mercredi 11 mars 2015

La Shoah dans la guerre civile occidentale


À Buchenwald
LA SHOAH DANS LA GUERRE CIVILE OCCIDENTALE

Note
Ce texte est extrait d'un ouvrage en cours
de rédaction, Anus Mundi, et représente le
sous-chapitre I.4.5 de la partie sur l'Histo-
ricité.

Cette guerre «intérieure» qui se livrait au sein de la guerre civile occidentale et que nous avons appelé un temps l’Holocauste, terme qui s’est vu remplacé par celui de Shoah, qu’elle était sa fonction précise? Bouclier humain en vue de maintenir à distance les puissances occidentales de l’Allemagne? Volonté nationale d’extirper un segment de population appartenant à une «race» autre? Nécessité impitoyable entraînée par une dérive du sentiment d’entraînement fatal à laquelle rien ni personne ne pouvait s’opposer? Dans tous ces cas, une situation sordide qui ne trouve pas de mots pour se définir. Quoi qu’il en soit, nous devons considérer ainsi le «judéocide» : «le génocide n’est pas un accident de l’Histoire. Il est le syndrome le plus grave de la pire maladie de l’homme : sa violence. Comme la guerre, le génocide est la manifestation spectaculaire de la faculté de l’homme à s’autodétruire. À cet égard, il est comparable à une forme de cancer qui ronge le corps social».[1] La maladie comme métaphore ne définit pas en quoi la question juive doit être considérée comme l’acmé de cette guerre civile occidentale, le Juif étant appelé à jouer ce rôle d’agent pathogène – de l’infection - intérieur à la civilisation, et cela bien avant la naissance d’Adolf Hitler.

