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Serdjan Spasojević A Serbian Film. Le fils de Miloś violé. |
LE SEXE COMME MÉTAPHORE DE LA DÉRÉLICTION DE CIVILISATIONS
À l’ombre des jeunes filles
en fleurs.
Ils ne vont pas croire aux
malheurs.
Elles écoutent la radio,
elles boivent du thé
au degré zéro de la liberté
Elles ne savent pas que la
bourgeoisie
n’a jamais hésité même à tuer
ses fils
Pier Paolo Pasolini Salo ou les 120 jours de Sodome.
Pier Paolo Pasolini Salo ou les 120 jours de Sodome.
Le sexe est la métaphore de la vie. On ne
s’imagine guère autrement la vie que par
le sexe. On le retrouve, peint sur les murs des grottes paléolithiques, entre scènes de
chasses ou de guerres et bêtes condamnées
dans les rêves à nourrir les tribus.
Puis, les premières grandes religions sont apparues, le célébrant comme symbole
de fertilité; même une part de sa puissance est passée dans les symboles
auliques, c’est-à-dire le Soleil, l’or et, par le fait même, l’État. Plus les
États se constituaient d'ailleurs, se centralisaient, étendant leur pouvoir et leur contrôle des
consciences, plus la métaphore du sexe régressait jusqu’à devenir un interdit.
Le phallus monumental, castré, du temple de Dionysos à Délos ne sera plus représenté à Rome, malgré la
persistance des lupercales. Le sexe devint alors un symbole d’outrages,
d’obscénité; de la vulgarité des bas-fonds de Rome jusqu’aux
graffito sur les murs de nos centres urbains. Contre les symboles de
l’autorité, du pouvoir, il devient signe de révolte; un symbole qu’il faut
ressaisir à tous prix afin d’en anéantir la capacité révolutionnaire et
destructrice. C’est ainsi que le percevait le poète et
cinéaste italien PierPaolo Pasolini (1922-1975) dans ses derniers films. D’abord, il présentait le
sexe affranchi et conquérant de liberté dans sa «trilogie de la vie» inspirée du
Décaméron de Boccace, des Contes de Canterbury de Chaucer et des Mille-et-une nuits. Après
les manifestations de la jeunesse petite-bourgeoise de mai 68 et le regain de
terrorisme politique (et d’État) au début des années 1970, il voulut montrer
comment la sémiologie du sexe était revenue entre les mains de la bourgeoisie destructrice
dans une adaptation libre des Cent-vingt
journées de Sodome du marquis de Sade. La bourgeoisie italienne, en effet,
ne lui a pas pardonné en lui envoyant un jeune prostitué le conduire dans un piège
sur la plage d’Ostie, près de Rome, où il fut tué avec une violence inouïe.


Je n’avais pas vu depuis longtemps ce film, atypique
– et atypique au point d’être inclassifiable autrement que comme
film pornographique, d’horreur, de scatologie –, jusqu’à ce qu'un récent film serbe de 2010, A
Serbian film, de Srdjan Spasojević, un jeune réalisateur serbe, m'y ramène. Ce dernier film
raconte, en résumé, l’anecdote d’une star masculine du cinéma porno sur le
déclin qui, après s’être marié, avoir eu un enfant et mené une petite vie
bourgeoise, reçoit une proposition de tourner un dernier porno qui lui
rapporterait suffisamment pour le mettre, lui et sa famille, à l’abri des
besoins financiers pour le reste de ses jours. Évidemment, c’est l’éternel
contrat passé avec le diable qui se termine dans une débauche de violence qui
atteint le niveau de Saló ou les cent-vingt
jours de Sodome de Pasolini. (A Serbian film. version française: https://www.youtube.com/watch?v=36WwguvmMig&bpctr=1395166003 : Saló ou les 120 jours de Sodome, version originale italienne: https://www.youtube.com/watch?v=R7GKRaR390k )

