jeudi 9 août 2012

Sur la démission de Gabriel Nadeau-Dubois

Gabriel Nadeau-Dubois
SUR LA DÉMISSION DE GABRIEL NADEAU-DUBOIS

Il y a des départs qui font honneur aux combattants. Car il faut du courage pour renoncer à la puissance et la gloire, à la tentation de profiter de son charisme et ne pas succomber à de vaines promesses de carrières que le militantisme politique et l’ambition mal placée peuvent susciter. Certes, le départ de Gabriel Nadeau-Dubois n’est pas sans arrière-pensées stratégiques. La reprise de la mobilisation étudiante se fait attendre. La diversion électorale, où se proposent des solutions fantaisistes qui devraient pourtant susciter - à écouter Charest, Legault et les reniements de Marois - encore plus la rage de la population étudiante; l’insulte de se sentir utilisés par des roués politiques sans scrupules après avoir subi l’outrage d'une augmentation pressée et injustifiée des frais de scolarité universitaires; enfin la répression gouvernementale quêtant la condamnation, par une partie peu héroïque de la population, du droit des étudiants à ne pas être satisfaits de leurs conditions, il y a là suffisamment pour décourager ou déprimer ceux qui ont tenu à bout de bras cette lutte épique. Quoi qu’il en soit, les doléances de la condition étudiante demeurent. D’autre part, la focalisation que le Parti Libéral a porté sur sa personne pour le rendre responsable des actes de violences lors des manifestations; les poursuites judiciaires que des étudiants amers ou manipulés par des forces adverses ont engagées à son égard; la violence des haines déchaînées par les furies aveugles des régions comme la ferveur désobligeante qu’il déclenchait parmi des gruppies qui suivaient le mouvement étudiant pour son leader et non pour la conscience de la cause, ont fini par avoir raison de sa patience. D’avoir compris cela et surtout refusé que le conflit étudiant devienne le conflit de Gabriel Nadeau-Dubois, c’est d’une honnêteté courageuse qu’on ne retrouve que trop rarement dans le milieu politique, pourtant si dévoué à la cause publique si on s'en tient à ce que glapissent certains journalistes.

Au-delà de la stratégie qui refuse de personnaliser un conflit, et en cela, Nadeau-Dubois reste fidèle à ce qu’il a toujours dit depuis le mois de février, il faut reconnaître qu’il a toujours été, durant ces mois, l’icône du mouvement. Il a montré une habileté hors pair à user des «poses» du militant (au poing levé) qu’exige la société du spectacle. Il a manié la «langue de bois» à faire rougir les image makers des partis politiques et des syndicats comme des démagogues les plus endurcis. Mais contre les uns et contre les autres, il a su affirmer sa position personnelle. Comme tout bon amiral à la tête de sa flotte au moment où le navire est enveloppé par la tourmente des éléments, il a su tirer son épingle du jeu et donner à un conflit, que média et opinions tendaient à mépriser, ses lettres de noblesses et la légitimité de son action. Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’il n’ira pas compromettre son nom et son honneur à des partis qui seraient prêts à lui offrir la lune pour en bénéficier d’un peu de croissant de lumière.

Le conflit se continue et Nadeau-Dubois a clairement exprimé qu’il ne le désertait pas. Qu’il serait toujours aux côtés des nouveaux porte-paroles de la CLASSÉ et qu’il poursuivrait le combat engagé. Il faudrait être innocent de penser qu’il ne sera pas consulté et que sa parole ne sera pas écoutée par les nouveaux porte-paroles. De là à dire qu’il manipulera le mouvement des coulisses, certains le prétendront - surtout de cette bouche d’égout qui s’appelle Canal V -, mais là encore, c’est tomber dans le piège de la personnalisation du mouvement. Le mouvement étudiant dépasse depuis toujours ses leaders, ce que se sont obstinés à ne pas reconnaître ses adversaires. Lorsque les étudiants ont refusé d’entériner l’entente-bidon que la ministre Beauchamp proposait à ses dirigeants, les étudiants ont montré qu’ils étaient «souverains» dans leur analyse du conflit et dans la prise de décision démocratique. C’est tout à l’honneur de Nadeau-Dubois de ne pas avoir «forcé», comme le veut la tradition technocratique syndicale, les militants à entériner ce que les «chefs» avaient décidé à leur place. Ce que ne lui pardonna jamais Jean Charest. C’est à partir de ce moment qu’il a visé plus particulièrement la CLASSÉ et son porte-parole, faisant reposer sur eux les débordements de violence, les accusant d’avoir «saboté» l’entente «convenue», alors qu’aujourd’hui, hypocritement, à sa manière, il affirme ne jamais avoir ciblé M. Nadeau-Dubois au cours du conflit.