Les raisons pour exterminer une population sont généralement nombreuses pour justifier des actions de «nettoyage ethnique» au sein de guerres présentées comme «défensives». Il n’en fut pas autrement dans le cadre de la préparation et de la mise à exécution du «judéocide». Des vieilles associations entre le prêt usuraire, le développement du capitalisme et l’immunité des banquiers juifs partout en Europe, ont fini par dériver de la justification religieuse pour passer à des raisons scientifiques. Ce racisme anthropologique nouveau genre avait hérité des justifications religieuses beaucoup de ses obsessions, surtout celles en relation avec les rapports sexuels, la pureté de race et d’anthropologie médicale. Raul Hilberg insiste sur la permanence de la persécution antisémite fortement ancrée dans les mentalités traditionnelles occidentales pour expliquer la préméditation du projet nazi : «Le processus de destruction nazi ne se développa nullement par génération spontanée; il fut le sommet d’une nouvelle évolution cyclique, semblable à celles que nous avons vues se dessiner dans l’action des artisans des précédentes politiques antijuives. Les missionnaires du christianisme avaient fini par dire en substance: “Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous si vous restez juifs.” Après eux, les dirigeants séculiers avaient proclamé: “Vous n’avez pas le droit de vivre parmi nous.” Enfin, les nazis allemands décrétèrent: “Vous n’avez pas le droit de vivre”».[2] Hilberg s’en remet ici aux bio-pouvoirs, à la biocratie comme on disait à l’époque, avec les risques que comporte tout anachronisme qui ignore les contingences historiques. Hilberg nuance d’ailleurs sa vision plus loin dans son ouvrage : «L’anéantissement par les Allemands des juifs d’Europe fut le premier processus de destruction mené à terme dans le monde. Pour la première fois dans l’histoire de la civilisation occidentale, les agents du crime avaient surmonté tous les obstacles, administratifs et moraux, à un massacre organisé. Pour la première fois aussi, les victimes juives, prises dans la camisole de force de leur histoire, se précipitèrent, physiquement et psychologiquement, dans la catastrophe. La destruction des Juifs ne fut pas accidentelle. Aux premiers jours de 1933, lorsque le premier fonctionnaire rédigea la première définition du “non-aryen” dans une ordonnance de l’administration, le sort du monde juif européen se trouva scellé».[3] Car, il va de soi, que le XIXe siècle savait qu’on pouvait «laisser mourir», sinon ordonner de tuer des groupes de populations considérées comme hostiles aux pouvoirs établis. Le cas de la famine irlandaise apparaît ici comme un préalable à un acte de pure biocratie : «Dans cette terrible famine, sir Charles Edward Trevelyan, chargé par Londres de suivre et d’affronter les développements de la situation, voit à l’œuvre une “Providence omnisciente” qui vise ainsi à résoudre “en Irlande le problème de la disproportion entre population et nourriture”. En ce sens, l’homme politique britannique a été parfois désigné comme un “proto-Eichmann”, protagoniste d’une tragédie qu’il faut considérer comme le prototype des génocides du XXe siècle. [Il est vrai aussi que] les déclarations de Trevelyan présentent quelque analogie avec la réflexion [de Benjamin] Franklin, selon laquelle l’extermination des Indiens entre dans les desseins de la Providence. Il est vrai qu’à présent, l’homme politique britannique se propose non plus d’anéantir, mais seulement d’éclaircir drastiquement un groupe ethnique, et sans avoir recours à d’autres instruments que ceux mis en action par le bon Dieu; reste le fait qu’est considérée comme “providentielle” l’inanition de masse qui frappe un peuple depuis longtemps assimilé par les classes dominantes anglaises aux autres populations coloniales».[4] Trevelyan a agi passivement devant un problème d’une ampleur exceptionnelle. Il a laissé mourir. Plus tard, Staline, afin de maîtriser la révolte des Ukrainiens, agira de manière beaucoup plus active en faisant mourir, par la famine des millions d’Ukrainiens. Pourtant, dans le cadre irlandais, moins d’un demi-siècle après la grande famine, le peuple obtiendra de l’Angleterre l’Home Rule et finira par accéder à ce à quoi la Grande-Bretagne se refusait obstinément : l’indépendance nationale. Le problème irlandais n’était pas un «à côté» des problèmes coloniaux britanniques, il en fut le déclencheur puisque les principales colonies peuplées d’anglo-saxons allaient, par la suite, réclamer une plus grande marge de manœuvre par rapport au Colonial Office et cela lorsque le jingoïsme de Chamberlain aurait voulu une centralisation impériale indéfectible. De même, G. L. Mosse considère qu’il serait «erroné de croire que les Juifs dans l’idéologie volkisch ne constituaient qu’un problème secondaire, et qu’une minorité d’Hottentots aurait aussi bien pu remplir ce rôle».[5] La similitude des situations montre qu’il y a une continuité objective entre la famine irlandaise et le judéocide (ou la famine ukrainienne), mais qu’elle se distingue stratégiquement en passant de la passivité devant les éléments naturels au contrôle de ces éléments.

