vendredi 4 mai 2012

Carré rouge sur fond rouge

Drapeau de la Commune de Paris (1871)
CARRÉ ROUGE SUR FOND ROUGE

La crise des carrés rouges, la grève étudiante pour l’appeler par ce qu’elle est, aura duré le temps d’une saison. Comme la Commune de Paris de 1871, qui vécue elle aussi de mars à mai, portait le drapeau rouge en emblème, le temps des cerises québécoises, lui, aura vu fleurir ces carrés rouges sous nos yeux, à notre conscience; la fleur de sa jeunesse se dresser parmi les ronces et l’humus en décomposition d’un peuple; le potentiel avorté d’une espérance jamais définitivement abandonnée d’une race en mode de survie perpétuelle. Contrairement à la Commune de Paris, toutefois, la grève ne se terminera pas en une Semaine sanglante, à voir pourchasser les étudiants entre les tombes du cimetière Côte-des-Neiges, comme l’armée du gouvernement français, celle des Versaillais de Thiers, mitrailler les communeux entre les tombes du Père-Lachaise à Paris, mais elle se terminera, à n'en pas douter, sur une semaine humiliante. Une session collégiale et universitaire bâclée, aux diplômes phonys, une instruction qui aura coûté le prix fort pour un produit sur lequel se lèverait même de dégoût le groin d’un cochon.

Les étudiants auront gagné les honneurs de la guerre parce que tout ce qui l’environna, tout ce qui l’enveloppa, c’est-à-dire le gouvernement libéral du Québec, les partis de l'opposition opportunistes, les média, les tribunaux véreux, même les égoïsmes idéalistes qui s’infiltraient à l’égal des casseurs dans les manifestations, enfin les égoïsmes «socialement responsables» financés à même les intérêts réactionnaires des partis politiques (confondus) auront été, à l’égal du gouvernement bourgeois de Thiers, pourri et vendu aux troupes d’occupation allemandes de Bismarck, pressé de toucher les 3 milliards 500 millions de francs d’indemnité de guerre, ce qu’il y a de plus vils dans le comportement humain.

Je me fous que l’égo démesuré de Xavier Dolan reconnaisse l’égo démesuré de Gabriel Nadeau-Dubois et se lèchent mutuellement la poche devant les kodaks de Tout le monde en parle. Ça fait partie de la «game» d’une telle émission télé de dissimuler l’essentiel en exhibant des distractions à scandales ou à empathie morbide. La génération mobilisée a elle aussi ses partisans sincères et ses réputations en devenir. Pour autant qu’il faudra bien un jour que la génération des baby-boomers disparaisse, selon la loi de la succession des durées, il y aura bien du meilleur et du pire qui se reproduiront parmi leurs héritiers. Ces jeunes gens, à qui l’on s’adresse et qui n’ont ni le temps, ou ni la politesse ou le goût de vous répondre, car du haut de leur narcissisme ils vous considèrent comme des quantités négligeables; parce que vous n’appartenez ni au monde glamour ni aux mondanités vicieuses, ont certes des égos à la taille du Titanic et je ne suis qu'une Cassandre assez peu à son affaire je dois avouer, car peu importe que pour la nième fois ils se précipitent sur un iceberg, un écueil ou un récif (je vous laisse le choix de la métaphore), le résultat restera le même. et malgré toute ma bonne volonté et mon obstination, je n'y peux rien.

Pourtant, ce n’est pas la taille de l’égo qui me turlupine. En fait, comme je le reconnaissais dans un courriel FB envoyé à Xavier Dolan, je trouve ça plutôt sympathique. Ce que je mets en doute, ce n’est pas tant comment on accède à la hauteur de son égo, mais comment, disait Machiavel, s’y maintient. Bien des réputations surfaites, encore aujourd’hui, nous aveuglent sur le succès québécois, ici même et encore plus à l’étranger. On se vante du savoir-faire québécois sans nous dire en quoi il dépasse le savoir-faire des autres. Collectivement, nous aussi avons un égo démesuré, et il n’est qu’une variante du complexe d’infériorité qui prend son masochisme pour la vanité de son orgueil. Croire qu’on peut substituer le plaisir de la création aux souffrances de l’échec reprend le vieux sermon clérical de Marthe et Marie, dans l’Évangile. Aux yeux des sermonneurs catholiques du début du XXe siècle, les comportements de Marthe et Marie devant le Christ étaient associés aux rôles respectifs des Canadiens anglais et français. Marthe était l’intérêt du développement économique propre aux Canadiens Anglais, tandis que Marie, qui plafonne des yeux en écoutant le Christ radoter ses vérités, serait le peuple canadien-français dont la mission sur ce continent était de le sauver des mains des sauvages païens et des protestants de toutes sectes. Aujourd’hui, les Mariechons qui diffusent notre idéalisme puriste de la création sur l’ensemble de la planète ont noms Cirque du Soleil, Robert Lepage, et les infographes multimédia de Moment Factory. Soyons honnêtes et reconnaissons qu’une partie de tout ça est proprement vidé de tout «esprit québécois» - et heureusement d’ailleurs -, de sorte que le marketing et les succès de box-office tiennent lieux des deux sœurs de Lazare. Maintenant, les deux Canadas s’affairent à mettre la table et plus personne ne plafonne des yeux en écoutant le radoteur-sauveur.

Ce monde est celui qu’achète cette génération de jeunes grévistes, avec ses Facebook, Twitter, Blackberry, et autres média sociaux qui, normalement, les rassembleraient pour exécuter des pas de danse improvisés sur les escaliers de la Place des Arts. Présentement, pour ce qui n’était au départ qu’une question de sauver des gros sous de la voracité du gouvernement Charest, qui a tant de contrats à distribuer pour la réfection de nos routes et de voies ferrées pour le Plan Nord, la revendication s'est revêtue de l’idéal de l’éducation, de l’accessibilité démocratique à l’Université, de la saine gestion des institutions d’enseignement. On ne peut nier qu'il y a un refoulement, comme dans n’importe quel esprit bourgeois, des intérêts particuliers derrière des idéaux universels que certains manifestants, les plus naïfs sans doute, finissent pour un temps du moins à prendre au sérieux. Voilà pourquoi, contrairement aux communeux de 1871, qui rêvaient d’une utopie de République sociale, on ne peut pas envoyer la police ni l’armée assassiner, fusiller, mitrailler ces étudiants qui défilent, «pacifiquement» et «calmement» dans les rues des grandes villes de la Province. Ceci a donné par ailleurs de grandioses spectacles : des marches silencieuses, des cérémonies théâtrales et artistiques, des gestes de solidarité et de compassion devant des étudiants aux yeux brûlés par le poivre de Cayenne, des policiers émus d’avoir matraqué des jeunes gens qui pourraient être leurs fils et leurs filles. Face à cela, l’entêtement du gouvernement Charest, sa couardise devant les groupes de pression de droite, la poussée de la CAQ, ce ramassis de vieux caleçons avec petite porte en arrière encore utilisés dans la région de Québec et de la Beauce, l’hypocrisie des péquistes qui affichent le carré rouge qui balanceront le premier jour qu’ils occuperont le siège du gouvernement, tout cela levait le cœur. Même si le gouvernement avait eu raison - ce qui est loin d’être démontré -, même si son argumentaire avait été sincère et crédible de ne plus considérer les administrations universitaires comme sinécures à des amis des partis politiques, comme voies de garage pour des ministres défaits en élection qui s’y refont, comme Bernard Landry et Joseph Facal, des idolâtres d’auditorium, bref son comportement étroit, indécis malgré son inflexibilité, ses blagues de mauvais goût dans un forum des plus riches nantis de la Province et j’en passe; tout cela ne pouvait qu’éclabousser comme le fond d’un baril de vomi à Disneyland.