Entre le chef d’État corrompu et le leader charismatique populaire, probe et honnête, qui atteint maintenant la sérénité d’un Cincinnatus ou d’un George Washington, la mémoire collective gardera en souvenir l’archétype de la rencontre entre David et Goliath. Les impressions allégoriques et symboliques s’installent au moment même où les journalistes de Radio-Canada semblent avoir déclenché une véritable guerre à finir contre le chef du Parti Libéral, en finissant de déballer ce qu’ils conservaient, de ce qu’ils savaient, des intrusions interlopes dans les affaires politiques du Québec. Il n'y a pas jusqu'à la subtile S.Q. qui n'en soit pas éclaboussée! Tout cela n’arrive pas par hasard. Pas plus que la démission de Nadeau-Dubois est un effet de ce même «hasard». Cette démission, jugent certains et probablement Nadeau-Dubois en premier, est plus profitable, en ce moment, à la lutte contre le gouvernement Charest que de s’offrir comme cible et martyr aux attaques vicieuses de ce «protecteur du citoyen». Notre Lord Protecteur, qui attendait les doigts croisés la reprise des actes de violence pour jouer à nouveau son sinistre rôle de «gardien de l’ordre» afin de favoriser sa course à la réélection, se trouve placé au milieu de la mitraille de ses adversaires alors que son principal cheval de bataille se dérobe sous sa selle. Et la disparition corps et bien de son Parti - un rêve sans doute inaccomplissable - serait sans doute à souhaiter si, parmi ses adversaires, ne se trouvaient pas des protofascistes comme la CAQ - avec Tanguy «le tweeder» Legault - et le cuirassé de Béton dont certaines positions sont franchement inquiétantes. C’est contre toute cette corruption (au sens strict comme au sens large) que Nadeau-Dubois s’est dressé, sans doute malgré lui, comme une volonté au milieu de tant de velléités, de lâchetés et de mensonges climatisés. Il a navigué, donc, comme un homme et à su, avec Martine Desjardins, se distinguer des enfants.

Mais tout cela, c’est du passé maintenant. Ce qui arrivera au mouvement étudiant, à la loi scélérate 78, au Parti Libéral, ajoutera peu de choses à ce qui s’est passé au cours des six derniers mois. En fait, l’unanimité est posée : tout le monde veut en finir au plus vite et retrouver le confort des habitudes routinières. Certes, les casseroles vont se faire entendre encore, et le départ de Nadeau-Dubois vise également à cet effet. C’est là un pari audacieux afin de se disculper de toutes les accusations qu’on lui a fait porter sur les épaules. Une fois que le sac à malices des partis politiques sera vidé, le 4 septembre au soir, la loi 78 va continuer à être appliquée par  Legault ou ne serait-ce que quelques mois par Pauline Marois. Et si le gouvernement péquiste est minoritaire, libéraux et caquistes se dresseront contre son gouvernement pour maintenir intact cette loi scélérate. C’est alors qu’apparaîtra, en plein jour, le mensonge électoral comme garant de la démocratie. Que se révélera impuissante la solution de la chaise musicale des urnes pour résoudre les conflits sociaux, qu’ils soient étudiants, travailleurs ou écologistes. C’est alors que s’imposera également la dure vérité que la onzième heure a déjà sonné et que les aiguilles de l’horloge courent trop vite pour parvenir à enrayer un mode de développement économique et culturel qui conduit l’humanité à sa pure perte. Entre la velléité des activistes et la lâcheté des populations rongées de ressentiments égoïstes, il faudra bien faire face à l’inéluctable, et bien des espèces de dinosaures humains seront, à leur tour, balayés de la surface de la terre. C’est triste à dire, mais c’est l’eschatologie que je nous souhaite pour enfin nous forcer à trouver une issue aux perversités du comportement des hommes en sociétés cultivées depuis près de trois siècles.

