UN ESCADRON DE LA MORT AU QUÉBEC
Je vous avouerai que mon péché honteux avant de
me coucher, depuis quelques semaines, est de regarder la vieille série The Untouchables, Les Incorruptibles, en onde de 1959 à 1963. Si le pilote de
la série était plutôt assez mal fait, les épisodes sont de meilleure qualité.
Basée sur la biographie romancée de l'agent du F.B.I. Eliot Ness, on voit notre
héros affronter et vaincre à peu près tout ce qu'il y avait de gangsters durant
les années 30 : d'Al Capone à Jake Guzik, de Ma Barker et ses fils à Dillinger.
Ness, joué par l'impassible Robert Stack, est le modèle du héros américain, il
est mené par sa fonction au point que sa personnalité s'efface derrière elle.
Comme notre Séraphin Poudrier, il répète la phrase unique : la loi c'est la loi
mais, contrairement à l'autre, il laisse sous-entendre que la loi Volstead,
adoptée en 1919 et abrogée en 1933, interdisant la vente et la consommation
d'alcool sur le territoire américain, est bien une loi stupide votée par des
législateurs bien-pensants mais totalement idiots.
Voilà pourquoi, comme dans les films d'Alfred
Hitchcock, le personnage central de tous les épisodes des Untouchables ne
sont pas les enquêteurs du F.B.I., qui fonctionnent comme des machines bien
huilées au service de l'État et de ses lois, mais les méchants, les bandits,
les gangsters et leur racket toujours aussi subtile dans la mesure où ils
doivent contourner la loi, faire prospérer leurs speakeasy, leurs tables
de jeux ou leur «protection» contre d'honnêtes petits commerçants. Comme le
noir-et-blanc, qui ajoute une touche expressionniste à la forme télévisuelle,
la série véhicule une moralisation manichéenne. Les bons et les méchants, mais
les méchants - le noir - sont toujours ceux dont la série fait de véritables
héros, irrémédiablement condamnés au mal. Ils sont ou pitoyables ou ambitieux,
toujours dévorés par l'avidité. Ils exigent un code de l'honneur mais sont
eux-mêmes les premiers à le trahir lorsqu'ils sentent leurs intérêts menacés par
l'ascension d'un gang rival. Entre tout ça, Eliot Ness se promène comme l'Ange
exterminateur et on ne compte plus les scènes de mitraillades en rafales et de
morts à la fin de chaque épisode.
Dans les faits, on sait que les choses ne se sont pas passés tout à fait de même. Eliot Ness était beaucoup plus «humain» que ne le présente la série. La preuve, c'est que, d'un côté, malgré «l'efficacité de ses opérations, cette équipe [les Incorruptibles] […] n'a pas asséché Chicago et ses vingt mille débits de boisson clandestins [pas plus qu'elle n'est] venue à bout de Capone». La raison était bien simple «Ness aimait se mettre en vedette. Il communiquait à la presse ses plans de bataille et, souvent, lorsqu'il assiégeait une brasserie de Capone, les photographes de presse étaient sur les lieux. Ces procédés réduisaient évidemment l'efficacité des perquisitions. Au contraire, les agents du fisc s'entourèrent d'un tel secret et agirent si habilement que l'un d'eux parvint à s'infiltrer dans le gang de Capone» (J. Kobler. Al Capone et la guerre des gangs à Chicago, Paris/Montréal, Robert Laffont/Éditions du Jour, 1971, p. 327). C'est à se demander si Ness lui-même n'était pas si untouchable qu'on le prétendait.
Dans les faits, on sait que les choses ne se sont pas passés tout à fait de même. Eliot Ness était beaucoup plus «humain» que ne le présente la série. La preuve, c'est que, d'un côté, malgré «l'efficacité de ses opérations, cette équipe [les Incorruptibles] […] n'a pas asséché Chicago et ses vingt mille débits de boisson clandestins [pas plus qu'elle n'est] venue à bout de Capone». La raison était bien simple «Ness aimait se mettre en vedette. Il communiquait à la presse ses plans de bataille et, souvent, lorsqu'il assiégeait une brasserie de Capone, les photographes de presse étaient sur les lieux. Ces procédés réduisaient évidemment l'efficacité des perquisitions. Au contraire, les agents du fisc s'entourèrent d'un tel secret et agirent si habilement que l'un d'eux parvint à s'infiltrer dans le gang de Capone» (J. Kobler. Al Capone et la guerre des gangs à Chicago, Paris/Montréal, Robert Laffont/Éditions du Jour, 1971, p. 327). C'est à se demander si Ness lui-même n'était pas si untouchable qu'on le prétendait.
Essayons de comprendre un peu mieux ce qui se
passait - et ce qui se passe toujours - dans cet univers interlope par rapport
au monde ambiant pour qu'on en arrive à de telles confrontations meurtrières.
Il faudrait d'abord préciser que nous ne sommes pas là situés en face d'un
combat entre le bien et le mal, ni même entre l'État et ses bonnes lois d'un bord et des pervers
ou des subversifs qui veulent le miner en les contournant de l'autre dans le but d'en tirer le
maximum de profits personnels. C'est entrer précisément dans le
jeu de la légende et supposer que le monde est divisé en deux blocs inconciliables, et qu'il vaut mieux
être du côté de Ness que de celui de Capone ou de Frank Nitti. C'est à la coexistence de deux systèmes sociaux érigés sur des
rapports à la fois interpersonnels et collectifs différents que nous sommes
confrontés.