À GABRIEL NADEAU-DUBOIS

Je me permettrai de rapporter ici le courriel que j’ai fait parvenir d’abord à Gabriel Nadau-Dubois sur Facebook le 26 février 2012, après sa première entrevue à Tout le monde en parle.

«Il y a 30 ans, j’étais étudiant au département d’Histoire de l’UQAM, à l’époque où les grèves étaient choses courantes et où le noyautage m.-l. parvenait à détourner les revendications étudiantes. T’écoutant en entrevues, je vois que tu es beaucoup mieux articulés, documentés et engagés que les militants de mon temps. La cause étudiante est revenue là où elle aurait toujours dû être: au cœur des revendications.

Malheureusement. Deux choses n’ont pas changé. La grève est un moyen dysfonctionnel pour le mouvement étudiant, mais je conviens que c’est le seul qui existe. Les étudiants ne sont pas producteurs de biens; leur rapport de production ne réside pas dans ce qu’ils font comme études, mais dans ce qu’ils consomment comme cours et crédits. Socialement, votre position socio-économique est donc celle de consommateurs plutôt que producteurs. Votre grève est un boycott de produits, or, c’est un produit que vous avez déjà payé, et il n’y a pas de bureau de réclamation. Voilà pourquoi elle ne nuit en rien au gouvernement. Les démonstrations de 2005 qui ont fait plié Charest parce que s’il était dépositaire de la légalité en droit, en tant que minoritaire, sa légitimité était moins ferme. Une élection impromptue, provoquée dans la foulée d’un soulèvement de masse, lui eut été fatale. Ce qui l’a fait plier, c’est seulement la peur d’être chassé du pouvoir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et le pire ennemi de la grève, c’est l’usure. La seule stratégie qui changerait tout, puisque c’est une grève de consommateurs, ce serait de retenir l’argent à la source, i.e. au moment où il passe des mains des étudiants à celles du gouvernement: c’est-à-dire les frais de scolarité eux-mêmes. Opération difficile à mettre sur pied puisqu’il se fait en début de session. Toute grève étudiante est un coup en retard sur le déplacement des pions sur l’échiquier.

La seconde chose, c’est «pour quoi étudiez-vous?» La grève est romantique; elle est un moment d’échappée qui permet de sortir de la routine des salles de cours et qui coïncide généralement avec le printemps. Mais lorsque le retour en classe s’effectue, et que reprend la course aux travaux et aux examens, qu’en retirez-vous? Combien trouverons un emploi rémunérateur pour payer dettes et rythme de vie acceptable à la fin des études? Comme ta génération sera condamnée aux travaux à temps partiel, au contractuel, sans sécurité d’emploi et prisonniers entre ceux qui occupent les derniers postes permanents et les autres qui pousseront avant même que tu aies fini ton BAC, qu’est-ce qui restera de ce 15 minutes de gloire promises à nous tous par Andy Warhol? Pour combien d’étudiant(e)s pris entre «la voie de garage universitaire» et le «cynisme d’une vie à surfer d’une discipline l’autre», et pour cette masse de rêveurs qui croient faire «des sous» en sortant des études ce mouvement aura-t-il été bénéfique?

Les étudiants n’ont toujours été qu’un prétexte pour ceux qui vivent de l’université (profs. chargés de cours, administrateurs, syndiqués permanents), c’est bien pour eux que l’université existe, pas pour les étudiants. Comme disait Jean-Paul Bernard à l’époque: les étudiants passent mais les professeurs restent. Or, l’essentiel pour les universités, d’où son besoin de financement, c’est la compétition internationale qu’elles se livrent entre elles. Un professeur en science des religions a déjà comparé l’UQAM à un gros cegep, et devant la force des universités américaines et européennes, «son produit» ne fait pas le poids. À quand les états-généraux de la condition étudiante? Je l’attend depuis 30 ans. Là il serait possible d’esquisser un portrait fidèle des attentes et du milieu étudiant sans lequel il est difficile d’élaborer des stratégies de revendications et des tactiques d’action bénéfique sans soulever l’ire des conforts frustrés. Si de tels états ne se sont pas tenus, c’est bien pour une raison : l’état d’étudiant est transitoire, celui qui possède une discipline, même non rentable sur le marché du travail, est permanent.

D’où, et la question est pour la forme: non pas qu’est-ce que tu penses faire en histoire, mais bien qu’est-ce que tu penses faire avec l’histoire? Question de conscience, s’il en est une. C’est là, pourtant, que tout devient vraiment intéressant».


Le fait que la grève se prolonge au-delà de 12 semaines confirme que c’est là un moyen inapproprié. Ce qui fonctionne dans des secteurs de production ne réussit pas nécessairement dans un secteur de consommation. (Cessons de nous faire croire que les universités ne sont que des lieux de formation, c’est pour les imbéciles!) L’essoufflement de la grève n’est pas venu aussi vite que je le prévoyais, mais la faute en retombe sur les épaules d’un gouvernement obscène et méprisant qui a su étirer la sauce par sa mauvaise volonté et ses mensonges médiatiques. La solution de mettre en dépôts les frais de scolarité si la marchandise n’était pas livrée, c’est-à-dire si les administrations universitaires ne travaillaient pas à améliorer l'enseignement et les conditions de la recherche, demeure. L’usage des injonctions octroyés par les tribunaux fait par les étudiants non grévistes permet de considérer qu’il est possible de judiciariser un rapport entre les étudiants et les institutions d’enseignement. Si on doit payer, qu’on en aie pour notre argent, et non la dolce vita pour les parasites de l’administration.

