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Réal Bossé et Claude Legault dans 19-2 |
LE BOVARYSME TÉLÉVISUEL
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Jean-Jacques Goldman
Nous venons d’assister à un véritable tour de force médiatique afin de rehausser les cotes d’écoute de la télévision avec le premier épisode de la série 19-2. Cet épisode présente un individu - un jeune - armé jusqu’aux dents qui entre dans une école et commence

Je reste toujours pantois quand j’entends l’un des scripteurs et acteurs de la série, Réal Bossé, affirmer qu’il veut nous présenter «l’humain» derrière la fonction du policier. Ce qui est parfaitement honorable. Or, tous les policiers de la série sont des cas borderlines. Son collègue (joué par Claude Legault), souffre d’avoir dénoncé son père, un autre bat

Bien sûr, le sujet de la série bénéficie des événements d’avant Noël, à Newtown au Connecticut, bien qu’elle ait été tournée avant les tragiques événements. Aussi, Radio-Canada a jugé bonne l’idée de créer un effet 19-2 pour la rentrée de la série.

Il y a longtemps qu'un épisode d'une télésérie a autant fait jaser. [À noter qu’il n’a pas encore été télédiffusé] La première de la deuxième saison de 19-2, dans laquelle Ben et Nick interviennent durant une fusillade dans une école, soulève de nombreuses questions. [sic !]
Si vous souhaitez réagir ou vous informer afin de mieux comprendre le triste phénomène des fusillades dans les écoles, voici comment.
Pour s'exprimer
Pendant et après l'émission (de 21 h à 22 h 30), un clavardage en direct sera proposé. [Comment peut-on regarder une série télé tout en clavardant?] Vous êtes invité à dialoguer et à poser des questions sur Radio-Canada.ca ou sur Twitter. Les comédiens Claude Legault et Réal Bossé, le réalisateur Podz et l'auteure Danielle Dansereau y participeront.
Un second clavardage en direct aura lieu mardi de 11 h à midi. Vous pourrez alors échanger avec un invité qui a déjà vécu un drame de cette nature et avec des journalistes qui en ont assuré la couverture.
Pour mieux comprendre
Une page spéciale offre dès maintenant des informations pour tenter de comprendre ce triste phénomène.
Accédez au clavardage et à la page spéciale.
Tout cela n’est pas sérieux. Aucun événement comparable ne s’est déroulé au Québec (l’invasion d’une polyvalente par un tueur de masse) et les expériences de Polytechnique, Concordia et Dawson se sont déroulées sur une durée relativement courte, alors que le suspens de l’épisode dure une
vingtaine de minutes, à tel point qu’il devient peu crédible, puisque les «casqués», l’équipe tactique, auraient eu normalement le temps d’investir les lieux et de venir à bout du tueur s’il ne se suicide pas, comme c’est la plupart du temps le cas. Bref, en voulant trop montrer, on tombe dans l’improbable. Si les «casqués» peuvent venir aussi vite sur un lieu de manifestation étudiante pacifique, on imagine qu’ils auraient été bien plus empressés de se rendre sur un campus investi d’un tueur fou. Les spectateurs, n’étant pas plus bête qu’il le faut, nous avons tous compris qu’il y avait là une longueur que certains journalistes ont qualifié de «complaisance dans la violence», ce qui est bien le cas.
Voilà pourquoi la propagande radio-canadienne a quelque chose d’odieux. Préparer les nerfs des spectateurs en leur promettant de vivre, par une fiction, un événement-traumatique analogue à celui exposé par les média à la veille de Noël. Comme ces spectateurs qui rient avant même que l'humoriste soit apparu sur scène, c'est à un phénomène de suggestion contagieuse analogue à ceux pratiqués par le nazisme au XXe siècle auquel s'est livrée la société d'État. Est-ce à dire que les commentateurs de télévision ont eu suffisamment d’esprit critique pour ne pas tomber dans le piège? Allons donc! À La Presse, la greluche de service, Nathalie Petrowski écrit :

