lundi 17 mars 2014

Le sexe comme métaphore de la déréliction de civilisations


Serdjan Spasojević A Serbian Film. Le fils de Miloś violé.

LE SEXE COMME MÉTAPHORE DE LA DÉRÉLICTION DE CIVILISATIONS

À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Ils ne vont pas croire aux malheurs.
Elles écoutent la radio, elles boivent du thé
au degré zéro de la liberté
Elles ne savent pas que la bourgeoisie
n’a jamais hésité même à tuer ses fils

Pier Paolo Pasolini Salo ou les 120 jours de Sodome.

Le sexe est la métaphore de la vie. On ne s’imagine guère autrement la vie que par le sexe. On le retrouve, peint sur les murs des grottes paléolithiques, entre scènes de chasses ou de guerres et bêtes condamnées dans les rêves à nourrir les tribus. Puis, les premières grandes religions sont apparues, le célébrant comme symbole de fertilité; même une part de sa puissance est passée dans les symboles auliques, c’est-à-dire le Soleil, l’or et, par le fait même, l’État. Plus les États se constituaient d'ailleurs, se centralisaient, étendant leur pouvoir et leur contrôle des consciences, plus la métaphore du sexe régressait jusqu’à devenir un interdit. Le phallus monumental, castré, du temple de Dionysos à Délos ne sera plus représenté à Rome, malgré la persistance des lupercales. Le sexe devint alors un symbole d’outrages, d’obscénité; de la vulgarité des bas-fonds de Rome jusqu’aux graffito sur les murs de nos centres urbains. Contre les symboles de l’autorité, du pouvoir, il devient signe de révolte; un symbole qu’il faut ressaisir à tous prix afin d’en anéantir la capacité révolutionnaire et destructrice. C’est ainsi que le percevait le poète et cinéaste italien PierPaolo Pasolini (1922-1975) dans ses derniers films. D’abord, il présentait le sexe affranchi et conquérant de liberté dans sa «trilogie de la vie» inspirée du Décaméron de Boccace, des Contes de Canterbury de Chaucer et des Mille-et-une nuits. Après les manifestations de la jeunesse petite-bourgeoise de mai 68 et le regain de terrorisme politique (et d’État) au début des années 1970, il voulut montrer comment la sémiologie du sexe était revenue entre les mains de la bourgeoisie destructrice dans une adaptation libre des Cent-vingt journées de Sodome du marquis de Sade. La bourgeoisie italienne, en effet, ne lui a pas pardonné en lui envoyant un jeune prostitué le conduire dans un piège sur la plage d’Ostie, près de Rome, où il fut tué avec une violence inouïe.

Je n’avais pas vu depuis longtemps ce film, atypique – et atypique au point d’être inclassifiable autrement que comme film pornographique, d’horreur, de scatologie –, jusqu’à ce qu'un récent film serbe de 2010, A Serbian film, de Srdjan Spasojević, un jeune réalisateur serbe, m'y ramène. Ce dernier film raconte, en résumé, l’anecdote d’une star masculine du cinéma porno sur le déclin qui, après s’être marié, avoir eu un enfant et mené une petite vie bourgeoise, reçoit une proposition de tourner un dernier porno qui lui rapporterait suffisamment pour le mettre, lui et sa famille, à l’abri des besoins financiers pour le reste de ses jours. Évidemment, c’est l’éternel contrat passé avec le diable qui se termine dans une débauche de violence qui atteint le niveau de Saló ou les cent-vingt jours de Sodome de Pasolini. (A Serbian film. version française: https://www.youtube.com/watch?v=36WwguvmMig&bpctr=1395166003 : Saló ou les 120 jours de Sodome, version originale italienne: https://www.youtube.com/watch?v=R7GKRaR390k )

Il faut avoir à l’esprit que Spasojević est un réalisateur indépendant. Jeune, il a connu la guerre en Serbie comme Pasolini avait connu l’occupation allemande de l’Italie du Nord où son frère aîné fut tué parmi les résistants au fascisme. Depuis la fin de la guerre, le cinéma serbe est entièrement sous contrôle du gouvernement et Spasojević a dû financer et monter son film sans le secours de l’État et après mille déboires en Allemagne et à l’étranger. Aussi, ce film, où il joue lui-même le rôle de Vukmir, le Méphisto de l’intrigue, un psycho-pédagogue recyclé dans la pornographie qui tient de grands discours philosophiques et politiques à son acteur, Miloś, ancienne vedette du porno, sur ce qui ne va pas dans notre pays (le terme Serbie n’étant pas ici utilisé mais Miloś se fait répéter par Leija, une entremetteuse, que le film va se tourner ici, en Serbie). Beaucoup des tirades de Vukmir sont des adresses de Spasojević à son propre peuple, à son propre gouvernement. Pasolini et Spasojević suivent la même trajectoire, dans la mesure où ils sont des indépendants par rapport à la grande industrie cinématographique nationale; où ils partagent mille misères pour trouver du financement, et qui doivent enfin essuyer les foudres de la censure.