Les grandes marches à 200 000 manifestants confirment également la vérité romanesque de la grève. C’est le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, inspiré par la révolution parisienne de 1830. On trouvera sans doute à moderniser le thème dans les productions artistiques des grévistes. Mais là où il y a une vérité romanesque, il y a aussi un mensonge romantique : celui de répéter le succès de la grève de 2005. Outre, comme je l’explique à M. Nadeau-Dubois, le contexte gouvernemental n’était pas le même. Vouloir répéter l’Histoire - et c’est assez paradoxal de ne pas le comprendre de la part d’un étudiant en histoire de la culture -, c’est se condamner à reproduire les mêmes erreurs ou alors à se tromper entièrement de grèves. Cette fois-ci, le gouvernement était en état de résister à la pression étudiante. Il l’a fait maladroitement plutôt que céder dans les apparences et revenir, une fois réélu, avec des forces plus musclées, Machiavel, ce grand maître de la realpolitik dirait qu’il a mené le conflit comme un putti, ces petits anges patapouf, roses joufflus et tout nus que l’on voit dans certains tableaux de Michel-Ange et de Raphaël. On le croyait capable d’être un homme d’État, il n’est dans le fond qu’un hâbleur sans consistance. Et peut-être fût-ce là la chance dont les étudiants ont profitée le plus!

Cette confusion de romantismes sert encore une fois à dissimuler la vraie question : pourquoi tant d’étudiants dans les universités? Que vont-ils y faire, sachant que le marché de l’emploi québécois n’est pas prêt à absorber la majeure partie d'entre eux, dans leurs domaines? Ayant à livrer un jour (voilà de cela vingt ans) une présentation dans un cours d’introduction de sciences po. sur la pensée politique de saint Augustin au Moyen Âge, j’ai été heurté un jour par une situation dont la poétique de l’espace rendait totalement crue une autre vérité que celle des romantismes. Une moitié de la classe était constituée d’étudiants étrangers (haïtiens, nord-africains, africains de la négritude, etc.) qui se montraient intéressés, critiques, parfois contestataires, bref vivants. L’autre moitié appartenait à la vieille souche québécoise. Leurs corps étaient présents, mais je me demandais parfois si un esprit habitait ce corps. Interprétez cela comme vous voulez, j’insiste sur le fait qu’il ne faut pas tirer de généralisation de cette confrontation. Dans d’autres classes, il y avait des étudiants «de souche» tout aussi allumés que leurs confrères étrangers, mais je crois qu’il y a, en dessous de cela, une constatation légitime. Beaucoup se garent dans les programmes universitaires parce qu’ils ne savent pas où aller, comment éviter des travaux physiques ou mentaux pénibles, étudier comme si l’on prolongeait à l’infini l’état de dépendance infantile passé de la garderie à l’élémentaire, au secondaire, au collégial, enfin à l’université. Cette régression est tout le contraire à une ouverture de la curiosité, à l’intellectualité, au savoir (même opportuniste dans l’intérêt de se caser dans un emploi payant).  La question étudiante ne se règlera donc pas dans la rue, mais bien …dans la classe!

Enfin, le dicton répété à satiété qui affirme que «l’élève soit au centre de l’enseignement» est une autre phrase creuse de la politico-pédagogie qui règne sur le Québec depuis le temps où Pauline Marois était ministre de l’Éducation. Cette sottise est insolente, comme celle qui dit que les malades sont au centre du système de santé. Ceux qui sont au centre des systèmes d’éducation et de santé sont d’abord ceux qui en vivent : enseignants ici, médecins là; chargés de cours ici, infirmières là; personnel de soutiens ici et là, enfin, et enfin seulement, en périphérie et en circonférence, les étudiants et les malades qui justifient tout le reste : les salaires exorbitants du gratin ici et là; le syndicalisme corporatiste ici et là; les conventions généreuses qui le sont de moins en moins ici et là; enfin l’inefficacité à atteindre des objectifs précis d’amélioration des conditions, aussi bien de travail que d’apprentissage et de santé ici et là. Bref, c’est toute la faillite, ou plutôt la dénonciation de la manière dont les Québécois, en un demi-siècle, on saboté, piraté, subverti les projets les plus généreux de la Révolution tranquille. D’où que, dans ce courriel, pour la première fois j’ai parlé d’«États généraux de l’Éducation». À l’époque, le discours en était encore aux simples revendications économiques. Je ne m’attribue pas personnellement cette idée qui depuis a fait florès, mais je tiens à dire que dès le mois de février, il fallait penser la grève étudiante au-delà de ce qu’elle livrait comme message …manifeste.

Plutôt que d’en arriver au plus vite à cette solution, on a joué aux apprentis-sorciers syndicaux. Les média d’ailleurs se sont fait complices bienveillants de ce jeu d’offres et de contre-offres devant des partis qui, de part et d’autres, restaient campées sur leurs positions indélogeables. Gabriel Nadeau-Dubois n’est pas Eugène Varlin, Martine Desjardins n’est pas Louise Michel et Léo Bureau-Blouin n’est pas non plus Gustave Courbet. Ce sont trois petites cassettes formatées par les dirigeants des centrales syndicales. Ces vieux verrats qui ne soulèvent plus d’enthousiasme tant leurs centrales se montrent inefficaces, préférant faire affaire avec des patrons (via le Front de Solidarité, FTQ ou CSN) plutôt que défendre leurs membres et sombrant dans la même corruption qui emporte les politiciens, ils sont contents de voir ces jeunes recrues capables de mobiliser 200 000 marcheurs. Pour le reste, ils apprennent à devenir apparatchiks de centrales en pratiquant déjà l’irresponsabilité et le maniement du code Morin.

Comment? En voici un exemple cent fois répétés. Prenons le plus célèbre, mais les deux autres sont sur le même pilote automatique : Nadeau-Dubois reçu en entrevue par Anne-Marie Dussault ou Patrice Roy: «Le Gouvernement dépose une offre sur la table, que va-t-il se passer maintenant?» G. N.-D.: «Nous allons la présenter en assemblée générale, l’expliquer aux étudiants et ils voteront sur la proposition gouvernementale». Vous avez deviné tout de suite que tout est dans le mot «expliquer». Dussault ou Roy demandent alors. «Et le vote, il sera à main levée ou secret?», laissant sous-entendre que la main levée ouvre à l'intimidation et aux pressions indues des militants sur la majorité, amorphe ou contre la grève. G. N.-D.: «Ça ne change rien, puisque dans le parti libéral, c’est à main levé qu’on vote, pourquoi serions-nous moins démocratiques que  les libéraux, et puis, c’est connu, les votes secrets donnent une majorité plus importante à la grève». Ça, c’est ce que nous appellerons à l’inverse de tantôt, le mensonge romanesque.