Voilà pourquoi la propagande radio-canadienne a quelque chose d’odieux. Préparer les nerfs des spectateurs en leur promettant de vivre, par une fiction, un événement-traumatique analogue à celui exposé par les média à la veille de Noël. Comme ces spectateurs qui rient avant même que l'humoriste soit apparu sur scène, c'est à un phénomène de suggestion contagieuse analogue à ceux pratiqués par le nazisme au XXe siècle auquel s'est livrée la société d'État. Est-ce à dire que les commentateurs de télévision ont eu suffisamment d’esprit critique pour ne pas tomber dans le piège? Allons donc! À La Presse, la greluche de service, Nathalie Petrowski écrit :
La directrice générale de la télé de la SRC m'avait bien prévenue: le premier épisode de la deuxième saison de la série policière 19-2 n'est pas un épisode comme les autres. Oh! que non. C'est une bombe. Une vraie bombe! [Nathalie nous dit qu’on l’a bien préparée]
Elle avait raison. [Nathalie nous dit qu’elle a mordu à la suggestion] Ce premier épisode qui marque le retour des deux célèbres patrouilleurs est un épisode-choc, violent, sanglant, à la limite du supportable. [Allons donc! Au même moment, à CTV une série de tueur en série avec Kevin Bacon montre du gore bien plus écœurant que ce qu’on a vu dans 19-2! Franchement, Nathalie, sors un peu!] C'est aussi un épisode dont on ne se remet pas aisément et qui va sans doute créer une mini-tempête auprès de l'auditoire. [Nathalie sert maintenant d'allumeuse pour la S.R.C.]
Au cœur de ce premier épisode, une fusillade dans une école secondaire, pour ne pas dire une douloureuse et interminable tuerie, empruntant tantôt à la tragédie de Polytechnique, tantôt à celle du collège Dawson. [La plupart des victimes montrées sont des filles, ce qui laisse supposer que le tueur sélectionne ses victimes]
Interminable: je n'écris pas ce mot en vain. Je ne crois pas exagérer en affirmant que la tuerie dure de 30 à 35 minutes sur les 44 que compte l'épisode complet.
Peut-être est-ce un peu moins en temps réel, mais l'effet perçu, à tout le moins à mes yeux, c'est que le carnage n'en finit plus de finir, que les morts se comptent par dizaines et qu'être le spectateur passif et impuissant de ce bain de sang est un supplice. [Allons donc, ces sensations sont purement auto-suggérées. À aucun moment cet épisode n’est comparable en effets psychologiques à ceux qui ont été témoins, à la télé, de l’effondrement des tours du World Trade Center. Comme le disait Talleyrand, «Tout ce qui est exagéré est insignifiant», ma Nathalie.]
Évidemment, les événements tragiques et récents de Newtown jettent sur ce premier épisode, écrit et tourné bien avant, un éclairage sinistre que l'équipe de 19-2 ne pouvait prévoir. Mais il n'y a pas que la proximité de la tuerie de Newtown qui provoque le malaise. Il y a une question morale qui ne se posait pas (du moins pas pour moi) avec Polytechnique, le film de Denis Villeneuve, et qui se pose ici tant sur le plan de la manière, du média que de l'événement en tant que tel.
Je m'explique: la tuerie de Polytechnique a infligé à la société québécoise un immense traumatisme collectif qui a longtemps été refoulé et tenu sous silence. Or, 20 ans après le fait et avec la distance que confèrent les années, le film de Denis Villeneuve nous a aidés en quelque sorte à exorciser ce traumatisme. [C’est de la niaiserie ou Nathalie a la mémoire courte. On a jamais cessé de parler de Polytechnique - ce n’est quand même pas la Shoah! Très tôt, la date du 6 décembre est devenue celle d'une commémoration des victimes et là ont commencé les démarches pour la célèbre pétition sur l’enregistrement des armes d’épaule, sous le gouvernement Mulroney. Alors Nathalie, si tu es trop sotte, essaie au moins de ne pas désinformer tes lecteurs!]
On voit bien l’effet recherché par les publicistes de Radio-Canada et de La Presse : créer de toute pièce
un événement-traumatique, non pas réel (comme à Newtown) mais purement fictif. Des psychologues (à la Rose-Marie Charest, les dents sorties, valeur d’entretien à un four o’clock tea) sont mis à la disposition des téléspectateurs au cas où la série les aurait trop affectés! Décidément, comme le tonneau des Danaïdes, la sottise est sans fond.
Ce matin, on nous montrait un exercice commandé par la direction de l’école Pierre-Eliott-Trudeau de pratiques en classe au cas où un tireur fou s’introduirait dans l’établissement. Ridicule. Cela rappelait ces exercices que l’on faisait du temps
de la Guerre Froide où l’on disait aux élèves de se cacher sous le pupitre au cas où une bombe atomique exploserait à proximité! C’est oublier que, comme une pratique d’incendie, la mise en scène demeure très loin de la réalité lorsqu’elle frappe. C’est oublier également que, malgré sa raison, l’homme demeure un mammifère qui se comporte devant le danger avec panique et effroi. Il peut figer sur place et se laisser abattre comme un lapin, ou il peut courir partout et tomber comme un Bambi bien ajusté! Directeurs et enseignants ne sont pas exempts d’une telle panique, car elle est profondément viscérale. C’est le génie de Podz de savoir décrire les états d’humeur des individus devant des situations limites, ce qui a fait l’essentiel de l’épisode et qui traumatisait tant Madame Pétrowski qu’elle perdait le cours de la série à force de regarder sa montre pour savoir quand est-ce que cela «finirait de finir».