Et pour Gabriel? Que lui souhaiter? Qu’il devienne enfin un étudiant sérieux. Qu’il découvre qu’au-delà des 15 minutes de gloire qu’il a bénéficié, il y a la possibilité d’utiliser la connaissance historique comme arme dans le combat contre les iniquités et les injustices sociales. Que, contrairement à la politique active qui investit dans le glamour et la rhétorique stérile, il y a bien un lien de nécessité entre l’analyse théorique et l'action empirique. Qu’il pense, à l’image de son modèle, Karl Marx, que la lutte est d’abord une affaire de conscience et non de coups fourrés ou de vacheries personnelles. Que c’est bien la conscience qu’on assassine depuis près d’un demi-siècle et qu’il faut restaurer si l’on veut poursuivre le combat pour les grandes aspirations qui distinguent la sauvagerie de la civilisation. Comme son autre modèle, Hegel, qu’il réalise pleinement, qu’aujourd’hui encore, la dialectique du maître et de l’esclave demeure toujours aussi vraie que par le passé. Comme le lui a démontré Jean Charest - lui qui confond sa «conscience tranquille» avec une absence de conscience -, le maître n’a pas la conscience de sa position; comme un requin, il est aveugle et suit le pouvoir à l’odorat de la colle des enveloppes bourrées de frics. En face de lui, l’esclave n’a rien que sa conscience (et ses bras, ajoutait Marx, pour d’un esclave en faire un prolétaire : ce que signifiait sa boutade qu’il prétendait remettre la philosophie sur ses pieds après qu’Hegel l’eut placée sur la tête). Mais cette conscience finit par devenir son arme contre l’ordre qui l’aliène et le réifie, le réduit en «chose», en homme-machine dont on peut tirer travail et plaisir, poupée gonflable de sang, de chair et de sueur. C’est Pascal qu’il faut avoir ici en tête lorsqu’il dit que même si la nature parvient à écraser l’homme, l’homme sait qu’il est écrasé par la nature, qui, elle, ne le sait pas qu'elle l'écrase. La fatigue émotive et physique de Gabriel Nadeau-Dubois le place dans cette position de l’homme pascalien.