Le paradoxe est que la vieille rancœur entre Irlandais et Anglais n’avait pas d’équivalent entre Allemands et Juifs. Enzio Traverso insiste même sur le fait qu’«un simple regard sur l’ensemble du continent indique d’ailleurs qu’au début du siècle l’Allemagne apparaissait comme un îlot heureux pour les juifs européens, à côté des vagues d’antisémitisme qui déferlaient dans la France de l’affaire Dreyfus, dans la Russie des pogromes tsaristes, dans l’Ukraine et la Bohême des procès pour meurtre rituel, et même dans l’Autriche de Karl Lueger, le maire social-chrétien, populiste et ouvertement antisémite de Vienne. Pour que l’antisémitisme allemand (qui, en dépit de sa diffusion comme habitus mental, ne représentait que 2% de l’électorat au début du siècle) devint l’idéologie du régime nazi, il fallut le traumatisme de la Première Guerre mondiale et une dislocation des rapports sociaux dans l’ensemble du pays. Bref, il fallut une modernisation sociale chaotique et déchirante, une instabilité politique chronique sous Weimar, une crise économique profonde et prolongée, l’essor d’un nationalisme agressif alimenté par la crainte du bolchevisme et d’une révolution allemande esquissée entre 1918 et 1923, il fallut enfin l’attente d’un sauveur charismatique, incarné par un sinistre personnage dont la popularité, en dehors d’un tel contexte, n’aurait jamais dépassé quelques brasseries munichoises».[6] Durant la Belle-Époque, en effet, c’était la France qui suivait la logique exclusive de la cohabitation des Juifs sur un quelconque territoire national, comme le formule si bien Ernest Renan dans son opuscule des lendemains de la défaite de 1870, La Réforme intellectuelle et morale : «La doctrine des frontières naturelles et celle du droit des populations ne peuvent être invoquées par la même bouche, sous peine d’une évidente contradiction».[7] Certes, on n’en était pas encore à la nécessité de tuer les Juifs, comme ce le sera avec le génocide nazi, mais le Juif apparaissait comme une catégorie extra-nationale propre à parasiter la sève de la nation française. Avec des mots chargés d’une haine viscérale, le journaliste Édouard Drumont allait former une génération d’antisémites dont les coups d’éclat entre 1930 et 1945 donneront un sérieux coup de main à l’entreprise génocidaire allemande. À l’énumération rapportée par Traverso, ce qui devait contribuer à mettre en branle le processus en Allemagne, on le devine, ce fut aussi les résultats de la Révolution russe. La paranoïa bourgeoise allemande prêtait à Lénine et à Trotsky des ascendances juives (vraies dans le deuxième cas et possible dans le premier). Deux écoles d’interprétations historiques s’affrontent maintenant, l’une privilégiant l’épistémologie de la contingence historique (l’intentionnalisme), l’autre de  la nécessité (le fonctionnalisme) : «Prenons par exemple l’analyse historique du génocide des Juifs, et le débat entre les historiens qui tentent de comprendre ses causes. Les intentionnalistes pensent qu’Hitler et son idéologie propre ont joué un rôle capital dans la solution finale. Les fonctionnalistes, au contraire, disent que l’œuvre d’Hitler était accidentelle face au mode de fonctionnement du régime et sa dynamique structurelle qui rendirent inéluctable l’enchaînement des faits. Selon eux, sans l’armée, l’administration, l’industrie, les SS, Hitler n’aurait jamais pu atteindre son objectif. Les premiers disent que le meurtre des Juifs a commencé à partir de la décision d’Hitler qui a attendu les conditions propices à sa mise en œuvre. Les seconds pensent qu’Hitler a eu l’idée générale de trouver une “solution” au “problème juif”, mais il n’a pas mis en œuvre les tâches pratiques. Ainsi, que l’on prenne la perspective intentionnaliste ou fonctionnaliste, on se retrouve dans un système de causalité exclusif, visant à réduire l’événement du génocide en identifiant une cause unique : la personne d’Hitler, ou l’entité bureaucratique sont censées expliquer le génocide des Juifs».[8]