Ce matin, on nous montrait un exercice commandé par la direction de l’école Pierre-Eliott-Trudeau de pratiques en classe au cas où un tireur fou s’introduirait dans l’établissement. Ridicule. Cela rappelait ces exercices que l’on faisait du temps

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Eric and Dylan. Columbine, 1999 |
En fait, et c’est ce qu’il y a de plus dur à dire : devant un événement imprévu, les réactions de tout un chacun demeurent imprévisibles et voilà pourquoi ni exercices de sécurité, ni planification policière sont susceptibles d'une efficacité garantie. Tout au plus peut-on susciter un sentiment de terreur appréhendée endémique parmi les enfants; aussi l’épisode de 19-2 n’est qu’une fiction et ne rend nullement compte de ce qui se passerait si un tel événement survenait. Plus sot encore, le risque de susciter un copy cat, un sociopathe qui voudrait défier la police en reproduisant l'intrigue de l'épisode, la finale étant un défi lancé à tous ceux qui désireraient se confronter avec les forces de l'autorité. Que conclure, sinon que Radio-Canada s’est servie, d'une manière étourdie, de la conjoncture entre les événements de Newtown et du premier épisode de la série 19-2 pour créer un «événement-traumatique» médiatique subjectif. D’une part, la S.R.C. était certaine de rafler les cotes d’écoute et assurer la continuité de la série pour le reste de la saison et mettre Toute la vérité (qui est une série plus que fatiguée) K.-O.; d’un autre côté, créer un état psychologique parmi la collectivité télévisuelle dont les membres vivent dans un état de totale atonie et dont la vie par procuration ne se déroule plus qu’à travers des situations exotiques, érotiques, violentes et finalement borderlines tant l’existence est devenue plate. L’ennui est l’essence de la civilisation occidentale actuelle.