Il faut avoir à l’esprit que Spasojević est
un réalisateur indépendant. Jeune, il a connu la guerre en Serbie comme
Pasolini avait connu l’occupation allemande de l’Italie du Nord où son frère
aîné fut tué parmi les résistants au fascisme. Depuis la fin de la guerre, le
cinéma serbe est entièrement sous contrôle du gouvernement et Spasojević a dû
financer et monter son film sans le secours de l’État et après mille déboires
en Allemagne et à l’étranger. Aussi, ce film, où il joue lui-même le rôle de
Vukmir, le Méphisto de l’intrigue,
un psycho-pédagogue recyclé dans la
pornographie qui tient de grands discours philosophiques et politiques à son
acteur, Miloś, ancienne vedette du porno, sur ce qui ne va pas dans notre pays
(le terme Serbie n’étant pas ici utilisé mais Miloś se fait répéter par Leija, une entremetteuse, que le film va se tourner ici, en Serbie). Beaucoup des tirades
de Vukmir sont des adresses de Spasojević à son propre peuple, à son propre
gouvernement. Pasolini et Spasojević suivent la même trajectoire, dans la mesure où
ils sont des indépendants par rapport à la grande industrie cinématographique
nationale; où ils partagent mille misères pour trouver du financement, et qui
doivent enfin essuyer les foudres de la censure.
On aurait tort toutefois de prendre leurs films pour des marques de ressentiments face à l’industrie cinématographique nationale ou tirées de leurs propres déboires personnels. Les films envisagent une portée plus panoramique de «ce qui ne va pas dans notre foutu pays». Ils prennent des dimensions suffisamment
larges pour déborder les frontières de
leurs paroisses et s’étendre à toute leur civilisation. Spasojević fait pour
la civilisation chrétienne-orientale qui, depuis l’effondrement des horreurs
communistes, s’est transformée en véritable paradis de la production
pornographique, ce que Pasolini a fait pour la civilisation
chrétienne-occidentale en montrant comment la bourgeoisie, par son travail de
sape, avait entrepris un processus de désintégration fatale. Ce qui est
présenté sur le mode de la violence sexuelle, du snuff movie, de l’implosion de toutes les lois, de tous les
interdits et qui offensent tant les yeux pudiques, c’est une véritable déréliction de nos états respectifs de
civilisation.

On aurait tort toutefois de prendre leurs films pour des marques de ressentiments face à l’industrie cinématographique nationale ou tirées de leurs propres déboires personnels. Les films envisagent une portée plus panoramique de «ce qui ne va pas dans notre foutu pays». Ils prennent des dimensions suffisamment

La déréliction est présentée comme un
sentiment d’isolement qui naît généralement de lieux clos. Ce serait le drame de
Robinson Crusoé si Vendredi ne s’était pas présenté pour le tirer de cette
dépression morale qui l’attendait. Éprouver de la déréliction dans un milieu
social est une névrose liée au sentiment du deuil et de la
mélancolie. Une perte personnelle suffit à vider le monde entier de ses
habitants. Le repli se fait sur soi et sur
une progression dépressive que l’on
traitera avec des pilules. Mais la déréliction peut atteindre, lorsqu’elle se
diffuse dans l’ensemble d’une collectivité, à un stade de psychose profondément
pathologique que nous pouvons reconnaître dans la célèbre histoire de Massada,
cette forteresse juive perchée en montagnes où les Sicaires dans leur résistance
contre l’invasion des armées romaines s’étaient réfugiés en 72 de notre ère. Les combattants s’étant enfermés dans la forteresse pouvaient
tenir le siège, mais ils se voyaient entourés à la fois par un mur de pierres géant construit par les légionnaires et
un désert hostile. Le sentiment d’être
seuls au monde et condamnés à une disparition prochaine les conduisit à un
suicide collectif.

Certes, Massada n’était qu’une enclave, et
la situation d’un pays, d’un État, d’une civilisation n’est pas
comparable.
Pourtant, lorsque le sentiment de faillite de l’auto-détermination et les
différents signes qui peuvent être lus comme un abandon de soi à soi-même
engendrent un début de déréliction. Des délires paranoïdes apparaissent que la
politique peut facilement récupérer. Du sentiment d’isolement dans un monde hostile, Hitler et Milosević, respectivement en Allemagne et en Serbie, ont érigé leurs
discours racistes sur le sentiment d’isolement et de persécution de leur pays.
De la rhétorique, ils sont passés à la pratique en formant des escadrons
de la mort qui ont commencé à persécuter et tuer des ennemis désignés par les
maîtres comme des causes de leurs malheurs. À l’issue de guerres mortelles où
les dictateurs ont fini par être emportés, les peuples allemands et serbes sont
restés pris avec le traumatisme
d’être des peuples voués à la haine universelle
et condamnés à vivre comme des parias. Ce qui a sauvé l’Allemagne du gouffre où
s’enfonce la Serbie présentement, c’est la Guerre Froide. La partition a été la
sentence, mais le ralliement à l’O.N.U. et la reconstruction de l’économie
nationale, plus une longue période d’amnésie collective enseignée dans les
écoles mêmes ont suffi à la réhabiliter.