Comme l'observait judicieusement le philosophe
marxiste de l'histoire, Guy Dhoquois dans Pour l'histoire (Paris,
Anthropos, 1971), le monde de la mafia et de la pègre en général - et cela pourrait
s'appliquer aussi bien aux groupes de motards criminalisés qu'aux gangs de rue
-, opère à l'intérieur d'un cadre féodal alors que le monde ambiant est régi
par un rapport de production capitaliste. Dhoquois écrit : «Dans le féodalisme, le surproduit est prélevé par une coercition extra-économique [entendre la violence] assurée par des nobles, des seigneurs, que l'on peut appeler les entrepreneurs à titre privé de la coercition extra-économique. Ceci se produit dans le cadre de ce qu'on appelle habituellement la seigneurie. En quelque sorte, ces gens-là, forts de leur spécialisation militaire, proposent initialement aux paysans leur "protection" comme les gangsters qui, procédant au racket, offrent leur "protection" aux boîtes de nuit. Les paysans acceptent, par crainte de leur violence et par crainte aussi de bandes rivales. Bien vite le procédé est en quelque sorte légitimé, le seigneur comprend qu'il ne faut pas tuer la poule aux œufs d'or, les devoirs des paysans sont à peu près fixés par la coutume» (p. 139). Et dans une note, pour être plus clair, Dhoquois écrit qu'«Al Capone était un "féodal" comme à peu près à la même époque, les "seigneurs de la guerre" en Chine». Les rapports de production, dans le
monde mafieux, reposent de même sur une hiérarchie d'un suzerain (un Boss,
un Parrain) auxquels sont rattachés différents vassaux (les liens
interpersonnels sont plus importants ici que celui du simple clientélisme) et
des serfs, des petits producteurs travaillant au noir, avec des alambics, des
laboratoires de chimie, des sphères hydroponiques, etc. Le retour de toute
cette production dans le monde capitaliste permet de ramasser des fortunes et
de les redistribuer du haut vers le bas à l'intérieur du réseau féodal. Cela
n'empêche pas les membres du crime organisé de vivre des deux modes de
production à la fois. Mais le mode dominant, celui qui régit les rapports
sociaux, demeure le rapport de production féodal.
En face de ce monde hérité de celui que
Hobsbawm appelle les primitifs de la révolte, il y a le régime de
production dominant. La société capitaliste où le salariat est inscrit dans un
rapport de production comme étant un coût pour l'entrepreneur ou le producteur.
Le marché régule le travail comme il régule la circulation des marchandises.
L'État de droit se substitue à la vengeance pour résoudre les problèmes
intérieurs de dérapage et de violence. Dans la société féodale, un code de
l'honneur joue ce rôle de «loi» qui régie les liens interpersonnels étroitement
inscrits dans les rapports sociaux (ou vice versa). Dans la société
capitaliste, les rapports sociaux sont entièrement dégagés des liens
interpersonnels, ce que le même Séraphin Poudrier résumait par la formule : «En
affaires, pas de parents, pas d'amis». Or, dans les rapports de production
mafieux, il n'y a que ça, parents et amis, qui sont en même temps des clients et
des fournisseurs, de sorte qu'à la loi écrite se substitue des codes tacites,
non écrits mais tout aussi impératifs que les lois inscrites dans le code
criminel et le code civil. En est-il ainsi de la célèbre omertà, la loi
du silence. La vendetta de même applique la loi biblique du œil pour
œil, dent pour dent pour les familles qui entrent en rivalité les unes avec les
autres. En fait, on retrouve là les vieilles querelles dynastiques où des
familles entières se livraient des guerres sur le dos de la population pour
savoir laquelle se placerait au haut de la hiérarchie féodale. Un Al Capone
ressemble plus à un Louis XI qu'à un Rockefeller.
Et la police dans tout ça? Eliot Ness? Sûrement
pas de la féodalité. L'État, c'est le Boss du capitalisme, mais dépourvu
de tout intérêt pour les liens interpersonnels autrement que dans la mesure où
ils ne dérogent pas au bien commun. Cette neutralité affective de l'État [ce monstre froid] le
rend imperméable à la compréhension du monde interlope qu'il voit comme une
déviation perverse ou subversive, plus psychologique que sociale, des règles de
vie en société. Car la féodalité mafieuse a conservé sa part de corporatisme qui relevait des anciennes communautés médiévales. Enfouie, refoulée dans
l'inconscient des grandes métropoles, la permanence de cette forme
communautaire de rapports sociaux ne peut être traduite en termes modernes,
c'est-à-dire en termes de la société capitaliste. Voilà pourquoi Ness tente
toujours de rompre les liens de famille pour obtenir la collaboration ou la délation d'un
individu contre la pègre tout entière. Il y arrive très peu, très rarement et
très imparfaitement. Le fait est que l'étroitesse des liens interlopes est plus
serrée que ceux qui maintiennent ensemble les rapports capitalistes. D'où cette
facilité extraordinaire de la Mafia à corrompre policiers, fonctionnaires,
gardiens de sécurité, douaniers, syndicats, etc. De sorte que, comme une pousse
de mauvaise herbe, le réseau a vite fait de circonvenir tous les rapports de
production capitalistes et de devenir une véritable entreprise vénale organisée.
Remontez aujourd'hui d'un fonctionnaire à un bureau d'ingénieurs, puis à un
cabinet d'avocats et de légistes, vous passerez, imperceptiblement, du monde
capitaliste au monde féodal, comme un véritable retour arrière de la machine à
explorer le temps. La force de cette féodalité criminelle, c'est qu'elle est
plus solide qu'aucune institution libérale ou capitaliste qui ne parvient pas à
la démanteler, sauf à abattre une dynastie pour une autre, ou à retirer de la
circulation, pour un certain temps, un gang criminalisé.