On aurait tort toutefois de prendre leurs films pour des marques de ressentiments face à l’industrie cinématographique nationale ou tirées de leurs propres déboires personnels. Les films envisagent une portée plus panoramique de «ce qui ne va pas dans notre foutu pays». Ils prennent des dimensions suffisamment larges pour déborder les frontières de leurs paroisses et s’étendre à toute leur civilisation. Spasojević fait pour la civilisation chrétienne-orientale qui, depuis l’effondrement des horreurs communistes, s’est transformée en véritable paradis de la production pornographique, ce que Pasolini a fait pour la civilisation chrétienne-occidentale en montrant comment la bourgeoisie, par son travail de sape, avait entrepris un processus de désintégration fatale. Ce qui est présenté sur le mode de la violence sexuelle, du snuff movie, de l’implosion de toutes les lois, de tous les interdits et qui offensent tant les yeux pudiques, c’est une véritable déréliction de nos états respectifs de civilisation.

La déréliction est présentée comme un sentiment d’isolement qui naît généralement de lieux clos. Ce serait le drame de Robinson Crusoé si Vendredi ne s’était pas présenté pour le tirer de cette dépression morale qui l’attendait. Éprouver de la déréliction dans un milieu social est une névrose liée au sentiment du deuil et de la mélancolie. Une perte personnelle suffit à vider le monde entier de ses habitants. Le repli se fait sur soi et sur une progression dépressive que l’on traitera avec des pilules. Mais la déréliction peut atteindre, lorsqu’elle se diffuse dans l’ensemble d’une collectivité, à un stade de psychose profondément pathologique que nous pouvons reconnaître dans la célèbre histoire de Massada, cette forteresse juive perchée en montagnes où les Sicaires dans leur résistance contre l’invasion des armées romaines s’étaient réfugiés en 72 de notre ère. Les combattants s’étant enfermés dans la forteresse pouvaient tenir le siège, mais ils se voyaient entourés à la fois par un  mur de pierres géant construit par les légionnaires et un désert hostile. Le sentiment d’être seuls au monde et condamnés à une disparition prochaine les conduisit à un suicide collectif.

Certes, Massada n’était qu’une enclave, et la situation d’un pays, d’un État, d’une civilisation n’est pas comparable. Pourtant, lorsque le sentiment de faillite de l’auto-détermination et les différents signes qui peuvent être lus comme un abandon de soi à soi-même engendrent un début de déréliction. Des délires paranoïdes apparaissent que la politique peut facilement récupérer. Du sentiment d’isolement dans un monde hostile, Hitler et Milosević, respectivement en Allemagne et en Serbie, ont érigé leurs discours racistes sur le sentiment d’isolement et de persécution de leur pays. De la rhétorique, ils sont passés à la pratique en formant des escadrons de la mort qui ont commencé à persécuter et tuer des ennemis désignés par les maîtres comme des causes de leurs malheurs. À l’issue de guerres mortelles où les dictateurs ont fini par être emportés, les peuples allemands et serbes sont restés pris avec le traumatisme d’être des peuples voués à la haine universelle et condamnés à vivre comme des parias. Ce qui a sauvé l’Allemagne du gouffre où s’enfonce la Serbie présentement, c’est la Guerre Froide. La partition a été la sentence, mais le ralliement à l’O.N.U. et la reconstruction de l’économie nationale, plus une longue période d’amnésie collective enseignée dans les écoles mêmes ont suffi à la réhabiliter.

Après la déstructuration de la Yougoslavie titiste, la Serbie reprenait de son importance, jusqu’à accueillir les jeux olympiques d’hiver à Sarajevo en 1984. Certains Serbes croyaient effacer ainsi le souvenir pénible du début de la Seconde Guerre de Trente Ans inauguré par le meurtre de l’archiduc François-Ferdinand au cours de l’été 1914 à Sarajevo, tué en visite par des anarchistes serbes. Comme les Olympiques de Munich devaient effacer les mauvais souvenirs des jeux de Berlin de 1936, Sarajevo pensait se refaire une virginité aux yeux du monde. Mais huit ans plus tard, la Serbie «déclenchait» la guerre de Bosnie-Herzégovine, avec massacres de populations civiles - le podium olympique servit même de lieu d'exécutions -, coalition des puissances occidentales appuyée sur l’O.T.A.N. et répudiation morale universelle pour le génocide bosniaque. Finalement vaincue, la Serbie dut laisser aller la Bosnie et l’Herzégovine, et s’en tira avec des criminels de guerre expédiés sitôt capturés vers le Tribunal pénal international de La Haye pour crimes contre l’humanité. L'après-coup fut une longue humiliation que subit tout peuple vaincu, cette fois-ci obligé de se refermer sur lui-même. L’après-Union Soviétique devenait pour les Serbes l’équivalent d’un isolement qui faisait de Belgrade la Massada des Serbes nationalistes. L’état de déréliction collective, nous le voyons à travers le film de Spasojević, car c’est contre lui que se soulève le discours de Vukmir. C’est parce que l’acteur porno, dont le pénis ne débandait jamais et pouvait épuiser les femmes de jouissance dans les films où il apparaissait, Miloś, s’est réfugié dans le confort de sa petite demeure bourgeoise avec femme et enfant, que Vukmir veut entreprendre son projet rédempteur du New Porn Porno.