Après la déstructuration de la Yougoslavie
titiste, la Serbie reprenait de son importance, jusqu’à accueillir les jeux
olympiques d’hiver à Sarajevo en 1984. Certains Serbes croyaient effacer ainsi le souvenir
pénible du début de la Seconde Guerre de Trente Ans inauguré par le meurtre de
l’archiduc François-Ferdinand au cours de l’été 1914 à Sarajevo, tué en visite par des
anarchistes serbes. Comme les Olympiques de Munich devaient effacer les mauvais
souvenirs des jeux de Berlin de 1936, Sarajevo pensait se refaire une virginité aux yeux du monde. Mais huit ans plus tard, la Serbie
«déclenchait» la guerre de Bosnie-Herzégovine, avec
massacres de populations
civiles - le podium olympique servit même de lieu d'exécutions -, coalition des puissances occidentales appuyée sur l’O.T.A.N. et
répudiation morale universelle pour le génocide bosniaque. Finalement
vaincue, la Serbie dut laisser aller la Bosnie et l’Herzégovine, et s’en tira
avec des criminels de guerre expédiés sitôt capturés vers le Tribunal pénal
international de La Haye pour crimes contre l’humanité. L'après-coup fut une longue humiliation que
subit tout peuple vaincu, cette fois-ci obligé de se refermer sur lui-même.
L’après-Union Soviétique devenait pour les Serbes l’équivalent d’un isolement
qui faisait de Belgrade la Massada des Serbes nationalistes. L’état de
déréliction collective, nous le voyons à travers le film de Spasojević, car
c’est contre lui que se soulève le discours de Vukmir. C’est parce que l’acteur
porno, dont le pénis ne débandait jamais et pouvait épuiser les femmes de
jouissance dans les films où il apparaissait, Miloś, s’est réfugié dans le
confort de sa petite demeure bourgeoise avec femme et enfant, que Vukmir veut
entreprendre son projet rédempteur du New Porn Porno.

Toute la crise de conscience du film ne
réside pas dans les scènes de sexe ou de sang. Comme le film de Pasolini
qui, suivant Sade dans la méthode, alterne scènes obscènes avec dialogues
philosophiques, Spasojević nous montre que Miloś refuse de voir le piège dans
lequel il s’est pris le pied. Que cet ultime film
porno est bien celui de la
destruction même de cette famille qui représente la déréliction serbe par
excellence. Dans la confrontation entre cet ancien universitaire qu’est
l’acteur porno Miloś, et le réalisateur Vukmir, ce dernier lui dit : «Tu
as bien dit école maternelle. C’est un terme bien choisi. L’école maternelle
est le mot qui convient parfaitement pour décrire ce putain de pays. Nous
sommes tous des enfants qui ont été arrachés de force à leurs parents». C’était
bien là le début de Saló de Pasolini,
qui commence
précisément par une série d’enlèvements de jeunes hommes qui
serviront de miliciens et d’adolescents des deux sexes qui seront les futures victimes
des quatre personnages qui, comme on sait, représentent l’ordre de la société
bourgeoise italienne : un banquier, un politique, un évêque et un juge.
Tous fascistes cela va sans dire. Tout ce monde est emmené, sous haute
surveillance, encadré par les motards S.S. et les carabiniers à Marzabotto, dans une spacieuse maison
décrépite. Marzabotto est l’une des villes de la République de Saló, la fameuse
«république sociale» établie par Mussolini lorsqu’il fut «enlevé» et passé sous
la coupe allemande. C’est aussi une ville où furent commis des crimes atroces
sous la domination
S.S. Beaucoup de partisans, comme le frère aîné du cinéaste,
avaient péri dans ces répressions. Marzabotto est le Silling – nom original de
l’endroit où Sade situait l’École du Libertinage – du roman. Pendant que Yukmir
expose ses thèses à Miloś, il le drogue avec du Jack Daniel’s auquel a été mêlé
une concoction de speed et
d’aphrodisiaques. En route vers chez lui, l’effet du cocktail le plonge dans une
démence sexuelle et Yukmir le fait enlever par «l'infirmière» qui l'attendait à une croisée de chemin. Quand il se réveillera, trois jours plus
tard, dans son lit et couvert de sang, le film aura été tourné à l’insu de sa
volonté et de sa conscience. Pendant ce temps aussi, les hommes de main de
Yukmir auront enlevé Marija sa femme et leur fils âgé de 6 ans. Tout le reste
du film consistera pour Miloś à restaurer sa mémoire séquestrée.