C'est alors que les réseaux policiers
commencent à envier le système mafieux comme ils envient la protection
ouvrière. Des syndicats de policiers s'organisent et balancent entre l'imitation
du mode de la revendication ouvrière en système capitaliste (rapports de force
entre employeurs et employés, griefs, revendications de conventions collectives
négociées inscrites dans les lois écrites.) parallèlement à un mode de fonctionnement
strictement mafieux opérant par des codes secrets et des règles non écrites. À force de
côtoyer ce régime exceptionnel et archaïque, les corps policiers finissent par
l'imiter. Ainsi, lorsqu'un assassin de policier est abattu froidement par
d'autres policiers sous le couvert d'une «arrestation manquée» ou une «bavure
policière», il s'agit plus généralement de l'application de la loi non écrite
de la vendetta que nous retrouvons. De même, si un policier est surpris
par un collègue à faire une bévue (comme tabasser ou tuer un déficient mental qui l'empêchait de bien digérer son beigne), l'omertà fait en sorte que
le corps de police organise sa version des faits qui formera le rapport déposé
auprès des instances judiciaires. C'est parce que la célèbre matricule 728 a
ramassé ses collègues pour organiser la déposition d'une «arrestation musclée»
et cela sous le regard d'un observateur civil, plutôt que pour sa
violence et ses injures, qu'elle a été suspendue du corps de police à l'automne
2012. Cette façon double d'opérer remonte ensuite progressivement le système
judiciaire entier. Avocats, coroners, juges, législateurs comprennent vite ce qui se
passe et ont difficilement le choix de ne pas participer à cette gangrène.
Bref, comme il est pernicieux qu'un État se développe dans l'État, les mœurs policières
deviennent assez vite corrompues par les modes d'opération des bandits qu'ils
traquent. La «féodalité» policière finit par se répandre dans l'ensemble de
l'institution.
Ce que raconte le livre de Jean-Claude Bernheim, qui vient de paraître aux éditions Accent Grave/La Compagnie à
numéro, Un escadron de la mort au Québec, c'est précisément le passage
des forces policières de son état de service publique à celui d'une société
parallèle dont les règles de fonctionnement sont copiées sur celles des organisations
criminelles. Si nous resituons le contexte des années oû fut mit en
œuvre cet escadron et que nous gardons bien en tête qu'il s'agit des années où
le terrorisme de cellules isolées, comme celles du F.L.Q. troublaient la sérénité
des classes dominantes au Québec, et que les nationalistes applaudissaient, selon
des décibels variables, chaque fois qu'une bombe explosait dans une boîte aux
lettres à Westmont ou qu'une banque était braquée par un réseau en vue de
financer l'activité terroriste, on comprend l'aspect politique qui se cache
derrière la revendication du travail policier de cet escadron mis sur pied en
toute connaissance de cause par les décideurs politiques de l'époque.
L'avant-propos est signé du psychanalyste
Michel Peterson. Il restaure le contexte symbolique dans lequel se déroule la
formation et l'action de cet escadron. Se référant à des auteurs comme Michel
Foucault et Jacques Derrida, Peterson rappelle les positions critiques de Surveiller
et punir du premier et du séminaire sur la peine de mort du second pour
nous restituer l'idéal premier du travail policier. Il considère que chaque
policier devrait s'excuser pour le mal nécessaire qu'il représente en étant
celui qui doit «protéger» la société - comme s'intitulait ironiquement un
séminaire de Foucault -, contre ceux qui en veulent à la vie et aux biens des
individus qui la constituent. Or, ce n'est visiblement pas dans leur
conscience lorsqu'on les voit s'exhiber à poivrer des manifestants et à
tabasser des étudiantes, sans la moindre gêne ni la moindre décence, devant les
objectifs des caméras qui les filmaient. Comme si le fait de se revêtir du
manteau de la légalité que leur confèrent les intérêts supérieurs, venant des
institutions démocratiques, leur permettait de se justifier du travail
ombrageux mais toujours jouissif de donner libre-cours à leur violence
gratuite, ce qui les rendraient effectivement intouchables devant le
regard ébahi de la population. L'analyse de Peterson nous confine toutefois à
l'intérieur des cadres de la société capitaliste. Elle ne tient pas compte de
la spécificité de la société d'exception que représente la communauté
criminelle telle que nous l'avons analysée plus haut et qui sert de modèle à la
constitution et au développement de cet escadron de la mort. À toute analyse
psychologique nécessite une analyse sociologique (et vice versa) avec laquelle la première ne se présente en parallèle, mais se noue à l'intérieur.
