lundi 9 juillet 2012

Le Mal comme moteur de l'Histoire

Félicien Rops. Satan

LE MAL COMME MOTEUR DE L’HISTOIRE
HOMMAGE À FÉLICIEN ROPS

La thématique du Mal comme moteur de l’Histoire a été au cœur de la pensée philosophique de l’Histoire du XXe siècle. Deux Guerres mondiales que l’on peut maintenant ramasser en une seule Guerre de Trente Ans; les révolutions sociales suivies de guerres civiles sanglantes au possible; du terrorisme anarchiste aux terrorisme d’État; les cataclysmes naturels sur fond de modifications climatiques et des écosystèmes : comment s’étonner de la résurgence des millénarismes à travers des sociétés secrètes (constituées généralement de gens fortunés : écouter parler de la fin du monde a son prix); des annonces apocalyptiques (si la prévision à partir du calendrier Maya est exacte, alors vous êtes dispensés de faire des achats pour la Noël 2012, ce qui risque d’augmenter la bousculade durant les cinq jours qui séparent la fin du monde (remise à plus tard) de la célébration de la Nativité consommatrice; enfin, il y a ceux pour qui la fin des temps est affaire de tous les jours : la maladie, la solitude, l’ennui, l’acédie, la mélancolie, les deuils et souffrances morales de toutes sortes.

Mais lorsqu’on parle du Mal dans l’Histoire, le concept de «mal» prend une teneur essentiellement métaphysique. Dans son livre, le dominicain Sertillanges passait en revue tous les systèmes religieux et philosophiques du passé pour voir comment chacun définissait et traitait du Problème du Mal t. 1 L’Histoire, Paris, Aubier Montaigne, 1948). Ce rapide survol des civilisations et des écoles de pensée
Esquisse de la Tentation de Saint Antoine
ne me semble pas avoir été dépassé depuis. Ce qui ne veut pas dire que les réflexions sur le problème ont été suspendues. Le philosophe allemand, Rüdiger Safranski, avec Le Mal ou le Théâtre de la liberté (Paris, Grasset, rééd. Livre de poche, col. Biblio-essais, #4332, 1999) faisant lui aussi un survol des grandes doctrines philosophiques, ramène le problème du Mal à celui de la liberté humaine, association qui remonte à la Grèce antique et que saint Paul et saint Augustin ont intégré dans la théologie chrétienne. Dieu ne peut commettre le mal et s’il l’autorise, c’est pour le bien de l’homme, sa maturité, sa conscience coupable qui le rend digne d’être citoyen de la Cité de Dieu, plaçant son amour de l’Autre au-dessus de son égoïsme. À partir de ce moment, l’homme n’est plus seulement que l’agent porteur du Mal, comme on dirait porteur d’un gène déficient ou d’une maladie contagieuse, mais il est celui dont l’imperfection provient des péchés qui le motivent à s’aimer lui-même plus que l’Autre. L’orgueil, la colère, la luxure, la gourmandise, l’avarice, l’envie et la paresse se tiennent comme les crabes dans un même panier d’immondices qu’est le corps humain. Cette vision hautement haineuse, masochiste, glissant aisément de la critique des comportements à une condamnation morale se retrouvent ou se reconnaissent d’une religion à l’autre, d’un système philosophique à l’autre. Le mot qui enveloppe le tout : liberté, est la clé de voûte de la problématique du Mal.