Toute la crise de conscience du film ne réside pas dans les scènes de sexe ou de sang. Comme le film de Pasolini qui, suivant Sade dans la méthode, alterne scènes obscènes avec dialogues philosophiques, Spasojev nous montre que Miloś refuse de voir le piège dans lequel il s’est pris le pied. Que cet ultime film porno est bien celui de la destruction même de cette famille qui représente la déréliction serbe par excellence. Dans la confrontation entre cet ancien universitaire qu’est l’acteur porno Miloś, et le réalisateur Vukmir, ce dernier lui dit : «Tu as bien dit école maternelle. C’est un terme bien choisi. L’école maternelle est le mot qui convient parfaitement pour décrire ce putain de pays. Nous sommes tous des enfants qui ont été arrachés de force à leurs parents». C’était bien là le début de Saló de Pasolini, qui commence précisément par une série d’enlèvements de jeunes hommes qui serviront de miliciens et d’adolescents des deux sexes qui seront les futures victimes des quatre personnages qui, comme on sait, représentent l’ordre de la société bourgeoise italienne : un banquier, un politique, un évêque et un juge. Tous fascistes cela va sans dire. Tout ce monde est emmené, sous haute surveillance, encadré par les motards S.S. et les carabiniers à Marzabotto, dans une spacieuse maison décrépite. Marzabotto est l’une des villes de la République de Saló, la fameuse «république sociale» établie par Mussolini lorsqu’il fut «enlevé» et passé sous la coupe allemande. C’est aussi une ville où furent commis des crimes atroces sous la domination S.S. Beaucoup de partisans, comme le frère aîné du cinéaste, avaient péri dans ces répressions. Marzabotto est le Silling – nom original de l’endroit où Sade situait l’École du Libertinage – du roman. Pendant que Yukmir expose ses thèses à Miloś, il le drogue avec du Jack Daniel’s auquel a été mêlé une concoction de speed et d’aphrodisiaques. En route vers chez lui, l’effet du cocktail le plonge dans une démence sexuelle et Yukmir le fait enlever par «l'infirmière» qui l'attendait à une croisée de chemin. Quand il se réveillera, trois jours plus tard, dans son lit et couvert de sang, le film aura été tourné à l’insu de sa volonté et de sa conscience. Pendant ce temps aussi, les hommes de main de Yukmir auront enlevé Marija sa femme et leur fils âgé de 6 ans. Tout le reste du film consistera pour Miloś à restaurer sa mémoire séquestrée.

Enlèvements et séquestration. La déréliction n’est pas celle des victimes mais bien des maîtres de la société, de la minorité dominante qui sent, instinctivement, sa propre déchéance et la projette vers l’extérieur, imposant à leurs victimes de rejouer leur psychodrame collectif, qui s’appelle Saló ou le Now Porn Porno. Dans les deux cas, les milieux se dédoublent. Dans A Serbian film, la proprette petite maison bourgeoise de Miloś et Marija de même que le salon de Yukmir, orné d’un tableau qui pourrait être de Francis Bacon, s’opposent aux lieux lugubres : orphelinat désaffecté, hangars, pièces où sont tournés les snuff movies. De même, la résidence de Marzabotto, dans Saló, est constituée de différentes pièces rénovées, ornées de tableaux cubistes de Fernand Léger et autres Picasso, et d’autres rongées par les moisissures, la saleté et le dépérissement des tapisseries, le suintement des tuyaux, la lumière falote des ampoules. Le richement ornementé et le glauque terne alternent comme les discours philosophiques et les obscénités sexuelles et meurtrières.


Ce qui trahit la réalité objective de la déréliction, c’est précisément que ces deux lieux s’interpénètrent constamment. A Serbian film commence par une scène de film où Miloś annonce à une donzelle qu’il va lui «défoncer la chatte». Or, nous sommes troublés de constater que c’est son fils de 6 ans qui visionne la cassette porno de son père. C’est ainsi que, dans la société du spectacle, le sordide pénètre dans les salons de la tranquillité bourgeoise, de l’ordre moral et de la respectabilité sur le mode mineur. Le couple prend l’affaire peu au sérieux. Devant l’éveil sexuel de leur jeune fils, ils ne trouvent rien de mieux à raconter que des histoires de petites roues qui tournent dans nos corps. Entre 1975, date de la sortie de Saló et 2010, date de la sortie de A Serbian film, l’hypersexualisation, en particulier des corps jeunes, a progressé de telles sortes qu’elle a envahi toute la place de l’Imaginaire. Plus rien ne se fait sans référence au sexe – même ce texte-ci -, et il faut considérer que le sexe libérateur des années soixante est devenu une prison pour le XXIe siècle où chacun s’enferme entre ses fantasmes et une réalité toujours plus ou moins décevante. La victimisation dont parle Yukmir, a quitté l’esprit malade de la minorité dominante fasciste de 1943 pour se démocratiser – et semble-t-il que ce soit là la seule démocratie vraiment réussie -, dans tous les milieux. Quel adolescent ne fait pas de lui-même des selfies où il ou elle s’exhibe nu(e)? Le sexe est devenu l’opium du peuple de la société de consommation. Il amorti les chocs de l’Ananké, de la triste réalité quotidienne de tous les jours et des déceptions que nous ne cessons de ressentir de la part des autres.