Voici maintenant la vérité romantique. Anne-Marie Dussault ou Patrice Roy: «Le Gouvernement dépose une offre sur la table, que va-t-il se passer maintenant?» G. N.-D.: «Nous allons la présenter en assemblée générale une fois que l’exécutif se sera penché sur les dites offres et fera ses recommandations à ses membres (c’est ce que cachait le mot «expliquer»). Si l’exécutif trouve que l’offre apporte plus que moins, l’exécutif en recommandera l’acceptation; si, par contre, l’exécutif trouve que l’offre apporte plus de perte que de bien, alors elle suggérera de voter contre. Pourquoi s’offusquerait-on, ça se passe comme ça dans à peu près tous les syndicats corporatistes depuis des lustres. Eh puis, il y a le fameux code Morin, c’est instrument fait pour les exécutifs afin de museler les oppositions qui vont à l’encontre de l’orientation imprimée au mouvement par ses bureaucrates. Lorsque le grossier ministre Robert Dutil de la Sécurité publique, autre menu fretin de la palette libérale, s’inscrit en faux que le code Morin n’est pas un code de loi. Il a raison. C’est un code tout simplement de procédures, et très souvent utilisé de manière antidémocratique. Que l’exécutif «suggère» l'acceptation ou le rejet des offres, quelques satellites vont aux micros, se déchainent hystériquement pour ou contre les offres, entraînent l’effet de foule soutenu par quelques meneurs de claques, et l’offre est accepté ou rejeté. Pourquoi les journalistes focalisent-ils sur le processus éthique du vote à main levée ou secret? C’est parce que leur propre syndicat fonctionne ainsi. Et le fait également que le fonds de grève des syndicats de journalistes est plus riche que celui des étudiants, de sorte qu’ils peuvent se faire des urnes de cartons où on entend son voisin crayonner son papier à Yes or Nay. Condamner les procédés de faire étudiants serait donc juger leur propre fonctionnement à l’interne syndical! Vous connaissez la parabole de la femme adultère. Lorsqu’elle reçoit une pierre en pleine tronche, le Christ se retourne et dit: «Ah Man! Tu me fais chier!» Bref, en bout d’assemblées générales, les militants sortent chauffés à bloc; les refoulés, avec ressentiments s’en iront pleurnicher dans la toge d’un juge Petaud pour avoir une injonction, prêts à utiliser la loi contre le «processus démocratique». On connaît la suite.

Quand Léo Bureau-Blouin joue le vierge offensé parce que le gouvernement Charest passe par-dessus sa «fonction sociale» de leader étudiant en déposant les offres tenues secrètes sur la place publique, c’est sa frustration personnelle qu’il exprime et la colère de ses sources d’inspiration qui lui disent que «dans les négociations syndicales, ça ne se fait pas». Pourtant, c’est une excellente chose qu'on arrête de se cacher derrière les portes closes pour voir comment se négocient les ententes. Comme ça, nous avons mieux compris comment les offres gouvernementales étaient un coup fourré en accroissant encore plus le taux d’endettement des étudiants et qu’il y avait un grand risque que la grande marche des 200 000 Québécois l’ait été moins pour les étudiants que pour les banquiers! Négocier sur la place publique permet de voir qui les intérêts en jeu vont servir; également de constater comment le gouvernement ou la partie adverse essaiera de manipuler l’autre avec des sophismes (dont les gouvernements et les tribunaux sont experts en la matière) ou les revendications avec clauses secrètes pour protéger les exécutifs syndicaux. Après tout, ce sont les fonds publiques qui sont engagés dans ces négociations et pas ceux d'une simple entreprise avec ses employés. Pour autant que les leaders syndicaux sont les représentants de la partie étudiante, ils n’en négocient pas moins des fonds publiques. Il est vrai qu’en passant par-dessus la tête des leaders étudiants, Charest a décidé de négocier avec la population québécoise contre les étudiants, et c’est un coup bassement vicieux. Mais la vraie tactique, c’est dans la course. Si les étudiants avaient présenté les offres sur la table avant le gouvernement, c’est avec la population québécoise que les étudiants auraient négocié leur prise de position et le gouvernement se serait retrouvé pitoyable comme il est. En gagnant la course de vitesse, Charest a déstabilisé le ronronnement des cassettes étudiants, les forçant à faire des contre-offres mal structurées, excessives, irrecevables aux yeux de la population en générale.

Il faut comprendre que je ne jette pas la pierre aux leaders étudiants. Ils font ce qu’on leur a montré de faire, et qu'ils participent de l’insertion dans un milieu syndicaliste aussi pourri que le reste, faux et mensonger, dont la source d’inspiration est le gouvernement même. Ils ne seront donc pas ces «régénérateurs» du mouvement ouvrier ni de l’éthique sociale au Québec puisqu’ils ont déjà mordu au fruit pourri de la bureaucratie syndicale qui, à l’image de la députation, rejette ses membres «en périphérie et en circonférence». À mimer les grands, ils n'ont fait que contracter la vérole des vieilles peaux, ce qui est dommage pour des jeunes gens si beaux dont le seul conseil, qu’ils ne suivront probablement pas, enivrés par le succès médiatique, de se retirer, une fois la grève finie de ce panier de crabes qui, de l’autre côté du mur qui protège les gouvernants, ronge la société d’un second cancer. Le jour qu’ils auront développé un esprit critique qui va au-delà de l’engagement militant, peut-être pourront-ils comprendre combien en ce moment, on se sert d’eux, à leur insu.