Certes, cette reductio ad absurdum ne représente pas tout ce que l’on peut tirer des deux épistémologies, il suffit de faire passer la personnalité d’Hitler au second plan pour voir les structures sociales de base accomplir leurs œuvres. Une telle réduction n’est possible que si l’on considère le génocide comme un «assassinat collectif», une sorte de meurtres en série : «Ainsi donc, on peut postuler une certaine parenté entre le comportement sadique des tueurs professionnels SS et les réactions ambiguës et déconcertantes des tueurs amateurs et des témoins. Chez les opérateurs des camps de la mort, tous les interdits avaient été levés, permettant aux instincts sanguinaires ou dépravés de se satisfaire en pleine liberté; en revanche, les amateurs ne parvenaient pas à s’affranchir des inhibitions que la civilisation impose, de sorte que des conflits pénibles surgissaient dans leurs âmes; pour de nombreux citoyens du IIIe Reich, l’extermination des Juifs constituait la seule issue à une situation devenue intolérable. Ne serait-ce pas l’une des raisons pour lesquelles, bien que la “solution finale” les horrifiait, ils y aspiraient dans le secret de leurs cœurs : une fois que les Juifs auraient disparu, leurs tourments ne prendraient-ils pas fin? C’est ainsi qu’à mesure que le destin des Juifs s’aggravait, les déportations faisaient suite aux spoliations, et les massacres, aux déportations, leur disparition était souhaitée avec une ardeur plus vive. À ce propos, une étude attentive des archives nazies révèle que le projet de l’extermination totale n’a pas été élaboré au cours des années qui précédèrent la guerre, mais qu’il a surgi en quelque sorte spontanément, au fur et à mesure de l’aggravation des persécutions. Même le terme de Endlösung, la “solution finale”, ne signifiait au début que “l’élimination des Juifs du corps national allemand”, c’est-à-dire leur expulsion d’Allemagne, et ce n’est que par étapes qu’il se chargeait d’un sens de plus en plus sinistre. Mais l’histoire de plus d’un crime nous apprend que c’est en proportion des souffrances causées à la victime que croît la haine qui leur est portée; c’est ainsi que se déchaînent les forces du mal, jusqu’à l’explosion finale».[9] Certes, ce qui s’est commis dans les camps de la mort ne furent rien de moins que de vils assassinats, mais il y a une différence autrement que quantitative entre un assassinat, voire même une série de meurtres, d’un génocide! Autre thèse reductio ad absurdum, à l’opposé, de la précédente, toute individualiste (la volonté d’un seul, Hitler), c’est celle contenue dans Les Bourreaux volontaires de Hitler : «Pour Goldhagen, le génocide juif fut conçu comme “un projet national allemand” dont Hitler ne fut, en dernière analyse, que le principal exécuteur: “L’holocauste - écrit-il - est ce qui définit le nazisme, mais pas seulement lui : il est aussi ce qui définit la société allemande pendant la période nazie”. Les exécuteurs directs - qu’il chiffre à 100 000 personnes, peut-être même, ajoute-t-il, 500 000 ou plus - ont agi avec le soutien de l’ensemble de la société allemande, hantée depuis plusieurs siècles par la conviction selon laquelle “les juifs méritaient de mourir”».[10] Ici, c’est la lutte de races qui expliquerait les fondements du génocide. Aryens contre Juifs, les partis étaient clairement définis, alors que Gœbbels répondait à Fritz Lang, le cinéaste, de le laisser décider qui était Juif de qui ne l’était pas!