Le délire névrosé de Yukmir l’exprime clairement : «Tu sais ce que je pense. Toute la vie, on est obligé de prouver qu’on est capable de prendre notre destin en main. Qu’on est capable de chier, de manger, de baiser, de boire, de se saigner, de travailler, de faire du blé. De tout faire pour survivre jusqu’au jour de notre propre mort. Tu as réfléchi deux secondes au simple fait que moi et ta petite famille qui t’attend bien tranquille à la maison, dont tu ne veux plus, ta famille que tu cherches à quitter, eh bien que elle et moi, on assure la survie de notre pays. On est la colonne vertébrale de ce pays. Nous sommes toute sa puissance économique et c’est bien grâce à nous que cette nation tient debout et que l’économie peut continuer à tourner, que ce pays puisse continuer à exister, qu’il existe et dont on entend encore parler». Ce que Yukmir essaie d’expliquer à Miloś - qui s’obstine à ne pas comprendre les signaux que lui envoie le réalisateur, puisque depuis le début du film, on ne cesse d’entendre, lorsqu’il est chez lui avec sa famille, un chien aboyer pour le prévenir des dangers qui le guettent -, ce n’est pas la pornographie comme produit industriel de consommation banale, mais l’interpénétration de deux mondes qui, par définition se disent opposés et exclusifs, qui sécrètent chacun le délire de la déréliction, mais qui sont indispensables l'un à l'autre pour continuer à l'ensemble d'Être, dans le sens le plus ontologique du terme. Le New Porn Porno est un existentialisme chargé d’échapper à la solitude dans laquelle la population serbe a sombré depuis la guerre de Bosnie. Le combat pour la survie ne peut mener qu’à la mort, qui fait que nous sommes tous victimes de cet effort sans fin et sans dessein. C’est le pornocrate et la petite famille bourgeoise qui, ensemble, font vivre cette «putain de société» comparée à une maternelle. La régression infantile ramène la perversion polymorphe et celle-ci se place au-delà de la sexualité reproductrice pour le plus grand profit de l'économie. Elle en est la négation même. C’est une sexualité destructrice dont la bite de Miloś était l’arme de destruction massive. Ce n’est qu’en tournant cette queue contre sa propre famille que Miloś pourra accéder à l’accomplissement de sa «mission historique».

Il en allait de même quand les quatre co-signataires des règlements de la résidence de Marzabotto inversent les interdits du monde extérieur comme la norme désormais qui régira le monde intérieur. Ceux qui ne se plieront pas aux perversions ordonnées par les maîtres seront punis de tortures et de mort. Il s’agit désormais de singer le monde extérieur dans ses rites renversés, comme une messe noire est l’inversion de la messe catholique. La sodomie remplace la copulation vaginale; la merde la nourriture, la douleur la jouissance, la laideur la beauté. Déjà partiellement séniles, les maîtres de Marzabotto ont amené quatre historiennes qui excitent leur lubricité en leur racontant des scènes de bordels, le tout accompagné par l’une d’elle chargée de jouer des airs classiques au piano (elle finira d’ailleurs par se suicider). Lorsque l’esprit de l’un d’entre eux est assez échauffé, il prend l’un ou l’autre des adolescent(e)s et va accomplir son désir pervers dans la salle de bain. La pornocratie de Marzabotto est l’image réduite de la perversité fasciste et capitaliste de la République de Saló. Elle n’en est pas l’image inversée, mais seulement réduite, car le dédoublement extérieur/intérieur ne fait que restituer la réalité contre l’idéologie, ce qui se passe vraiment dans l’ex-istence contrairement à ce que l’on voudrait ce qui se passe dans la rigueur et l’ordre des lois. Le sadisme-anal indique que la régression est vraiment destructive et que le sexe a perdu son rôle qui est celui d’enrichir la vie et non de la détruire.