Enfin, il y a des scribouilleurs de journaux placés sur le payroll des postes de télévision qui commencent à manifester un certain achalement à suivre cette grève pour eux sans intérêt. Quand l'ineffable Vincent Marissal, interrogé par Anne-Marie Dussault, trépigne, a de la misère à se contenir, puis explose: offre du gouvernement acceptable, le gouvernement Charest a pratiqué une ouverture contre des étudiants butés sur des positions «idéologiques» (et ses articles, et ses déclarations, lui, ils ne sont pas «idéologiques»?); bref il en a assez. Il voudrait passer à des jeux plus amusants pour un journaliste politique : une campagne électorale, une couverture de la Comédie Charbonneau, des ministres photographiés dans une pizzeria de Laval en train d’échanger des enveloppes brunes avec des mafieux. C’est croustillant. Là il y a matière à une information légère et divertissante. De plus, elle ne demande pas un effort d’analyse supplémentaire de la société et de ses secteurs d’activités pourrissants. De plus, il peut se promener, loger dans des chambres d’hôtels excelsior aux frais de la Reine… La crise étudiante, ça se passe à Montréal, c’est lourd, cela demande des analyses croisées, ça a mauvaise presse pour Lord Sagard of Malbaie qui voit son ami Sarkozy sur le point de mordre la poussière par les Socialistes. Décidément, débarrassons-nous de ces empêcheurs de se crosser en rond. Et puis, il y a l’inénarrable Richard Martineau, une autre cervelle d’oiseau doté d’un bec de perroquet qui jacasse lorsqu’il faut articuler et qui accroche à une sangria et un twitter pour mesurer la belle vie des étudiants. Bref, il n’y a pas que Léo Bureau-Blouin qui joue aux vierges offensés. Il n’a seulement pas appris encore - il est au collégial - qu’en politique, la vitesse est un atout majeur pour se rallier la population et les journalistes contre une partie adverse.

Mais, il est vrai, Gabriel Nadeau-Dubois a déclaré que le conflit n’était pas entre Gabriel Nadeau-Dubois et Line Beauchamp, ni non plus entre la Classe et le gouvernement, mais entre les étudiants et la partie gouvernementale. Désolé, mais il y a beaucoup plus que cela. Terriblement beaucoup plus que cela.

À XAVIER DOLAN

L’autre message, comme je l’ai dit, je l’ai adressé, par la même voie (i.e. FB), à Xavier Dolan-Tadros, après l’avoir vu à l’imparable Tout le monde en parle. Comme le message précédent, il n’y a rien d’intime ni de personnel dans ce texte. Le partager avec mon fidèle lectorat ne me gêne donc pas:

«Salut Xavier.

Ces quelques mots, sans doute trop longs, pour te dire que j’aime bien ce que certains appellent ton «effronterie» ou «ton côté pédant». À mes yeux, c’est une audace qui nous effraie et que nous avons toujours réprimé au nom d’une constipation polie. On arrive, en effet, à ses buts qu’avec «de l’audace, de l’audace et encore de l’audace», comme disait Danton. C’est une qualité qui distingue les grandes cultures dominantes des cultures qui se sont toujours senties dominées et qui se sont confortablement installées dans leur domination.

Ceci dit, ta génération (celle des gens nés à partir de 1980), peut-être par le faible niveau d’instruction qu’on vous a donné à l'école et par le fait que vous avez grandi avec l’accessibilité à une culture mondiale qui, dans ma jeunesse, ne nous parvenait pas pour différentes raisons, peut prendre le monde comme son terrain de jeux, et le fait d’y aspirer à la victoire apparaît à vos yeux comme légitime. Vous avez raison. Mais vous n’échappez pas encore au fardeau de notre passé collectif, ce que nous ne pouvons faire tant que nous ne l’avons pas véritablement cerné dans notre conscience. La culture québécoise a vécu deux cents ans sur un mode de refoulement masochiste (à l’inverse de l’agressivité sadique des Américains). Le masochiste fait sa force de son orgueil à souffrir, à s’humilier, non par humilité sincère ou par oppression étrangère, mais par désir de dominer psychologiquement et moralement ses adversaires. Ce fonds de la Psyché collective, s’il ne joue plus chez vous le rôle qu’il jouait parmi les gens de ma génération, revient encore, inconsciemment, dans certaines de vos attitudes.

Toi et François Arnaud avez connu et connaissez encore des succès internationaux. Bien mérités d’ailleurs. Vous avez de l’audace, et plutôt qu’en rougir de jalousie, nous devrions en attendre une certaine espérance de la modification de nos comportements, surtout face aux autres. Pour audacieux que vous êtes, vous paraissez toutefois d’une timidité qui nous rappelle que “nous ne sommes pas à la hauteur de nos audaces»”. Vous avez de la misère à saisir votre parole lorsqu’on vous interroge, comme si les mots, le langage vous glissait sur le bout de la langue, dans une sourde incertitude du choix des termes, de la rhétorique, de l’improvisation. Peut-être même comme si vous vous sentiez sous surveillance…? Le poète Claude Gauvreau nous a fait prendre conscience comment il était difficile de naître à la parole. Ce qui paraît si simple, pour un bébé, est en fait extrêmement difficile pour une collectivité. Même si vous vous exprimez mieux avec les moyens techniques que procure le cinéma ou l’image plutôt que les mots, il n’en reste pas moins que votre langue reste soudée au fond de votre gorge, ce qui n’est pas le cas de la caméra par rapport à vos yeux.

Ou est-ce les idées qui, encore informes, ne trouvent pas la formulation par laquelle elles pourraient s’exprimer. Cette timidité est touchante, sans doute, mais elle trahit qu’il subsiste encore en vous de ce côté humilié dont le masochisme n’est qu’un prolongement. Pourquoi, Xavier, perdre ton temps à lire des blogues ou des messages qui t’abaissent, te méprisent ou t’humilient? Y prends-tu un plaisir pervers qui rendrait hommage à ton narcissisme? Est-ce que cela apporte quelque chose de positif au processus de création qui est le tien? Que de temps perdu et de souffrances vaines.

Là où on semble être le plus loin de l’inconscient collectif, c’est là où on y est le plus près. La problématique de changer de sexe apparaît “moderne”, mais elle n’est toujours qu’un vieux problème d’identité québécoise, et l’identité ne repose pas uniquement dans le genre qui nous distingue entre les cuisses. Regarde les films québécois des années 60 et 70 (ceux de Pierre Patry et de Jean-Pierre Lefebvre entre autres), de quoi parlent-ils? D’identité. De jeunes Québécois qui se cherchent et finissent par un suicide moral ou physique; timides, refoulés, bégayants, presque honteux, écrasés par des figures parentales. Le rêve de changer d’identité, nationale plus que sexuelle, est permanent au Québec (du mythe du «cousin des États» à ce Longtin de Saint-Jean-sur-Richelieu, industriel, qui faisait prononcer son nom avec une consonance anglaise). Et lorsqu’ils atteignent à la parole, comme dans Bingo de Jean-Claude Lord, la police (corrompue) les tue… Parce qu’on a oublié que ces films existaient, le public ne prend pas conscience des lointains échos qui résonnent dans ton cinéma de ce cinéma “préhistorique”. (Trouble-fête de Patry, n'est-ce pas un “J'ai tué mon père“ made in 1966?) Mais c’est ainsi que se fait l’histoire du cinéma. C’est là aussi qu’on se doit de porter un regard anthropologique critique, mais cela ne concerne pas nécessairement les réalisateurs.

