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LE
RAPETISSEMENT DES ESPRITS
Les révolutions techniques se succèdent, chacune étant vantée
comme une promesse d'amélioration de la condition humaine et le
soulagement des efforts déplaisants que lui impose l'existence. La
démocratisation de l'informatique, à partir de la dernière
décennie du XXe siècle, fut une révolution comparable à celle de
la diffusion des électro-ménagers, peu avant la Seconde Guerre
mondiale. L'automatisation au foyer se répandit comme une traînée
de poudre aux lendemains de la guerre, permettant aux anciennes
usines de fabrication d'armes de se reconvertir en un secteur de
pointe. L'Amérique était riche des décombres de l'Europe et toutes
les formes d'organisation du travail s'adaptaient à l'automatisme.
Les ordinateurs commençaient déjà à mesurer, à suivre, à
censurer. Les cartes perforées permettaient de suivre les allés et
venus des ouvriers; les premières cartes d'identités électroniques
donnant accès à des salles d'opération spéciales ou secrètes se
multipliaient. Le monde de James Bond se structurait. Les femmes aux
foyers, elles, considéraient comme un cadeau personnel la plus
récente des balayeuses, l'ensemble lessiveuse-sécheuse, le fer à
repasser électrique, le lave-vaisselles. Le poêle et le frigo
électriques remplaçaient le vieux poêle à huile puante et la
glacière d'avant-guerre. Enfin, aux sons de la radio s'ajoutaient les images de la télévision. C'était une révolution culturelle
beaucoup plus qu'une mode et qu'un historien québécois appelle
L'ère de la culture électro-ménagère.
À partir des années 1990, un zeitgeist semblable s'est
établi sur l'ensemble du monde occidental avec la diffusion rapide
des ordinateurs portables. Finis les gros robots aux langages
archaïques de Fortran et de Cobol. Il suffisait désormais d'avoir
son Appel Mac et bientôt son portable Windows avec disquettes pour opérer
une première série de tâches administratives ou de fonctions de divertissement. Les
Pac Mans initiaient à ce que seront les jeux vidéos de la génération suivante. Désormais, tout pouvait se faire sur un ordinateur personnel auquel se sont joint d'autres périphériques; ainsi, il peut vous suivre
partout, suffisamment discret pour tenir dans la paume de votre main.
Les fractions de seconde se saisissent avec une étonnante clarté
que permet la conversion numérique. Le monde est au bout de vos
doigts, et ce n'est pas un autre des slogans creux des compagnies.
Les réseaux sociaux sont un produit de cette percée technologique
révolutionnaire. En reprenant les vieux rêves de la magie, la
technologie moderne les réalisent au-delà des antiques espérances.
La télépathie est au bout du téléphone cellulaire. La télékinésie
fait passer maintenant des lingots d'or d'un coffre de banque à un
autre, loin sur la planète. Les poltergeists vibrent dans nos poches ou jouent des airs de
Star War. Avec les sites météo, plus besoin de danses de la
pluie. Médecins et pharmaciens sont en ligne sur le WEB. Tous les
produits culturels, anciens et modernes, sont disponibles à faibles
coûts sans sortir de chez soi. Poulets frits, pizzas, bières et
chips arrivent comme par tapis volants à votre porte juste en les invoquant à travers le
réseau Juste Eat. Rares sont les romans de fiction d'il y a
un siècle qui auraient pu prévoir un tel service à domicile.
Mais ces petites merveilles ont un prix. Celui de leur prix sur le
marché, va sans dire, mais aussi sur les modifications qu'elles
imposent à nos corps et à nos esprits. La sédentarisation, par exemple, a un
coût sur notre santé, mais ne soyons pas aussi alarmistes que certains, ces coûts sont tout aussi comparables à celui de
l'activité usinière du XIXe siècle; il faut donc prendre en
considération qu'il s'agit là d'une maladie de civilisation et non le
résultat d'une modification physiologique de notre organisme.
L'homme-machine de La Mettrie peut très bien s'harmoniser avec
l'automatisme dont il est lui-même constitué avec celui des
machineries qu'il crée. Ceux qui meurent d'accidents du travail,
aujourd'hui, sont moins ceux sur qui tombe une poutre ou périssent
dans un incendie suite à une explosion gazière. Nos modernes
victimes du travail sont ceux qui font des crises cardiaques suite
au stress dû à la performance; au diabète dû à la mal bouffe des
restaurants fast food; aux utilisateurs du téléphone
cellulaire au volant; aux dépressions psychotiques qui sont la fin
fréquente de l'usage des drogues, dures comme légères. La pression des temps
actuels est aussi lourde à gérer que celle des temps de la
première Révolution industrielle au XVIIIe siècle.