Car, insiste Yukmir, il ne s’agit plus là de la pornographie commerciale : «qui te parle de pornographie ici, Miloś? Ici, ici on parle de la vie, notre vie de victimes, de l’amour; c’est de l’art, l’art du son, de la chair et du sang d’une victime. Retransmis en direct à des gens qui ne se souvenaient même plus que ça existait. De ces gens prêts à payer pour voir la souffrance, confortablement assis au fond de leur canapé dans leur foutue maison». La déréliction, ou le sentiment d’isolement des collectivités soudain rejetés hors du monde, est un supplice effrayant. Il est beaucoup plus subjectif d’ailleurs qu’objectif. Si l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste ont pu conserver un temps un état catatonique face à leur passé immédiat, c’est la France, avec son syndrome de Vichy qui souffre encore le plus de cette culpabilité passée et tente de se donner un beau rôle aujourd’hui en voyant se développer, sans trop de critique, un Front National agité par des quenelles hystériques. L’Iraka effacé la honte du Vietnam dans l’esprit des Américains et le Goulag n’est rien de plus pour les Russes que la continuité des déportations en Sibérie du régime tsariste, qui fait qu’on peut encore exiler des prisonniers pour délit d’opinion tout en se donnant l’impression que c’est tout à fait normal, et donc différent du temps de Staline et de Brejnev, enfin l’auto-aveuglement des puissances occidentales sert de bénédiction au Tsar Poutine. Dans le cas serbe, c’est différent, car au-delà des crimes de la guerre de Bosnie, il y a le symbole que représente Sarajevo aux deux extrémités du XXe siècle dans la suite des séries d’horreurs qui a parsemé ce siècle.

L’économie qui permet à la Serbie de continuer à fonctionner en tant que pays et au peuple serbe, si infantile soit-il, d’exister, consiste à la production d’œuvres dont l’objectif est de dédramatiser la tragédie historique serbe en en faisant un divertissement victimal grand-public que l’on peut goûter confortablement installé dans sa «foutue» de maison (la nation). C’est la maternelle, comme le dit Miloś, mais le sens que Miloś donne au mot n’a pas la même signification que celle entendue par Yukmir. Dès le début de l’entretien, lorsque Miloś dit qu’il lance l’éponge, car «je ne bosse pas avec des gamins, je ne suis pas branché école maternelle», Yukmir le lui dit aussi clairement que possible : «Si j’ai à choisir entre toi et eux, je suis malheureu-sement dans l’obligation de privilégier les gamins, ils sont ce que j’ai de plus cher, ils sont toute ma vie». L’infantilisation des peuples est la première règle de l’ordre, non de la gouvernance mais bien de la dominance des masses par une élite essentiellement économique, c’est ici que nous rejoignons encore le film de Pasolini. L’assemblée des victimes finit par se rallier aux jeux pervers. Après quelques moments de dégoût, elle finir par avaler les étrons servis au dîner de noces. Ceux qui désobéiront au code savent très bien ce qui les attend, mais aucun d’entre eux ne tentera de s’échapper comme le garçon qui saute du camion au moment où le convoi se dirige vers Marzabotto ou la jeune pieuse qui se tranchera la gorge devant un tableau de la Vierge. Dans la salle de bain où les pervers vont se «décharger» et où s’accumule, dans un immense baquet, toute la merde des participants, deux statues accompagnant des gisants gardent la porte. Dans un monde de victimes, tel que décrit par Yukmir, seule la souffrance peut se réduire en spectacle et la rendre ainsi tolérable. Voilà comment Yukmir considère que l’économie de la nation repose sur les liens interdits mais outrageusement consommés. Son imaginaire malade et les fantasmes petits-bourgeois serbes se retrouvent : «Oui, le malheur rapporte Miloś, énormément. Le malheur ça rapporte toujours, énormément. Il n’y a pas de prix pour le malheur. Il rapporte beaucoup, il donne autant qu’il nous coûte. Nous sommes tous des victimes Miloś. Toi, moi, la nation toute entière est une victime. […]»

Alors quoi de mieux que de rentabiliser cette victimisation, cette misère, ce malheur? Voilà l’objectif qu’il prête au New Porn Porno. Comme le dit Spasojević dans une entrevue, comment «expliquer à ces personnes que ce qu’ils ont vu est une œuvre de fiction et nullement vraie, que la violence est nécessaire et utilisée comme une métaphore sur une société qu’ils ne connaissent même pas et comprennent encore moins»? La servilité volontaire n’est plus une tentative d’attendrir le bourreau; la victime sait que le bourreau restera insensible à toute pitié. Elle a pour but de repousser le plus loin le moment fatal où elle devra définitivement abdiquer, comme si participer à une nouvelle perversion apaiserait l’inéluctable selon le principe de Schéhérazade. Enfin, lorsqu'elle parvient au moment ultime, la servilité révèle son illusion, mais maintenant il est possible pour la victime de se laisser mourir puisque tout sens de salut a été aboli en soi. Si la petite famille bourgeoise et Yukmir travaillent de concert, c’est bien précisément parce que leur commune victimisation permet à Yukmir de reconnaître dans ces bonnes familles un goût pervers pour la souffrance, l’asservissement et le désir d’être asservi. Ne rappelle-t-il pas les goûts douteux de Miloś lorsqu’il évoque cette scène où il mettait une naine dans un fourneau où avait été percé un trou par lequel elle lui faisait une fellation jusqu'à l'épuisement?

