la vague exterminatrice contre les juifs, la Shoah est devenue
progressivement autonome jusqu’à constituer un but en soi de la politique nazie. La conquête du Lebensraum et
l’anéantissement du bolchevisme
n’expliquent pas la déportation à Auschwitz des Juifs de Salonique ou de
Corfou, comme ne l’explique pas le contexte des opérations militaires, surtout
à partir de 1943, après la défaite de Stalingrad. Mais cela ne fait pas de la
guerre entre 1941 et 1945 une “parenthèse” dans le siècle. Dans le cadre de la
guerre, la Shoah prenait certes une dynamique propre liée au projet nazi de
domination raciale, mais ses prémisses s’inscrivaient dans la longue durée de l’histoire européenne et allemande. En
dépit de ses traits spécifiques, la guerre nazie contre les juifs appartenait à
cette guerre civile européenne et mondiale. Autant il serait faux de vouloir
nier sa singularité, en la diluant dans l’ensemble des violences de la guerre,
autant il serait absurde de l’isoler de ce contexte global, qui fut son terreau
et son détonateur».[12]
C’est bien là que le génocide entre comme élément fondamental d’un biocide volontaire. C’est au plus fort
des affrontements violents entre les partis en guerre, que se décide la mise en
place de la Solution finale : «Derrière les nuances de terminologie et de
méthodes, on retrouve en fin de compte l’identité des faits; derrière les
superstructures et les rationalisations, on retrouve le même déferlement
homicide, et les mêmes
fleuves de sang. Du coup, en embrassant l’ensemble, on
aperçoit mieux la vraie signification de l’extermina-



tion totale des Juifs,
signe avant-coureur d’holocaustes plus vastes et plus généralisés. En fait, une
fois déclenchée la “solution finale”, les barrières mentales sont rompues, et le
précédent psychologique créé : éprouvés aussi de leur côté, les procédés
techniques. Aussi bien, on aurait pu conclure, par un simple raisonnement
inductif, qu’une entreprise aussi démente ne pouvait s’arrêter à mi-chemin, et
que, si seulement la fortune des armes en eût laissé le temps aux Nazis, elle
aurait, par la seule force de sa logique interne, happé d’autres peuples et
d’autres races dans son engrenage implacable. Car “le racisme est comme la
maladie de la rage: nul ne peut savoir d’avance sur qui l’adorateur de son
propre sang déchargera la fureur qui le tourmente” [J. Billig]».[13]
Et comme, à ce moment précis, la grande menace provient du revirement sur le
front russe, c’est alors que l’on pose la «question russe» qui, chez les
«révisionnistes» ou les partisans du tandem Nolte/Furet, finit par se
substituer à la «question allemande».
Préfaçant le
livre de Nolte, le philosophe français Alain Renaut écrit : «En 1980, [Nolte] prononce à Munich une conférence dont le texte ne fut publié pour la
première fois, dans une version anglaise, qu’en 1985, intitulée Légende
historique ou révisionnisme. Comment voit-on le IIIe Reich en 1980?, cette conférence suscita de vives
répliques de la part d’historiens reconnus :
Nolte y suggérait que
l’élimination de millions de Juifs par le nazisme
ne représentait nullement un événement unique dans l’histoire et qu’il fallait
“relativiser” le fait en le restituant au sein de l’“histoire universelle”.