Porter, tatoué sur le poignet, la fleur de lys, rappelle le symbolisme qu’elle signifie dans l’inconscient collectif depuis que les Français royalistes l’ont adopté au Moyen Âge. La pureté, la trinité, et la droiture. Nous avons été purs pendant trois générations au point de castrer psychiquement des jeunes gens en les enfermant dans des collèges et des couvents éloignés des centres urbains considérés comme moralement corrupteurs; nous avons prié la trinité au point qu’elle s’est effacée derrière la figure maternelle (Père manquant…), et qu’en tuant notre mère, ce que nous n’osions pas faire, c’était la Vierge - et le vierge en nous - qui dominait que tu as osé matricider, à l’exemple de ce catholique qu’était Hitchcock dans Psycho; enfin, la droiture, qui n’a vécu que dans la corruption : corruption libérale, corruption unioniste, corruption libérale encore, corruption péquiste, corruption libérale toujours et, les pires de toutes, corruptions cléricales, syndicales et intellectuelles. Au moins, en étant sadiques et impérialistes, les Américains se conforment-ils “objectivement” à leur symbole national; conscients d’être ce qu’ils sont malgré l’apparence qu’ils veulent donner : l’aigle à tête blanche portant la devise E Pluribus Unum! Malgré les liens interpersonnels que nous pouvons établir avec des Américains, malgré le fait que nous voulions leur ressembler, leur arrogance et notre timidité finissent toujours, malheureusement, par se reconnaître. Jack Kérouac n'en a-t-il pas éprouvé la lutte au niveau intérieur?

Peut-être est-ce plus facile de s’imposer aux autres que s’imposer aux nôtres? Je ne sais pas. Tu voudrais, armé de ta fleur de lys au poignet, parti vaincu, revenir de Cannes vainqueur, ce qui inverserait la «malédiction» québécoise du partant vainqueur, finit vaincu sur les Plaines d’Abraham, à Saint-Eustache ou à Régina. La chanteuse Albany, née à Chambly, adulée et amie personnelle de la reine Victoria (la “Céline Dion” du XIXe siècle), est aujoud’hui bien oubliée tant la reconnaissance internationale n’a jamais suffi à imposer le Québec comme fier et ambitieux de son destin historique. Une vanité fugitive, rien de plus. Ma génération a échoué. J’ai échoué à faire de l’histoire du Québec une partie intégrante de l’histoire universelle, et c’est en cela que dans ton ambition, je reconnais un peu la mienne; comme le fromage “Petit Québec” (sic!), ce qui s’est passé et ce qui se passe au Québec est “juste bon pour nous autres”. C'est ce que Victor Lévy-Beaulieu appelait l'esprit de rétrécissement des Québécois. Que notre processus d’aliénation te nargue, ne voilà-t-il pas l’hommage que la défaite rend à la victoire?
Jean-Paul Coupal
Montréal, 29 avril 2012»

Évidemment, cette génération d’enfants-rois, comme tous les rois, va connaître des hauts et des bas. L'abandon de la rigueur autoritaire parentale a conduit ces enfants à s'inventer des mondes avant même que les media virtuels ne viennent leur en proposer d'électroniques. Abandonnés à eux-mêmes, ils se sont défendus du mieux qu’ils pouvaient en développant un égo démesuré. Cet égo s'est développé de passions pour des activités, par des objets, des arts ou des sports. Ceux qui ont construit ce concept d’enfants-rois devaient sûrement penser, inconsciemment, que toute royauté s’achevait dans la révolution, c’est-à-dire, vue du côté monarchique, par le renversement du trône. Les rois finissent décapités, à la hache ou à la guillotine; fusillés à coups de pistolets dans le fond d’une cave froide et obscure, la nuit; défenestrés lors d’un coup d’État; plus généralement en exil (d'eux-mêmes). Ils ont eu plus de chances de devenir idéalistes et ambitieux tout à la fois. Faire leur marque. Sortir de la misère qui, pour ne pas être une misère matérielle reste une misère psychologique. Se trouver projeter sous les feux de la rampe, sans textes préalablement écrits à réciter ou répondre brûle pourpoint à une question ambivalente, c'est suffisant pour les intimider, les insécuriser et leur faire trouver le temps long. La plupart s’efforcent d’improviser, dire n’importe quoi, radoter n’importe quelle niaiseries, mensonges ou manière de s’échapper de la souricière. Voilà en quoi l’entrevue de Xavier Dolan diffère totalement de celle des trois cassettes étudiantes, si bien articulées dans leurs raisonnements, leurs programmes, leurs réponses à l'animateur. Lorsque tout est trop parfait, on ne peut que penser qu’il y a un «gars des vues» derrière ça.

Élevés dans le contexte des garderies, avec les p’tits n’amis se tenant par la main, le groupe est devenu un «objet transitionnel» face aux insécurités de la vie. C’est un groupe paradoxalement fermé, souvent hostile à l’extérieur plus que l’extérieur l’est au groupe. Les p'tits n'amis sont associés autour d’un contentement de soi réciproque, ses membres se tiennent à bras le corps, s’embrassent, se minouchent, s’encouragent, bref sont comme des naufragés sur le radeau de la Méduse, et lorsqu’on sait ce qui est arrivé aux naufragés (qui furent tout sauf joyeux), on devine déjà l'horreur du renversement de la «royauté générationnelle». Voilà pourquoi, en dehors, ses membres se comportent-ils comme des manchots, vacillants sur leurs pattes, se dépêchant de courir plus vite que leurs gros corps leur permettent en battant de leurs petites ailes incapables de voler. Cette génération sera-t-elle plus heureuse que celles qui les a précédées? Quel sera leur Félix Leclerc pour écrire son Pieds nus dans l’aube?