Après Auschwitz, après Hiroshima, après le 11 septembre 2001 et la banalité de l’horreur qui a succédé à celle du mal que reconnaissait Hannah Arendt dans la figure de Eichmann, le fonctionnaire nazi à l’origine des ordres d’extermination dans les camps de la mort, Jorge Semprún parle de la relation spécifique du Mal et modernité (Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H397, 1995). De la technique (et de ses dérivées : technologie, technocratie, mécanisation, hyperspécialisation, etc.) Semprún passe au totalitarisme, c’est-à-dire aux régimes des sociétés; à leurs institutions politiques, mais surtout à leur organisation économique de la production des biens, de leur circulation et de leur consommation inéquitablement réparties. Les péchés capitaux se concentrent autour de ces avatars des appareils nécessaires au bien commun pour les pervertir, les subvertir, les convertir autour d’intérêts où, selon la doxa du darwinisme social, les mieux aptes s’empareront de la domination du groupe et y feront régner leur puissance (sous le couvert du gant de velours des lois); ici sont évincés les vieilles notions humanistes du bien, de la sagesse, de la réciprocité, etc. Au bien commun se sont substitués les biens privés, et dans la mesure où les biopouvoirs sont érigés sur le principe mécaniste de l'anatomie et de la physiologie humaines et de tout ce qu’elles développent, l’Être déchu de sa transcendance divine n’est plus qu’une chose : propriété de lui-même, toujours lancé sur le marché du salariat et des gratifications qui, comme par hasard, flattent
Violence
ses péchés capitaux : l’orgueil est servi par les fantasmes d’un pouvoir hiérarchisé mais fragmenté, donc incompétent; la colère se défoule dans le ressentiment méprisant du monde et les violences gratuites, fantasmées ou réelles mais toujours insatisfaisantes pour apaiser les frustrations; la luxure par la séduction sans lendemain d'un capital libidinal et ses intérêts érotiques; la gourmandise par une voracité sans fin; l’avarice par l’appétit de la propriété privée au détriment même du respect de celle de l’autre, enfin la paresse par la lassitude d’un monde sans rime ni raison, sans promesse ni avenir. Les trilogie démoniaque qui inverse celle des vertus cardinales (foi, espérance, charité) se retrouve dans le nihilisme, le narcissisme et l’hédonisme. C’est La Cité perverse dont parle le récent livre de Dany-Robert Dufour (Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, # 563, 2009). Érigé sur un autre registre, le Mal apparaît ici lié à la perversion (ou la perversité) sans pour autant faire endosser le «bien» à la névrose. Dufour se défend de porter un jugement sur nos sociétés, se contentant de dire qu’il «observe» et «décrit» sans condamner ni approuver, mais le ton du volume montre bien qu’entre les perversions affichées par le libéralisme et le bon vieux névrosé contraint par l’éducation humaniste et chrétienne, on devine facilement vers qui se tourne sa sympathie.

Vengeance de femme
Avec Dufour, toutefois, nous quittons le champ de la métaphysique pour entrer dans celui de la Psyché, abordé avec l’approche psychanalytique. Le Mal serait-il donc descendu du supralunaire pour devenir une entité strictement contenu dans le comportement humain? Il est certain qu’aborder le problème du Mal uniquement sous l’angle métaphysique en faisant de la liberté la clé de son existence ne peut suffire. Il n’y a plus de Dieu qui justifie les causes somatiques d’une souffrance, bien qu'un certain sentiment de culpabilité reste. En passant par la chimie du cerveau, nous partons d’une action morale subversive à une réaction psychologique perverse (s’auto-punir pour jouir de son expiation). Subversion et perversion se retrouvent dans un rapport complémentaire, dans une action coordonnée qui encadre étroitement la Psyché dans le Socius. Et de ce fait, le Mal siège désormais au cœur de la psychologie collective.