Certes, ajoutait-il, il ne s’agit pas pour autant de renverser le jugement
fondamentalement négatif porté jusqu’ici par les historiens sur le IIIe
Reich: du moins faut-il soumettre son histoire à “révision” en la plaçant dans
une “perspective nouvelle” où la “volonté exterminationniste” apparaît plonger
très loin ses racines, jusque dans la révolution française (avec la Terreur) et
même jusque dans le Moyen Âge (avec l’Inquisition). Qui plus est, à la faveur
de cet élargissement du regard, il se révélerait qu’“Auschwitz ne résulte pas
principalement de l’antisémitisme traditionnel”, mais répète à sa manière
l’extermination de masse déjà pratiquée par l’Union Soviétique sous la forme de
l’extermination de classe, à travers l’élimination des koulaks : ainsi
rapprochée des crimes de la révolution russe, l’élimination des Juifs devrait
en fait être réinscrite dans le contexte de la révolution industrielle. Ce
serait cette dernière qui, à cause des troubles et des bouleversements qu’elle
suscitait, aurait engendré chez les catégories les plus sensibles de la
population (c’est-à-dire les catégories les plus touchées) la conviction que,
pour remédier au mal, il fallait exterminer des groupes sociaux entiers. Plus
précisément encore, suggère Nolte, faudrait-il comprendre qu’il y a eu entre
les deux exterminations une relation de cause à effet : car la terreur rouge, en raison de son ampleur et de
l’étendue du
territoire où elle se produisit, ne pouvait qu’engendrer dans les pays voisins
des “réactions tout à fait violentes et irrationnelles”; en ce sens, Auschwitz
aurait procédé à la fois de la crainte suscitée par les exterminations
soviétiques et du fantasme selon lequel, si les Rouges éliminaient les koulaks,
les Juifs, de leur côté, souhaitaient l’extermination de la bourgeoisie
allemande, voire du peuple allemand. Conclusion : il conviendrait enfin de ne
plus considérer le IIIe Reich comme un phénomène isolé et sui
generis, d’y voir, non “une première ou
un original”, mais “une copie déformée”».[14]
Cette psychologie historique appuyée sur la paranoïa, repose sur une logique
tordue faisant du judéocide l’effet inattendu de la «Terreur rouge». S’il y
avait bien une «Terreur rouge» en Russie, en Allemagne les Freikorps, recyclés depuis dans la SS, avaient mis un terme
sanglant à la poussée révolutionnaire des Spartakistes. Ce qui restait donc,
dans le contexte de 1941, c’était la menace de l’immense armée soviétique qui
résistait devant les troupes d’invasion allemandes. Cette guerre à finir avec
les Slaves, avec l’Union soviétique endoctrinée, intoxiquée par la propagande
juive marxiste, voilà la «terreur rouge» authentique et non fantasmatique à
laquelle se réfèrent Nolte et Furet. «Dans
le contexte de la “guerre d’annihilation” meurtrière contre l’Union soviétique,
le pas de la disparition des Juifs “à un moment donné et d’une certaine façon”
à l’“assassinat de masse maintenant” fut franchi au cours de l’été 1941. Une
fois en cours sur le territoire soviétique, cette “solution finale” ou
définitive fut un signe donné par le régime nazi pour que cette solution soit
également appliquée aux autres Juifs d’Europe. Déjà engagés dans l’assassinat
de millions de Juifs et de non-Juifs sur le territoire soviétique, les
Allemands “ordinaires” allaient se dérober devant l’application de la “solution
finale” de Hitler aux Juifs d’Europe également».[15]
Il devenait possible alors, pour des milliers d’Allemands «ordinaires», sans
être nécessairement «volontaires», de suivre le rythme de La Marseillaise contre ceux qui viennent «égorger nos femmes et nos enfants» : «Tuer les Juifs étant admis comme une nécessité historique, le soldat
devait le “comprendre”; et si pour un motif quelconque on lui ordonnait d’aider
les SS et la Police dans leur travail, il était supposé obéir. Mais s’il tuait
un Juif spontanément, de sa
volonté personnelle, sans ordre et du seul fait
qu’il avait envie de tuer, alors il
commettait un acte anormal, digne peut-être d’un “Européen oriental” - d’un
Roumain par exemple - mais qui compromettait la discipline et le prestige de
l’armée allemande. Là se situait la différence cruciale entre l’homme qui se
“surmontait” lui-même pour tuer et celui qui se rendait coupable d’atrocités
gratuites. Le premier était jugé bon soldat et nazi convaincu, le second ne
savait pas se maîtriser et, de retour au pays après la guerre, représenterait
un péril pour la communauté allemande. Tous les ordres qui visèrent à résoudre
le problème des “excès” s’inspiraient de cette morale».[16]
Il y a sans doute beaucoup de perfidie dans ce scrupule et nous n’avons pas à
le tenir pour sincère. Bien au contraire, il nous dit la différence entre la
situation qui était celle de Trevelyan en Irlande et celle de Staline (ou de
Hitler) en Ukraine (ou face aux Juifs). Au départ, les camps de concentration
sont là pour laisser, ou aider la mort à faire son œuvre. Mauvaise nutrition, maladie
non soignée, travail forcé, mauvais traitements en cas de punition, les
bourreaux ordinaires de Hitler
laissent la mort faire son œuvre. C’est la première phase du biocide annoncé.
Puis, le sentiment de l’entraînement
fatal s’accomplit dans l’étape ultime d’une guerre meurtrière entre membres
d’une même civilisation. Alors, on
exécute sommairement d’une balle dans la nuque sur la ligne de résistance
allemande devant les forces bolcheviques en mouvement, on fait venir des
camions afin d’asphyxier au monoxyde de carbone les Juifs qui tardent à mourir,
on commande les édifices des grands camps comme Treblinka ou Auschwitz afin de
gazer en série, par un produit chimique efficace qui emprunte la connotation
pesticide dû à IG Farben (le Zyklon B), puis on érige les fours pour faire
disparaître les dernières traces de la honte. Les fours ne fournissant pas à
brûler tous les corps, d’immenses fosses seront ouvertes que les Alliés
finiront par combler, après «la libération». Le biocide était passé maintenant entre
les mains de bourreaux volontaires de
Hitler.