L'expression même d'escadron de la mort semble
exagéré. Le terme, rappelle Bernheim, s'applique généralement à «un
regroupement informel de policiers dont la composition se modifiera au fil du
temps, qui influencera d'autres corps policiers au Québec et qui s'érigera en
un implacable mouvement justicier. Regroupement, faut-il s'en formaliser, qui,
du moins d'après nos recherches, n'apparaîtra jamais clairement dans des textes
officiels» (p. 28). Ce système rejoint ce que nous pensons d'un groupe
paramilitaire. «Historiquement, reprend l'auteur, l'expression provient de
conjonctures politiques bien précises où se présentaient des menaces
insurrectionnelles majeures. Ce sont les groupes militaires et paramilitaires
françaises durant les guerres d'Indochine et, surtout, d'Algérie qui ont pensé
et mis en place ces équipes de tueurs dont le rôle était, dans des contextes de
soulèvements révolutionnaires, de terroriser l'ensemble de la population en
éliminant les meneurs. Puis, ces spécialistes, forts d'une expérience unique de
la contre-insurrection acquise surtout lors de la bataille d'Alger au cours des
six premiers mois de 1957, ont enseigné ces techniques dans diverses écoles
militaires partout dans le monde. Ils avaient bénéficié d'un laboratoire sans
précédent pour pratiquer la répression et la torture» (p. 31). C'est de leurs
interventions au Chili, au Salvador, au Brésil ou en Colombie que nous avons
retenu cette expression hirsute. En utilisant cette expression d'escadron de la
mort, Bernheim vise à mettre au centre les aspects répressif et social de l'escadron :
«L'apparition d'un escadron de la mort au Québec s'explique… par un contexte de
profonde et vaste contestation à partir de la fin des années 1950. S'ajoute à
cela, comme on le sait, le fait que certaines formes de criminalité peuvent
être interprétées comme une action politique au premier degré. Les vols à main
armée contre les institutions financières, les cambriolages de chambres fortes
de banques, les attaques de camions blindés, les évasions de prison, les
fraudes contres [sic!] les grandes institutions privées ou publiques, le
faux monnayage, certaines formes d'intrusion sur les réseaux informatiques, et
toutes les formes de trafic sont perçus à juste titre par les autorités comme
autant d'actions remettant en cause les valeurs et les institutions
fondamentales du système capitaliste, à savoir : le salariat, la forme
d'esclavage qui accompagna à la fois la révolution industrielle et l'accession
de la bourgeoisie au pouvoir, et l'État de droit» (pp. 32-33). En voulant
rapprocher la contestation sociale (essentiellement de tendances anarchisantes)
de l'action de banditisme de la part d'individus qui auraient pris conscience
de l'injustice véhiculée dans le salariat capitaliste, Bernheim nous fait
passer du particulier à une généralité qui n'est pas toujours évidente, voire
même parfois douteuse.
L'axe sur lequel tourne le système est celui
contenu dans le code pénal français issu de l'époque napoléonienne de l'homicide
légal (1810), qui spécifie que «l'homicide est légal quand les agents de
l'autorité dans l'exeercice de leurs fonctions repoussent par la force les
personnes qui les attaquent; quand une résistance ouverte ou une opposition à
main armée constitue les opposants en état de rébellion, et que la mort ou les
violences sont une suite de l'exercice des devoirs imposés par la loi» (cité p.
16, n. 3). [On retrouve un équivalent dans la Common Law anglo-saxonne,
le Fleeling Felon Rule qui autorise d'abattre un suspect qui fuit lors
de sa mise en arrestation.] Bernheim, qui n'hésite pas à nous rappeler le
contexte de la Révolution industrielle dans lequel est née Scotland Yard, sous
Robert Peel, le premier service policier moderne, ne mentionne pas la
Révolution française dans le contexte de laquelle sont nés les codes civil et
pénal de la France. Aussi, c'est dans
la poursuite de la Terreur (aussi bien rouge que blanche) que se place le concept
d'homicide légal. [Il faut rappeler ici que c'est Bonaparte, Premier consul,
qui nomma Fouché, ex-terroriste de l'an II, à la tête du service de police.
N'ayant su prévenir, malgré sa toile de mouchards, le sanglant attentat de la
rue Saint-Nicaise, Fouché, pour satisfaire la mauvaise humeur du dictateur, dut
déployer une répression magistrale contre tous les opposants au régime.] Bref,
l'homicide légal vise la résistance ouverte comme rébellion, et
par le fait même avoue le motif politique de l'infraction (quel qu'il soit et
qui peut se voir passible de l'application de l'homicide). Certes, ayant perdu
des yeux ce contexte, l"incidents de Roch Forest (1983) où, suite à un
braquage deux hommes parfaitement innocents avaient été abattus dans un motel, on recourt à la bavure policière pour exonérer la responsabilité des agents qui commettent ce type de crime.
Ces bavures procéderaient d'une incapacité de la police à gérer ses terreurs
intérieures. Il en est de même de beaucoup d'autres de ces homicides légaux.
N'empêche, la responsabilité criminelle
disparaît sous l'entente tacite que les deux couvreurs n'avaient pas à se loger
dans cette chambre-là de ce motel-ci pour considérer qu'ils s'étaient trouvés
au mauvais endroit au mauvais moment. Et l'assassin de sortir de Roch Forest
un gallon attaché à la pochette de son uniforme. L'appareil judiciaire puis
le gouvernement officialise le tout. Pour Bernheim, «là réside sans doute
l'aspect le plus inacceptable de toute cette saga de l'escadron de la mort.
«Observer ainsi des gens démocratiquement élus, possédant une formation en
droit, et jouissant dans plusieurs cas d'une grande notoriété, se prêtant ainsi
à une telle justice parallèle en contrepoint de toute légalité et niant les
valeurs les plus fondamentales d'une société se voulant démocratique : tout
cela a de quoi ébranler la considération somme toute limitée que nous portons
généralement aux politiciens […] Il faut admettre que la situation est loin
d'être banale quand nous considérons que tous ces honorables serviteurs de
l'État cautionnaient par leur inaction et leur silence, et peut-être même par
leurs interventions, l'homicide légal de criminels de droit commun sous des
prétextes très souvent mensongers! D'où la nécessité du présent travail» (pp.
20-21). Il y a de l'indignation dans le livre de Bernheim. De l'urgence aussi
d'éveiller notre conscience à ce monstre que le Socius porte en son sein.