Il vaut mieux inscrire le judéocide à l’intérieur de la brutalisation des mœurs issue de la Belle-Époque et surtout de la Grande Guerre suivre le cours progressif et évolutif de l’entraînement fatal. Les Italiens les premiers, avant les Espagnols et leur guerre civile, ouvrirent la saison des massacres industriels commis à froid : «Même si leur gravité a été longtemps méconnue, les actes de barbarie commis par l’Italie fasciste en Éthiopie sont bien éloignés d’une entreprise de génocide dont la particularité fut d’avoir été idéologiquement motivée, administrativement planifiée et industriellement accomplie».[11] Cela ne veut pas dire que les intentions génocidaires ne faisaient pas partie des plans de l’occupation italienne, mais l’occupation même y fit naître ces intentions! Ceci permet de mieux comprendre ce que nous rappelle Traverzo : «il faut souligner les traits propres à la Shoah, un génocide qui fut perpétré au cœur de la Deuxième Guerre mondiale mais qui ne peut pas être simplement déduit de sa logique interne. Si la guerre à l’Est, radicalisée par toutes les tensions qu’elle condense, permit de déclencher la vague exterminatrice contre les juifs, la Shoah est devenue progressivement autonome jusqu’à constituer un but en soi de la politique nazie. La conquête du Lebensraum et l’anéantissement du bolchevisme n’expliquent pas la déportation à Auschwitz des Juifs de Salonique ou de Corfou, comme ne l’explique pas le contexte des opérations militaires, surtout à partir de 1943, après la défaite de Stalingrad. Mais cela ne fait pas de la guerre entre 1941 et 1945 une “parenthèse” dans le siècle. Dans le cadre de la guerre, la Shoah prenait certes une dynamique propre liée au projet nazi de domination raciale, mais ses prémisses s’inscrivaient dans la longue durée de l’histoire européenne et allemande. En dépit de ses traits spécifiques, la guerre nazie contre les juifs appartenait à cette guerre civile européenne et mondiale. Autant il serait faux de vouloir nier sa singularité, en la diluant dans l’ensemble des violences de la guerre, autant il serait absurde de l’isoler de ce contexte global, qui fut son terreau et son détonateur».[12] C’est bien là que le génocide entre comme élément fondamental d’un biocide volontaire. C’est au plus fort des affrontements violents entre les partis en guerre, que se décide la mise en place de la Solution finale : «Derrière les nuances de terminologie et de méthodes, on retrouve en fin de compte l’identité des faits; derrière les superstructures et les rationalisations, on retrouve le même déferlement homicide, et les mêmes fleuves de sang. Du coup, en embrassant l’ensemble, on aperçoit mieux la vraie signification de l’extermina-
tion totale des Juifs, signe avant-coureur d’holocaustes plus vastes et plus généralisés. En fait, une fois déclenchée la “solution finale”, les barrières mentales sont rompues, et le précédent psychologique créé : éprouvés aussi de leur côté, les procédés techniques. Aussi bien, on aurait pu conclure, par un simple raisonnement inductif, qu’une entreprise aussi démente ne pouvait s’arrêter à mi-chemin, et que, si seulement la fortune des armes en eût laissé le temps aux Nazis, elle aurait, par la seule force de sa logique interne, happé d’autres peuples et d’autres races dans son engrenage implacable. Car “le racisme est comme la maladie de la rage: nul ne peut savoir d’avance sur qui l’adorateur de son propre sang déchargera la fureur qui le tourmente” [J. Billig]».[13] Et comme, à ce moment précis, la grande menace provient du revirement sur le front russe, c’est alors que l’on pose la «question russe» qui, chez les «révisionnistes» ou les partisans du tandem Nolte/Furet, finit par se substituer à la «question allemande».