Pendant que la drogue et le spiritueux se distillent dans le sang de Miloś, Yukmir lui montre le film qui va ouvrir le «cercle du sang», pour reprendre la scène finale du film de Pasolini. Ici, Miloś voit une femme accoucher d’un bébé par un des acolytes de Yukmir. Même pas nettoyé de son placenta, l’homme prend le bébé par les pieds et lui donne son membre viril à sucer. Le tout sous le regard énamouré de la mère. Miloś s’en va, écœuré. Il ne se retrouvera chez lui que trois jours plus tard.

Dans Saló, le «cercle du sang» commence par la découverte par délation que l’un des miliciens enlevés et chargés de garder les adolescents couche avec une des servantes de Marzabotto. Les quatre fascistes s’en vont au petit matin, armés de leurs pistolets et les surprennent en train de faire l’amour, ce qui est interdit par le code. Le jeune homme se lève nu et brandit le poing des communistes. Un moment sidérés d’être ainsi provoqués dans leur antre, le monde extérieur venant soudain de pénétrer leur déréliction, ils le fusillent sans pitié. Dans une pièce qui donne sur le jardin où sont étendus à plat ventre dans l’herbe les corps nus des adolescents tenus pour avoir désobéi à l’une ou l’autre des règles du code, les poignets et les chevilles ligotés à des piquets, une chaise doté d’un grand œil – l’œil d’Horus? - attend que l’un ou l’autre des bourgeois viennent y prendre place. On lui apporte des jumelles avec lesquelles il regarde ses compères aidés des miliciens opérer une série de torture, tout ça agrémenté d’un extrait de Carmina Burana. On passe une bougie sous le sexe d’un garçon et les seins d’une fille; on tranche la langue de l’un, on retire l’œil de l’orbite d’une autre, un troisième sera tout simplement scalpé. On essaye un siège avec garrot tandis qu’après avoir été violée, une fille est pendue à un gibet. On est jamais aussi près de ces potences que l’on voyait dressées dans les camps de concentration. Enfin on brûle au fer rouge les deux mamelons d’un garçon. L’évêque, qui accomplit le supplice, approche le fer de ses narines pour en humer le parfum de la chair humaine brûlée. Et le film finit sur deux des miliciens qui dansent en s’échangeant des propos sur les filles qui les attendent et se racontant ce qu’ils feront une fois retournés à la vie normale. Comme si une vie normale était envisageable après tout ça?

C’est ce que Spasojević va se charger de démontrer. L’effet cinématographique génial de la fin de A Serbian film vient du fait que c’est par l’introspection de Miloś, à partir de certains flash-back qui lui reviennent en tête que nous apprendrons ce qui s’est réellement passé durant les trois jours perdus avant son réveil. Il reconstruit pièce par pièce ce à quoi il s’est trouvé involontairement mêlé. Nous l’avons laissé reconquis par «l’infirmière» de Yukmir qui le tient en sa possession par un cocktail de speed et d’aphro-disiaques. Elle le ramène dans son auto à l’endroit où doit être tourné le New Porn Porno. Il est emmené dans une pièce où une femme nue est étendue à plat ventre, mains et pieds liés au lit. Toujours stimulé par la drogue, Yukmir le jette sur le lit où il viole la victime. Par un micro fixé à l’oreille, Yukmir l’encourage à frapper celle «qui a détruit sa propre enfant, la fille d’un héros de guerre»; entendre la Serbie. Miloś ne cesse de la frapper à grands coups de poings dans les reins, le dos. Puis on lui tend une lame avec laquelle il la décapite en la frappant sous la nuque à deux reprises. C’est en se souvenant de cette scène où, en rut, il a tué une femme, qu’il se dirige vers le bureau du Yukmir afin de récupérer des cassettes du tournage pour s’aider à reconstituer la suite. À cette occasion, Miloś réalisera qu’il aura été lui-même sodomisé par l’un des acolytes de Yukmir peu après ce meurtre. Sur une autre bande, il voit une femme maintenue par des chaînes, sanglotant, et le corps nu recouvert de sang avec une flaque épaisse où se reconnaissent une dizaine de dents. La brute la saisit par les cheveux et l’on voit qu’il lui a arraché les dents afin de pouvoir l’étouffer avec son pénis tout en lui pinçant le nez. Miloś se souvient par après, qu’ayant été amené dans une maison, une marâtre lui aurait offert une adolescente en pâture. Reprenant un peu ses sens, il se précipite sur un couteau de cuisine et menace de se trancher le pénis devant un Yukmir paniqué. Plutôt qu’exécuter cette castration, Miloś se précipite par la fenêtre et parvient à s’enfuir. Il essaie alors de contacter son frère qui est policier.