C’est pourtant la génération du carré rouge. Celle qui crie, hurle, manifeste dans les rues, celle que l’extra-visibilité des leaders syndicaux et les fausses entrevues de quart de seconde à la télé nous dissimulent. Crier n’est pas parler. Faire une crise de défoulement hystérique se limite à lancer des mots, mais le langage est plus qu'une addition de mots; de mots qui ne sont pas maîtrisés par la raison. Aussi, y trouve-t-on moins d’intelligence que d’émotions, de critiques que de sentiments ou de caractère. C’est touchant mais en même temps très vulnérable. Voilà pourquoi la pédopsychiatrie est une science à la fois neuve et riche d’un avenir. Parce que la langue nous est nouée dans la gorge, nous ne pouvons pas lui échapper par des instruments, des outils, qui permettraient de rattraper le langage soit sur le plan visuel, soit sur le plan auditif, soit sur le plan corporel. On peut faire des choses avec notre corps, nos yeux, notre ouïe, mais c’est notre langue qui nous fait. Voilà pourquoi le XXe siècle a mis les sciences du langage en priorité à toute autre. Lacan a régénéré la psychanalyse en énonçant que l’inconscient s’exprimait comme un langage. Foucault a parlé de pratiques discursives pour étayer l’Ordre du discours. La parole névrosée, la parole hystérique, le délire psychotique ont eu leurs interprètes. Et avoir tant fait d’improvisation à l’école, au théâtre ou à la télé, ne semble pas avoir amené une meilleure maîtrise de ce que nous manifestons dans les moments de crises. L’exemple de Kérouac est ici symptomatique. Il parlait français, mais pensait en anglais. Les thuriféraires prêts à monter sur les barricades pour défendre à mort la langue «de nos ancêtres» (comme si elle ne nous appartenait déjà plus), parlent souvent en anglais en utilisant des compositions françaises. Telles ces fins de phrases que les jeunes utilisent si souvent où trois points de suspension laisse le sens suspendu. Cette nouvelle forme d'anglicisme, inconnue des anciennes, où des formulations anglaises s’accommodent fort bien d’un manque de maîtrise de la langue française, est le péril dans la demeure et les éternelles campagnes contre l’étiquetage unilingue anglais sont de loin dépassées. Hélas! nous sommes rendus à un niveau encore plus bas, qui atteint l’intégrité même de la conscience. La régression occidentale, et plus particulièrement celle du Québec, nous ramène à l’état de bêtes de consommations au sens le plus strict du terme. Paresse et gavage, le dernier mot du «Je, me, moi» que les grévistes étudiants lancent en insultes aux étudiants dociles aux injonctions de l'État, franchissant les lignes de piquetage. Toutes ces années d’étude n’ont rien donné de ce que nous prétendons avoir obtenu, pourquoi alors continuer?

Finalement, et contrairement à ce que nous laisse penser la série télé Les Rescapés, l'actuelle jeunesse n’est pas si différente de ce que nous étions dans les années 60. Vaut-il mieux se fier à l’articulation des cassettes syndicales ou aux bégaiements du cinéaste en herbe, couronné peut-être un peu trop tôt, car au Québec, nous savons fort bien embrasser pour mieux étouffer. Cela fait partie de l’ADN du masochisme collectif. Ce qui nous fait ressembler pathétiquement aux Juifs, du moins ceux que décrits Hannah Arendt. Nous les voyons aller aux lions avec une candeur et une innocence qui crève le cœur. Nous voudrions leur dire : va pas avec cette fille, c’est une opportuniste ambitieuse et l’atavisme génétique aidant, elle sera une crosseuse digne de sa lignée. Méfie-toi de ces conseillers du Prince qui cherchent des outils pour servir de levier à leurs ambitions personnelles. Cesse de mutiler ton corps avec des tatous d’une laideur qui n’a pour fonction que de détruire la beauté qui est la tienne et que l’âge aidant finira, de toute façon, par flétrir. Quel Ronsard pourrait traduire toutes ces misères appréhendées, toutes ces renversements annoncés? Le sens de l’éphémère, auquel cette génération se résigne, est déjà un suicide moral, un refus de la vie par et pour plus de vie, car ces signes tatoués ne sont que des traductions d’un Idéal du Moi qu’aucun Moi idéal ne parviendra à atteindre, ou encore des aspirations collectives auxquelles on lie indistinctement une aspiration toute personnelle. Xavier Dolan a raison de dire que d’être en nomination à Cannes est pour un cinéaste l’équivalent de l’accessibilité à l’Indépendance (et non à la seule souveraineté illusoire des péquistes) pour la nation québécoise. C’est-à-dire la reconnaissance intrinsèque et non opportune d’une existence collective parmi les autres. Mais une nation n’est pas une bande de copains élevés dans une même garderie qui se rassemble à quinze sur deux banquettes de restaurant.

Notre «rétrécissement» collectif dure, malgré nos vantardises doublées d'un dénie socio-pathologique. Nos vantardises, en fait, ne convainquent personnes, et encore moins nous-mêmes. Mais la vérité est trop effroyable. Trop cruelle. Nous ne pouvons pas l’affronter à mains nues. Les compagnies ont remplacées les anges et les saints qui jadis nous accompagnaient. La jeunesse d'aujourd'hui prie Facebook qui va entrer bientôt sur les cours de la bourse avant de charger l’abonnement auquel tous ces jeunes ont déjà projeté leurs liens transitionnels de sécurité. On devine déjà qui sera imploré pour payer les frais d’abonnement! Plus insécures que nous l’étions du temps de la bombe atomique et de la Guerre du Vietnam, le réchauffement climatique et l’effritement des éco-systèmes, en-deça de leur réalité, servent avant tout à canaliser les peurs instinctives du jour révolutionnaire du renversement de ces enfants-rois. Ces peurs post-modernes agissent à la manière qu'explique Bruno Bettelheim des contes de fées. Lorsque le temps vient où il faut cesser de parler de soi, de son égo, vient le temps où il faut parler de l’autre, sans possibilité de l’inventer ou de le connaître parce qu’il est, par une éducation commune, le parfait reflet de notre image. Reste l’Autre, dans l’espace ou dans le temps, notre dépaysement total. Voilà pourquoi lorsqu’il est en France, comme la génération des Michelle Tisseyre, Xavier Dolan et Cœur de Pirate parlent la bouche en trou de cul poule. Cette attitude coloniale perdure malgré les générations qui passent. En jouant au Français, il s'invente un rôle dans lequel il excelle en tant que comédien; revenu chez lui, reprenant son langage authentique, il bafouille, ne sait pas, se demande si… c'est comme… que… ne peut pas répondre, se jette le front sur son avant-bras parce qu’il est effroyablement gêné de la situation où il s’est lui-même placé et dont le faiseur, Guy A. Lepage, qui a le secret d’indisposer ses invités seulement pour amuser les allées de pantins agités derrière les invités par une meneuse de claque, sait profiter. It’s so sweet!