Préfaçant le livre de Nolte, le philosophe français Alain Renaut écrit : «En 1980, [Nolte] prononce à Munich une conférence dont le texte ne fut publié pour la première fois, dans une version anglaise, qu’en 1985, intitulée Légende historique ou révisionnisme. Comment voit-on le IIIe Reich en 1980?, cette conférence suscita de vives répliques de la part d’historiens reconnus :  Nolte y suggérait que l’élimination de millions de Juifs par le nazisme ne représentait nullement un événement unique dans l’histoire et qu’il fallait “relativiser” le fait en le restituant au sein de l’“histoire universelle”. Certes, ajoutait-il, il ne s’agit pas pour autant de renverser le jugement fondamentalement négatif porté jusqu’ici par les historiens sur le IIIe Reich: du moins faut-il soumettre son histoire à “révision” en la plaçant dans une “perspective nouvelle” où la “volonté exterminationniste” apparaît plonger très loin ses racines, jusque dans la révolution française (avec la Terreur) et même jusque dans le Moyen Âge (avec l’Inquisition). Qui plus est, à la faveur de cet élargissement du regard, il se révélerait qu’“Auschwitz ne résulte pas principalement de l’antisémitisme traditionnel”, mais répète à sa manière l’extermination de masse déjà pratiquée par l’Union Soviétique sous la forme de l’extermination de classe, à travers l’élimination des koulaks : ainsi rapprochée des crimes de la révolution russe, l’élimination des Juifs devrait en fait être réinscrite dans le contexte de la révolution industrielle. Ce serait cette dernière qui, à cause des troubles et des bouleversements qu’elle suscitait, aurait engendré chez les catégories les plus sensibles de la population (c’est-à-dire les catégories les plus touchées) la conviction que, pour remédier au mal, il fallait exterminer des groupes sociaux entiers. Plus précisément encore, suggère Nolte, faudrait-il comprendre qu’il y a eu entre les deux exterminations une relation de cause à effet : car la terreur rouge, en raison de son ampleur et de l’étendue du territoire où elle se produisit, ne pouvait qu’engendrer dans les pays voisins des “réactions tout à fait violentes et irrationnelles”; en ce sens, Auschwitz aurait procédé à la fois de la crainte suscitée par les exterminations soviétiques et du fantasme selon lequel, si les Rouges éliminaient les koulaks, les Juifs, de leur côté, souhaitaient l’extermination de la bourgeoisie allemande, voire du peuple allemand. Conclusion : il conviendrait enfin de ne plus considérer le IIIe Reich comme un phénomène isolé et sui generis, d’y voir, non “une première ou un original”, mais “une copie déformée”».[14] Cette psychologie historique appuyée sur la paranoïa, repose sur une logique tordue faisant du judéocide l’effet inattendu de la «Terreur rouge». S’il y avait bien une «Terreur rouge» en Russie, en Allemagne les Freikorps, recyclés depuis dans la SS, avaient mis un terme sanglant à la poussée révolutionnaire des Spartakistes. Ce qui restait donc, dans le contexte de 1941, c’était la menace de l’immense armée soviétique qui résistait devant les troupes d’invasion allemandes. Cette guerre à finir avec les Slaves, avec l’Union soviétique endoctrinée, intoxiquée par la propagande juive marxiste, voilà la «terreur rouge» authentique et non fantasmatique à laquelle se réfèrent Nolte et Furet. «Dans le contexte de la “guerre d’annihilation” meurtrière contre l’Union soviétique, le pas de la disparition des Juifs “à un moment donné et d’une certaine façon” à l’“assassinat de masse maintenant” fut franchi au cours de l’été 1941. Une fois en cours sur le territoire soviétique, cette “solution finale” ou définitive fut un signe donné par le régime nazi pour que cette solution soit également appliquée aux autres Juifs d’Europe. Déjà engagés dans l’assassinat de millions de Juifs et de non-Juifs sur le territoire soviétique, les Allemands “ordinaires” allaient se dérober devant l’application de la “solution finale” de Hitler aux Juifs d’Europe également».[15] Il devenait possible alors, pour des milliers d’Allemands «ordinaires», sans être nécessairement «volontaires», de suivre le rythme de La Marseillaise contre ceux qui viennent «égorger nos femmes et nos enfants» : «Tuer les Juifs étant admis comme une nécessité historique, le soldat devait le “comprendre”; et si pour un motif quelconque on lui ordonnait d’aider les SS et la Police dans leur travail, il était supposé obéir. Mais s’il tuait un Juif spontanément, de sa volonté personnelle, sans ordre et du seul fait qu’il avait envie de tuer, alors il commettait un acte anormal, digne peut-être d’un “Européen oriental” - d’un Roumain par exemple - mais qui compromettait la discipline et le prestige de l’armée allemande. Là se situait la différence cruciale entre l’homme qui se “surmontait” lui-même pour tuer et celui qui se rendait coupable d’atrocités gratuites. Le premier était jugé bon soldat et nazi convaincu, le second ne savait pas se maîtriser et, de retour au pays après la guerre, représenterait un péril pour la communauté allemande. Tous les ordres qui visèrent à résoudre le problème des “excès” s’inspiraient de cette morale».[16] Il y a sans doute beaucoup de perfidie dans ce scrupule et nous n’avons pas à le tenir pour sincère. Bien au contraire, il nous dit la différence entre la situation qui était celle de Trevelyan en Irlande et celle de Staline (ou de Hitler) en Ukraine (ou face aux Juifs). Au départ, les camps de concentration sont là pour laisser, ou aider la mort à faire son œuvre. Mauvaise nutrition, maladie non soignée, travail forcé, mauvais traitements en cas de punition, les bourreaux ordinaires de Hitler laissent la mort faire son œuvre. C’est la première phase du biocide annoncé. Puis, le sentiment de l’entraînement fatal s’accomplit dans l’étape ultime d’une guerre meurtrière entre membres d’une même civilisation. Alors, on exécute sommairement d’une balle dans la nuque sur la ligne de résistance allemande devant les forces bolcheviques en mouvement, on fait venir des camions afin d’asphyxier au monoxyde de carbone les Juifs qui tardent à mourir, on commande les édifices des grands camps comme Treblinka ou Auschwitz afin de gazer en série, par un produit chimique efficace qui emprunte la connotation pesticide dû à IG Farben (le Zyklon B), puis on érige les fours pour faire disparaître les dernières traces de la honte. Les fours ne fournissant pas à brûler tous les corps, d’immenses fosses seront ouvertes que les Alliés finiront par combler, après «la libération». Le biocide était passé maintenant entre les mains de bourreaux volontaires de Hitler.