Le bovarysme n’est pas apparu avec la télévision, ni même avec le roman (qu’il soit de Balzac ou de Flaubert). Il est apparu avec la petite bourgeoisie occidentale, à l’ombre des grands capitalistes au tournant du XVIIIe siècle. C’est

Objectivement, l’épisode de 19-2 reste bien en deçà de ce que sert le cinéma à effets spéciaux et les séries américaines. Ce qui est dérangeant, c’est que ces scènes de violence ont été produites au Québec et non aux États-Unis. Des Américains, nous recevons comme «normal» ces débauches de sang et de tueries. Nous, Québécois, qui sommes purs et chastes, recevons moins bien ces scènes

Comme ne peut exister l’État dans l’État, le bovarysme, au contraire, peut exister dans le bovarysme. Et nous ne savons plus à quels degrés peut atteindre ce surinvestissement de bovarysme. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une satisfaction temporaire (et de plus en plus brève) des appétits insatisfaits qui oblige à s'accrocher à une dose quotidienne d’injection mentale de bovarysme. Comme une masturbation morale, la répétition conduit à la compulsion inhibante, d’où la série télé se substitue à la prière de 7 heures du soir à C.K.A.C. (Trente vies)

Doit-on rajouter que c’est là un autre indice de la déstructuration de la civilisation? Les Romains aussi sont morts d’ennui. Leur existence débile trouvait procuration auprès des gladiateurs et des vies érotomaniaques de leurs empereurs désœuvrés. En bout de course, ils se sont jetés dans des sectes religieuses de tous genres venues d’Orient. Le culte de Mithra pratiqué par les soldats de l’Empire; le

Comment remplir une vie vide par quelque chose de substantiel? Je ne sais pas. Peut-être, pour commencer, faudrait-il vraiment le vouloir? Au commencement était la volonté. Sinon, alors tout restera au stade où le chantait Jean-Jacques Goldman :
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Levée sans réveil
Avec le soleil
Sans bruit, sans angoisse
La journée se passe
Repasser, poussière
Y'a toujours à faire
Repas solitaires
En points de repère
La maison si nette
Qu'elle en est suspecte
Comme tous ces endroits
Où l'on ne vit pas
Les êtres ont cédé
Perdu la bagarre
Les choses ont gagné
C'est leur territoire
Le temps qui nous casse
Ne la change pas
Les vivants se fanent
Mais les ombres, pas
Tout va, tout fonctionne
Sans but, sans pourquoi
D'hiver en automne
Ni fièvre, ni froid
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Des crèmes et des bains
Qui font la peau douce
Mais ça fait bien loin
Que personne ne la touche
Des mois, des années
Sans personne à aimer
Et jour après jour
L'oubli de l'amour
Ses rêves et désirs
Si sages et possibles
Sans cri, sans délire
Sans inadmissible
Sur dix ou vingt pages
De photos banales
Bilan sans mystère
D'années sans lumière
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons⌛
Montréal
29 janvier 2013
29 janvier 2013
Bien envoyé ce texte. Pour des motifs bien personnels je ne regarderai pas cette série, bien qu'il me soit impossible d'échapper au battage médiatique qui l'entoure. La fonction des policiers sur le fond me dégueule et cette fonction a bien peu à voir avec le fait de défendre la veuve et l'innocent. Et je ne veux rien savoir de tout ce qui pourrait projeter une image de sympathie sur ces gens. Particulièrement après ce qui s'est passé le printemps dernier au Québec.
RépondreSupprimerDaniel
Excellent texte, la section portant en particulier sur la "création" par les média d'un évènement traumatisant avant que l'évènement en question ait eu lieu,on peut y voir une véritable tentative d'induire un véritable état de stress pré-traumatique...
RépondreSupprimerSylvain L.
La série est, si on peut dire, victime de son succès. Voyant cela, et dans le contexte de la tuerie de Newtown, «on» se dit, préparons le public à vivre un «Newtown virtuel» collectif. On suscite la curiosité, on amplifie la portée de ce qui sera présenté, et nous mesurerons, par les interventions sur tweeter, facebook and on and on, la réaction du public. D'une part, on obtient une augmentation des cotes d'écoute en ramenant ceux qui désertent pour TVA ou les réseaux anglo, ce qui plaît à Radio-Can, de l'autre, «on» mesure la réceptivité, la capacité à conditionner des suggestions parmi le public et créer les mêmes sentiments, qu'on pourra exploiter (à quels fins?) comme si un événement-traumatique avait vraiment eut lieu. C'est vicieux, sordide et irrespectueux de l'intégrité de la personne humaine.
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