Enlèvements et séquestration. La
déréliction n’est pas celle des victimes mais bien des maîtres de la société,
de la minorité dominante qui sent,
instinctivement, sa propre déchéance et la projette vers l’extérieur,
imposant
à leurs victimes de rejouer leur psychodrame collectif, qui s’appelle Saló ou
le Now Porn Porno. Dans les deux cas,
les milieux se dédoublent. Dans A Serbian
film, la proprette petite maison bourgeoise de Miloś et Marija de même que
le salon de Yukmir, orné d’un tableau qui pourrait être de Francis Bacon,
s’opposent aux lieux lugubres : orphelinat désaffecté, hangars, pièces où
sont tournés les snuff movies. De
même, la résidence de Marzabotto, dans Saló,
est constituée de différentes pièces rénovées, ornées de tableaux cubistes
de Fernand Léger et autres Picasso, et d’autres rongées par les moisissures, la
saleté et le dépérissement des tapisseries, le suintement des tuyaux, la
lumière falote des ampoules. Le richement ornementé et le glauque terne alternent comme les discours philosophiques et les obscénités sexuelles et
meurtrières.

Ce qui trahit la réalité objective de la
déréliction, c’est précisément que ces deux lieux s’interpénètrent constamment.
A Serbian film commence par une scène
de film où Miloś annonce à une donzelle qu’il va lui «défoncer la chatte». Or,
nous sommes troublés de constater que c’est son fils de 6 ans qui visionne la
cassette
porno de son père. C’est ainsi que, dans la
société du spectacle, le sordide pénètre dans les salons de la
tranquillité bourgeoise, de l’ordre moral et de la respectabilité sur le mode
mineur. Le couple prend l’affaire peu au sérieux. Devant l’éveil sexuel de leur
jeune fils, ils ne trouvent rien de mieux à raconter que des histoires de
petites roues qui tournent dans nos corps. Entre 1975, date de la sortie de Saló et 2010, date de la sortie de A Serbian film, l’hypersexualisation, en
particulier des corps jeunes, a progressé de telles sortes qu’elle a envahi toute
la place de l’Imaginaire. Plus rien ne se fait sans référence au sexe – même ce
texte-ci -, et il faut considérer que le sexe libérateur des
années soixante
est devenu une prison pour le XXIe siècle où chacun s’enferme entre ses
fantasmes et une réalité toujours plus ou moins décevante. La victimisation
dont parle Yukmir, a quitté l’esprit malade de la minorité dominante fasciste de 1943 pour se démocratiser – et
semble-t-il que ce soit là la seule démocratie vraiment réussie -, dans tous
les milieux. Quel adolescent ne fait pas de lui-même des selfies où il ou elle s’exhibe nu(e)? Le sexe est devenu l’opium du peuple de la société de
consommation. Il amorti les chocs de l’Ananké, de la triste réalité quotidienne
de tous les jours et des déceptions que nous ne cessons de ressentir de la part
des autres.


Le délire névrosé de Yukmir l’exprime
clairement : «Tu sais ce que je pense. Toute la vie, on est
obligé de prouver qu’on est capable de prendre notre destin en main. Qu’on est
capable de chier, de manger, de baiser, de boire, de se saigner, de travailler,
de faire du blé. De tout faire pour survivre jusqu’au jour de notre propre
mort. Tu as réfléchi deux secondes au simple fait que moi et ta petite famille
qui t’attend bien
tranquille à la maison, dont tu ne veux plus, ta famille que
tu cherches à quitter, eh bien que elle et moi, on assure la survie de notre
pays. On est la colonne vertébrale de ce pays. Nous sommes toute sa puissance
économique et c’est bien grâce à nous que cette nation tient debout et que
l’économie peut continuer à tourner, que ce pays puisse continuer à exister,
qu’il existe et dont on entend encore parler». Ce que Yukmir essaie d’expliquer
à Miloś - qui s’obstine à ne pas comprendre les signaux que lui envoie le
réalisateur, puisque depuis le début du film, on ne cesse d’entendre, lorsqu’il est
chez lui avec sa famille, un chien aboyer pour le prévenir des
dangers qui le guettent -, ce n’est pas la pornographie comme produit
industriel de consommation banale, mais l’interpénétration de deux mondes qui,
par définition se
disent opposés et exclusifs, qui sécrètent chacun le délire
de la déréliction, mais qui sont indispensables l'un à l'autre pour continuer à l'ensemble d'Être, dans le
sens le plus ontologique du terme. Le New Porn Porno est un existentialisme chargé d’échapper à la solitude dans
laquelle la population serbe a sombré depuis la guerre de Bosnie. Le combat
pour la survie ne peut mener qu’à la mort, qui fait que nous sommes tous
victimes de cet effort sans fin et sans dessein. C’est le pornocrate et la
petite famille bourgeoise qui, ensemble, font vivre cette «putain de société»
comparée à une maternelle. La régression infantile ramène la perversion
polymorphe et celle-ci se place au-delà de la sexualité reproductrice pour le plus grand profit de l'économie. Elle en
est la négation même. C’est une sexualité destructrice dont la bite de Miloś
était l’arme de destruction massive. Ce n’est qu’en tournant cette queue contre
sa propre famille que Miloś pourra accéder à l’accomplissement de sa «mission
historique».