Dans ce contexte, qui, je le rappelle, ne
déborde pas le tégument de la société capitaliste (et se refuse à voir le monde
vis-à-vis sur lequel l'analyse doit immanquablement déborder), Bernheim soulève
deux hypothèses politiques sur la nécessité de l'escadron de la mort au Québec.
D'abord, à partir d'une première observation : «il saute aux yeux que les
activités des corps policiers n'ont rien à voir avec le bien commun, la morale
et la justice, sinon de manière sommaire et épisodique. Dans les faits, il
s'agit de groupes armés au service du grand capital et de son État» (p. 23).
Puis, «une seconde constatation qui a valeur d'hypothèse pour certains, mais
d'évidence pour nous, est que certains aspects de la criminalité, dont le vol à
main armée, s'apparentent à une forme primaire de remise en question de la
société, notamment du salariat, cette forme moderne et modulée de l'esclavage.
Des criminels atteindraient ainsi par leur action un premier degré, sinon de
conscience politique, du moins d'action politique. Un état de fait plus
difficile à appréhender pour la plupart, il est vrai, compte tenu du discours
dominant et omniprésent supportant l'idéologie de la loi et de l'ordre» (pp.
26-27). Les deux hypothèses sont liées par le fait qu'«utiliser plitiquement
des problèmes d'ordre social pour justifier le développement et l'expansion
d'un appareil répressif dont l'objectif final est le maintien au pouvoir des
classes dirigeantes et la pérennité du mode de production capitaliste» (p. 26)
devient la justification de tous les homicides légaux découlant d'une
intervention (volontaire ou bavure) de la police. C'est en ce sens que la
dimension idéologique du travail de Bernheim vient à envahir sa logique même
des faits. Ignorant l'inquiétante étrangeté du monde interlope, son organisation et ses
valeurs hiérarchiques féodales, nous tombons dans une logique de la répression
(contre)-révolutionnaire du pouvoir. Cela explique sans doute la fonction
de l'escadron de la mort, mais non sa formation ou, pour être plus précis, la
façon dont l'escadron a été formaté.
Ainsi, les témoignages rapportés dans le livre
de Bernheim et publiés au cours des années par les journaux de faits divers criminels rappellent la
distinction essentielle entre les bandits multirécidivistes (les braqueurs à la
petite semaine) des véritables professionnels du vol de banque, fortement
inspirés de l'organisation communautaire des mafieoso. Les braqueurs sont des
isolés et à Montréal, dans les années 1950-1970, ils étaient nombreux : «la
réputation des braqueurs de Montréal était telle qu'ils pouvaient facilement
exporter leur savoir-faire outre-frontière. Des maîtres du domaine, comme
William McAllister, René Lachapelle, Raymond Lynch, Clifford Piva, Frank Peter
Ryan et Ronald Bernard, la plupart du Gang de l'Ouest, effectueront des
tournées chez nos voisins du sud. Balades, on se l'imagine, qui n'avaient rien
de touristique» (p. 59). À l'opposé, nous retrouvons ceux que le criminaliste Normandin
qualifie de voleurs professionnels : «Le voleur professionnel tire des
revenus appréciables de ses vols. Sa notion de l'argent est différente de
celle du multirécidiviste. Il en connaît la valeur et ne le dépense pas
inutilement : il est même prévoyant. En fin de compte, c'est dans sa vision à
long terme que le professionnel s'oppose au multirécidiviste. En effet, alors
que ce dernier est essentiellement axé sur la satisfaction de ses besoins
immédiats, le professionnel est beaucoup plus tourné vers l'avenir. La
planification de ses délits et l'utilisation de l'argent qu'il gagne témoignent
très bien de cette préoccupation» (cité p. 61). Cette différence, nous la
voyons très bien dans les scénario des Untouchables : le petit racketter,
le petit braqueur, bandit, insolent, brutal parfois même psychopathe et le
grand maître à l'image de Capone, patient, organisé, poli et même cultivé, qui
mène son entreprise avec dextérité et distance. Ce sont évidemment les premiers
qui vont faire l'objet de l'escadron. Ainsi, la Mafia montréalaise n'apparaît
jamais comme cible dans le livre de Bernheim, alors qu'elle était à l'époque la principale
bénéficiaire du crime organisé.
À l'origine, l'escadron portait le nom banal d'escouade
de frappe : «de fait, l'escouade ne figure sur aucun organigramme de la police;
elle s'est constituée au gré des événements, bien qu'à certaines époques, de
l'aveu même des hauts gradés, elle fut mise sur pied pour imposer le respect à
des jeunes
caïds avides de tueries. Ainsi, au début des années 1970, plus de 15
braqueurs ont été abattus à leur sortie de succursales bancaires ou
d'établis-sements commerciaux. Ils avaient été suivis parfois pendant de longues
semaines avant d'être finalement pris sur le fait, sur la scène de vols à main
armée. Toute forme de résistance déclenchait un tir de représailles, la plupart
du temps meurtrier. Au cours de ces fusillades, des hommes se sont illustrés,
bien que leurs faits d'armes soient peu connus du public. Maurice Brosseau, son
camarade Eugène Yvorchuck, Jacques Durocher, Albert Lisaceck, Marcel Lacoste et
d'autres. Leur cible : des criminels rendus particulièrement féroces à la suite
de longs séjours en prison ou après une condamnation comme criminels
d'habitude» (p. 56) Il est clair que l'escouade avait été montée pour
ces braqueurs, dont les portraits nous présentent plutôt des gamins que de
véritables assassins en puissance. Plus souvent qu'autrement, il s'agissait
d'exécutions planifiées. «…la pratique d'exécuter des criminels était devenue,
au fil du temps, une stratégie d'intervention bien établie. […] la
"résistance des suspects"… ne constituait d'aucune manière une
condition indispensable pour que les forces de l'ordre ouvrent le feu. Ces
"criminels rendus particulièrement féroces"… étaient souvent en fait
de jeunes délinquants à leur premier délit» (p. 66). Et Bernheim de rappeler
que parmi les policiers, on pratiquait une prudence lexicale qui confine
à la loi de l'omertà de la Mafia.