La Shoah n'est pas le «centre» de l'Anus Mundi, il n'en est pas non plus la finitude, contrairement à ce qu'une interprétation Whig de l'Histoire peut laisser penser. Elle est le produit du déclin de la civilisation occidentale et de ses correspondants symbolique (dégénérescence) et idéologique (décadence). La Shoah est le microcosme de l'auto-destruction de la civilisation occidentale à laquelle l'errance des régimes en place (démocratie libérale, fascismes tous couleurs, dictature du Parti communiste russe et de son Secrétaire), tous dans la mouvance du capitalisme même, ont mené. Il ne s'agit pas de «relativiser» la mécanisation de l'horreur dont elle témoignera toujours devant les hommes, mais seulement de dégager l'ampleur du désastre civilisationnel qu'elle représente. La guerre civile européenne, la Seconde Guerre de Trente Ans, pour reprendre le mot du général de Gaulle qui avait un sens plus développé de l'Histoire que bien des historiens, à l'intérieur de laquelle se retrouve cet épisode qui ne cesse d'impressionner par la rencontre de la technique performative et de l'idéologie fanatisée sur la table à dissection de Lauréamont, a donné l'assassinat de masse par lequel il est possible de mesurer le degré de destructivité atteint par notre civilisation à l'heure de son crépuscule⌛

Montréal
11 mars 2015


[1] J. Semelin. Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, 1989, p. 215.
[2] R. Hilberg. La destruction des Juifs en Europe, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, 1991, t. 1, p. 16.
[3] R. Hilberg. Ibid. t. 2, p. 901.
[4] D. Losurdo. Le Révisionnisme en histoire, Paris, Albin Michel, 2006, pp. 259 et 260.
[5] G. L. Mosse. Les racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, 2006, p. 394.
[6] E. Traverso. La violence nazie Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, p. 21.
[7] E. Renan. La Réforme intellectuelle et morale, Paris, U.G.E., Col. 10/18,  p. 77.
[8] É. Abécassis. Petite métaphysique du meurtre, Paris, P.U.F., Col. Perspectives critiques, 1998, p. 32.
[9] L. Poliakov. Les Juifs et notre histoire, Paris, Flammarion, Col. Science, 1973, pp. 159-160.
[10] E. Traverzo. Op. cit. 2002, p. 20.
[11] P. Burrin. Fascisme, nazisme, autoritarisme, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, 2000, p. 12.
[12] E. Traverso. La Guerre civile européenne, Paris, Hachette, Col. Pluriel, 2007, p. 81.
[13] L. Poliakov. Le bréviaire de la haine, Paris, Livre de poche, 1951, pp. 392-393.
[14] A. Renaut. Préface à E. Nolte. Op. cit. 1969, pp. ix-x.
[15] C. R. Browning. Les origines de la Solution finale, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, 2009, p. 912.
[16] R. Hilberg. Op. cit. t. 1, p. 281.

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