Il en allait de même quand les quatre
co-signataires des règlements de la résidence de Marzabotto inversent les interdits du monde
extérieur comme la norme désormais qui régira le monde intérieur. Ceux qui ne
se
plieront pas aux perversions ordonnées par les maîtres seront punis de
tortures et de mort. Il s’agit désormais de singer le monde extérieur dans ses
rites renversés, comme une messe noire est l’inversion de la messe catholique.
La sodomie remplace la copulation vaginale; la merde la nourriture, la douleur
la jouissance, la laideur la beauté. Déjà partiellement séniles, les maîtres de
Marzabotto ont amené quatre historiennes qui excitent leur lubricité en leur
racontant des scènes de bordels, le tout accompagné par l’une d’elle chargée de
jouer des airs classiques au piano (elle finira d’ailleurs par se suicider).
Lorsque
l’esprit de l’un d’entre eux est assez échauffé, il prend l’un ou
l’autre des adolescent(e)s et va accomplir son désir pervers dans la salle de
bain. La pornocratie de Marzabotto est l’image réduite de la perversité fasciste
et capitaliste de la République de Saló. Elle n’en est pas l’image inversée,
mais seulement réduite, car le dédoublement extérieur/intérieur ne fait que
restituer la réalité contre l’idéologie, ce qui se passe vraiment dans
l’ex-istence contrairement à ce que l’on voudrait ce qui se passe dans la
rigueur et l’ordre des lois. Le sadisme-anal indique que la régression est
vraiment destructive et que le sexe a perdu son rôle qui est celui
d’enrichir la vie et non de la détruire.


Car, insiste Yukmir, il ne s’agit
plus là de la pornographie commerciale : «qui te parle de
pornographie ici,
Miloś? Ici, ici on parle de la vie, notre vie de victimes, de
l’amour; c’est de l’art, l’art du son, de la chair et du sang d’une victime.
Retransmis en direct à des gens qui ne se souvenaient même plus que ça
existait. De ces gens prêts à payer pour voir la souffrance, confortablement
assis au fond de leur canapé dans leur foutue maison». La déréliction, ou le
sentiment d’isolement des collectivités soudain rejetés hors du monde, est un
supplice effrayant. Il est beaucoup plus subjectif d’ailleurs qu’objectif. Si
l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste ont pu conserver un temps un état
catatonique face à leur passé immédiat, c’est la France, avec son syndrome de
Vichy qui souffre encore le plus de cette culpabilité passée et tente de se
donner un beau rôle aujourd’hui en voyant
se développer, sans trop de critique,
un Front National agité par des quenelles hystériques. L’Iraka effacé la honte du Vietnam dans l’esprit des Américains et le Goulag n’est
rien de plus pour les Russes que la continuité des déportations en Sibérie du régime tsariste, qui fait
qu’on peut encore exiler des prisonniers pour délit d’opinion tout en se
donnant l’impression que c’est tout à fait normal, et donc différent du temps de Staline et de
Brejnev, enfin l’auto-aveuglement des puissances occidentales sert de bénédiction
au Tsar Poutine. Dans le cas serbe, c’est différent, car au-delà des crimes de
la guerre de Bosnie, il y a le symbole que représente Sarajevo aux deux
extrémités du XXe siècle dans la suite des séries d’horreurs qui a parsemé ce
siècle.







Pendant que la drogue et le spiritueux se
distillent dans le sang de Miloś, Yukmir lui montre le film qui va
ouvrir le
«cercle du sang», pour reprendre la scène finale du film de Pasolini. Ici,
Miloś voit une femme accoucher d’un bébé par un des acolytes de Yukmir. Même
pas nettoyé de son placenta, l’homme prend le bébé par les pieds et lui donne son
membre viril à sucer. Le tout sous le regard énamouré de la mère. Miloś s’en
va, écœuré. Il ne se retrouvera chez lui que trois jours plus tard.






