lundi 7 août 2023

François Avard et la poursuite du Bonheur

  FRANÇOIS AVARD ET LA POURSUITE DU BONHEUR

Chaque soir que Dieu fait je regarde avec délectation un épisode ou deux de la série Le Bonheur avec les textes signés François Avard. Il faut remercier le culot de Fabienne Larouche et Michel Trudeau, les producteurs, pour oser défier les codes de la bien-pensance qui étouffent présentement la morale québécoise. Poussant la vulgarité des humoristes jusqu'à son point de rupture, ils la détournent de son insignifiance pour lui faire porter une critique cyniquement acerbe de notre monde actuel.

Joyeusement, la plume de Avard déverse du fiel. Elle est sa marque de commerce depuis le succès des Bougon. On a subi ses dommages aussi dans d'autres séries, comme Les Beaux Malaises de Martin Matte. Mais avec la série Le Bonheur, diffusée sur TVA, ce fiel atteint un niveau d'acidité inégalable. Qui, des p'tits vieux comme moi en regardant la série n'a pas reconnu le sit-com américain des années 1960, Les Arpents verts (Green Acres, 1965-1971). L'idée de départ est semblable sans être identique. Dans la série américaine, un riche avocat de New York, Oliver Wendell Douglas, quittait sa toge de plaideur pour revêtir le costume trois-pièces (de Jacques Parizeau) pour se faire fermier. Son premier geste était d'acheter une fermette délabrée à Hooterville et y traîner son épouse hongroise friande du shooping dans Times Square. Évidemment, Douglas devenait vite victime des machinations de M. Haney, maître ès combines dans l'art d'escroquer le naïf qui lui revient toujours de toutes façons.

Le héros de Avard, François Plante, lui, après une crise dépressive en pleine classe, devant des élèves médusés qui le voient flipper son bureau et le filment (sans son consentement!), renonce à l'enseignement et achète une fermette dont le délabrement est moins évident que celui de la série américaine, mais dont les vices apparaissent au fur et à mesure à chaque épisode. Là où Plante (et Douglas) pensaient enfin accéder au bonheur, ils se voient replongés dans les aberrations du monde réel qu"ils s'efforçaient à l'origine de fuir. Dans le Bonheur, M. Haney change de sexe et devient l'agent d'immeuble, Karoll-Ann Lapoynte-St-Jacques.

Comme son pendant américain, François Plante suit le rêve tracé par Thomas Jefferson : ce rêve qui veut que la vie urbaine soit moins saine que celle du fermier qui s'enrichit de son travail sur sa petite propriété, son petit lopin, pour jouir pleinement de la vie authentique parce que naturelle. S'établir en campagne est présenté comme une promesse de bonheur. Non pas tant à l'instar du retour à la terre, comme le voulaient les granoles des années 70 - Plante ne vient pas en campagne d'abord pour cultiver la terre, comme Oliver Douglas, mais pour y écrire son fameux roman -, qu'afin d'y trouver un havre de paix et de béatitude. Entre cette vocation littéraire (artistique et intellectuelle) et la sinistrose qui le harcelait en tant que professeur de français dans une polyvalente déjantée, les déboires et les désappointements se succéderont à chaque semaine.

François Avard n'est pas le seul auteur québécois dont les œuvres sont particulièrement marquées par le cynisme. Le cinéaste Denys Arcand, surtout depuis Le Déclin de l'Empire américain, a signé des scénarios où jaillissent bien des pointes amères. Pierre Falardeau, surtout avec son Elvis Gratton, insistait pour nous rappeler que la liberté était plus qu'une marque de Yogourt. Mais chez Arcand comme chez Falardeau, le cynisme n'était jamais complètement fermé sur lui-même. Il y avait toujours une voie qui ouvrait sur un espoir quelconque. Dans le cas de Falardeau, c'était l'indépendance nationale des Québécois; chez Arcand, la possibilité que l'amour puisse venir faire une brèche dans l'enfermement dans notre indifférence bourgeoise. Chez Avard, nulle échappée possible. Reprenant Dante, il aurait pu afficher la terrible phrase qui accueille les damnés : Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir.