Nous ne pouvons pas suivre cependant toute la thèse énoncée par Dufour. D’abord, malgré son vocabulaire nouveau et son approche psychanalytique, la perversion n’est pas liée au libéralisme différemment de jadis, lorsque le Mal métaphysique était lié à la liberté humaine. Il y a un transit de relation qui n’abolit pas la vieille association, mais la revêt d’un costume nouveau. Le libéralisme n’est pas plus pervers que le christianisme (érigé sur un masochisme érotisé). Marx, qui aimait aligner les modes de production dominants, ne percevait pas que ces modes de production étaient le talon d’Achille de toutes civilisations dans la mesure où ils ne font pas que produire et (re)produire la société. C'est plutôt par la différenciation ontologique des individus distribués selon les hiérarchies de la propriété et du pouvoir, qu'ils finissent, par l'intoxication même de leur succès, à engager la civilisation sur une pente régressive. Le capitalisme, comme l’esclavagisme antique, est devenu un système régressif en devenant le système dominant. Par l'industrialisation d'abord, puis en se démocratisant, il a suscité la régression infantile des individus et, par le fait même, l’inefficacité des institutions qui seront, tôt ou tard, submergées par des institutions mieux en contrôle d’elles-mêmes et servant des intérêts corporatistes nouveaux. Qu’on ne les voit pas venir en ce moment ne signifie nullement qu’elles ne sont pas là, quelque part, en gestation. Pervers, névrosés et psychotiques sont de toutes les civilisations, de toutes les cultures, à toutes leurs étapes de développement, et Dufour a la sagesse, qui n’est pas partagée par tous, de spécifier que si la Cité est perverse, tous les citoyens ne sont pas pour autant des pervers. Mais le rapport est indéniablement «phoney».

C’est ainsi que je peux bien me permettre de fouetter et refouetter des dirigeants comme Stephen Harper et Jean Charest, ce sont des bonnes gens, probablement… quoique… Enfin, nous postulons qu’«individuellement», ils ne sont pas plus pervers ou névropathes que le commun de leurs concitoyens, mais ils sont les agents porteurs de la régression du Socius. L’un en travaillant à ramener le Canada dans son mode de développement colonial des XVIIIe-XIXe siècles;  le second en réduisant le développement social dans les cadres d’une liquidation sans discernement des ressources
Le Sacrifice
matérielles et humaines pour avantager une minorité dominante à satisfaire ses perversions au détriment de l’exclusion et de la privation des autres classes de la société. Tous deux regardent vers l’arrière, s’empressant de répéter le passé comme une garantie de réussite, ce qui est plus que douteux. Dans la mesure où ils sont des agents de la régression civilisationnelle, ils sont un danger permanent pour le juste équilibre du développement du bien commun. Se cachant derrière des formules magiques liées à l’économie, le mot est amplement utilisé dans la mesure où il ne signifie rien en lui-même. Ou plutôt, c’est un mot sacoche dans lequel n’importe qui y met ce qu’il veut bien entendre : les pauvres y mettront des emplois, les salariés une augmentation, les petits entrepreneurs des lois réglementaires pour les protéger à la fois contre la syndicalisation de leurs employés et la concurrence des grandes entreprises, les grandes entreprises un laissez-faire laissez-passer sans restriction qui leur assurera une compétition internationale qui pourrait déboucher sur une multinationale. Bref, tout et son contraire se retrouve dans ce mot sacoche avec lequel les gouvernements dupent en période électorale. Là est la Cité perverse de la jouissance des fausses promesses faites à des «innocents» qui les achètent et dont la souffrance devient sinon le plaisir des puissants, du moins des occasions d’indifférence ou de «fatigue compassionnelle» entre deux dons de guignolé.

Les épaves
Le fait de ramener la problématique du Mal du supralunaire au sublunaire aurait-il pour effet de «normaliser» le Mal, c’est-à-dire de le rendre naturel, comme le sous-entend le darwinisme social? Le tigre mange Bambi, c’est triste d’un point de vue affectif, mais la nature prend sa revanche en faisant naître beaucoup plus de petits bambis que de petits tigres. C’est l’équilibre des forces de la nature, un équilibre mesurable de manière autrement sérieuse que l’équilibre des forces du marché! À jouer sur l’un et sur l’autre, cependant, on se rend vite compte que les interventions entraînent le déséquilibre. Tigres et bambis sont tous les deux en voie d’extinction par le développement du progrès des nations industrialisées. De même, les bulles spéculatives qui déforment l’équilibre soi-disant des forces du marché, créent des crises qui ruinent des millions de petits épargnants pris au rêve de s’enrichir sans effort. Les vices privées qui font les vertus publiques comme Mandeville concluait sa fable des Abeilles, trouvent ici son démenti définitif : les vices privées n’encouragent que des vices publiques et les vices publiques ne génèrent aucune vertu privée. Ainsi, le processus régressif et aliénant s’accélère à chaque fois qu’un pervers met le pied sur la pédale des vertus publiques pour tourner à droite.