Maurice Brosseau et son camarade Eugène Yvorchuck |
Il en fut ainsi de l'opération «surveillance»
dont le formatage reprenait la manière de faire des mafieux. Cette
opération «procédait presque toujours d'une information d'un indicateur ou de
techniques de surveillance. Ensuite, on prépare un plan des lieux, on
planifie la disposition des hommes de façon à ce qu'ils soient bien
camouflés ou dissimulés dans des "véhicules non marqués",
c'est-à-dire non identifiés comme appartenant aux forces de l'ordre. Voilà pour
les préliminaires de l'opération» (p. 68). Qui n'aura pas reconnu là la
stratégie même des voleurs professionnels? Nous retrouvons dans les témoignages
rapportés dans le livre de Bernheim les mêmes lois non écrites et tacites de l'omertà
et de la vendetta.
«En 2010, Claude Lavallée, policier retraité
avait fait partie de l'Escouade des enquêtes spéciales de la Sûreté du Québec
de 1964 à 1972, publie ses mémoires. Il y révèle, sous forme de résumé, la
manière de penser et de fonctionner des policiers qui participaient à des
opérations visant à éliminer des criminels : "À mon arrivée aux Enquêtes
spéciales, nous étions une poignée d'hommes triés sur le volet, choisis pour
nos talents variés et heureux de faire partie de cette équipe secrète […] Nous
ne recevions à peu près jamais d'ordres - seulement quelques directives du
directeur général et des instructions de notre sergent d'état major […] Notre
slogan? La fin justifie les moyens, et tous les moyens étaient envisa-geables…
L'exigence de tenir notre langue se doublait d'une interdiction d'écrire la
moindre ligne sur nos activités, afin d'éviter qu'un jour ces documents
puissent servir de preuves contre nous en y dévoilant nos méthodes de
fonctionnement souvent illégales… On échangeait des informations avec
l'Escouade de la sécurité sociale (les "SS") de la Police de
Montréal, qui combattaient autant les voleurs à main armée que les membres de
la pègre et les terroristes […]» (pp. 70-71) Voilà pour l'omertà. Et
l'auteur de compléter par le recours à la vendetta : «les policiers,
dans ce type d'action, ciblent des catégories bien précises de criminels,
définissent leur stratégie à partir d'informations, planifient les guets-apens;
ils sont de plus très expérimentés, fortement armés et hors de portée des
suspects, ils préfèrent "cueillir" les voleurs après le délit,
c'est-à-dire, le plus souvent, leur tirer dessus, et sont guidés par le point
de vue qu'il n'est pas trop grave d'en tuer quelques-uns!» (p. 71) Comme se
type de pratique est généralisée dans la plupart des pays occidentaux, le trait
ne procède pas d'une ingéniosité proprement montréalaise, mais bien d'une
confrontation commune des corps de police des États occidentaux avec leurs
mafieux respectifs.
C'est alors que nous rentrons au cœur même du
livre, avec le récit haletant des suites de coups fourrés et de guets-apens
organisés après des traques ou grâce aux délateurs, l'escadron peut ouvrir ses
opérations et commencer à abattre, souvent sans sommation, les braqueurs qui
viennent de se faire une banque ou un commerce. C'est ce recours au guet-apens
qui fait de l'escadron un système appuyé essentiellement sur l'homicide
légal. Le journal chargé de rapporter les faits divers policiers, le
célèbre Allô police!, rapporte bien de quoi il s'agit : «Les gunmen sont
tombés dans le piège de la police. La section des enquêtes criminelles (SEC) a
une escouade spéciale qui patrouille tous les quartiers de la métropole dans
une tentative de mettre fin à la vague de hold-up qui fait rage […] Les
détectives ont calmement attendu que les bandits sortent de la banque avant
d'ouvrir le feu» (cité p. 140). Le coup du guet-apens, célébré par Machiavel
pour la façon dont César Borgia
l'utilisait et que reprit Al Capone à quelques reprises - par exemple lors du
célèbre massacre de la Saint-Valentin -, devient une stratégie de vendetta
entièrement légalisée par le droit criminel supposément placé sous la coupe des
Droits de l'Homme! Lors de ces sorties où les bandits sont attendus de pied
ferme, on ne compte plus les balles dont la grande majorité ont été tirées par
des armes entre les mains de la police : 75 balles pour tuer le jeune André
Paradis, à la sortie d'un braquage d'une banque dans un quartier achalandé! (p.
145); quelque 150 balles projetées sur les suspects qui sortent d'un braquage à
la Caisse populaire de Sainte-Hélène-de-Bagot, ce qui donne véritablement
l'aspect d'une exécution ordonnée, 200 lors de l'attaque du centre d'achat
Boulevard. À côté de ça, les scènes violentes des Untouchables apparaissent
risibles, d'où, encore une fois, que la réalité dépasse la fiction.