C’est ce que Spasojević va se charger de
démontrer. L’effet cinématographique génial de la fin de A Serbian film vient du fait que c’est par l’introspection de
Miloś, à partir de certains flash-back qui lui reviennent en tête que nous
apprendrons ce qui s’est réellement passé durant les trois jours perdus avant son réveil. Il reconstruit pièce par pièce ce à quoi il s’est trouvé
involontairement mêlé. Nous l’avons laissé
reconquis par «l’infirmière» de Yukmir qui le tient en sa
possession par un cocktail de speed et
d’aphro-disiaques. Elle le ramène dans son auto à l’endroit où doit être tourné le New Porn Porno. Il est emmené dans une pièce où une femme nue est étendue à plat
ventre, mains et pieds liés au lit. Toujours stimulé par la drogue, Yukmir le
jette sur le lit où il viole la victime. Par un micro fixé à l’oreille, Yukmir
l’encourage à frapper celle «qui a détruit sa propre enfant, la fille d’un
héros de guerre»; entendre la Serbie. Miloś ne cesse de la frapper à grands coups de
poings dans les reins, le dos. Puis on lui tend une lame avec laquelle il la décapite
en la frappant sous la nuque à deux reprises. C’est en se souvenant de cette scène où, en rut, il a tué une femme, qu’il se dirige vers le bureau du Yukmir afin de récupérer des cassettes du
tournage pour s’aider à reconstituer la suite. À cette occasion, Miloś réalisera qu’il aura été lui-même sodomisé par l’un
des acolytes de Yukmir peu après ce meurtre. Sur une autre bande, il voit une
femme maintenue par des chaînes, sanglotant, et le corps nu recouvert de sang
avec une flaque épaisse où se reconnaissent une dizaine de dents. La brute la
saisit par les cheveux et l’on voit qu’il lui a arraché les dents afin de
pouvoir l’étouffer avec son pénis tout en lui pinçant le nez. Miloś se
souvient par après, qu’ayant été amené dans une maison, une marâtre lui aurait offert une
adolescente en pâture. Reprenant un peu ses sens, il se précipite sur un
couteau de cuisine et menace de se trancher le pénis devant un Yukmir paniqué.
Plutôt qu’exécuter cette castration, Miloś se précipite par la fenêtre et
parvient à s’enfuir. Il essaie alors de contacter son frère qui est policier.


Ce frère, Marko, dont nous n’avons pas
parlé est pourtant un personnage-clef de l’intrigue. Frère puîné de
Miloś,
c’est un flic pourri qui se mêle au ménage de son frère. Il garde en lui une
jalousie ambiguë. C’est lui qui lui rapelle que «des amis, il n’y en a pas en
Serbie». On le voit apparaître lorsque Miloś rencontre une ancienne co-star du
porno, Leija, qui doit le mettre en relation avec Yukmir. Celle-ci amène un
lapin dont Marko s’empare et remarque qu’il lui manque une kékette. Ce lapin,
sous une forme réduite, restera attaché au rétroviseur de la voiture de Miloś tout au long de la quête de la vérité, encore là comme un signe indicateur qu’il ne voit pas, bien qu’il se balance sous ses yeux. Marko apprend également à
Miloś que Leija a laissé tomber la came pour passer à stade
supérieur : «un truc plus fort que la coke qui te défonce à mort». De
plus, on apprend qu’il demande à sa belle-sœur de traduire un contrat car il
aide les Russes à «entrer au pays». Cette forme imprécise de l’énoncé ne sera
éclairci qu’à la toute fin du film. Marko éprouve un désir homosexuel face à son
frère tout en enviant sa performance auprès des femmes. Durant les trois jours
où Miloś essaie de se rappeler ce qui s’est passé, il ne cesse de lui
téléphoner pour obtenir son aide. Or, Marko ne répond pas.