Si la grève étudiante pouvait nous permettre de prendre conscience de la profondeur du problème, et malgré la longueur de ce texte je suis loin d’avoir été exhaustif, elle aura été d’une utilité impayable. Comme la Commune de Paris, qui a échoué dans son utopie, elle a quand même permis au monde entier de prendre conscience que les théories et thèses socialistes étaient plus que des nuages de divagateurs révolutionnaires. Qu’elles traduisaient bien une réalité aliénante au plus haut point et que l’urgence d’agir imposait peut-être d’autres moyens que d’aller se faire massacrer sur les barricades ou dans un cimetière, mais n’enlevait rien à cette lutte intrinsèquement perverse de ceux qui ont tout contre ceux qui ont peu, sinon rien. Aussi, à l'ouverture du Congrès du Parti Libéral à Victoriaville, (4 mai 2012) où l'on voyait (enfin) un policier par terre se faire ruer à coups de pieds par les manifestants et frapper à la tête avec une boule de billard, venir se cacher derrière une police anti-émeute,  pendant ce temps, le Premier Ministre Charest déclarait: «il est temps que la raison prenne le dessus». Or, la raison n'appartient à aucune idéologie, et encore moins à un quelconque parti politique. Idéologies et partis ne connaissent que la raison des intérêts, son efficacité ou sa faillite. La raison qu'évoque sournoisement le Premier Ministre, au contraire, dit que cette lutte n’est pas négociable par des moyens pacifiques car l’adversaire est prêt à tout pour conserver ses propriétés et ses privilèges. Voilà pourquoi les étudiants, ni la population en général, ne peut gagner ce conflit et que le Mal finira par l'emporter. Un étudiant a perdu un œil, d’autres se sont faits poivrés, arrêtés, vandalisés par la justice, méprisés par des gueulards de mauvaises et pitoyables radios… Je le répète, malgré tout, et pour toutes ces raisons, ils ont mérité de la patrie. Et le temps des cerises s’achevant, cette chanson si bouleversante écrite par Jean-Baptiste Clément, en 1866, chansonnier à Montmartre et futur communeux de 71, portant le drapeau rouge près d’un siècle et demi avant ce petit carré rouge affiché par les étudiants, qui s'est multiplié à des dizaines sinon des centaines de milliers, montre que tout n'est pas encore complètement perdu.

Quand nous chanterons le temps des cerises
Et gai rossignol et merle moqueur
Seront tous en fête
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur
Quand nous chanterons le temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur

Mais il est bien court le temps des cerises
Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles
Cerises d’amour aux robes pareilles
Tombant sous la feuille en gouttes de sang
Mais il est bien court le temps des cerises
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant

Quand vous en serez au temps des cerises
Si vous avez peur des chagrins d’amour
Evitez les belles
Moi qui ne crains pas les peines cruelles
Je ne vivrai pas sans souffrir un jour
Quand vous en serez au temps des cerises
Vous aurez aussi des peines d’amour

J’aimerai toujours le temps des cerises
C’est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte
Et Dame Fortune, en m’étant offerte
Ne pourra jamais fermer ma douleur
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur⌛
Montréal,
4 mai 2012

ADDENDA (6 mai 2012)

Aura-t-il donc fallu 48 heures pour dénouer une impasse qui dure depuis douze semaines? Ce n'est pas sérieux. Je ne crois pas aux solutions miraculeuses mais plutôt aux coups de Jarnac.

Voilà une soudaine table de négociations élargie. Celle-ci est même promise, à l'exception des ministres, de se poursuivre en un Conseil établi pour moins de six mois, entre les recteurs des universités, des hommes d'affaires, et des membres des centrales syndicales qui sont venus prêter main forte non aux leaders étudiants (et ils ont magnifiquement réussis) mais au gouvernement, et des délégations étudiantes.

Le résultat est simple. Le ministère n'a pas reculé. Les leaders étudiants avalent une couleuvre sur laquelle personne ne s'entend sur la longueur - les frais «afférents» -, comme si la valeur du montant de la hausse des frais de scolarité serait compensée par une «ristourne» prise à même des dépenses «jugées» douteuses prises dans l'administration universitaire (on a souvent parlé du coût des publicités universitaires). Encore une fois, il est triste de voir que les «défenseurs» des intérêts des plus faibles de la société se sont laissés corrompre par le ministère pour venir berner trois jeunes étourdis qui tiennent absolument à jouer aux chefs syndicaux. N'ont-ils pas pensé que parmi ces «frais afférents» qu'on perçoit dans les frais de scolarité, il y a le montant alloué aux organisations étudiantes mêmes? Dans le but de ne pas passer pour les méchants, jusqu'à se coucher devant le ministère après lui avoir tenu tête et lui donner en prime la qualité d'efficacité qui ne mérite pas aux yeux de la population au moment de la tenue de son congrès à Victoriaville, tout cela aura coûté des millions aux contribuables québécois. Et pourquoi? Pour «ça»!

Les journalistes achètent le baratin du gouvernement. Ils considèrent que le fait que les étudiants dont les parents gagnent $ 60 000/an auront désormais accès aux prêts et bourses. Bel acquis pour la classe moyenne! Ils ne parlent plus de la crosse de l'étirement des remboursements qui augmente au-delà du 75% des frais prévus l'endettement étudiant (il y a des intérêts à une dette!). Décidément, au moment où les socialistes vont emporter la Présidence en France, il n'y a que les Québécois pour descendre dans les rues et marcher pour leurs banquiers!

Heureusement, beaucoup d'étudiants n'ont pas perdu le but premier de la grève : le gel des droits de scolarité. À leurs yeux, si le gouvernement obtient ça, il a tout gagné. Et les étudiants, perdus:

1e. la session d'hiver 2012.
2e. le gel des frais de scolarité pour septembre 2012.
3e. l'idée mise de l'avant d'États généraux de l'éducation (remplacés par un comité bidon).
4e. l'augmentation accrue tirée de l'étirement du remboursement de la dette des prêts.
5e. la confiance et l'espérance que les membres, les marcheurs, ceux qui ont tenu pendant des jours et des soirs, à bout de bras, les activités pacifiques auront peut-être vécu une belle aventure mais qui se terminera avec le pire des sentiments : celui d'avoir été largués par leurs propres exécutifs syndicaux et à qui ils ne remettront plus leur confiance avant une génération …d'étudiants. Bref, accepter l'entente de principe, pour le mouvement étudiant, c'est se faire casser en douce au nom de la Realpolitik vendue par les chefs syndicaux qui répètent la vieille niaiserie: «il faut savoir arrêter une grève».

En fait, c'est la prochaine élection qui va régler le problème, et c'est ce point qui a fait avaler la couleuvre. Tout le monde est fatigué de ce conflit qui s'épuise, le gouvernement aussi bien que les étudiants. Alors on négocie une sortie de combat. Le gouvernement a gagné de l'argent, des leaders étudiants du prestige médiatique, et Mme Louise Latraverse peut bien déplorer, à Tout le monde en parle. que ça fait 50 ans qu'on perd nos jobs! Cette fin de grève nous permet de comprendre comment et pourquoi⌛

J.-P. C.

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