Mais François Plante n'entre pas en Enfer comme Dante. Il n'est pas un regard étranger porté sur l'aberration du monde dans lequel il se verrait plongé. Il en fait intrinsèquement parti. Dès le premier épisode, lorsqu'on le voit séduit par une mise en scène visant à lui faire acheter la fermette, il se bouche le nez (il ne sent pas le purin déversé par la porcherie voisine), se ferme les yeux (il signe l'acte d'achat sans inspection préalable) et ne veut entendre que le chant de la sirène qui use d'euphémismes pour désigner les vices du «domaine». Lui, qui avait jeté ses antidépresseurs après avoir signé l'acte d'achat, finira bientôt par fouiller la poubelle où il les y avait jetés! Le cynisme ouvre sur une tragédie qui n'était pas dans l'idée des concepteurs des Green Acres.

D'épisode en épisode, souvent en rétrospectives, nous suivons François Plante errer entre les aberrations du milieu scolaire et cet immense anus de la Terre (comme le désigne Stéphane son ami psychologue) qu'est Saint-Bernard-du-Lac. François se fait régulièrement rattraper par la ténacité de Serge, le directeur d'école, personnage débonnaire qui cherche à éteindre les feux qui s'allument sous l'effondrement du système scolaire.

Commençons avec le premier cercle de cette faune imparable. Son épouse d'abord, Mélanie (Mel), infirmière recyclée en thérapeute naturaliste puis en joueuse de banjo, et son fils, Étienne, grand flanc mou de 22 ans qui passe pour un adolescent atavique et vit en osmose, non avec sa mère mais avec son téléphone cellulaire. L'incapacité de saisir les ondes dans la «cuvette» (lieu où est située la ferme) lui fait vivre à la campagne un véritable calvaire. On y retrouve ensuite la belle-mère de François, Carole, héritée des Green Acres elle aussi. Le fait qu'elle a avancé l'argent de la fermette la ramène toutes les semaines harceler son gendre qu'elle présente à sa fille comme un raté afin de susciter son divorce. Elle est accompagnée de son ineffable concubin, Jocelyn, conspirationniste avéré qui sort une sottise de son chapeau à la minute.

Au-delà de ce premier cercle de l'Enfer, il y a les habitants du village Saint-Bernard-du-Lac qui n'a rien à envier à Hooterville. D'abord le maire, Justin Lafleur, (qui ne ressemble en rien au maire Drucker), incolore et opportuniste, véritable sangsue; le gars de l'Hydro, assis tous les matins sur le bol de toilette, il rend compte de la servitude d'Hydro); Nancy, qui tient le magasin général du village; Germain, le policier embusqué qui ne sort jamais de son véhicule et sert de relais téléphonique entre Serge et François. Il y a aussi le couple de voisins baptisés les Parfaits, personnages insipides de lieux communs. Au cours de la deuxième saison bien d'autres personnages se sont ajoutés, des personnages en particulier issus des média.

Après la famille puis le village, le troisième cercle de l'Enfer de François Plante est son ancien milieu. Le monde scolaire y est présenté rempli d'enseignants châtrés régulièrement victimes d'élèves chahuteurs, wokes absurdes, mani-

pulateurs vicieux. De l'école publique à l'école privée, Avard ne donne aucun répit à son mépris du monde scolaire. À leur ignorance, ces élèves ajoutent l'arrogance, l'ignominie, le dédain de leurs aînés, voire leur agressivité criminelle – l'un d'eux, participant à un défi sur le cell, le Kill your prof challange, poignarde l'un des enseignants, ami de François. Ces enseignants en mal d'existence vénèrent un certain Pierre-Paul, enseignant démissionnaire, en fait un dément qui s'est enfermé à peindre des scènes de classocalypse avec son sang.