Une fois évadé de la maison où on lui
demandait de débaucher une fillette, Miloś était parvenu à le rejoindre par téléphone et lui
avait donné rendez-vous. Or ce sont les acolytes de Yukmir qui se présentent et
le
ramène à la pièce où l’attend «l’infirmière» qui lui donne une nouvelle dose
de son cocktail. Avant que la drogue ne fasse effet, Miloś saisit une seringue
remplie du cocktail qu’il lui injecte dans le cou. Pensant s’évader, il est
rattrapé par les assistants de Yukmir et conduit nu dans un entrepôt où deux
corps drogués ont été jetés sur un matelas, la tête et le haut du corps
recouverts de couvertes, les
postérieurs exposés. Miloś se précipite et pénètre la
femme dont il essaie d’empêcher les bras de se débattre. Puis, il passe au
postérieur de l’enfant. On entend même le déchirement de
l’anus. Puis, un autre homme nu, recouvert d’une cagoule, s’installe à côté de
lui, sur le corps de la femme. Lorsque Yukmir enlève la cagoule, Miloś reconnaît Marko. Entre temps, le visage de Marija s’est découvert et Miloś réalise qu’il
vient de sodomiser son propre fils. Yukmir le félicite d’avoir livré sa meilleure performance
cinématographique. Du snuff vulgaire,
nous sommes passés au New Porn Porno.


Miloś se précipite sur Yukmir et le tue,
répétant ses délires tout au long de sa brève agonie. Les acolytes se
précipitent sur
Miloś, mais ce dernier parvient à les désarmer et à les abattre dans une lutte
sans merci. Pendant ce temps, Marija s’est précipitée sur Marko qui la
convoitait depuis tant de temps et le mord à la gorge. Elle finira par lui
écraser la tête avec une pierre. Lorsqu’il ne reste plus qu’elle et son
mari
face à face, Miloś l’amortit d’un coup de poing. Il ramène sa femme et son fils
qu’il enferme dans une pièce pendant qu’il va s’étendre sur le lit, recouvert
de sang. Ainsi, la boucle des trois jours se referme. Lorsque, ayant bien compris
tout ce qui s’était passé; qu’il réalise qu’il a tué une femme, qu’il a violé sa
femme et son fils, que Yukmir
et son frère étaient de mèche, il revient libérer
sa femme et son fils. Ceux-ci ne sont plus que des morts-vivants. Miloś a
compris, lui, qu’il n’y aurait pu de lendemains heureux à ce drame horrible. Pendant quelques heures, une journée peut-être, la petite famille vit en état catatonique. En
accord avec Marije, ils finissent par se coucher tous les deux, enserrant leur enfant entre
eux. Miloś tient une arme de poing à sa main, dans le dos de sa femme et la
petite famille bourgeoise se tue ainsi, serrés les uns contre les autres, d’une seule balle.




Toutes les formes de perversités sont
passés sous nos yeux en moins d’un quart d’heure : homicide,
mutilations, sodomie, pédophtorie, inceste… Sade, soudainement, est ressuscité
à travers Yukmir. Il ne restait qu’une offense que le délire dérélictionnel
n’avait pas encore touché : la nécrophilie. Lorsque nous voyons les trois
corps allongés et serrés l’un contre l’autre de la petite famille sur le lit recouvert de sang, dans
la petite maison bourgeoise, la caméra prend du recul et nous laisse voir un autre tournage. Un
homme et ses deux
aides – hommes que Miloś avait croisé une seule fois en se
rendant à l’un de ses premiers rendez-vous chez Yukmir –, à leur tour, sont en train
de filmer la scène. Lorsque l’un des aides commence à défaire sa ceinture, le plus-que-Yukmir
lui commande de commencer «par le môme». La frontière entre le monde réel et le
monde fantasmatique sexuel est définitivement rompu. L’horreur quitte la
fiction pour devenir vérité. La pornographie c’est de l’art, l’art c’est la
vie, la vie ne peut donc être que pornographique. Le fils de Miloś (on n’entend
pas son nom) avait ouvert le film en étant spectateur d’une cassette porno
laissée là par négligence par son père pour devenir, une fois violé et mort,
l’objet macabre d’un dernier spectacle! Les victimes se donnent en
spectacle et se complaisent dans leur état de victime qu’elles
entendent rentabiliser : côté symbolique par la pitié dangereuse, côté idéologique par la compassion captative. Sous le poids d’un capitalisme universel écrasant et nécrosé, le misérabilisme a remplacé l’esprit révolutionnaire. On ne peut imaginer fin de
civilisation plus brutale, plus ignoble, plus insensée, plus nauséeuse.