Les dommages causés à l'esprit ne sont pas moindre. Si par Google
vous pouvez avoir accès à Wikipedia ou à des blogues comme
celui-ci qui ne sont pas parmi les moins intéressants, vous avez,
outre ces moteurs de recherche, des sites de discussions. Facebook et
Tweeter sont les plus connus. Le second par ses messages simples,
limités et qui ne donnent pas envie de faire des
conversations musclées à une époque où les gens n'ont rien à dire et le premier, plus prometteur, mais dont
l'automatisation est encadrée par des règles aux apparences
strictes mais totalement anarchiques.
Derek Jarman. Sebastiane, 1976 |
Nous sommes le 20 janvier. J'ai pris l'habitude, depuis le début
de l'année 2018, de présenter une image et une courte biographie
tirée de Wikipedia du saint du jour. Malheur! C'est la fête de
saint Sébastien, soldat et martyre chrétien du IVe siècle de notre
ère. Plutôt que d'en référer à une iconographie classique de la
Renaissance ou de l'âge baroque, je tire une scène du film
Sebastiane de Derek Jarman (1976). Dans ce film plein d'anachronismes,
où l'on voit des soldats romains, campés dans un désert brûlant
et stérile, jouer au freesbee pour passer le temps, Sébastien, jeune soldat chrétien
en révolte contre la décadence de son temps, refuse de céder aux
avances homosexuelles, ce qui lui attire bien des sévices
corporels et finalement la mort. Morsures de la chair par des flèches qui sont autant
d'actes de viols, de pénétrations à la fois sensuelles et douloureuses, fondement d'une certaine mystique qui cherche son contenu à la fois dans la chair et en Dieu. Jarman
concentre les fantasmes sado-masochistes dans cet univers
d'hommes seuls, isolés dans un décor dépouillé dont la nudité
corporelle n'est qu'un reflet de l'environnement, comme nos vêtements
sont les miroirs de l'architecture dans laquelle nous les portons.
Au réveil, Facebook, ou la madame Robote - la Rhoda des Jetson's - qui gère le réseau, me
dit que cette image ne convient pas à la politique sur la nudité et
la sexualité du «contrat» de services et me demande de la
supprimer. Ce que je fais, mais à contrecœur, n'en déplaise à
l'éthique à Nicomaque. Une fois la chose faite, elle m'avertit que
je suis ni plus ni moins en pénitence et que pour 24 heures, je ne
pourrai communiquer, autrement que par le fil privé.
Même pas pour liker une juteuse critique de Mathieu Bock-Côté!
C'est alors que mes plombs ont sauté.
Depuis quand, avec trois diplômes dont un doctorat, à près de 63
ans, je vais me laisser punir comme un méchant garnement qu'on envoie
dans le coin de la classe avec sa gomme sur le nez ou le bonnet d'âne
sur la tête, et tout cela, dicté par une machine programmée par
des pharisiens imbéciles? Car, il va sans dire, qu'il y a bien plus
qu'une «kékette» qui passe sur mon fil d'actualités Facebook et dont la Rhoda de service ne remarque nullement l'obscénité ni la
perversité : posts haineux; mépris racistes ou sexistes; photoshops obscènes – comme cette photo
du Premier ministre Jean Charest avec un anus au milieu du visage -,
exhibitions de femens, mooning d'adolescents sur le party, images
dégradantes en tous genres du corps de la femme comme de l'homme,
voire même des animaux. La laideur se vend bien sur Facebook, non
seulement par les publicités, mais par cet étalage
d'images dont la spécificité est bien de rendre hommage à la canaille.
Non à cette laideur qu'honorait Umberto Eco, celle de Breughel ou de
Bosch, de Egon Schiele, de Francis Bacon ou de Lucian Freud, mais de
Monsieur ou Madame Tout-le-Monde qui se complaît à travers un narcissisme
négatif comme au temps des mystiques pouilleux de l'époque
hellénistique ou du XVIIIe siècle. Si Facebook avait existé au
temps de Madame Guyon ou de saint Benoît Labre, on les aurait vus, sur nos écrans,
manger sur les excréments des écuries avec la bénédiction du
Saint Siège et de Rhoda. Pourtant, le martyre, selon la théologie et l'étymologie, témoigne de sa foi; le coprophage n'est qu'une autre des perversions issues du temps où bébé fouille sa couche de ses doigts et les portent à ses lèvres.