Ces enseignants, en effet, ne méritent guère d'éloges. Abandonnés par le système scolaire (le Ministère), méprisés par les parents (l'un d'eux envoie un douchebag casser la gueule à François Plante), perdant le contrôle de la gestion de classe, ils sont gouvernés par Serge, le directeur sans épine dorsale. On retrouve, entre autres, Éric, le professeur des métiers, alcoolique divorcé aux tendances meurtrières réprimées; Judith, le professeur d'économie, qui se fait donner des leçons de fraude fiscale par ses élèves; Monique, le professeur d'anglais qui cache son ignorance de la langue en faisant parler les élèves à sa place, mais surtout Daniel, le pathétique professeur d'histoire.

Poussant la caricature, Avard enrichi son personnage de situations hebdomadaires qui le prend en tenaille entre les exigences de la réforme du ministère en matière d'enseignement et son aptitude à se déguiser afin d'intéresser les élèves à l'histoire. À chaque semaine, évidemment, sa marotte se retourne contre lui, au point qu'on le retrouve en camisole de force dans le dernier épisode de la seconde saison, donnant de sa cellule en psychiatrie son cours à distance afin de palier au manque de personnel de remplacement.

La persistance avec laquelle Avard ramène ce personnage étranglé dans les contradictions du système confirme la fermeture sur lui-même du cynisme. Aucune option politique n'est offerte à François Plante pour espérer une société meilleure, pas même une sortie de crise! Condamnée dans sa médiocrité et ses mensonges, la société ne peut que maquiller le passé afin de se donner une légitimité. Face à Jocelyn, le beau-père de François qui l'assaisonne d'intraterrestres, d'intramerestres, de terre plate et autres sornettes, le ministère de l'éducation impose à Daniel un programme assaisonné de wokismes tout aussi aberrants. C'est l'option idéologique d'Avard, renvoyer dos à dos conspirationnistes et wokes tant ils appartiennent à la même dérive culturelle.

Ainsi, successivement, verra-t-on Daniel costumé en Hélène Boulé, «puisqu'on fait plus l'histoire de Champlain, on fait celle de sa femme» (à moins de se rappeler que le rôle historique d'Hélène Boulé, avant de disparaître dans un cloître, fut d'apporter sa dote à Champlain pour poursuivre ses explorations, on ne verra pas l'ironie méchante de l'allusion); puis en Iroquois amical, puisque dans le nouveau programme, «Français et Iroquois sont amis et les scalps sont justes une forme de rite initiatique»; selon le même programme; la déportation de 1755 devient «une grande vacance, une croisière payée aux Acadiens par les Anglais»; la pendaison des Patriotes de 1839, qu'un malentendu lié à une pendaison de crémaillère (Pauvre Falardeau!). Plus cruel lorsque Daniel se déguise en Rigolocauste, un juif revêtu de l'uniforme des camps de concentration avec un masque de clown afin de «ne pas traumatiser les jeunes en leur exposant la réalité de façon trop crue. Tu sais nos jeunes sont sensibles et facilement offusqué de nos jours». Ce qui lui vaudra d'être arrêté par la police et suspendu pendant deux jours : «L'association Amitié canado-allemande s'est dite outrée qu'on ressasse sans cesse ses crimes précisant que les Allemands d'aujourd'hui n'ont cesse de faire amende honorable et n'ont plus a subir l'opprobre des crimes commis il y a près de cent ans bientôt». Vers la fin de la première saison, on le verra effacer la cigarette de René Lévesque, puis la flèche du ventre d'un castor, enfin modifier la corde de pendu de Louis Riel en cravate.