Nous ne sommes plus dans la névrose que
certaines dérélictions mélancoliques entraînent parfois. Nous sommes, nous
aussi, passés à un «stade supérieur». Pour amplifier, jusqu’à la paranoïa, cet
univers pornocrate et hypersexuel, A Serbian Film ne se perd pas dans le happy end moral d’un autre
film sur le même sujet, le
film de Joel Schumacher, 8MM (8 millimètres) (1999). Le film de Schumacher visait à prendre la légende urbaine du snuff movie afin d’indigner et de scandaliser un monde prude, catholique, devant l’hypersexualisation du cinéma et de la pornographie. C’est ce qu’évitent les films de Pasolini et de Spasojević. À quoi bon se scandaliser quand nous consommons le scandale même? Il n’y a même plus de sentiment de culpabilité, seulement une vague conscience malheureuse d’un monde pourri, dégénéré, corrompu, sans plus aucune promesse de rémission de ses turpitudes. Seuls des
cinéastes ayant vécu des périodes atroces de l’histoire pouvaient oser tourner
de tels films, tant l’horreur qui soulève le cœur des innocents reste pourtant
en deçà de ce que peut atteindre la réalité et qu’il n’y a pas là sujet à
spectacle pour se divertir les longues soirées d’hiver ou lorsqu’on s’ennuie et
que l’on veut éprouver des émotions fortes. Le sexe devient parodie de
la mort. Pour une civilisation en pleine désagrégation
historique, c’est une
métaphore de son sentiment d’abandon et de solitude au seuil de son tombeau et
avec en tête le bilan que ses apports resteront toujours inférieurs à l’ampleur
de ses ruines. Car c’est bien au tombeau que monstres et victimes se dévorent, comme dans une nouvelle mouture de L’Inferno de Dante. Mêlant Dante et Sade, Pasolini fait dire par le porte-parole des quatre bourgeois, lors de l’arrivée des victimes à Marzabotto, qu’ils doivent «abandonner tout espoir» car «ils sont morts au monde». Le grand escalier que l’on descend et qui permet d’accéder à l’endroit où se déroule les récits pornographiques et les premiers viols ne conduit-il pas précisément au tombeau? Et lorsque les condamnés mijotent dans le baquet remplis d’excréments de toute la maisonnée, n’appellent-ils pas comme le Christ en croix? Pourquoi nous as-tu abandonné?
Lorsque la violence, le sang, la souffrance servent à entretenir
l’économie virtuelle d’une société, il est peu de chance que la contamination
de ses membres ne se traduise pas par des gestes irrévocables, bien réels ceux-là, liés à
l’homicide, au suicide, à la pédophtorie, au viol, aux mutilations et à un
penchant irrésistible pour la nécrophilie. Vampires, loups-garous et zombies
maintenant peuplent films,
séries télé, jeux vidéos, bandes dessinés. Est-ce là
de l’art? Si c’est de l’art pour l’art, alors pourquoi pas. Mais si c’est l’art
parce que c’est la vie, alors la vie pornographique nourrit sa libido de cette
matière nocive et le résultat ne peut être que la diffusion du virus, du virtuel
transitant immanquablement dans le réel. La dédramatisation avec laquelle Miloś
et Marije se convainc qu’il n’y a pas de mal pour leur enfant à avoir vu leur
père «défoncer la chatte» d’une de ses petites amies, car comme le dit sa mère,
«c’est comme un dessin animé». Itchy et Scratchy dans The Simpsons.




En Serbie, le dessin animé est devenu un
chapitre douloureux – après tant d’autres – de l’histoire nationale. La haine
est demeurée prisonnière d’une déréliction qui rend le pays vulnérable à son
viol par des puissances voisines dont la Russie n’est pas la plus
insignifiante, avec ses abcès post-communistes : néo-libéralisme
sauvage, mafia,
drogue, alcoolisme, pornographie, viol, prostitution juvénile, etc. Les pays de
la civilisation chrétienne orientale s’ouvrent à leur tour aux joies du
libre-marché occidental et ce n’est pas par accident que les ukrainiens
russophiles associent l’Europe unie au régime nazi. Tout cela est sans doute de
la propagande, de l’histoire mal comprise. Mais lorsque nous revenons à Saló, le film de Pasolini après avoir vu
A Serbian film, les points de
rapprochement sont plus nombreux qu’il n’y paraît à un regard superficiel.
Entre ce qu’un peuple a vécu et n’a pas vécu, il y a tout l’Être collectif –
son identité, son sens existentiel, ses valeurs collectives. Partout, il y a de
l’Être, mais partout cet Être n’est pas le même, selon les intrigues de son
vécu. Puissions-nous tirer suffisamment de sagesse de ces dissections horrifiantes
plutôt que de s’en nourrir comme des coprophages assoifés de divertisements⌛

Montréal
17 mars 2014
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