Ce frère, Marko, dont nous n’avons pas parlé est pourtant un personnage-clef de l’intrigue. Frère puîné de Miloś, c’est un flic pourri qui se mêle au ménage de son frère. Il garde en lui une jalousie ambiguë. C’est lui qui lui rapelle que «des amis, il n’y en a pas en Serbie». On le voit apparaître lorsque Miloś rencontre une ancienne co-star du porno, Leija, qui doit le mettre en relation avec Yukmir. Celle-ci amène un lapin dont Marko s’empare et remarque qu’il lui manque une kékette. Ce lapin, sous une forme réduite, restera attaché au rétroviseur de la voiture de Miloś tout au long de la quête de la vérité, encore là comme un signe indicateur qu’il ne voit pas, bien qu’il se balance sous ses yeux. Marko apprend également à Miloś que Leija a laissé tomber la came pour passer à stade supérieur : «un truc plus fort que la coke qui te défonce à mort». De plus, on apprend qu’il demande à sa belle-sœur de traduire un contrat car il aide les Russes à «entrer au pays». Cette forme imprécise de l’énoncé ne sera éclairci qu’à la toute fin du film. Marko éprouve un désir homosexuel face à son frère tout en enviant sa performance auprès des femmes. Durant les trois jours où Miloś essaie de se rappeler ce qui s’est passé, il ne cesse de lui téléphoner pour obtenir son aide. Or, Marko ne répond pas.

Une fois évadé de la maison où on lui demandait de débaucher une fillette, Miloś était parvenu à le rejoindre par téléphone et lui avait donné rendez-vous. Or ce sont les acolytes de Yukmir qui se présentent et le ramène à la pièce où l’attend «l’infirmière» qui lui donne une nouvelle dose de son cocktail. Avant que la drogue ne fasse effet, Miloś saisit une seringue remplie du cocktail qu’il lui injecte dans le cou. Pensant s’évader, il est rattrapé par les assistants de Yukmir et conduit nu dans un entrepôt où deux corps drogués ont été jetés sur un matelas, la tête et le haut du corps recouverts de couvertes, les postérieurs exposés. Miloś se précipite et pénètre la femme dont il essaie d’empêcher les bras de se débattre. Puis, il passe au postérieur de l’enfant. On entend même le déchirement de l’anus. Puis, un autre homme nu, recouvert d’une cagoule, s’installe à côté de lui, sur le corps de la femme. Lorsque Yukmir enlève la cagoule, Miloś reconnaît Marko. Entre temps, le visage de Marija s’est découvert et Miloś réalise qu’il vient de sodomiser son propre fils. Yukmir le félicite d’avoir livré sa meilleure performance cinématographique. Du snuff vulgaire, nous sommes passés au New Porn Porno.
Miloś se précipite sur Yukmir et le tue, répétant ses délires tout au long de sa brève agonie. Les acolytes se précipitent sur Miloś, mais ce dernier parvient à les désarmer et à les abattre dans une lutte sans merci. Pendant ce temps, Marija s’est précipitée sur Marko qui la convoitait depuis tant de temps et le mord à la gorge. Elle finira par lui écraser la tête avec une pierre. Lorsqu’il ne reste plus qu’elle et son mari face à face, Miloś l’amortit d’un coup de poing. Il ramène sa femme et son fils qu’il enferme dans une pièce pendant qu’il va s’étendre sur le lit, recouvert de sang. Ainsi, la boucle des trois jours se referme. Lorsque, ayant bien compris tout ce qui s’était passé; qu’il réalise qu’il a tué une femme, qu’il a violé sa femme et son fils, que Yukmir et son frère étaient de mèche, il revient libérer sa femme et son fils. Ceux-ci ne sont plus que des morts-vivants. Miloś a compris, lui, qu’il n’y aurait pu de lendemains heureux à ce drame horrible. Pendant quelques heures, une journée peut-être, la petite famille vit en état catatonique. En accord avec Marije, ils finissent par se coucher tous les deux, enserrant leur enfant entre eux. Miloś tient une arme de poing à sa main, dans le dos de sa femme et la petite famille bourgeoise se tue ainsi, serrés les uns contre les autres, d’une seule balle.

Toutes les formes de perversités sont passés sous nos yeux en moins d’un quart d’heure : homicide, mutilations, sodomie, pédophtorie, inceste… Sade, soudainement, est ressuscité à travers Yukmir. Il ne restait qu’une offense que le délire dérélictionnel n’avait pas encore touché : la nécrophilie. Lorsque nous voyons les trois corps allongés et serrés l’un contre l’autre de la petite famille sur le lit recouvert de sang, dans la petite maison bourgeoise, la caméra prend du recul et nous laisse voir un autre tournage. Un homme et ses deux aides – hommes que Miloś avait croisé une seule fois en se rendant à l’un de ses premiers rendez-vous chez Yukmir –, à leur tour, sont en train de filmer la scène. Lorsque l’un des aides commence à défaire sa ceinture, le plus-que-Yukmir lui commande de commencer «par le môme». La frontière entre le monde réel et le monde fantasmatique sexuel est définitivement rompu. L’horreur quitte la fiction pour devenir vérité. La pornographie c’est de l’art, l’art c’est la vie, la vie ne peut donc être que pornographique. Le fils de Miloś (on n’entend pas son nom) avait ouvert le film en étant spectateur d’une cassette porno laissée là par négligence par son père pour devenir, une fois violé et mort, l’objet macabre d’un dernier spectacle! Les victimes se donnent en spectacle et se complaisent dans leur état de victime qu’elles entendent rentabiliser : côté symbolique par la pitié dangereuse, côté idéologique par la compassion captative. Sous le poids d’un capitalisme universel écrasant et nécrosé, le misérabilisme a remplacé l’esprit révolutionnaire. On ne peut imaginer fin de civilisation plus brutale, plus ignoble, plus insensée, plus nauséeuse.