La Shoah n'est pas le «centre» de l'Anus Mundi, il n'en est pas non plus la finitude, contrairement à ce qu'une interprétation Whig de l'Histoire peut laisser penser. Elle est le produit du déclin de la civilisation occidentale et de ses correspondants symbolique (dégénérescence) et idéologique (décadence). La Shoah est le microcosme de l'auto-destruction de la civilisation occidentale à laquelle l'errance des régimes en place (démocratie libérale, fascismes tous couleurs, dictature du Parti communiste russe et de son Secrétaire), tous dans la mouvance du capitalisme même, ont mené. Il ne s'agit pas de «relativiser» la mécanisation de l'horreur dont elle témoignera toujours devant les hommes, mais seulement de dégager l'ampleur du désastre civilisationnel qu'elle représente. La guerre civile européenne, la Seconde Guerre de Trente Ans, pour reprendre le mot du général de Gaulle qui avait un sens plus développé de l'Histoire que bien des historiens, à l'intérieur de laquelle se retrouve cet épisode qui ne cesse d'impressionner par la rencontre de la technique performative et de l'idéologie fanatisée sur la table à dissection de Lauréamont, a donné l'assassinat de masse par lequel il est possible de mesurer le degré de destructivité atteint par notre civilisation à l'heure de son crépuscule⌛




La Shoah n'est pas le «centre» de l'Anus Mundi, il n'en est pas non plus la finitude, contrairement à ce qu'une interprétation Whig de l'Histoire peut laisser penser. Elle est le produit du déclin de la civilisation occidentale et de ses correspondants symbolique (dégénérescence) et idéologique (décadence). La Shoah est le microcosme de l'auto-destruction de la civilisation occidentale à laquelle l'errance des régimes en place (démocratie libérale, fascismes tous couleurs, dictature du Parti communiste russe et de son Secrétaire), tous dans la mouvance du capitalisme même, ont mené. Il ne s'agit pas de «relativiser» la mécanisation de l'horreur dont elle témoignera toujours devant les hommes, mais seulement de dégager l'ampleur du désastre civilisationnel qu'elle représente. La guerre civile européenne, la Seconde Guerre de Trente Ans, pour reprendre le mot du général de Gaulle qui avait un sens plus développé de l'Histoire que bien des historiens, à l'intérieur de laquelle se retrouve cet épisode qui ne cesse d'impressionner par la rencontre de la technique performative et de l'idéologie fanatisée sur la table à dissection de Lauréamont, a donné l'assassinat de masse par lequel il est possible de mesurer le degré de destructivité atteint par notre civilisation à l'heure de son crépuscule⌛
Montréal
11 mars 2015
[1] J. Semelin. Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, 1989, p. 215.
[2] R. Hilberg. La destruction des Juifs en Europe, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, 1991, t. 1, p. 16.
[3] R. Hilberg. Ibid. t. 2, p. 901.
[4] D. Losurdo. Le Révisionnisme en histoire, Paris, Albin Michel, 2006, pp. 259 et 260.
[5] G. L. Mosse. Les racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, 2006, p. 394.
[6] E. Traverso. La violence nazie Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, p. 21.
[7] E. Renan. La Réforme intellectuelle et morale, Paris, U.G.E., Col. 10/18, p. 77.
[8] É. Abécassis. Petite métaphysique du meurtre, Paris, P.U.F., Col. Perspectives critiques, 1998, p. 32.
[9] L. Poliakov. Les Juifs et notre histoire, Paris, Flammarion, Col. Science, 1973, pp. 159-160.
[10] E. Traverzo. Op. cit. 2002, p. 20.
[11] P. Burrin. Fascisme, nazisme, autoritarisme, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, 2000, p. 12.
[12] E. Traverso. La Guerre civile européenne, Paris, Hachette, Col. Pluriel, 2007, p. 81.
[13] L. Poliakov. Le bréviaire de la haine, Paris, Livre de poche, 1951, pp. 392-393.
[14] A. Renaut.
Préface à E. Nolte. Op. cit. 1969,
pp. ix-x.
[15] C. R. Browning. Les origines de la Solution finale, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, 2009, p. 912.
[16] R. Hilberg. Op. cit. t. 1, p. 281.
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