L’idée d’une perversion doublée d’un puritanisme est sans doute la découverte majeure que nous devons au livre de Dany-Robert Dufour. En fait il décrit là une schizoïdie contemporaine où la perversion s’excite au puritanisme, car sans le puritanisme et la névrose, la perversion ne pourrait exister. C’est parce qu’il y a eu le christianisme névrosé luttant perpétuellement contre ses penchants pervers que des esprits comme ceux de Laclos et de Sade ont pu germer au XVIIIe siècle. Du roué au scélérat, la nature humaine s’est noircie considérablement et le plaisir éprouvé à la souffrance (celle des autres qui finit toujours par la nôtre) enclenche ce «cercle vicieux» qui fait «rouler» le monde.
La Mort qui danse
C’est la dialectique à deux temps, de l’industrialisation issue de la machine à vapeur jusqu’à l’ordinateur binaire du 0/1 : la poussée perverse, la résistance névrotique; la poussée encore plus perverse, la résistance infranchissable de la névrose. Enfin le démarrage s’effectue grâce à la conversion de la dialectique perversion/névrose en psychose où se brise la dichotomie du réel et du fantasme pour sombrer entièrement dans le principe de plaisir qui s'autorise toutes les perversités au nom du principe de réalité, c'est-à-dire sans ressentir le moindre remords, le moindre sentiment de culpabilité. Ainsi, pour pasticher Nietzsche, l’homme contemporain, l’homme post-moderne se hisse-t-il par-delà Bien et Mal. De ce fait, le Mal est effectivement relativisé et se résume à tout ce qui empêche la perversion de s’exprimer. Les victimes deviennent des loups et les agresseurs des agneaux. On parle avec «respect» dans les média d’un Bachar el-Assad, président syrien assassin de son peuple, car le médire serait risquer de maudire tous les présidents et tous les chefs de gouvernement, y compris les nôtres. Est-ce là la bonne vieille hypocrisie bourgeoise? Non. C’est la Cité perverse, le post-modernisme médiatique qui porte respect aux assassins et «observe» les malheureux syriens se rouler dans le sang des mourants déchiquetés par les mitrailleuses de l’armée, les bombes des terroristes, les salamalecs des imams de l’islam, le tout enregistré sur téléphone portable et diffusé sur You Tube, comme un grand spectacle de la folie humaine. Version 2012 de la rencontre de la tradition et de la modernité, on chercherait, en vain, le «bien» dans tout cela.

La Tentation de saint Antoine
Car si le Mal est bien le moteur de l’Histoire, que dire du bien? Existe-t-il? Ne joue-t-il pas également un rôle dans l’Histoire? Aux déments du passé, le christianisme opposait la sainteté de grandes figures charismatiques, prédicatrices, se sacrifiant jusqu’à la mort pour le bien des autres. Évidemment, il fallait ne pas trop insister sur les bûchers de l’Inquisition, les croisades menées par saint Bernard, les imprécations terroristes de saint Dominique, l’impuissance de saint Vincent de Paul, l’échec de Mère Marie de l’Incarnation… Et il faut passer vite sur les saints qui vouèrent un culte plus à l’aspect masochiste pervers du christianisme qu’à son aspiration à la paix de l’âme. Saint Benoît Labre, contemporain du marquis de Sade, éprouvait la même attirance pour la coprophilie; la si douce Thérèse de l’Enfant-Jésus, dans son décor nuageux de pastels roses et bleus, suçottait les abcès purulents des malades; la si bienveillante Mère Thérésa, dont le charisme
Mémorial de Bhopal
est indéniable, quitta ses pauvres de Calcutta pour se rendre à Bhopal prêter main forte aux dirigeants d’Union Carbide afin d'apaiser le climat de révolte qui s'était dressé suite à la catastrophe qui survint dans la nuit du 3 décembre 1984, lorsqu'une explosion d'une usine de pesticides eût dégagé 40 tonnes d'isocyanate de méthyle (CH3-N=C=O) dans l'atmosphère de la ville, tuant au-delà de 3,500 personnes selon les uns (le parti des autorités), entre 20 000 et 25 000 selon les autres (le parti des victimes). Rien que dans la première nuit, il y aurait eu 3 500 morts, les autres moururent progressivement des effets suscités par l’intoxication des voies respiratoires. La perversité des saints n’enlève rien à celle de nos modernes sadiens, ce qui fait dire que le plus grand ami du Sida fut Jean-Paul II, lors de sa campagne contre l'usage des condoms au nom de la «propagation de la vie»! Mais là, c’est à mon tour d’être pervers!