S’il veut encore agir comme conscience et comme volonté, le monde de l’historiographie s’offre toujours à lui. Au Québec, c’est un monde rongé par l’isolisme sadien du plaisir à se retrouver en petits cénacles pour discuter de la glose de la gnose et de la gnose de la glose. Le peu de parution de livres sur l’histoire du Québec par année est un indice du retrait de la profession de ce que Fernand Dumont appelait sa fonction sociale. Ce faisant, la discipline a perdu progressivement de son importance au détriment des spécialités technocratiques des sciences inhumaines et asociales. Il en va de même pour le secteur de la philosophie où on se refuse, au Québec, de penser par soi-même pour entretenir cette fiction colonialiste du «commentateur de textes». Le fait de ne pas avoir de philosophes sérieux qui prennent le devant de la scène intellectuelle; de confondre également des prédications ou des culpabilités morales malheureuses pour des consciences éclairées; d’enseigner des feel-good thinking comme pensée consolatrice de notre condition d’homme tragique, participent autant de notre régression psychologique et intellectuelle que les quiz ringards de la télé ou les déblatérations sur le dépassement de soi aux 200 mètres haies aux Jeux Olympiques. Dans l’un comme dans l’autre, il faudrait des Gabriel Nadeau-Dubois pour accomplir le vieux rêve de la Révolution tranquille : s’emparer enfin de notre propre chez-soi, c’est-à-dire de notre esprit, de notre conscience et de notre cœur plutôt que de laisser les autres les manipuler à notre place
Delacroix, Lutte de Jacob avec l'ange
et contre notre «bonheur». La connaissance historique et la réflexion philosophique sont bien de ces outils qui, bien mobilisées, pourront toujours contribuer de façon indubitable à la libération des aliénations sociales. Bref, tant qu’à se mettre à la tête de causes qui agitent la «surface» des ondes de la courte durée événementielle, c’est à celles qui dominent l’infrastructure qu’il faut s’investir. Et là, parce que plus isolé, plus camouflé aux yeux des regards superficiels, plus sourd que criard, moins évident que les manifestations de masse, là, sur un temps long qui défie la durée d'une vie humaine, là seul se livre le combat qui possède en lui la libération et l'évolution de la conscience. Ce n’est pas l’endroit pour les militants pressés, les tourneurs de coin en rond, ni même pour les bavards qui coupent les cheveux en quatre. Attitude monastique? Jusqu’au point de refuser les mondanités trompeuses et les panels de télévision où rien qui s'y dit n’a d'importance. Il n'y a pas d'applaudissement à la vedette, pas de félicitations pour le beau travail, pas même de reconnaissance. L’aventure intellectuelle n’est pourtant pas moins militante que l’action politique.

Pour autant que Gabriel saura trouver sa voie dans ce monde, il peut être sûr de sa ténacité, de son courage, du danger de ses faiblesses aussi, du risque à s’entourer de mauvais conseillers. Mais à partir du moment où il réalise qu'il faut passer à une étape pour s’engager dans une autre, une belle carrière l’attend. Ou s’il préfère, un combat à la hauteur des grandes aspirations de l'homme. Être historien ou professeur d’histoire ou de philosophie n’a rien d’humiliant ou d’accessoire. J’y reviens encore une fois, parce que c’est un récit tellement riche d’engagement et de confiance dans l’avenir de l’humanité aux pires heures de la barbarie, aux derniers moments du médiéviste Marc Bloch, capturé par la Gestapo. Ce grand historien, ce grand penseur de l’Histoire que fut Bloch, d’origine juive et membre de la Résistance en France, co-auteur, co-directeur de la célèbre revue des Annales, dont Lucien Febvre, son ami et collaborateur, raconte ainsi la fin tragique:
Le 16 juin 1944, vingt-sept Français, vingt-sept patriotes, extraits des cellules de Montluc, étaient amenés dans un champ au lieu dit “les Roussilles” sur le chemin de Trévoux à Saint-Didier-de-Formans, à quelque 25 km. au Nord de Lyon. Il y avait là un homme âgé, aux cheveux déjà gris, au regard vif et pénétrant. Et près de lui, écrit Georges Altman dans un article émouvant des Cahiers Politiques, près de lui, un gosse de seize ans, qui tremblait : “Ça va me faire mal…” Marc Bloch lui prit affectueusement le bras, lui dit : “Mais non, petit, cela ne fait pas mal”, et tomba en criant, le premier : “Vive la France!” Ainsi fut anéanti par les balles allemandes l’un des plus grands esprits de cette Europe qui n’était pas pour lui une étiquette, mais une réalité vivante. Ainsi mourut un très grand Français. À nous de faire, aujourd’hui et demain, qu’il ne soit pas mort pour rien. (L. Febvre. Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1951, p. 407)

Comme un «grand frère» ai-je déjà écrit, Gabriel, sans abandonner ses puînés, suivant le conseil de Candide, retourne cultiver son jardin. Souhaitons-lui qu’il saura l’ensemencer pour qu’il donne de beaux fruits⌛
Montréal
9 août 2012

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