Et ce déferlement de violence légale
parvient-il à ses fins supposées, c'est-à-dire à réduire les braquages de
banques? Bien au contraire, comme le constate l'auteur : «En cette belle époque
où les pouvoirs policiers sont sans limites au Québec, l'escadron, on le devine
facilement, ne chôme pas. Ce qui est loin d'empêcher les criminels de
multiplier les attaques sous forme de vols à main armée. Pour cette année qui
suit l'invasion du Québec par les troupes de l'armée canadienne, les vols
qualifiés, c'est-à-dire, au sens légal du terme, les vols où la violence ou la
menace de violence sont présentes, connaissent une progression vertigineuse. En
1971, on dénombre pas moins de 4 645 vols de ce type, dont 3 655 à Montréal
seulement! La preuve, si besoin est, que la répression peine souvent à éliminer
la révolte populaire» (p. 140). Quoi qu'on en pense de ce dernier commentaire,
il apparaît évident que l'escadron de la mort, au lieu de parvenir à
réprimer les braquages de banque, n'a fait qu'étendre la criminalité à tous les
secteurs de la vie commerciale et à le diffuser vers le bas, vers les petites
entreprises (dépanneurs, marchés d'alimentation, merceries, etc.). La
répression n'est là que pour s'offrir un spectacle d'une solution pour le moins
inefficace. Et cela, tout en augmentant les périls encourus. Des innocentes
victimes - des gens qui n'auraient pas dû se trouver au mauvais endroit au
mauvais moment - vont payer de leur vie cette aberration policière.
Le plus ironique dans tout cela, c'est que
pendant que des officiers se livraient, avec un psychisme infantile, à jouer à
la guéguerre avec de jeunes braqueurs de banques, des réseaux d'une criminalité
bien plus vastes, plus dangereux et plus socialement toxiques se développaient.
«Il faut comprendre qu'à la fin des années 70, les horizons financiers du monde
interlope sont passés grosso modo du vol à main armée au trafic de drogue. La
démocratisation des stupéfiants au cours des années 1960 et 1970 avait fait des
ravages. La demande, toutes drogues confondues, dépassait l'offre, d'où
l'attrait de se lancer dans l'import-export et la distribution» (p. 177). De là
l'apparition d'une nouvelle criminalité qui n'entendait pas se laisser piéger
par les vieux guet-apens de l'escadron. Les Popeyes d'abord, puis leur
association avec les Hell's Angels californiens dressèrent bientôt des
ennemis redoutables devant lesquels les policiers, si hardis devant de pauvres
ados mal assumés, courbèrent la tête, la peur au ventre, devant les escadrons de
colosses tatoués chevauchant de puissantes motos et armés jusqu'aux dents.
Comme devant la vieille Mafia, «l'État s'attaquera à ces organisations
criminelles, mais évitera le recours à des escouades de tueurs, comme on l'a vu
à propos des braqueurs». Il faudra même des opérations d'envergure, obligeant
la collaboration étroite des divers corps de police du Canada, du Québec et des
municipalités pour venir à bout, du moins de manière temporaire, des motards
criminalisés.
Cet escadron de la mort est un système de
voyoucratie inscrit dans les services de police et qui est protégé sur les deux
flancs avec l'accord tacite des dirigeants politiques : sur le flanc droit par
l'institution même des services policiers (SPVM, S.Q.) et sur le flanc gauche
par cette reconnaissance syndicale qui permet aux différents corps de police
d'user des lois du travail pour se garantir contre d'éventuelles poursuites de
la part des citoyens qui seraient lésés par les actions démentes de leurs
membres. À l'image de la Mafia, il était géré selon les modes archaïques de la
féodalité, hérités de la voyoucratie des bandits siciliens, calabrais ou napolitains.
Il est difficile de ne pas constater que l'esprit et les mœurs de toutes
voyoucraties hantent désormais les corps de police en service. Ce que nous avons
vu au Québec lors du printemps des carrés rouges et l'affaire 728 nous montre
assez bien jusqu'où la démoralisation des services policiers est rendue. Si,
comme Peterson le dit dans son avant-propos, la police est un mal nécessaire,
il est devenu un mal nécessaire, en tant que démocratie, d'extirper des corps
de police cette gangrène meurtrière qui est en train de ronger
les citoyens eux-mêmes. Peterson a raison lorsqu'il souligne combien le travail policier
importe plus à donner des contraventions, à gérer des surveillances intempestives avec pénalités comme un véritable racket
de taxation des citoyens, créant des infractions (qui n'en sont pas) seulement
pour remplir des coffres d'État que d'autres voyous viendront vider le temps
venu. Si l'on se doit de dénoncer le taxage dans les cours d'école, pourquoi
devrions-nous le tolérer au niveau des mœurs et des lois. C'est par l'avidité
de l'argent et des biens terrestres que l'Église catholique s'est discréditée
tout au long de son histoire et a creusé la tombe du christianisme. C'est la
même chose qui est en train de se produire avec l'impératif de la Justice dans
les sociétés occidentales. La Justice pénale n'est plus la règle du vivre en société, mais
une simple machine à remplir les coffres de l'État. La répression sauvage est
en train de subvertir la notion même de Justice et, par le fait même,
encourager le désordre social.