Nous ne sommes plus dans la névrose que certaines dérélictions mélancoliques entraînent parfois. Nous sommes, nous aussi, passés à un «stade supérieur». Pour amplifier, jusqu’à la paranoïa, cet univers pornocrate et hypersexuel, A Serbian Film ne se perd pas dans le happy end moral d’un autre film sur le même sujet, le film de Joel Schumacher, 8MM (8 millimètres) (1999). Le film de Schumacher visait à prendre la légende urbaine du snuff movie afin d’indigner et de scandaliser un monde prude, catholique, devant l’hypersexualisation du cinéma et de la pornographie. C’est ce qu’évitent les films de Pasolini et de Spasojević. À quoi bon se scandaliser quand nous consommons le scandale même? Il n’y a même plus de sentiment de culpabilité, seulement une vague conscience malheureuse d’un monde pourri, dégénéré, corrompu, sans plus aucune promesse de rémission de ses turpitudes. Seuls des cinéastes ayant vécu des périodes atroces de l’histoire pouvaient oser tourner de tels films, tant l’horreur qui soulève le cœur des innocents reste pourtant en deçà de ce que peut atteindre la réalité et qu’il n’y a pas là sujet à spectacle pour se divertir les longues soirées d’hiver ou lorsqu’on s’ennuie et que l’on veut éprouver des émotions fortes. Le sexe devient parodie de la mort. Pour une civilisation en pleine désagrégation historique, c’est une métaphore de son sentiment d’abandon et de solitude au seuil de son tombeau et avec en tête le bilan que ses apports resteront toujours inférieurs à l’ampleur de ses ruines. Car c’est bien au tombeau que monstres et victimes se dévorent, comme dans une nouvelle mouture de L’Inferno de Dante. Mêlant Dante et Sade, Pasolini fait dire par le porte-parole des quatre bourgeois, lors de l’arrivée des victimes à Marzabotto, qu’ils doivent «abandonner tout espoir» car «ils sont morts au monde». Le grand escalier que l’on descend et qui permet d’accéder à l’endroit où se déroule les récits pornographiques et les premiers viols ne conduit-il pas précisément au tombeau? Et lorsque les condamnés mijotent dans le baquet remplis d’excréments de toute la maisonnée, n’appellent-ils pas comme le Christ en croix? Pourquoi nous as-tu abandonné?

Lorsque la violence, le sang, la souffrance servent à entretenir l’économie virtuelle d’une société, il est peu de chance que la contamination de ses membres ne se traduise pas par des gestes irrévocables, bien réels ceux-là, liés à l’homicide, au suicide, à la pédophtorie, au viol, aux mutilations et à un penchant irrésistible pour la nécrophilie. Vampires, loups-garous et zombies maintenant peuplent films, séries télé, jeux vidéos, bandes dessinés. Est-ce là de l’art? Si c’est de l’art pour l’art, alors pourquoi pas. Mais si c’est l’art parce que c’est la vie, alors la vie pornographique nourrit sa libido de cette matière nocive et le résultat ne peut être que la diffusion du virus, du virtuel transitant immanquablement dans le réel. La dédramatisation avec laquelle Miloś et Marije se convainc qu’il n’y a pas de mal pour leur enfant à avoir vu leur père «défoncer la chatte» d’une de ses petites amies, car comme le dit sa mère, «c’est comme un dessin animé». Itchy et Scratchy dans The Simpsons.

En Serbie, le dessin animé est devenu un chapitre douloureux – après tant d’autres – de l’histoire nationale. La haine est demeurée prisonnière d’une déréliction qui rend le pays vulnérable à son viol par des puissances voisines dont la Russie n’est pas la plus insignifiante, avec ses abcès post-communistes : néo-libéralisme sauvage, mafia, drogue, alcoolisme, pornographie, viol, prostitution juvénile, etc. Les pays de la civilisation chrétienne orientale s’ouvrent à leur tour aux joies du libre-marché occidental et ce n’est pas par accident que les ukrainiens russophiles associent l’Europe unie au régime nazi. Tout cela est sans doute de la propagande, de l’histoire mal comprise. Mais lorsque nous revenons à Saló, le film de Pasolini après avoir vu A Serbian film, les points de rapprochement sont plus nombreux qu’il n’y paraît à un regard superficiel. Entre ce qu’un peuple a vécu et n’a pas vécu, il y a tout l’Être collectif – son identité, son sens existentiel, ses valeurs collectives. Partout, il y a de l’Être, mais partout cet Être n’est pas le même, selon les intrigues de son vécu. Puissions-nous tirer suffisamment de sagesse de ces dissections horrifiantes plutôt que de s’en nourrir comme des coprophages assoifés de divertisements

Montréal
17 mars 2014

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