Pervers, névrosés et psychotiques vivront toujours côte à côte, que la Cité soit de Dieu ou du Diable, sainte ou perverse. Saint Paul lui-même le reconnaissait quand il sombrait dans un moment de désespoir : «Je voudrais faire le bien et partout je me surprend à faire le mal». Sauf que ce qu’il considérait comme «bien», c’est-à-dire la névrose chrétienne de l’interdit, de la culpabilité, de la honte et de la peine, agissait comme un «mal» en créant les persécutions, les conflits internes entre communautés chrétiennes, les rivlaités avec les Juifs traditionnels… Saint Augustin tenta de rattraper le tout en énonçant que «du mal pouvait naître le bien», l’idée n’était pas originale, on la retrouve chez Paul, mais elle avait pour but d’expliquer un événement historique : la prise de Rome en 410 par les Wisigoths d'Alaric. La mort de la capitale de l’Empire allait, en effet, donner naissance à «la ville éternelle». Mais le Mal dans la ville éternelle ressemblait drôlement au mal dans la capitale de l’Empire : les Borgia valaient bien les Caligula.

Van Gogh. Champs de blé aux corbeaux
Le Mal ne s’exprimera donc plus de manière infernale ou diabolique mais par les comportements que Frédérick Tristan associait à la bêtise. À la bêtise humaine, va sans dire. La beauté enviée de Méphisto de Gœthe devient l’horrible Saturne de Goya. Les volées de corbeaux noirs s’échappant d’un champ aux blés dorés de Van Gogh deviennent ces carrés noires qui finissent par envahir complètement la toile blanche, de tableau en tableau, des derniers Borduas. Prêtez-y les références métaphysiques que vous voudrez, mais le Mal n'est rien de plus que des oiseaux qui font contraste avec les coloris lumineux du champ de blé et les tâches noires une métamorphose d’un thème qui chemine d’œuvre en œuvre. Mais nous savons,
P.-É. Borduas. Sans titre
ne serait-ce que par instinct qui unit la communication entre un artiste et son publique, que les corneilles et les taches noires sont bien la présence de la mort, du Mal, ce que confirment, en dernière instance, la trajectoire quasi contemporaine du destin des deux artistes. La beauté enviée de Méphisto conduit Faust à passer un pacte par lequel il sera emporté au Royaume de la souffrance et de la mort. Car Méphisto-Saturne dévore ses contractants par peur d’être lui-même évincé du contrat. Le narcissisme, l’hédonisme et le nihilisme se rejoignent une fois de plus, ici non plus dans les vers poétiques de Gœthe où le trait de pinceau de Goya, mais dans la banalité de petites racailles et d’innocents au cœur presque pur de la Cité perverse. Tous y entrent, mais tous n’en sortiront pas vivant.