Ceci dit, tous les policiers ne sont pas des
voyous, ce que sont les hors-la-loi qui sont rarement des Robin Hood au grand
cœur. Jean-Claude Bernheim est un homme suffisamment intelligent pour le comprendre
[«mis à part une frange politiquement très active, on pense ici aux militants de
toutes allégeances, à des regroupements de fervents nationalistes, et à
certaines catégories d'artistes, d'intellectuels et de défenseurs des droits,
force est d'admettre que le niveau de conscience des gens en révolte se
limitait à une implication dans certaines formes de criminalité», p. 199], mais
au niveau symbolique, il ressort de son livre une haine dont on ne sait pas
trop si elle vise le système de voyoucratie mis en place où l'ensemble des
individus qui participent des services policiers. Ce sentiment sous-jacent au
livre transpire aussi bien dans la présentation théorique que dans le cours du
récit. Certes, cet escadron de la mort est haïssable «à mort» et, par le fait
même, justifie cette haine que chaque bon démocrate devrait avoir pour cette
voyoucratie policière. Haine légitimement motivée pour entreprendre une
action déterminée sur les institutions gouvernementales pour la condamner à
disparaître d'une façon ou d'une autre. Je dirais avec la même détermination
que l'escadron en a eu pour éliminer physiquement les bandits et les braqueurs. Ce
que nous ne pouvons attendre avec des Duchesneau et des Poeti et autres
Libéraux ou Péquistes ou Caquistes qui cherchent à recruter des chefs de police
pour leur députation, ce qui ressemble de plus en plus à une infiltration
policière des partis politiques et, par le fait même, du gouvernement. Autant
un Cotroni assis à côté de Poeti, un Hells à côté de Duchesneau.
Et si tant de haine transpire d'Un escadron
de la mort au Québec, l'impression sous-jacente est que l'auteur a
davantage de sympathie pour les voyous authentiques que pour leur
perverse imitation par les policiers. Pour ma part, je ne peux partager cette
sympathie. Un voyou reste un voyou, peu importe qu'il soit braqueur ou
policier. La tentative d'associer les braqueurs à des individus qui auraient
une conscience critique de la société et du capitalisme mieux développée que le
commun des ours de Yellowstone ne passe pas. Tous les gens qui ont une
conscience critique du capitalisme ne se mettent pas à cambrioler des banques
et c'est oublier cette leçon même de Karl Marx à propos du lumpenproletariat
qui finit toujours par servir les intérêts des minorités dominantes contre
les exploités et contre les révolutionnaires eux-mêmes. J'en appellerai au
remarquable film de Fritz Lang, M le maudit, où l'on voit les mafieux
faire alliance avec la police pour finir par capturer le tueur d'enfants isolé.
Voilà pourquoi l'analyse sociologique de
Bernheim doit être élargie au monde criminel lui-même, d'où procède l'escadron mis sur pied. La révolte des braqueurs de banque ne conduit pas à une prise de
conscience supérieure mais à une régression, celle décrite par Hobsbawm, vers
un «primitivisme» de l'action individuelle qui confine à l'idée que nous nous
faisons de l'anarchisme. Hors, il est facile d'évoquer
l'anarchie ou tout autre conviction idéologique pour justifier des méfaits,. De plus, cela ouvre facilement la porte à une tactique
d'infiltration comme celle dont le F.L.Q. fut victime et qui fut
honteusement déballé lors des séances de la
commission Keable dans les années 70-80. La télévision fournit d'autres héros
aux anciens redresseurs de tort hors-la-loi, et ces héros sont …des policiers.
En définitive, malgré la force de contamination du monde féodal sur les
institutions capitalistes restera toujours le pot de terre passant alliance
avec le pot de fer. La violence et la répression sauvage, dans la mesure où
elle tendra toujours à dissocier les liens interpersonnels des rapports sociaux
selon les principes du libéralisme qui conduit à l'isolisme sadien, ne
peut que conduire à la fin de la civilisation elle-même. La brutalisation qu'a
connu le premier XXe siècle avec ses deux guerres mondiales et sa corruption
tout azimut s'est poursuivie sous un gant de velours à travers la dysfonction
consumériste, augmentant à la fois désirs et angoisses jusqu'à rendre la dolce
vitae promise tout à fait invivable. Les différents modes d'auto-destruction,
allant du suicide lent par les formes d'autisme, de dépendances à l'alcool, aux
drogues, aux jeux, voire au sexe, jusqu'aux maladies mentales sévères, à la
psychopathie et la sociopathie, enfin au suicide stricto sensu, restent la méthode
exterminatrice favorite des pulsions de mort qui animent la civilisation
occidentale au stade du développement capitaliste de la société de consommation.
Comme le disait Freud, il y a deux directions dans lesquelles les pulsions de
mort agissent, vers l'arrière, par la régression (ici le retour à un mode de
prélèvement féodal) ou vers l'avant, par la projection (ici l'accélération du
mode de prélèvement capitaliste). Les vrais révoltés, les révoltés conscients,
ont la difficile tâche de s'imposer entre les deux modes*⌛
*
Certains lecteurs nous en voudront de ne pas signaler l'absence d'index et de
table des matières, maladresses techniques qui seront sûrement rectifiées lors
d'une prochaine édition et qui n'enlèvent rien à l'intérêt que nous avons tiré
de ce livre.
Montréal
23 novembre 2013
Très bien documenté votre article Dr Coupal. La recension du livre de M. Bernheim me semble bien, je ne l'ai pas encore lu. Cependant vous relevez plusieurs lacunes : la Mafia montréalaise n,apparaît jamais comme cible alors qu'elle était à l'époque la principale bénéficiaire du crime organisé, que l'auteur décrit plus le climat social que criminel (dans mes mots, je ne retrouve pas le passage), on s'y serait pourtant attendu venant d'un chargé de cours en criminologie non ?
RépondreSupprimerVous ne faites peur en mentionnant qu'il y aurait de plus en plus infiltration policière des partis politiques et donc du gouvernement, Poeti et Duchesneau, cependant ça a plein de bon sens.
Ce livre me semble avoir été fait à la hâte, ceci dit j'ai "hâte" de le lire pour me faire ma propre idée.
tràs bien documenté ,,intéressant à lire
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