L'usage des réseaux neutralise le discernement en le noyant sous une onde qu'aucun ride ne doit troubler. Si les
humains – des techniciens -, programmeurs de ces machines, les
tiennent au plus bas niveau de la canaille,
alors il est impossible que, tôt ou tard, vous soyez, en tant qu'individu conscient, placé devant
un choix : celui d'accepter passivement au rapetissement
intellectuel et moral qui est le prix de cette merveilleuse
technologie de communications, ou bien s'aveugler sur la nature ontologique de votre Être au nom du plaisir
et des avantages pratiques qu'offre ce merveilleux instrument. Le prix
à payer ne consiste pas à une simple abdication devant une exigence
jugée plus ou moins importante, mais bien de poser le premier pas vers une
démission de la volonté et du jugement personnel. Le charmant
contrat Facebook se transforme alors en contrat de Faust où la puissance reçue par ce pacte signé avec le diable se retourne contre
l'utilisateur. Ce prix est moins moral que psychologique. La «kékette» censurée de Sébastien annonce le rétrécissement de votre esprit. L'infantilisation d'une sexualité qui, pour éviter
soi-disant la pornographie, entraîne l'utilisateur dans une régression qui l'invitera à se
compenser sur les sites proprement pornographiques. En voulant éviter
le mal, on creuse le lit du pire. La pharisaïsme des dénonciateurs
qui ont le doigt agile sur les plaintes devient la baromètre moral
de Facebook. On devine ce que les intégristes religieux ou moraux
peuvent exercer encore comme pouvoir social grâce à de tels appareils. Les
discours intellectuels trop élaborés ne les concernent pas
puisqu'ils ne les comprennent pas, mais une image, un dessin, une
œuvre – on pense à la censure intolérable du tableau de Courbet,
L'origine du monde -, montre que la grande
liberté autorisée par ces réseaux n'est qu'une façade, un
devanture commerciale trompeuse qui, une fois nous a captivés, finit par niveler
tous les messages, tous les articles et toutes les images, enfin toutes les personnes dans un
même cadre unidimensionnel. Si vous n'avez pas, préalablement, un
esprit critique formé par la littérature, les arts, la musique ou
le cinéma, vous voyez tout ce qui défile sous vos yeux sans
esprit et la masse de ces informations, de ces perceptions, contribue
à rétrécir encore plus votre esprit dans l'indifférence devant la
succession qui défile sur le fil d'actualité.
Gustave Courbet. L'origine du monde, 1866. |
Plus l'ampleur de l'influence des réseaux sociaux s'accroît,
parallèlement, les anciens réseaux – famille, éducation,
activités sociales – voient décroître leur encadrement. Non pas que ces réseaux étaient meilleurs, tant les interdits et les châtiments pouvaient être atroces, mais ils possédaient un tonus affectif qui donnait sens à leur aliénation, dont il était toujours possible de se dégager d'une manière ou d'une autre. L'illusion
que Facebook ou Tweeter resserrent les liens entre les individus
masque l'atomisation, l'isolisme sadien qui nourrit la force centripète
de chaque narcissisme. Les électrons sont libres, mais leurs
déplacements sont erratiques et violents. La cité n'a plus besoin
de murs puisqu'ils sont érigés dans la tête des individus – d'où
l'archaïsme du mur texan de Trump -, les nations n'ont plus besoin
de frontières puisqu'elles n'existent plus devant la force de la
gravité du marché planétaire et la soi-disant «sagesse de la foule» se
résume à un voyeurisme/exhibitionnisme obsessionnel et sans
surprise. Le tout-est-possible devient, avec les réseaux sociaux, le
tout-est-permis et donc, le tout-doit-être-fait puisque c'est là l'historicité même de la technique. Cela, sans regarder aux conséquences à court et à long
terme. Telle est la dynamique même de l'automatisme depuis son
apparition au XVIIIe siècle avec le canard de Vaucanson.
Entre mon jugement et celui de la canaille. Entre mon jugement et celui
d'un robot programmé pour satisfaire la foule. Entre mon jugement et
les utilités pratiques d'un réseau social, j'ai choisi mon jugement
et j'ai supprimé mon compte Facebook. J'en ai ouvert un sur Tweeter
et je sais que là, au moins, j'y passerai moins de temps considérant
qu'il est plutôt conçu pour ceux dont le nombre des lettres de
l'alphabet occidental se réduit à environ à 13. Finis les
tartines intellos, les débats sans fins, les commentaires. L'adresse
courrielle et mes blogues suffiront. Je n'ai pas besoin de 150 amis
virtuels, seulement de quelques-uns qui me sont présents, charnels
et chers et avec qui je ne me sentirai pas censurés bêtement⌛
Rhoda de Facebook? |
Montréal
21 janvier 2018
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