Voilà pourquoi chaque Sagard de la Malbaie cache son Silling de la Forêt Noire. Derrière chaque gentil couple Paul et Jacqueline Desmarais se tiennent un Durcet et une Adélaïde. Derrière des dorades baroques, des jardins classiques, des architectures surréalistes qui évoquent davantage les ruines d’un Monsû Desiderio que l’architectonique formelle d’un Hardouin-Mansart, se déroulent des perversités inouïes dont les scandales miteux d'un Dominique Strauss-Kahn ne représentent rien de sérieux. C’est dans le clair-obscur, non plus celui du mystère qui effleure dans un Caravage ou un Georges de La Tour, mais dans celui d’un cul de basse-fosse que les scélérats commettent leurs crimes hideux pour ensuite se réfugier au château pour conforter leur «puritanisme» résiduel des névroses d’une éducation passée. Parlez-en à Nicolas Sarkozy, qui, après avoir grossièrement joué au négociateur afin de libérer Ingrid Betancourt des mains des trafiquants de drogues (côté puritain), tandis qu'il exigeait d'énormes coupes sociales de la classe ouvrière, des représentants français haut placés recevaient de l'argent de la milliardaire Liliane Bettencourt en l'aidant à frauder le fisc. La fortune de Bettencourt, 87 ans, s'élevant à 17 milliards d'euros, principalement en avoirs du géant des cosmétiques l'Oréal, fait d'elle la femme la plus riche de France et une grande amie de Sarkozy (côté perversion). Que ce soit sur le mode de la féodalité ou du capitalisme, sous la monarchie absolue ou la démocratie libérale, le Mal agit là où le bien ne peut qu’éponger les dégâts; et encore, ne le fait-il pas toujours sans faire …le mal!

La peine de mort, 1891
Ce constat devrait-il nous engager dans un désespoir sans équivoque où le suicide serait finalement la seule façon de se réconcilier avec une vie où domine la méchanceté, la vilenie, le mensonge et l’injustice? Les artistes savent depuis longtemps comment «apprivoiser» le mal, le sublimer, le modifier, le transformer pour créer même de la beauté! Le sublime, la terribilità, la majestée des œuvres qui montrent que c’est dans la lutte au Mal et non dans le triomphe du Bien que réside la vertu. C’est le constat désespérant de Robespierre qui, le soir du 9 thermidor, s’écrie : les bandits ont gagné! Ce faisant, la beauté de l'acte révolutionnaire était scellée et l’ère des famines, des friponneries du Directoire et de la fausse valeur guerrière des Bonapartes s’excluaient de la révolution pour la confier à des banquiers (Ouvrard/Durcet), des arrivistes politiques (Barras/Blangis), des membres vicieux du haut-clergé (Talleyrand/l’évêque) et des hommes de loi et de «justice» vendus (Cambacérès/Curval); le tout, dominé par une figure qui se façonnait une «signature», tout comme bon tueur en série, Napoléon. Le Mal comme esthétique? C’est normal, puisqu’il gouverne déjà l’éthique et l’épistémique.

En fait, c’est l’échec de l’éthique qui rend possible le salut à travers l’esthétique. C’est à travers  la littérature et l’art que les perversions sont à la fois assumées et dépassées. C’est ce qu’enseigne toute histoire de l’art qui ne dissimule pas les thèmes derrière les effets. Car il y a des lectures sémiotiques dont le but est de percer non pas le mystère de l’art, mais celui de son efficacité technique. L’art des effets n’est pas l’effet de l’art, mais celui de sa corruption. Là encore, Dufour a écrit des choses plus que pertinentes sur les relations perverses entre le marché et l’art contemporain. Le danger de l’art, comme en économie et en diplomation, c’est que les faux chefs-d’œuvre font perdre de la valeur aux vrais. Ici aussi, la subversion de l’art passe par la perversion des artistes qui le fabriquent comme des produits de consommation de luxe. Mais, dans la mesure où les créateurs authentiques sont ceux qui se rapprochent le plus de Dieu (ou du moins d’une idée dont on peut s’en faire comme Créateur), le dépassement des petites roueries et des petites scélératesses nous permet d’écarter le vil pour ne plus voir ce qui parvient à le dominer, et ce qui parvient à le dominer, c’est précisément cela que nous appelons le «bien»⌛

Montréal
9 juillet 2012

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