À la seconde saison, le rythme des déformations historiques perd de sa constance. Daniel apparaît au second épisode déguisé en John Lennon et se fait poignarder par un élève; puis en coureur des bois qui aime les castors et finit par les convaincre de lui donner leurs fourrures «par le dialogue et la persuasion». «Le consentement éclairé pour le dépiautage de l'animal, c'est la base d'une relation saine. ...c'est moins choquant pour eux autres (les élèves)», ce à quoi Éric, le professeur des métiers, rétorque : «À journée longue, les jeunes jouent à des jeux vidéos où ils tuent des putes à coups de battes de baseball...» «Faut croire que les animaux attirent plus de sympathie que les putes», conclut Daniel. Dans l'épisode suivant, il arrive portant le chef de René Lévesque avec un poignard sanglant dans le dos, évocation du rapatriement de la constitution. Il apparaît aussi revêtu du «costume traditionnel de Mohawk» (l'habit kaki de Lasagne) pour le cours sur la crise d'Oka. Il se place la tête dans une guillotine en carton pour enseigner la Terreur. Dépressif à son tour, Daniel prend la classe en otage après avoir enseigné l'histoire du véganisme au temps de la colonisation. «Un végane est arrivé en Nouvelle-France en 1664, pas de viande, pas de cuir, pas de fourrure pas de lait, en plein hiver. Il est mort au bout de 2 jours. Un élève a trouvé ça trop violent et a menacé de porter plainte». Dans les deux derniers épisodes, d'abord, il est présenté en pleine psychose dans une boîte aux lettres dans laquelle le FLQ glissait ses engins explosifs, parce que dans le nouveau programme, «faut enseigner le point de vue de la boîte aux lettres»; enfin, il arrive déguisée en prostituée poignardée par Jack l'Éventreur... Le cynisme de Avard achève de monter une épouvantable mécanique aux grincements des plus violents.

Durant la deuxième saison, Avard pousse la transgression dans toutes les directions. On le croirait appliquer la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing tout au long des épisodes. On y retrouve la pédophilie quasi magnifiée par un prêtre sorti de prison (le thème revient avec le chauffeur d'autobus scolaire); le fétichisme (un client du bed & breakfeast arrive avec sa poupée gonflable dont il fait l'éloge au détriment des femmes); les Parfaits suggèrent de pratiquer l'échangisme; l'exhibitionnisme (le sourcier qui, étendu nu, copule avec la terre); la coprophagie (Mel déguste des chocolats à la selle qu'elle offrira à son mari, parodie de la tentation d'Adam); le cannibalisme (François et Jocelyn, participant à un groupe de survivalistes, sont invités à manger la jambe d'un itinérant mort puis a pratiquer la sodomie). Sans compter le sadisme et le masochisme récurrents, il reste encore la bestialité, la gérontophilie et bien d'autres petites perversions à explorer. Quant au suicide, le précédent propriétaire de la fermette, (un double de François), s'est suicidé et son fantôme hante la maison. Côté homicide, les femmes du Cercle des Fermières reconnaissent implicitement avoir tué leurs maris afin de trouver le bonheur.

Personne, et Avard le premier, ne tiendrait les caricatures du Bonheur pour un portrait fidèle des Québecois, de leurs enfants et de leurs enseignants. Pourtant, le succès est au rendez-vous et dans l'ensemble des émissions de TVA, qui sont purgées par la haute direction de Québécor, le Bonheur semble appelé à attirer suffisamment de commanditaires pour obtenir le soutien de la boîte de production pour une troisième saison. Plutôt que de présenter la tradition-

nelle haine de soi des Québécois avec des accents tragiques et misérabilistes, Avard et l'équipe de production préfèrent porter le drame par le rire. Il y a des accents kafkaesques dans le Bonheur. On quitte le port de l'ironie et le navire du cynisme s'enfuit vers une Cythère décadente, Avard, le guide, nous ayant refilé un dépliant de S.O.S. Suicide, à l'instar du préposé au kiosque des activités touristiques de Saint-Bernard-du-Lac

Jean-Paul Coupal
Sherbrooke,
7 août 2023.

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